mercredi 31 août 2011

"Oh, what matter when for Erin dear we fall !" (extrait du "God save Ireland").

En 2007, Sorj Chalandon publiait "Mon traître", le récit d'un jeune Français amoureux de l'Irlande qui devenait proche de membres de l'IRA. Jusqu'au jour où il découvre que l'homme qui lui a appris l'Irlande, Tyrone Meehan, était depuis 25 ans un agent britannique...

4 ans après, Chalandon (qui connaît bien le conflit irlandais pour l'avoir couvert lorsqu'il était journaliste à Libération) nous remmène sur la fière île verte pour, non pas une suite, mais un contre-champ à "Mon traître". Ca s'appelle "Retour à Killybegs", et ça vient de paraître chez Grasset.




Ce roman est en fait le récit de la vie de ce Tyrone Meehan, devenu traître malgré lui, plus par culpabilité que par intérêt. C'est Tyrone lui-même, au soir de sa vie, en 2007, alors qu'il a plus de 80 ans et qu'il sait qu'il va mourir, sans doute sous le feu de ses compatriotes et amis, qui revient sur sa longue et rude histoire, depuis son enfance à Killybegs, petit village du sud de l'Irlande, jusqu'aux jours les plus sombres de son existence finissante, dans cette même maison familiale, dépourvue d'eau courante et d'électricité.

Très jeune, Tyrone s'est vu inculqué un amour exclusif pour l'Irlande par un père violent mais engagé du côté républicain. A la mort de celui-ci, juste avant la Seconde Guerre Mondiale, sa famille (nombreuse, comme il se doit), quitte le sud de l'Irlande pour s'installer à Belfast, en Ulster. C'est là, adolescent, qu'il va croiser pour la première fois des membres de cette Armée Républicaine Irlandaise, dont l'objectif inébranlable est de chasser les Anglais de l'île.

Nourri par les multiples brimades et violences subies par les catholiques dans l'enclave protestante, Tyrone intègre l'IRA et en grimpe petit à petit les échelons pour en devenir un des leaders. Mais, avant cela, les actions d'éclat, la violence, les bagarres de rue, les jets de pierre sur les soldats anglais, les menaces, les intimidations, la prison...

Tout au long de sa vie, Tyrone n'a eu que l'Irlande au coeur et a transmis cette ferveur à son fils. Mais tout va basculer en deux temps : d'abord à la fin des années 60, avec la mort d'un de ses plus vieux compagnons d'armes ; mort dont Tyrone se sent responsable ; puis, au début des années 80, lorsque cette culpabilité va le pousser à céder aux menaces des services britanniques, dont il va devenir un agent.

Il faudra attendre 25 ans et l'achèvement du processus de paix pour que cette trahison soit révélée et pour que Tyrone reçoive la punition qu'il s'est lui-même infligée en devenant l'instrument de l'ennemi héréditaire...

Evidemment, j'esquisse ce récit passionnant, qui coïncide presque complètement avec ce siècle de lutte armée et de guerre coloniale qui n'avouera jamais son nom. Né en 1925, Tyrone est élevé par un père qui a connu les émeutes de 1916. Lui-même va ensuite connaître tous les évènements marquants qui vont plonger l'Irlande dans une folie meurtrière, jusqu'à cette paix, tant attendue, mais qui va dévaster tous les vieux de la vieille de l'IRA, privés de leur raison de vivre.

Un passage m'a particulièrement marqué, dans "Retour à Killybegs". A la fin des années 70, Tyrone est condamné à 15 mois de prison. Il les purge dans une prison pleine de prisonniers républicains qui réclament d'être traités en prisonniers politiques et non en criminels de droit commun, comme les considère Londres. Alors, pour protester, les détenus refusent de porter l'uniforme de la prison, d'aller aux douches ou aux toilettes... Ils vivent donc nus, enroulés dans les méchantes couvertures qu'on leur donne, souillant les murs de leurs excréments, urinant dans des tubes pour que leur pisse coule dans les couloirs de la prison.

Une protestation qui sera la première action d'envergure des prisonniers, prélude à la terrible grève de la faim de 1981 qui fera des dizaines de morts, dont le fameux Bobby Sands. La description de ces conditions de détention, mais aussi de la réaction des matons anglais, est saisissante, tout à fait impressionnante.

Mais ne croyez pas que Chalandon soit un partisan absolu des Républicains irlandais. Outre la dénonciation de l'action terroriste, dont l'ampleur et le côté aveugle n'ont pas les faveurs de Tyrone, qui se veut en guerre contre un gouvernement, une autorité et ses symboles, pas contre un peuple.

Mais, Chalandon rappelle aussi les paradoxes irlandais : si l'IRA choisit de soutenir les Républicains espagnols contre Franco pendant la Guerre d'Espagne, en revanche, leur haine de l'Angleterre les a poussés à des choix plus... contestables.

Les émeutes de 1916 ont été déclenchées alors que l'Angleterre était en guerre et que nombre de catholiques irlandais ont refusé l'enrôlement. Pire, pendant la 2ème Guerre Mondiale, certains républicains choisiront le soutien à l'Allemagne nazie plutôt que l'Angleterre... Là encore, Tyrone, fils d'un Républicain fervent aux idéaux proches du socialisme, rejettera ces choix absurdes, guidés non par le bon sens ou l'idéologie, mais par la volonté de choisir le camp adverse de Londres.

Autre sujet de discorde, le rôle trouble de l'IRA qui finit par prendre des allures de milice, pour ne pas dire de police, assurant la sécurité dans les quartiers catholiques, traquant les criminels de droit commun, appliquant par des jugements souvent expéditifs une loi qui leur est propre.

Enfin, l'éternelle question de la lutte armée, de l'éternelle escalade de la violence et de la vengeance, est aussi posée. Comme je le disais plus haut, cette véritable guerre décidée par l'IRA est devenue le mode de vie de ces combattants, leur seul moyen de survivre face à la pauvreté, l'injustice, l'humiliation. Alors, lorsque cesse le combat, lorsque les ennemis d'hier se retrouvent autour d'une table et signe une paix sans condition, nombreux sont ceux à se retrouver brusquement sans plus rien, l'orgueil et les idéaux en berne, leur haine de l'Anglais sans plus aucun exutoire.

Tyrone, lui, a renoncé depuis 25 ans à tout cela quand il a choisi, contraint et forcé, de passer dans l'autre camp. Mais il a toujours voulu ménager ses amis, ne livrant que des informations parcellaires, exigeant qu'aucun de ses compagnons ne soit arrêté à cause de lui.

25 années passées avec la peur d'être découvert, peur justifiée, car l'IRA n'hésitait pas à tuer ou mutiler ceux qu'elle qualifiait de mouchards. Tout ancien et tout haut gradé de l'armée qu'il soit, Tyrone sait bien qu'il n'y aurait aucune pitié envers lui...

Jamais il ne sera découvert... jusqu'à cette paix qui va faire de lui une cible, son nom étant livré sur l'autel des négociations, comme un geste de bonne volonté de la part des Anglais.

Tyrone Meehan, traître à lui-même et à cette Irlande qui coulait dans ses veines, finira victime de la paix après avoir été moralement détruit par cette guerre sans merci qui avait, involontairement fait de lui, un assassin. Et, dans le miroir, Tyrone ne s'accommodait ni de croiser le regard de l'un, ni celui de l'autre...

Alors, en bon Irlandais, il refusera l'exil, préférant mourir sur sa terre, la seule qui ait valu la peine de vivre. Voilà pourquoi le personnage de Tyrone Meehan, si imparfait, si coupable, si souffrant de sa culpabilité, chargé d'un si lourd fardeau, m'a ému.

Et voilà pourquoi j'espère qu'il vous émouvra également.