dimanche 25 novembre 2012

L'homme qui aimait caresser les moustaches du Diable.

Le 6 août 1945. Date funeste de note histoire contemporaine. Le jour où un bombardier américain, l'Enola Gay, d'après le prénom de la mère du pilote, Paul Tibbets, largua sur Hiroshima la pire arme jamais élaborée par l'Homme, la bombe atomique. Le roman dont nous allons parler se déroule entre 1949 et 2010, mais il prend sa source dans cet évènement historique fondamental. Car c'est ce bombardement, auquel il n'a pourtant pas directement participé qui va conditionner la vie de Claude Eatherly, personnage central du nouveau roman de Marc Durin-Valois, "la dernière nuit de Claude Eatherly" (en grand format chez Plon). L'histoire d'une rencontre, d'une fascination, d'une obsession même. Mais aussi l'histoire d'un doute.


Couverture La dernière nuit de Claude Eatherly


En cette période d'après-guerre, la vie suit son cours dans l'Amérique profonde. Rose Calter, jeune photographe de presse débutante, essaye de trouver des sujets qui lui permettront de se démarquer de ses collègues et concurrents et, pourquoi pas, de pouvoir être publiée dans des publications plus huppées que les  petits journaux texans pour lequel elle travaille le plus souvent. Ce jour-là, sans trop d'illusions, elle se rend dans un bled paumé à la frontière entre le Texas et l'Oklahoma, avec comme seule résultat notable de se retrouver coincée là-bas, la guimbarde qu'elle a louée pour l'occasion n'ayant trouvé mieux que de tomber en rade...

La déveine va alors devenir un tournant décisif dans la vie de la jeune femme. Un de ses informateurs habituels dans le coin va lui donner le tuyau qui va bouleverser la vie de Rose : au tribunal de Sherman doit être jugé pour conduite en état d'ivresse avec récidive, un véritable héros de guerre. Et, en cette année 1949, on ne plaisante pas avec les héros de guerre aux Etats-Unis !

Sentant qu'il y a là un sujet potentiellement intéressant, Rose va assister à l'audience et découvre pour la première fois ce personnage qui va l'obséder tout le reste de sa vie : Claude Eatherly. Un homme encore jeune dont le visage et le mal-être apparent lui font un choc... Fascinée, Rose reste jusqu'au verdict, 3 jours de prison, une peine dérisoire pour un récidiviste...

Mais qui est donc ce Claude Eatherly, qui lui a fait si forte impression qu'elle en a raté la seule photo qu'elle a essayée de prendre de lui ? Rose est mariée à Lawrens, policier de son état. C'est vers lui qu'elle se tourne pour lui demander quelques renseignements complémentaires sur cet homme qu'elle aurait pourtant dû oublier dès le verdict prononcé...

Et là, elle découvre que la rumeur n'est pas totalement infondée, mais qu'elle enjolive sérieusement la réalité. Car si Eatherly fut bien aviateur pendant la seconde guerre mondiale, rien n'indique qu'il ait participé, comme on l'entend dire, à la mission sur Hiroshima. Eatherly, c'est un fondu, une tête brûlée, engagée à 22 ans, en 1940, dans l'armée de l'air. Il va y gagner pas mal de surnoms, comme "Buck" ou "le Skipper", mais surtout s'y forger une sacrée réputation de fêtard, d'amateur de jeu, d'alcool et de femmes... Ainsi qu'une réputation plus gênante, quoi que, de pilote complètement ingérable (il a, par exemple, largué une bombe sur le palais impérial à Tokyo, visant directement Hiro Hito alors que son état-major souhaitait préserver l'empereur, considéré comme modéré, et comme le dernier rempart face aux politiques et militaires nippons aux idées jusqu'au-boutistes)...

De plus en plus intriguée par cet homme, apparemment l'un des meilleurs pilotes de bombardier de sa génération (et on parle d'avions quasiment impossibles à piloter, c'est dire les compétences du type !), Rose décide d'en savoir plus, de comprendre comment, en quelques années, il a pu ainsi devenir cet alcoolo impénitent qui finit régulièrement derrière les barreaux pour des écarts de plus en plus dangereux...

Ce qu'elle n'imagine pas encore, c'est qu'elle n'est qu'au début d'une étrange relation qui va durer une trentaine d'années, jusqu'à la mort d'Eatherly, en 1978, et qu'elle n'est pas au bout de ses surprises concernant le pilote qui va, pendant ces années-là, connaître un destin pas franchement exemplaire, mais peu commun, il faut bien le reconnaître...

Car, entre deux arrestations en état d'ébriété, Eatherly va de plus en plus sortir du droit chemin. Il délaisse femme et enfants pour picoler, jouer, draguer... Fini par choisir l'internement dans un établissement psychiatrique de Waco destiné aux anciens combattants revenus traumatisés de la guerre. Cet endroit deviendra sa résidence secondaire, si j'ose dire, tant il y fera de séjours par la suite...

Et lorsqu'il ressort, c'est pour vite retomber dans ses travers, délaisser les jobs minables qu'on lui trouve pour reprendre ses mauvaises habitudes qui le conduisent inévitablement devant la justice. Pire, le voilà qui commence à déraper sérieusement, lorsqu'il entame une série de braquages de magasins, des braquages assez ridicules, à visage découvert, souvent pour des clopinettes, jusqu'au jour où il aidera deux pieds nickelés à braquer des bureaux de poste, ce qui est un crime fédéral et donc, de toute autre envergure aux yeux de la loi... Bref, Eatherly file un mauvais coton...

Son expérience de pilote de bombardier peut-elle expliquer à elle seule cette descente aux enfers ? Voilà ce que veut comprendre Rose qui va sacrifier sa vie, son couple, sa carrière à cet homme. Et pourtant, le journal pour lequel elle travaille le plus régulièrement va lui refuser longtemps toute publication sur le sujet. Une erreur aux yeux de Rose qui a payé cher un informateur pour récupérer un texte signé de la main d'Eatherly, en tout cas, c'est ce qu'on lui a affirmé, texte qui éclaire le rôle véritable d'Eatherly en août 1945 au-dessus de Japon...

Non, Eatherly n'a pas bombardé Hiroshima, ni aucun autre site visé par l'arme atomique. En revanche, il faisait bien partie de l'escadre triée sur le volet (une quinzaine de pilotes) choisis en vue de la réalisation de cette mission ultra-secrète. Une escadre placée sous la houlette de Paul Tibbets, avec lequel Eatherly n'aura jamais d'atomes crochus. Malgré son indiscipline, Eatherly reste l'un des meilleurs pilotes de l'escadre et il s'attend à ce qu'on lui confie la mission pour laquelle il travaille depuis des mois. Mais, finalement, c'est Tibbets lui-même qui va s'octroyer le vol historique...

Eatherly, pourtant, n'est pas oublié. On va même lui confier un rôle majeur dans la mission : celui de précéder l'avion de Tibbets dans le ciel japonais, afin d'y faire des relevés météorologiques. Et c'est donc à Eatherly que revient la décision cruciale de donner à Tibbets ou pas, le feu vert. Le récit de ce vol météo est incroyable : le ciel est couvert sur la Japon, Eatherly pense à renoncer et à passer à l'objectif suivant quand les nuages semblent s'écarter, laissant juste ce qu'il faut de visibilité pour le largage d'une bombe dont Eathermy et son équipage n'imaginent pas encore les conséquences...

Eatherly va donc donner son feu vert et l'Enol Gay, quelques instants plus tard, va déclencher un cataclysme inédit sur Hiroshima... Et si c'était le fait de réaliser les conséquences de son acte qui avait à ce point tourneboulé Eatherly qu'il en soit devenu alcoolique et dérangé ? Voilà la thèse la plus plausible que croit entrevoir Rose Calter dans les années 50, décennie marquée par les débuts de la guerre froide et une course aux armements nucléaires qui fait froid dans le dos, quand on connaît les ravages causées par "Little Boy" (surnom ahurissant donné à la bombe lâchée sur Hiroshima)...

Bourrelé de remords devant l'horreur à laquelle il a contribué, Eatherly serait donc devenu fou, ou en tout cas, suffisamment déstabilisé mentalement pour tomber dans une déchéance de plus en plus critique... Mais voilà, avec la décennie 60, là où la menace d'un conflit nucléaire mondial se fait plus fort, d'autres éléments vont apparaître et remettre en cause cette idée...

Rose Calter va découvrir de nouveaux éléments sur la carrière après-guerre de Claude Eatherly, pas franchement reluisants et qui pourraient tout à fait contredire l'idée d'un traumatisme ayant immédiatement suivi le vol sur Hiroshima. Et puis, les postures publiques d'Eatherly vont devenir franchement dérangeantes. En effet, le pilote anonyme, pilier de tribunal, a fini par connaître une reconnaissance médiatique après son énième délit... Au grand dam de Rose qui, près de 10 ans après avoir flairé la bonne histoire, se voit déposséder du seul sujet qu'elle aurait voulu exploiter et ce sont d'autres qu'elle qui vont en tirer profit...

Mais cette célébrité soudaine va prendre un aspect bizarre quand Eatherly, soutenu par un intellectuel autrichien aux idées douteuses, le "fameux" Günther Anders, ex-époux de Hannah Arendt, qui va faire d'Eatherly un chantre du pacifisme, allant jusqu'à le surnommer "le Dreyfus de l'ère nucléaire"... Rose sait que Eatherly ne correspond en rien à ce portrait. Un doute naît alors dans son esprit : Eatherly est-il un manipulateur de génie dont le but ultime était de bénéficier enfin de la gloire et de la célébrité que Tibbets lui avait volées ?

Même si jamais Rose n'avouera ses sentiments, contradictoires, complexes, refoulés, on sent bien qu'elle est sous le charme de cet énigmatique personnage au pouvoir de séduction intact, malgré l'alcool, les traitements chimiques et les années qui passent. Alors, elle a bien du mal à envisager que Eatherly soit un menteur, un escroc, simplement assoiffé de reconnaissance...

Pendant les 10 dernières années de la vie d'Eatherly, elle ira le voir, retiré dans un coin paumé du Texas, essaiera de le comprendre, de lui faire avouer qu'il est bien l'auteur du texte racontant la mission météo au-dessus d'Hiroshima, qu'elle a toujours en sa possession, ce qu'il a toujours refusé d'admettre, de briser l'armure du pilote pour en faire sortir une vérité qui soit cohérente.

Mais que penser au final de ce garçon bravache et à l'orgueil démesuré ? A vous de vous faire un avis en lisant ce roman. Un roman passionnant car s'il tourne autour de cette relation de 30 ans entre Rose et Claude, relation contrariée et contrariante, en pointillés et pourtant toujours d'actualité, c'est aussi l'occasion pour Marc Durin-Valois de retracer un demi-siècle d'Histoire, marqué par l'avènement de l'atome et sa maîtrise (certes, parfois toute relative...).

Comme si l'on regardait le monde évoluer à travers le petit bout d'une lorgnette nommée Claude Eatherly. Un homme entraîné malgré lui dans le vent de l'Histoire et qui cherche à trouver sa place malgré le tourbillon qui l'a emporté... Un homme complexe, difficilement définissable, une personnalité étrange qui ne se révèlera jamais jusqu'à son dernier souffle... Une mort elle-même qui ajoutera au mystère : Eatherly a succombé à un cancer de la tyrrhoïde... A-t-il été irradié au cours de ses missions ? Si longtemps après les faits ? N'est-ce pas une ligne de plus à ajouter à sa légende ?

Quant à Rose, cette rencontre changera sa vie jusqu'à son dernier souffle. Elle qui rêvait d'être une photographe de presse connue et reconnue, de travailler pour les plus grands journaux américains, qui n'envisagea jamais d'écrire des articles, juste de les illustrer par ses clichés, a tout sacrifié pour décrypter l'énigme Eatherly... A moins que, secrètement, elle soit tombée éperdument amoureuse de ce bonhomme imprévisible, sans jamais oser franchir le pas d'une relation dont elle serait forcément sortie malheureuse...

Mais, il y a un signe étonnant du trouble que suscita chez elle l'aura d'Eatherly : jamais, malgré maintes tentatives, elle ne réussira, en 30 années, à prendre une photo d'Eatherly ! Comme si sa simple présence paralysait ses compétences... Que des clichés ratés, surexposés, en surimpression... Pire, elle prendra même certaines photos en sachant pertinemment qu'il n'y a pas de pellicule dans son appareil...

Enfin, dernier point très important, soulevé par Durin-Valois : on ne peut espérer comprendre Eatherly sans se pencher sur Tibbets, comme s'ils étaient les revers d'une même médaille. Le jour et la nuit. L'attitude d'Eatherly tout au long de sa vie est l'exact contraire de celle de Tibbets, qui revendiquera toujours ce qu'il a fait à Hiroshima, qui adoptera des positions très belliqueuses après le 11/9/2001, qui restera un guerrier dans le pire sens du terme jusqu'à sa disparition, en 2007, à plus de 90 ans...

Et si c'était l'antipathie, pour ne pas dire la haine, ressentie par Eatherly envers Tibbets, héros d'une Nation pour avoir commis un des pires crimes de guerre qui soit, qui pouvait expliquer sa vie chaotique ? Ou une forme de jalousie, Eatherly n'ayant jamais digéré de ne pas avoir été choisi pour piloter le bombardier portant "Little Boy" ? Voilà toute l'ambiguïté du personnage : on se demande tout du long, et encore après la lecture, si Eatherly est sincère quand il dénonce Hiroshima ou s'il le fait par rancune...

Une chose est certaine, la nuit pendant laquelle il survola Hiroshima afin d'y collecter les informations météorologiques nécessaires à l'accomplissement de la mission atomique, le changera pour toujours. Comme tant d'autres, qui subirent les terribles conséquences de cet acte de guerre épouvantable. Ce fut sa dernière nuit, comme le dit Durin-Valois en titre de son roman. Une nuit dont il n'émergera jamais plus vraiment. Une nuit dans laquelle il s'enfoncera toujours un peu plus.

Pour reprendre un titre d'un fameux dessin de Goya, "le sommeil de la raison engendre des monstres". Est-ce la raison d'Eatherly qui s'est endormie ou est-il un des monstres engendrés par la folie des hommes ?


vendredi 23 novembre 2012

Home, sweet home ?

Elle est la seule auteure afro-américaine à avoir reçu un Prix Nobel de Littérature et, quand on découvre sa plume, on comprend mieux pourquoi. Cet écrivain, c'est Toni Morrison, 81 ans cette année, et vedette de la rentrée littéraire avec la sortie d'un court (à peine 150 pages, ça en serait presque frustrant) mais sublime roman, "Home", publié aux éditions Christian Bourgois. C'est un peu le cycle "visions d'Amérique" qui se poursuit sur ce blog, mais nous quittons les turbulentes années 70 pour les sombres années 50 et une chronique aussi violente que poétique de la vie des Noirs dans une Amérique ségrégationniste et intolérante. Avec une interrogation, s'il faut quitter le nid pour grandir, faut-il y revenir pour y trouver, si ce n'est le bonheur, en tout cas un certain épanouissement ?





Frank Money et sa soeur cadette, Ycidra, que tout le monde appelle Cee, ont grandi à Lotus, Georgie, sorte de village de bric et de broc, ghetto noir qui ne veut pas dire son nom à une trentaine de kilomètres d'Atlanta. Une enfance compliquée : leur famille a été chassée de ses terres par des ségrégationnistes blancs. Partir ou mourir, tel le fruit étrange chanté par Billie Holiday, voilà la seule alternative dont disposait les parents de Frank et Cee.

La petite famille a donc déménagé, alors que Franck n'était qu'un garçonnet et Cee un nourrisson, jusqu'à Lotus, pour s'installer chez le grand-père, Salem, taciturne et effacé, sous la coupe d'une épouse, Lenore, véritable marâtre, qui pris d'emblée en grippe cette famille d'envahisseurs qui n'était pas vraiment la sienne, mais qui convoiterait sans doute à un moment ses économies...

Les enfants, coincés entre des parents qui triment comme des fous pour rapporter quelques subsides, et une grand-mère par alliance qui ne les aiment pas, étouffent à Lotus. Dès que possible, ils vont prendre leur envol, quitter ce nid inconfortable pour voler de leurs propres ailes. Pour Frank, avec ses deux meilleurs amis, ce sera l'armée ; pour Cee, quelque temps plus tard, ce sera avec Prince, le premier homme de sa vie, qui va l'emmener en voiture, s'il vous plaît, vivre à la grande ville Atlanta.

Mais cette fuite teintée d'espoir s'avérera vite être un miroir aux alouettes... Frank va perdre ses deux amis d'enfance en Corée, dont il rentre traumatisé par les horreurs auxquelles il a participé. Cee va, de son côté, découvrir rapidement que son Prince est tout sauf charmant... Et la vie, loin de Lotus, va tourner au cauchemar, bien différente de ce qu'en attendaient Frank et Cee.

Quand "Home" débute, Frank est ligoté sur le lit d'un hôpital du nord des Etats-Unis. Vagabondage et alcoolisme lui ont valu ce traitement, malgré son uniforme et ses décorations ramenées de Corée... C'est dire si l'on fait cas, dans l'Amérique du début des années 50, d'un jeune noir paumé, fût-il ancien combattant... Réussissant à s'enfuir de cet endroit peu accueillant, on comprend que Frank veut au plus vite retrouver sa Georgie natale et sa soeur... On comprendra les raisons de cette urgence qui gagne Frank au point de quitter sa conjointe, Lily, pour se lancer sur les routes, tel un hobo, bien plus loin dans le récit.

Le voilà donc entamant une véritable odyssée du nord au sud du pays, cherchant de l'aide auprès des Afro-Américains vivant, comme ils peuvent, eux aussi, mais toujours prêts à dépanner, quand c'est possible. Un périple qui, comme chaque chapitre de ce roman, d'ailleurs, nous permet d'appréhender la situation difficile de la communauté noire à cette période, où la ségrégation est encore la norme.

Dans le même temps, nous suivons les parcours de Cee, abandonnée par son Prince et qui doit travailler pour subvenir à ses besoins, à commencer par le logement, de Lenore, de Lily... Certes, tous ces personnages ne partent pas à égalité dans l'existence, certains s'en tirent mieux que d'autres, mais le destin, lorsqu'il s'emmêle, sait se montrer cruel.

Difficile de vous parler plus de ces tranches de vie, il faut vous les laisser découvrir, ainsi que du fil conducteur de ce roman. Pour autant, il faut quand même préciser quelque chose, je ne voudrais pas que ce soit considéré comme un spoiler, qui touche à la fin de l'histoire : Frank et Cee vont finir par revenir à Lotus, leur point de départ. Un berceau qu'ils n'imaginaient plus revoir et dans lequel ils vont revivre, malgré tout.

Comme si ce retour à la terre natale, plus qu'aux racines, puisqu'elles leur ont été arrachées, allait sauver ces enfants prodigues à la dérive. Que seraient devenus Frank, en voie de clochardisation, et Cee, dont l'existence déjà pas rose au départ, va tourner au drame, sans ce retour à Lotus ? Deux morts anonymes de plus, sans doute, bien loin des préoccupations d'une Amérique blanche et bien-pensante, désormais engagée dans une guerre froide qui va déboucher sur le Maccarthysme (qu'on voit affleurer dans "Home"), où le sort de ces citoyens de seconde zone que sont les Noirs importe peu.

Le retour à Lotus, qui n'est pas un retour à la famille mais un retour à la communauté, va leur faire découvrir (redécouvrir, pour Frank qui en a déjà bénéficié) la solidarité des Afro-Américains entre eux. Une solidarité qui va sauver, littéralement, Cee et remettre Frank sur le droit chemin, ou plus précisément, sur un chemin qui ne soit pas une impasse.

Voilà, à mes yeux, le message contenu dans ce dernier roman en date de Toni Morrison : la rupture avec la communauté n'est pas une solution, l'union fera la force contre l'adversité. Sans doute la situation a-t-elle évoluée depuis les années 50, un Afro-américain est à la Maison Blanche, mais peut-être n'a-t-elle pas évolué autant qu'elle aurait dû ou pu, aux yeux de la militante de longue date qu'est cette femme au combien engagée.

Quand je dis engagée, c'est parce qu'au-delà de la simple question noire, évidemment centrale, Morrison, dans "Home", nous propose une critique acerbe de toute la société américaine du début des années 50. Le traitement de choc réservé aux Afro-Américains sur l'ensemble du territoire (et pas seulement dans les Etats du sud profond, comme on le pense parfois) est un symptôme parmi d'autres du dysfonctionnement de cette démocratie qu'on dit la plus grande du monde, de ce sauveur intervenu en Europe pour nous sortir du joug nazi, de cette terre promise où devraient couler pour tous le lait et le miel... La belle image a des défauts qui ne sautent pas aux yeux tout de suite, mais se révèlent rapidement si l'on gratte ma surface dorée du rêve américain...

Les personnages de "Home" ne sont surtout pas des caricatures, mais bien des archétypes, choisis avec soin pour illustrer le propos de l'auteur. Doucement, nous allons glisser du récit au style de ce roman qui m'a enchanté, malgré ses aspects sombres et bouleversants. La construction, sous forme de roman choral, en alternant les narrateurs, en utilisant l'italique pour certains chapitres où Frank s'adresse directement au lecteur, nous invite dans son intimité, dans son esprit, dans ses souvenirs et ses réflexions, tout cela nous fait entrer dans l'univers de Toni Morrison. On se sent presque acteurs nous aussi.

Et puis, que dire de cette plume extraordinaire ? Si vous êtes habitués de ce blog, vous savez que je m'aventure peu dans ce domaine, m'estimant peu compétent en la matière pour juger du travail stylistique des écrivains. Mais là, là ! Dès les premières lignes, j'ai été conquis par la douceur et la force de cette écriture, sa poésie tout autant que son impact réaliste. Chaque mot est choisi, chaque phrase est ciselée, une précision d'orfèvre ou d'horloger, choisissez votre artisanat favori...

Une écriture visuelle, comme si le film du récit se déroulait sous nos yeux, comme si ces derniers transformaient instantanément les mots en images ! Rarement, j'ai ressenti cela en lisant un roman. Je me répète, cette alliance de puissance dans le propos et de douceur pour le dire, même lorsqu'il s'agit de décrire des scènes violentes, parfois de façon insoutenable, comme lorsque Frank nous raconte les horreurs vécues en Corée, par exemple, est parfaitement équilibrée. Je ne le fais jamais, c'est un tort, d'ailleurs, il faudra que je pense à réparer cet oubli chronique, mais là, après ces compliments, je dois forcément associer à cette réussite la traductrice, Christine Laferrière. Bravo et merci également à elle !

Je ne connaissais pas encore l'écriture et le talent de Toni Morrison, erreur désormais réparée. Sans doute y reviendrai-je, en choisissant des livres plus anciens, ses romans les plus réputés et qui lui ont valu les honneurs du jury Nobel. je pense à "Sula", dont on m'a déjà dit le plus grand bien, quand on a vu que j'attaquais "Home".

Je vais achever ce qui ne doit pas être loin d'être un des billets les plus courts publiés depuis près d'un an et demi... J'en vois qui soufflent, soulagés... Mais, "Home" est un petit bijou qui se lit tout seul, d'une traite, pour ne pas en rater une miette... Pas seulement un roman qui se lit en une après-midi de détente, non, un vrai roman à classer dans la grande littérature, un ouvrage facile d'accès mais qui enrichit le lecteur, qui lui permet d'élargir ses horizons et de réfléchir au sort d'autrui.

Un billet qu'on peut rapprocher de celui que j'ai consacré il y a quelques semaines à Louise Erdrich et à son travail autour de la communauté amérindienne... L'Amérique est diverse, le melting-pot n'a pas vraiment fondu toutes ses composantes en une identité unique, et c'est à la fois son plus grand échec et la source d'une véritable richesse culturelle.

Toni Morrison est l'une des grandes voix de cette Amérique, j'espère vous aider à la découvrir ou la redécouvrir. "Home" me semble être une bonne façon de découvrir son oeuvre et d'avoir ensuite envie d'accéder au reste de sa bibliographie.


mercredi 21 novembre 2012

"Nola, j'suis qu'un fantôme quand tu vas où j'suis pas..." (D'après Renaud).

Amusant, alors qu'on zappe paresseusement à l'heure du déjeuner, de tomber sur l'annonce en direct du lauréat d'un prix littéraire et de constater que ce prix est remis au livre justement ouvert sur vos genoux... Ca m'est arrivé la semaine dernière, avec le Prix Goncourt des Lycéens, qui récompense un jeune romancier suisse, Joël Dicker, pour son deuxième roman "La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert", publié aux éditions de Fallois. Après "Transes", nous allons rester dans l'Amérique des années 70, mais avec une vision radicalement différente et des références littéraires totalement assumées (comprendrai-je un jour pourquoi on reproche cela à Dicker ?), pour un suspense qui a pour principale qualité son efficacité. En clair, on se laisse prendre parce qu'on a envie de savoir le fin mot de cette histoire...


Couverture La vérité sur l'Affaire Harry Québert


Marcus Goldman a connu la gloire à 26 ans avec un premier roman qui a connu un immense succès. Avec la gloire, sont venus l'argent, la médiatisation, la reconnaissance du grand public, les fêtes, les filles... Mais, deux ans après tout cela, une évidence s'impose : l'inspiration fuit l'écrivain dont on attend une confirmation du talent sous la forme d'un second roman, à la hauteur du premier. Son éditeur en tête, qui attend que le juteux contrat signé par Goldman soit honoré, et qu'en retour, les bénéfices atteignent des sommets...

Impossible d'aligner quelques phrases, de trouver le sujet qui permettra d'amorcer la rédaction du "grand roman" que rêve d'écrire Goldman pour asseoir sa position. Une position forcément fragilisée quand les échéances approchent à grands pas et que les feuilles restent désespérément blanches. Alors, Goldman décide de prendre du recul, de quitter New York et son tumulte et de partir se ressourcer auprès deson ami et mentor, Harry Quebert.

Plus de 30 ans auparavant, Quebert a connu un destin similaire à celui de Goldman : un premier roman, "les origines du mal", qui est vite devenu un phénomène littéraire et médiatique, installant Quebert au sommet des ventes et de la popularité. Aujourd'hui, Quebert est professeur de littérature dans une petite université de Nouvelle-Angleterre, terre d'écrivains fameux s'il en est.

Dix ans plus tôt, c'est cet homme qui a appris à Goldman comment devenir écrivain. Le jeune homme espère qu'à son contact, il retrouvera l'inspiration perdue. Mais, même à Aurora, New Hampshire, dans cette maison où Quebert a écrit son chef d'oeuvre, rien ne vient... Goldman se disperse à nouveau et, par hasard, en cherchant des documents appartenant à Quebert et pouvant l'aider à trouver une recette miracle pour relancer sa carrière vacillante.

Mais, au lieu de trouver des carnets, des notes, des brouillons ou un manuscrit, Marcus tombe sur des photos de Harry jeune homme, en compagnie d'une jeune femme et une lettre signée Nola. Jamais Quebert ne lui a parlé de cette Nola... Bizarre... Dans cette boîte des articles de presse relatent la disparition d'une certaine Nola Kellergan, tout juste 15 ans, à la fin de l'été 1975. Voilà 33 ans que cette adolescente a disparu et on n'a jamais pu retrouver sa trace...

Lorsque Goldman essaye d'en savoir plus, Quebert lui avoue des sanglots dans la voix que Nola, malgré son jeune âge, fut l'amour de sa vie. Le seul amour de sa vie... Devant la révélation de ce crime, Goldman reste pantois mais accepte de promettre de garder le secret sur cette relation illégale qui, en cas de révélation, pourrait détruire la vie, la réputation et la carrière de son mentor.

Sur ce, il décide de rentrer à New York, son séjour dans le New Hampshire n'ayant pas porté les fruits escomptés, toujours aussi incapable d'écrire et devant affronter un éditeur de plus en plus nerveux qui exige au plus vite la présentation d'un nouveau manuscrit signé par son auteur vedette.

Mais, quelques mois plus tard, en juin 2008, tout va basculer... Des jardiniers venus planter des hortensias dans le jardin de Harry Quebert ont mis au jour une tombe. Et, dans cette tombe, un corps qui ne peut qu'être celui d'une adolescente enterrée là depuis longtemps. On a retrouvé Nola, morte sans doute depuis sa disparition au milieu des années 70. Et à côté du corps, un manuscrit, celui du roman-culte de Quebert, "les origines du mal"...

Nola a été assassinée, un autre femme, témoin de son agression, également, et tout semble accuser Harry Quebert, idole d'Aurora depuis plus de 30 ans, le Grand Ecrivain venu vivre ici pour le bien de toute une communauté, fière de cette célébrité, et qui, en quelques jours, va se voir rabaisser au rang de détenu, de pervers, de monstre... Pour Goldman, c'est inconcevable, jamais son mentor et ami n'aurait pu commettre un tel acte !

Alors, envoyant paître son éditeur, Goldman décide de retourner dans le New Hampshire et de se consacrer à une enquête qui, il en est certain, innocentera Harry Quebert. Mais pour cela, il va falloir se replonger dans les évènements qui ont émaillé l'été 1975 à Aurora. Et entraîner avec lui une communauté locale bouleversée par les récents évènements...

S'immergeant dans cette communauté qu'il a fréquentée assidûment pendant ses années d'étudiants passées dans l'université voisine où enseigne Quebert, Goldman va réveiller bien des fantômes sommeillant là depuis des décennies, bien cachés derrière l'apparente harmonie de cet endroit si calme...

Alternant  flash backs et recherche de témoignages, "la Vérité sur l'Affaire Harry Quebert" prend aussitôt des allures de polar, Goldman réussissant petit à petit à convaincre un des flics chargés de l'enquête, Perry Gahalowood, que Quebert constitue un coupable un peu trop idéal...

Et puis, il y a Nola. Elle semble au coeur de toute cette histoire. Jeune fille sans histoire, apparemment, mais qui, à son jeune âge, semblait posséder un charisme et un pouvoir de séduction qui faisaient tourner beaucoup de têtes à Aurora, et sans doute bien des jalouses, dans le même temps. Qui était-elle vraiment, cette fillette presque femme, arrivée à Aurora quelques années plus tôt avec sa famille, lorsque son pasteur de père est venu reprendre les rênes d'une communauté en pleine déliquescence ?

Au fur et à mesure de témoignages, de découvertes, de on-dit, parfois, se dessine le profil d'une étoile très brillante (malgré elle ?) devenue le centre d'un véritable système solaire, comme si chaque habitant d'Aurora, ou presque, ne vivait qu'en lien avec les faits et gestes de Nola. Et, de son père à la propriétaire du "diner" local, en passant par le milliardaire local et son étrange factotum, les mobiles pouvant aboutir à l'assassinat de Nola vont commencer à fleurir, offrant de nombreuses alternatives à l'hypothèse Quebert, mais compliquant la tâche d'un Goldman décidé à découvrir la vérité.

D'autant plus décidé que, sous "l'amicale" pression de son éditeur, l'écrivain a choisi de consacrer son deuxième livre à cette affaire. Attention, tout en gardant son intégrité : des faits, rien que des faits, aucune dérive voyeuriste ou sensationnaliste comme le réclame l'éditeur. Juste le récit de ce qui s'est passé en août 1975 à Aurora, New Hampshire et la preuve que Harry Quebert, malgré son amour interdit pour Nola, n'est pour rien dans sa mort...

Peu à peu, la présence de l'écrivain dérange. Il pose trop de questions, il n'est plus le bienvenu à Aurora, des lettres anonymes et des actes de malveillance le visant se multiplient, mais Goldman est en croisade pour Quebert, rien ne le fait flancher. Pas même les cadavres qu'il va faire sortir des placards et qui vont en éclabousser plus d'un... Plus aucun secret ne pourra résister à cette enquête, jusqu'à la découverte du véritable coupable.

Le deuxième roman de Joël Dicker, auteur suisse pas encore trentenaire, est une espèce de poupée gigogne. Plus on avance dans l'histoire et plus on découvre des aspects différents. Roman de littérature générale qui tourne au polar, chronique d'une certaine Amérique rurale (pas étonnant de retrouver en couverture un tableau de Hopper), pas franchement progressiste, encore très puritaine et assez fermée sur elle-même, hommage au métier d'écrivain plein de références (Roth, tout le monde l'a dit et redit, ok, on a bien compris, mais pourquoi ne jamais parler de truman Capote ou de Vladimir Nabokov ? Et comme je suis un tantinet Cyrano-addict, j'y ai même vu un clin d'oeil à Rostand...)...

Chaque personnage, qu'il soit principal ou secondaire, a son importance, apporte sa pierre à l'édifice et chacun, du plus extraverti au plus insignifiant (en apparence) se dessine peu à peu, avec de l'épaisseur, avec ses qualités et ses défauts, ses failles et les erreurs qu'il a pues commettre, au moment des faits et même après. A la manière d'une Agatha Christie, Dicker finit par brouiller les pistes à l'envi en fournissant à tous ses personnages de bonnes raisons d'avoir tué Nola.

Une option intéressante mais qui amène des difficultés narratives, ce sera mon seul véritable bémol : quand Hercule Poirot dénoue l'intrigue, il rassemble tous les protagonistes dans un lieu unique en même temps et, un par un, expose mobiles et raisons d'innocenter tel ou tel, jusqu'au coup de théâtre final où il démasque le coupable. Là, Dicker ne joue pas cette carte.

C'est petit à petit, de rebondissement en rebondissement que Goldman élimine (euh, seulement dans le sens figuré du terme...) les suspects. Mais, ce mode de narration nous amène à un dénouement un peu trop emberlificoté, comme si l'auteur nous disait : "vous allez voir ce que  vous allez voir". Il enquille alors les surprises et les exonérations, sans ce côté théâtral cher au détective de cette chère Agatha... J'aurais aimé une approche un peu plus directe, simple goût personnel !

En revanche, j'ai beaucoup aimé le parcours parallèle entre les deux écrivains Quebert et Goldman. A trente ans d'écart, chacun a connu un succès fulgurant pour l'une de ses premières publications, chacun a connu la gloire, l'argent, la célébrité et la chute (et "la vie est une longue chute. Le plus important est de savoir tomber"), l'absence d'inspiration... Mais, plus intéressant encore, les deux, sans doute par manque de confiance en eux, ont connu l'imposture. Quebert s'est installé à Aurora entouré d'une aura d'auteur connu et reconnu qu'il n'était pas encore. Goldman, lui, s'est forgé de toutes pièces et avec une certaine ruse (pour ne pas dire sournoiserie) l'image du Fantastique, ce surnom tout à fait immérité qui l'a suivi durant toutes ces études et même au-delà.

Si Goldman se sent si proche de Quebert, s'il le considère comme un mentor, un ami, un père de substitution, presque, c'est sans doute parce qu'ils ont plus en commun qu'il ne l'imagine. D'ailleurs, c'est en appliquant "la méthode Quebert", que Goldman a connu le succès avec son premier roman. Et cette méthode, nous en profitons aussi, nous lecteurs. Car, elle sert d'architecture au propre roman de Dicker ! Vous me suivez ?

Pour être plus clair, Quebert a donné 31 conseils à Goldman, lorsqu'il lui a appris (si tant est qu'on puisse apprendre ce genre de choses) à devenir écrivain. Quand j'emploie le terme "architecture", ce n'est pas au hasard, ces conseils vont du gros oeuvre aux finitions. Avec une nuance : dans son enquête, et pour découvrir la vérité sur l'affaire Harry Quebert, Goldman va devoir faire le cheminement inverse : partir des détails pour reconstruire son récit à partir de rien... Voilà pourquoi le livre de Dicker, lui, se décline selon 31 chapitres dans l'ordre... décroissant.

A chaque chapitre, un conseil en exergue, visant à aider l'apprenti écrivain à devenir un véritable écrivain. Comme un hommage d'un jeune romancier, publié à 26 ans, Joël Dicker, à ceux qui l'ont précédé, qui lui ont donné un jour envie de devenir lui-même écrivain, qui l'ont inspiré (ne revenons pas là-dessus, le pauvre en a déjà entendu des vertes et des pas mûres à ce sujet). Mais aussi sans doute ses affres et ses doutes, car comment ne pas rapprocher Dicker de ce qui arrive à Goldman, tant il semble y avoir de ressemblances entre eux ?

Je ne vais pas bouder mon plaisir, j'ai passé un agréable moment de lecture avec cette envie permanente d'avancer pour savoir, comprendre. Dicker a su nous proposer une histoire efficace qui captive le lecteur (en tout cas, une bonne partie des lecteurs, mais il y a toujours quelques râleurs, hein...) et je me mets facilement à la place des lycéens qui lui ont décerné leur Goncourt. Je comprends, par rapport à d'autres romans en lice, ce qui a pu leur plaire, dans l'histoire comme dans la manière de la raconter. J'ai été entraîné dans cette histoire sans pouvoir prendre de répit, et ça, j'aime !

"La vérité sur l'Affaire Harry Quebert" pourrait-il être le Grand Roman que rêve d'écrire Goldman tout au long du livre de Dicker ? Je suis bien incapable de répondre à cette question... Je ne sais pas si je le souhaite à Dicker, puisque, comme le dit le président de l'université qui embaucha Quebert comme professeur le dit : "au fond, les écrivains n'écrivent qu'un seul livre par vie".

Mais je sais que je ai dévoré ce roman et j'en ai apprécié la chute, malgré le bémol sus-évoqué. On a en mains une histoire d'amours impossibles (j'insiste sur le pluriel) avec du suspense et, en filigrane, toute la gamme des petites bassesses qui font aussi les humains...

Puisse l'inspiration ne pas (plus ?) fuir Joël Dicker qui a tout pour devenir un romancier populaire, un excellent raconteur d'histoires et qui a le mérite de briser les codes, de transgresser les genres.


samedi 17 novembre 2012

"You say you want a revolution, well, you know, we all want to change the world." (Les Beatles, Revolution).

Patty Hearst... Un nom resté dans la mémoire collective. Une héritière devenue révolutionnaire après avoir été enlevée par un groupuscule radicale, l'ALS... Un traumatisme pour l'Amérique des années 70, un pays en pleine mutation, dont l'unité se lézardait, mise à mal par la guerre au Vietnam, des tensions raciales fortes et le mal-être d'une jeunesse inquiète de l'avenir qu'on lui promet. Plus qu'un thriller, genre auquel nous ont habitués, et avec beaucoup de flair, les éditions Sonatine, le roman que nous allons évoquer reprend tous ces éléments pour esquisser une chronique de cette Amérique prise de soubresauts, dresser une galerie de portraits de cette génération qui a choisit de se défier de l'American Way of Life et observer attentivement cette frange révolutionnaire (ou présenter comme telle), devenue le véritable ennemi numéro 1 du pays. Embarquez dans "Transes", premier roman de Christopher Sorrentino publié en France. Un roman qui tient à la fois du roman noir et du roman de littérature générale. Une vraie découverte.


Couverture Transes


En ce milieu des années 70, les Etats-Unis, superpuissance mondiale, engagée dans une impitoyable Guerre Froide avec l'Union Soviétique, vacille sur ses bases... Le président Nixon, dont l'implication dans le scandale du Watergate ne fait plus beaucoup de doute, voit le spectre de l'impeachment se rapprocher inexorablement... Mais ce n'est pas tout. Le fossé se creuse entre les générations du baby-boom et leurs parents et grands-parents nés avant la IIème Guerre Mondiale. La guerre du Vietnam, la crise économique, les tensions raciales croissantes, tout cela contribue à attiser les tensions entre la jeunesse américaine et ses aînés... Les idées subversives d'extrême-gauche, pourtant honnies, se diffusent via certaines universités et beaucoup de jeunes issues des classes moyennes aisées y sont sensibles...

C'est dans ce contexte que se produit un évènement qui va marquer durablement les esprits : Alice Galton, petite fille d'un richissime magnat de la presse, héritière désigné d'un empire des médias, tout juste 20 ans, est enlevée alors qu'elle passait la soirée chez son fiancé. Un kidnapping bientôt revendiqué par un groupe révolutionnaire armé, l'Armée de Libération Symbionaise, ou ALS.

Mais les Américains, déjà choqués par ce fait divers, ne sont pas au bout de leurs surprises. Car, très vite, l'ALS refait parler d'elle en braquant une banque. Braquage auquel, ô scandale, participe Alice... Et bientôt, c'est confirmé, Alice a bien participé de son plein gré à cet acte au cours duquel deux personnes ont été touchées par balles. L'héritière a rejoint les rangs des révolutionnaires !

Lorsque "Transes" débute, les membres de l'ALS, devenus les hors-la-loi les plus recherchés du pays, essayent de se faire discret, même si, par petits groupes, ils continuent à mener des actions moins spectaculaires que le hold-up. Alice, qui se fait désormais appeler Tania, appartient à une cellule de 3 membres aux côtés de Yolanda et Teko, un couple marié qui a embrassé les idées révolutionnaires avec fureur (ils passent leur temps à se disputer) et passion (ils sont inséparables).

Mais parfois, même les plus engagés (enragés ?) commettent des erreurs. Et Teko, par un geste stupide, un vol inutile dans une grande surface, va mettre l'ALS en grand danger. Intercepté et menotté à la sortie du magasin, Teko ne devra son salut qu'à l'intervention de Tania, restée dans la voiture, et qui va arroser de balles la façade du magasin. Un coup d'éclat de trop pour l'ALS qui va pousser une police remontée à bloc et pas franchement prête à faire dans la dentelle, à tout mettre en oeuvre pour en finir une bonne fois pour toute avec l'ALS.

La traque s'organise alors, tandis que Tania et ses deux complices ne parviennent pas à rejoindre le reste du groupe... Tandis que les 6 autres membres de l'ALS, emmenés par leur leader charismatique, Donald De Freeze, alias le Field Marshal Cinque, se cherchent une planque, les 3 autres volent diverses voitures afin de semer d'éventuels poursuivants en uniforme, n'hésitant pas à enlever les propriétaires des véhicules et à les détenir un certain temps avant de les relâcher.

Tania, Yolanda et Teko vont échapper à la police. Pas le reste de l'ALS. Retranchée dans une maison du ghetto noir de LA, l'ALS va subir un siège d'une violence inouïe qui va s'achever dans un incendie mortel... Les 6 membres de l'ALS présents dans la maison, dont Cujo, jeune homme timide, devenu l'amant de Tania, meurent brûlés vifs...

Apprenant la nouvelle, les 3 survivants vont choisir de fuir pour panser les plaies et surtout essayer de redonner un second souffle à une ALS moribonde... La deuxième partie de "Transes" commence alors. Une errance qui va emmener les 3 survivants à travers les Etats-Unis, de planque en planque, pour une vie plus clandestine que la clandestinité... Vivant dans des lieux isolés, soutenus par des sympathisants qui embrassent leur cause mais n'ont pas la même fibre violente que Teko et Yolanda, les derniers membres de l'ALS vont s'installer dans une routine marquée par des discours idéologiques de plus en plus délirants, des entraînements quasi militaires imposés par l'ancien GI Teko et une violence latente de plus en plus difficilement contenue.

Pendant une année, alors que la police a desserré l'étreinte, pensant avoir décapité l'ALS, et ne faisant plus de l'arrestation d'Alice sa priorité, malgré la pression médiatique qui, elle, ne se dément pas, pendant que les Gailton, le père, soucieux du sort de sa fille, la mère, trahie et d'une grande sévérité envers sa fille, essayent à distance de ramener leur héritière à la raison, pendant que l'Amérique se remet de la démission de Nixon, l'ALS est au vert, mûrissant un retour éclatant...

Il aura lieu sous forme d'un nouveau braquage, très violent, qui aboutira à la mort d'une femme, la goutte d'eau qui fers encore une fois déborder le vase et remettra l'ALS au coeur des priorités policières, jusqu'à ce que les vantardises et bavardages de leurs soutiens n'aboutissent finalement à une dénonciation et à l'arrestation du groupe...

Voilà survolée le récit de Sorrentino, très fidèle, dans la partie factuelle, à la réalité des faits. Parlons maintenant de sa narration. Car Sorrentino a choisi de nous présenter une vraie galerie de personnages : Alice, bien sûr, mais, étonnamment, si elle est le centre du livre, l'astre autour duquel sont en orbite tous les autres personnages, le roman n'est pas centré directement sur elle. Et puis, les membres de l'ALS, les sympathisants qui vont les aider, comme Joan, américaine d'origine japonaise, proche des milieux révolutionnaires de longue date, Guy Mock ou Susan Rorvik, qui les aideront dans leur mise au vert et dans leur retour aux affaires... On va reparler de Mock un peu plus tard, c'est un personnage-clé du roman. Sans oublier les parents d'Alice et les flics charger de la retrouver, un peu assis entre deux chaises, ne sachant trop si Alice doit être considérée comme une terroriste ou une victime...

Avec ce mode de narration, Sorrentino réussit à nous parler à la fois d'Alice, mais aussi à bien nous montrer les différents types de personnes sensibles aux idées "révolutionnaires" (je mets des guillemets, parce que ce terme est un peu galvaudé, aussi). Leurs parcours, les raisons qui les ont poussés à se rapprocher de l'ALS, mouvement ayant pourtant une très mauvaise réputation, y compris et surtout, au sein de l'extrême-gauche américaine qui s'en est toujours méfié.

Il y a un petit côté Altman, chez Sorrentino, avec ce roman choral (bon, c'est le terme consacré quand il y a multiplicité de personnages, comme ici, mais ça sonne un peu bizarre...) qui nous offre une diversité d'angles de vue. Et parmi tous ces personnages, il y a donc Guy Mock. Journaliste sportif, engagé dans les idées de gauche radicale jusque dans son appréciation du sport, il semble fasciné à la fois par l'ALS et par le sort d'Alice Galton. Au point de se démener pour se rapprocher d'eux...

Mais, au fur et à mesure qu'on suit ce curieux personnage, on découvre que Guy Mock, tout imprégné des idéaux révolutionnaires qu'il soit, n'en est pas moins intéressé dans sa démarche... Il a flairé un bon coup : et s'il parvenait à écrire ou faire écrire un grand livre sur l'ALS, avec le témoignage de ses membres, y compris Alice, comme coeur de l'ouvrage ? Il s'imagine déjà touchant le pactole, un nombre à 6 chiffres, pas moins, de la part d'un grand éditeur new-yorkais...

Pas vraiment une démarche révolutionnaire... Et c'est une des choses les plus intéressantes du livre de Sorretino, je trouve, sans pour autant être la plus visible : le manque de détachement des personnages à la société de consommation dans laquelle ils ont, certes, grandi, mais dont on pourrait penser qu'ils veulent la remettre en question...

Entre De Freeze qui se balade les poches pleines de billets verts, fruit du casse de la banque effectué par l'ALS. Et on ne se prive de rien, ni de nourriture, ni de boisson, ni de tabac, on rémunère les gens dont on réquisitionne les logements, etc. L'argent fait partie de la révolution en marche, on dirait... Mais Teko, lui, ne succombe-t-il pas aussi à la tentation en volant un paire de chaussettes ou une cartouchière, on ne sait pas, dans ce grand magasin, déclenchant le drame ? Lors de la mise au vert, le groupe ne vit pas en auto-suffisance. Là encore, l'argent est utile pour tout, devient un enjeu majeur et le retour à l'action de l'ALS est autant pour donner un signe fort au pouvoir que pour renflouer des caisses qui commencent à sonner le creux...

Autre signe de cette, comment dire ?, non-renonciation à la société de consommation, l'abondance de marques citées au cours du roman. Là encore, ces symboles du capitalisme ne sont pas délaissées par les différents acteurs, comme on aurait pu s'y attendre... On traverse les USA d'ouest en est et d'est en ouest au volant de voitures qui consomment gros, en ces temps de choc pétrolier, on se loge non pas en squattant, mais en payant des loyers, etc. Une espèce de clandestinité light, presque...

Et si la première phalange de l'ALS, tuée dans l'assaut de la police de Los Angeles, semblait posséder un côté presque fanatique, cohérent avec cette mort en martyrs de la cause, la cellule Teko, elle, fonctionne bien différemment : on cherche à exprimer des idées fortes qui, plus elles sont développées, plus elles paraissent floues, on cherche à faire régner l'ordre dans le groupe par une autorité excessive, en particulier à l'encontre d'Alice, malmenée régulièrement, moralement, comme physiquement.

Les objectifs de l'ALS semblent alors fluctuer au gré du vent... Après le second braquage, qui a coûté la vie à une innocente, Teko et les autres semblent vouloir mettre un terme à l'aventure clandestine, de partir chacun de son côté et se recycler chacun dans des luttes plus visibles et moins susceptibles de dégénérer en actions violentes.

Et pourtant, ce que j'appelle la mise au vert est tout sauf ça. La violence domine les relations entre Teko, Yolanda, Jade et Alice, manquant de tourner au drame à plusieurs reprises. Teko semble se méfier de Joan et plus encore d'Alice, dont il doute de l'engagement aux côtés de l'ALS. Sa reprise en main du groupe est terrible, comme déjà évoqué, et il paraît prêt, à l'image de son modèle, De Freeze, à agir jusqu'à y laisser sa vie pour la cause...

Enfin, dernier point, la mégalomanie de Teko et Yolanda. L'idée de Mock d'un livre sur eux les fait saliver. Quand il évoque Tom Wolfe ou Norman Mailer pour l'écrire, les yeux brillent... Quand il parle de Lennon et de Yoko Ono et de leur envie d'écrire une comédie musicale sur eux, alors, là, c'est le nirvana... Pour des clandestins, on se rêve vite idole des foules... Comme si la grande société du spectacle servait vraiment la révolution...

Une société du spectacle très présente, elle aussi. Bien sûr, les Galton sont à la tête d'un groupe de médias. Mais la télévision est en plein essor. Les grandes chaînes couvrent ainsi en direct le siège qui va aboutir à la mort des membres de l'ALS. Les journalistes campent littéralement devant chez les Galton à la recherche du scoop qui fera la une. Et même les membres de l'ALS sont imprégnés de cette culture populaire : certes, il y a des références à des textes politiques, mais on remarque aussi pas mal de références à des séries télévisées, à des feuilletons radiophoniques, à des personnages de fictions, symboles de la société qu'ils sont pourtant censés combattre... Nouveau paradoxe...

Et puis, il y a Alice. Un mystère, cette jeune femme. Rien ne la prédispose avant son enlèvement, à ce qu'elle bascule ainsi dans la clandestinité et l'engagement politique extrême. Pourtant, on sent aussi dans ses déclarations qu'elle réalise, malgré les mauvais traitements, malgré la faible confiance que les autres ont en elle, que cette expérience lui a fait réaliser qu'elle n'avait pas en mains les rênes de sa vie, que son destin avait dès sa naissance été tout tracé...

Pour autant, peut-on dire qu'elle adhère à 100% aux idées de l'ALS ? Rien n'est moins sûr... Certes, l'usage des armes a l'air de bien lui plaire, tant qu'il ne s'agit pas de tirer sur des gens. Certes, elle dit et redit son attachement au mouvement, mais on sent que tout cela vacille lorsque se multiplie les brimades de Teko, lorsque Jade  l'influence en refusant le recours à la violence, lorsque ses compagnons perdent peu à peu de leur crédibilité. Lorsqu'enfin, l'ALS assassine froidement une femme pendant un braquage. Elle ne reniera rien, ne trahira pas, mais semblera au final bien moins fanatisée que la description d'elle qui fit vendre tant de papiers, assura les audiences télé...

Pourtant, à la fin du livre (et si l'on regarde, cette fois, les faits réels et ce qui s'est passé après l'arrestation de Patty Hearst), j'ai eu l'impression qu'elle venait de se réveiller d'une longue nuit, qui avait oscillé entre rêve et cauchemar, qu'elle revenait à la réalité, qu'elle reprenait conscience de qui elle était vraiment...

"Transes", c'est la relation des soubresauts violents et des mutations fortes traversés par la société américaine à la fin des années 60 et durant les années 70. Et le talent de Sorrentino, outre un style fluide qui se lit aisément, c'est d'avoir su utiliser une histoire extraordinaire comme prisme pour nous offrir un tableau détaillé et passionnant de cette époque complexe.


vendredi 16 novembre 2012

Le Grand Ti... monier.

Nouvelle enquête pour le juge Ti, sous la plume de Frédéric Lenormand, pour un cocktail toujours très étonnant et détonnant de suspense et d'humour. C'est vrai que je fais un peu le grand écart puisque, après avoir lu la première des enquêtes du juge Ti, je m'attaque à la dernière en date. Pas très sérieux, n'est-ce pas ? Pourtant, le plaisir est le même, Ti est un personnage très intéressant, intègre jusqu'à risquer sa carrière et sa vie, dans un empire aux prises à des manipulations politiques et des ambitions qui le dépassent... Voilà aussi une histoire quasi hollywoodienne, avec pour cadre un véritable exode. Voici "la longue Marche du Juge Ti", publiée chez Fayard.


Couverture Les nouvelles enquêtes du Juge Ti, tome 19 : La longue marche du juge Ti


Nous sommes à la fin du VIIème siècle de notre ère (pour faciliter la compréhension) et l'empire chinois connaît des bouleversements majeurs. La dynastie Tang est au pouvoir et, chose incroyable, c'est une femme qui vient de monter sur le trône d'empereur. Elle s'appelle Wu Zeitan et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle ne prend pas son rôle à la légère...

C'est en véritable tyran qu'elle s'installe aux commandes du gigantesque pays, prenant des décisions qui ne ravissent ni le peuple, ni la cour. Il faut dire que Wu Zeitan ne ménage pas son aristocratie et semble même vouloir écarter un maximum de prétendants et calmer radicalement les ambitions d'hommes peu habitués à être gouvernés par une femme.

Voilà pour le contexte du roman, la véritable histoire de Wu Zeitan étant un peu moins simpliste que cela, comme on le découvre en fin d'ouvrage (merci à Frédéric Lenormand et à Fayard de nous proposer des annexes qui éclairent mieux la situation historique et la culture chinoise de l'époque). Mais, lorsque débute le livre, Wu Zeitan n'apparaît pas franchement comme un monarque d'une grande magnanimité...

Ti, lui, n'est pas encore concerné par ces jeux politiques. Sa mission actuelle, qui ne le passionne guère, est de mettre la main sur... des trafiquants de légumes ! En effet; Chang-an, capitale de l'Empire, a connu ces dernières années une augmentation phénoménale de sa population. Du coup, il devient difficile de nourrir tout ce monde entassé là et la disette menace la capitale. S'organisent donc divers trafics, en particulier de légumes, mets très recherchés par la population. Des trafics que le pouvoir veut voir cesser...

Loin des enquêtes criminelles qui font le sel de sa fonction, Ti, désormais chef de la police de la capitale, doit donc mettre toute son énergie à la traque de ces trafiquants plus malins que dangereux, mais qui mettent en danger le fragile équilibre d'un empire en mutation. Ti, avec son expérience, sa sagesse et son sens de l'intérêt général, se dit qu'il doit y avoir moyen de régler la question autrement qu'avec ses poursuites fastidieuses. Que le problème à résoudre en priorité, c'est la surpopulation de la capitale, pas les trafics qu'elle engendre.

Alors, il décide de rédiger en son nom un rapport destiné à l'impératrice pour lui expliquer la situation et son constat et proposer de réfléchir à des solutions pouvant permettre d'endiguer les risques de disette, voire de famine. On y revient dans un instant, mais ce rapport, s'il va recevoir un écho, va avoir des conséquences qui vont laisser Ti pantois...

Pendant qu'il fait la chasse aux trafiquants de concombres, sa première épouse, Dame Lin, fait des projets pour la petite dernière de la famille, la ravissante Petit Trésor, fille que Ti a eue avec sa troisième épouse. Dame Lin verrait bien la demoiselle épouser le fils d'un ministre, rien que ça, une union qui non seulement servirait les ambitions de son époux, mais lui permettrait, espère-t-elle, d'obtenir en retour la propriété à la campagne dont elle rêve depuis toujours.

Dame Lin se démène pour mettre en valeur sa pupille, au point d'obtenir sa participation et sa mise en vedette dans un spectacle magnifique qui doit être présenté à l'impératrice. L'idée est de mettre en valeur la beauté et la grâce de Petit Trésor et mettre tous les atouts de son côté pour séduire le prétendant chois (et surtout son père, le ministre). Seulement, voilà, la jouvencelle, qui n'a pas encore connaissance des projets la concernant, va s'amouracher d'un beau danseur de sabre, aperçu dans les coulisses du spectacle. Elle n'a plus qu'une envie : l'épouser, même s'il s'agirait d'une terrible mésalliance...

Ti est bien loin de ces considérations mondaines, d'autant qu'il apprend que son rapport a été reçu favorablement par l'impératrice. Enfin, favorablement, ça reste à voir... Après avoir lu les recommandations du juge, Wu Zeitan a pris une décision incroyable : donner l'ordre à une partie de la population de Chang-an de quitter les lieux pour aller s'installer à Luoyang, ville située à 380km de là.

En clair, l'Impératrice toute puissante va faire procéder à un tirage au sort qui désignera les noms des familles "invitées" à débarrasser le plancher le plus rapidement possible. Sauf que la notion de famille est un peu plus étendue que celle que nous connaissons actuellement. l'objectif de Wu Zeitan, c'est d'envoyer sur les routes entre 400 et 500 mille personnes !

Et parmi les familles désignés, ô heureux hasard, se trouve les Li, famille princière dont les membres pourraient briguer le trône de l'impératrice... Une façon très diplomatique et sournoise aussi, disons-le, de régler une épineuse question pour Wu Zeitan...

En apprenant la nouvelle, Ti est abasourdi et se sent coupable de ce déracinement sans appel. A tel point qu'il décide d'accompagner l'immense cortège afin de veiller au bon déroulement de ce mouvement de foule sans précédent. Ce qu'il ne sait pas encore, c'est qu'il n'est pas au bout de ses surprises...

D'une part, parce que, dès le départ du cortège, les princes de la dynastie Tang embarqués malgré eux dans cet exode, sont visés par des agressions violentes et souvent mortelles. Un par un, ils se font trucider au nez et à la barbe de Ti qui comprend qu'un tueur rôde parmi la foule... D'autre part, parce que gérer une telle masse humaine est tout sauf une sinécure, l'intendance s'avère vite problématique et le ravitaillement ressemble surtout à un pillage en règle des régions traversées...

Ajoutez à cela une escorte militaire à la compétence discutable et qui semble suivre un plan de route absurde, empruntant des routes dangereuses, difficiles d'accès pour un groupe aussi conséquent, des traversées impossibles, etc. Comme si on s'évertuait à compliquer la tâche des guides du cortège. Comme si surtout, on essayait de faire diminuer ce groupe par une sorte de sélection naturelle...

Pas de quoi rassurer Ti qui voit les dangers se multiplier et se doit de prendre les choses en main, tant pour essayer de préserver les êtres humains que le sort lui a confiés que pour démasquer l'assassin qui agit dans l'ombre...

Cerise sur le gâteau, Ti va devoir composer avec sa famille... En effet, Petit Trésor ayant appris que son danseur de sabre faisait partie des exilés, et refusant d'accepter l'époux qu'on lui a choisi, s'enfuit et rejoint le cortège à la recherche de celui qu'elle aime... Sitôt informée de cette fuite, Dame Lin se lance à la poursuite de la péronnelle, avec l'idée de lui remettre les idées en place et de la ramener au plus vite à la raison et au bercail...

Entre drame humain et comédie familiale, cette longue marche (allusion à un évènement majeur de l'histoire contemporaine chinoise, et ce n'est pas la seule référence à Mao dans ce livre...) devient une étonnante scène pour un vaudeville par moment complètement délirant et très drôle. De rebondissements en quiproquos, de révélations en rencontres fortuites, les histoires s'entremêlent sans pour autant faire oublier la terrible et pathétique situation dans laquelle se retrouve près d'un demi-million de personnes...

Ti, lui, monolithique, imperturbable malgré les épreuves, prêt à tout pour que le cortège arrive à bon port dans les conditions les moins difficiles possibles, y compris à sacrifier sa carrière et même sa vie en désobéissant à des ordres qu'il juge ineptes, retrouve ses compétences d'enquêteur hors pair mais aussi son rôle de chef de famille, pour essayer de mettre de l'ordre dans cet immense bazar...

Pas évident, mais le juge Ti a de la ressource, de l'autorité, du flair et une intégrité qui ne se dément en aucune circonstance. Son côté humain, parfois en contradiction avec la philosophie confucéenne mise en avant par la nouvelle dynastie, va permettre d'éviter le pire à tous les niveaux. Mais que d'émotions, au cours de ce voyage pas comme les autres.

Un voyage qui, s'il va forcément marquer la vie de ces populations déplacées de force, va aussi influer sur celle du juge et de sa famille. Pour le meilleur et pour le pire, puisqu'il est tant question de mariage, tout au long de cette histoire...

Tout en conservant cet humour, dont je suis friand, Lenormand parvient à nous proposer un suspense qui tient bien la route. Le contraste entre le drame qui se joue et la folie qui s'empare des personnages centraux du roman n'est pas choquant mais permet de jouer sur une palette d'émotions assez larges. Les rebondissements sont aussi bien tragiques que comiques, l'alternance permet d'alléger un sujet qui aurait pu être très lourd, très violent...

J'ai utilisé le mot vaudeville, qui peut sembler impropre, faute d'unités de lieu et de temps fixes. Pas de portes qui claquent et pour cause, on est en plein air, et pourtant, les personnages se croisent au milieu de cette foule, s'évitant, se dissimulant, se retrouvant puis se perdant de nouveau, dans un mouvement perpétuel qui ressemble beaucoup aux péripéties d'une bonne pièce de boulevard.

Pour ceux qui ont déjà lu des romans de Frédéric Lenormand, quelle que soit la série, on retrouve cette recette efficace mêlant enquête et dérision. Ce délicat équilibre me plaît et je suis ravi de le retrouver à chacune de mes lectures signées Lenormand.

Mais, je ne voudrais pas achever ce billet sans oublier de signaler que Frédéric Lenormand n'a pas inventé cet exil forcé d'un demi-million de personnes. Il s'est inspiré d'un fait réel, qui s'est déroulé en 691 après Jésus Christ, un évènement, précise l'auteur en fin de livre, mentionné dans les archives de la dynastie Tang, mais à propos duquel on sait peu de choses... Voilà donc un terrain favorable à l'imagination fertile d'un romancier, qui fait de cette "anecdote", une épopée aux multiples dangers...

C'est aussi ce que j'aime dans la littérature romanesque : ces libertés qu'on peut prendre avec les faits pour tisser des histoires qui font tourner à plein régime l'imagination du lecteur !


jeudi 15 novembre 2012

Billets verts et rouge sang...

Une fois encore, ces derniers jours, la CIA est sous les feux de l'actualité. Un bon petit scandale sexuel, rien de mieux pour ne pas redorer un blason déjà bien terni. De mon côté, je profite de l'occasion pour vous parler d'un très intéressant roman d'espionnage tournant autour de la fameuse agence américaine et de certaines nouvelles dérives qu'on pourrait lui reprocher... Le roman est signé par David Ignatius (auteur précédemment du roman "Body of lies", adapté au cinéma avec le duo Di Caprio/Crowe) qui allie ici les deux sujets qu'il connaît le mieux pour les avoir abordés à plusieurs reprises dans ses romans : l'espionnage et la haute finance. Avec, dans le contexte actuel, quelques informations distillées dans le roman qui ont de quoi interpeller... Découvrons "Bloodmoney", publié en grand format chez Lattès, avec une "jolie" couverture dorée...


Couverture Bloodmoney


Jeffrey Gertz dirige une société baptisée The Hit Parade LLP qui vend des droits musicaux et audiovisuels. Enfin, ça, c'est la façade légale de la boîte, derrière laquelle se cache en réalité une officine de la CIA. Pas n'importe quelle officine, puisque celle-ci semble être totalement clandestine, totalement auto-financée, ne répondant hiérarchiquement qu'aux ordres de la Maison Blanche, bref, une officine totalement incontrôlable ou presque...

Côté activités clandestines, c'est apparemment au Moyen-Orient que ça se passe. Afghanistan, Pakistan, mais pas seulement... Et surtout, plutôt que de collecter du renseignement ou de monter des coups tordus made in barbouzes, c'est de l'argent que semble brasser cette officine. Des quantités astronomiques de billets verts, chargés d'acheter des notables locaux, des chefs tribaux, des diplomates, des militaires, des politiques, etc. Les acheter pour, à travers eux, acheter une paix qui tarde à revenir dans cette région... Une paix dont rêve une Maison Blanche bien embourbée malgré elle, sur ces théâtres d'opération.

Tout semble donc pour le mieux dans le meilleur des monde. Gertz, espèce d'électron libre un brin, oh, juste un brin, mégalo, peut se friser les moustaches, sa petite entreprise ne connaît pas la crise et tourne à plein régime. Jusqu'à... ce qu'un grain de sable vienne gripper la mécanique de précision qu'il a mise en place... Et ce grain de sable, c'est l'assassinat d'un de ses agents, enlevé, torturé et massacré au Pakistan alors qu'il était en mission sous couverture. Un simple voyage à but commercial qui tourne au cauchemar.

Gertz décide aussitôt de commanditer une enquête pour essayer de comprendre ce qui a cloché. Certes, le Pakistan n'est pas franchement le pays le plus sûr pour un Occidental, mais tout de même, que le hasard ait choisi justement cet homme paraît un peu gros. Pour mener l'enquête, Gertz choisit une jeune femme qui travaille à ses côtés, avec l'envie manifeste de voir ce qu'elle a dans le ventre.

Cette jeune femme s'appelle Sophie Marx. Une agent de terrain de la CIA recyclée en bureaucrate modèle depuis qu'elle a échappé à un attentat en Afrique, preuve que sa couverture avait été éventée... Si jeune et déjà "condamnée" à passer sa carrière dans un bureau... Marx a vu dans Hit Parade une opportunité de se relancer dans le grand bain du terrain, la seule chose qui l'excite dans ce boulot...

C'est donc avec passion que Sophie Marx s'engage dans cette aventure. Sa première idée, comprendre ce que faisait l'agent tué au Pakistan. Pour cela, elle voudrait bien se rendre à Londres, pour rencontrer l'employeur officiel de son défunt collègue, un fonds spéculatif portant le nom d'Alphabet Capital. Fonds spéculatif, ai-je dit ? Tiens, tiens...Curieuse couverture, ça...

Tandis que Sophie Marx se démène, voici que d'autres agents, travaillant pour Hit Parade sous la houlette de Gertz, sont tués lors de mission pourtant a priori sans grand danger... Ca commence à sentir mauvais pour cette officine dont l'existence ne doit surtout pas être révélée au grand jour... Et l'idée d'une taupe commence à tarauder les responsables des lieux. Car, comment expliquer autrement que tant de couvertures soient déchirées de façon imparable et mortelle en si peu de temps ?

C'est donc après un fantôme que commence à courir Sophie Marx. Pensant bénéficier du soutien inconditionnel de son boss, elle commence à mettre son nez un peu partout dans les affaires de Hit Parade et de ses ramifications, à découvrir un fonctionnement... un peu particulier. Et là, surprise, elle sent le soutien de Gertz devenir bien moins franc que lorsqu'il lui a demandé d'enquêter. Elle a même l'impression qu'il lui glisse quelques bâtons dans les roues...

Pendant ce temps, le même Gertz commence doit se justifier... Si son entreprise a du plomb dans l'aile, si elle est menacée par une taupe quelque part, il va falloir agir, et vite, car, jamais, au grand jamais, les agissements de Hit Parade ne doivent être révélés sous peine de déclencher un scandale énorme, un scandale qui, 10 ans après le 11 septembre, qui valut à la CIA d'être totalement déconsidérée, serait fatal à l'Agence.

Gertz se tourne alors vers son mentor, Cyril Hoffman, un vieux de la vieille, un agent à l'ancienne, un excentrique issu d'une des plus anciennes familles de la CIA, lorsqu'on entrait dans la carrière de père en fils. Celui-ci va apporter une aide discrète à Gertz pour essayer de comprendre qui a percé au jour la véritable activité de Hit Parade et qui cherche à la démolir lentement, en assassinant ses agents un par un...

Hoffman a des contacts dans le monde entier capables de lui permettre d'obtenir des renseignements (mission première d'un agent secret s'il en est) et il se sent apte à collecter quelques informations pour essayer de mettre la taupe hors d'état de nuire... Bientôt, le voilà qui s'intéresse à Sophie Marx, le vil séducteur ! Une relation (en tout bien, tout honneur) que la jeune femme entend mettre à profit pour obtenir quelques pistes mais aussi s'émanciper de la tutelle de Gertz, dont elle se méfie désormais.

Mais peut-on se fier à un espion ?

Ignatius réussit à mettre en scène une intrigue qui fait la part belle au suspense, mais sans oublier de tisser une trame solide, avec du fond. Mon résumé peut paraître détaillé, mais j'ai choisi de laisser certains éléments-clés du roman volontairement dans l'ombre, alors que le lecteur les voit petit à petit apparaître, certains dès le début, d'ailleurs.

Mais comme je le disais en préambule, ce qui est troublant dans le bien nommé "Bloodmoney", c'est qu'on y découvre que l'argent est devenu l'arme privilégiée par les Etats-Unis pour essayer de mettre de l'ordre au Moyen-Orient et surtout apaiser un contexte qui, quoi qu'on en dise, reste très belliqueux et pas franchement sous contrôle. Littéralement, acheter une paix que les interventions militaires ne parviennent pas à obtenir.

Et c'est là qu'on trouve le deuxième thème de prédilection d'Ignatius, la haute finance (on doit à Ignatius un roman intitulé "la banque de la peur", aux thématiques voisines de "Bloodmoney"). Quand on n'est plus en odeur de sainteté et que son financement public s'en ressent, il faut bien trouver d'autres moyens pour maintenir un certain standing et, surtout, continuer à agir en sous-main ici et là...

Et cette nouvelle source de financement intarissable, Gertz l'a trouvé dans les marchés financiers... La CIA, ou en tout cas, un de ses rejetons, transformé en trader pour bénéficier de l'explosion des transactions internationales et de bénéfices incalculables... Une autre façon de conclure un pacte avec le diable, à une époque où ce capitalisme triomphant et déconnecté des réalités n'est plus vraiment à la mode... Gertz, ce serait un peu le Gekko (personnage incarné par Michael Douglas) du "Wall Street" d'Oliver Stone dans sa version espion... La cupidité, greed, en VO, reste le maître-mot, l'assurance d'une puissance inattaquable... ou presque.

Et puisque j'ai évoqué le diable, je me tournerai vers la Bible pour achever le raisonnement : Gertz a vécu par l'épée boursière, c'est par l'épée boursière que son entreprise hardie va subir des coups de semonce et des coups de grâce... Je n'en dis pas plus.

Bien sûr, "Bloodmoney" est un roman. Mais on sait que les auteurs de thrillers d'espionnage américains, qu'ils s'appellent Clancy, Forsyth ou Ignatius, bien sûr, sont souvent très bien renseignés et écrivent des fictions reposant sur des faits et des situations qu'ils estiment crédibles. De là à dire qu'il y a un fond de vérité dans les situations décrites dans "Bloodmoney"...

Une chose est certaine, comme je le disais plus haut, la CIA a vacillé sur ses bases après le 11 septembre et a dû revoir de fond en combles ses structures pour redevenir une agence au-dessus de tous soupçons (et je ne parle pas que des soupçons d'incompétence...). Une réorganisation totale qui pourrait tout à fait passer par des prises d'indépendance un peu trop marquées de la part de certains agents, de certaines branches de la maison...

Des officines hors de contrôle, disposant de fonds quasi inépuisables, ne répondant pratiquement à aucune hiérarchie officielle, agissant clandestinement dans des buts pas très avouables... Avouez que ça fait un peu flipper, non ? Le savoir-faire d'Ignatius ajoutant des manipulations dans tous les sens, des faux semblants et des trompe-l'oeil permanents, on se sent un poil parano, au fil de sa lecture...

L'intégrité de Sophie Marx, qui elle-même semble malgré tout avoir pas mal de choses à cacher et vivre dans une espèce de mensonge permanent, est mise à mal par la rouerie de ces agents expérimentés et qui ont perdu peu à peu le sens de l'intérêt général pour privilégier leur intérêt personnel, leur gloriole. Rien n'est désintéressé dans le monde que croyait connaître un peu Sophie Marx, un peu trop idéaliste, peut-être, et qu'elle découvre dans un contexte très violent, dans l'urgence et au risque de se mettre sérieusement en danger...

Mais quoi de plus normal que de ressentir un "léger" vent de paranoïa dans un roman intitulé "Bloodmoney" ? Car, les plus érudits d'entre vous ou les plus fans de cet auteur culte, auront sans doute reconnu dans ce titre un clin d'oeil parfaitement revendiqué, dans le cours même du roman, par Ignatius à... Philip K. Dick, l'incontournable, auteur d'un roman de science-fiction intitulé "Dr Bloodmoney".

Mais, avec Ignatius, on n'est pas dans la SF...


dimanche 11 novembre 2012

"Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague, et des vagues de dunes pour arrêter les vagues..." (Jacques Brel, Le Plat Pays).

La belgitude. Un néologisme pour définir une véritable exception culturelle. Celle de nos voisins d'Outre-Quiévrain, comme on dit, comprenez, les Belges. Une espèce de folie douce (enfin, pas toujours), gentiment absurde mais carrément délirante. Nouvelle preuve avec une romancière à la réputation assez excentrique, Nadine Monfils. Son roman "les vacances d'un serial killer" est sorti chez Pocket récemment, un court roman, puisqu'il compte à peine 250 pages, mais une succession de scènes grand-guignolesque, avec un vocabulaire au combien fleuri qui fera le délice des fans de San Antonio, dont Nadine Monfils se pose en digne héritière.


Couverture Les vacances d'un serial killer


La famille Destrooper se prépare à partir en vacances. Des vacances au bord de la mer ! Des vacances dont rêve Alfonse, le pater familias, tout accaparé qu'il est en temps ordinaire par sa rentable usine de boulettes sauce lapin. Des vacances en famille, avec sa douce épouse, la très coquette (et assez voyante, il faut bien le dire) Josette, et leurs deux enfants adolescents, Steven, passionné de vidéo, et Lourdes, fan de hip hop...

Alfonse, son truc, c'est plutôt le tuning... Sa voiture, il l'a customisée du pare-chocs avant jusqu'au pot d'échappement, une merveille rutilante qui en jette grave... Son jouet, son bébé... Tout fier, l'Alfonse, de partir en vacances au volant de son bolide. Seul hic, la caravane qu'il doit traîner derrière... Oh, pas la caravane familiale, non, les Destrooper ont réservé dans une pension de famille avec vue sur la Mer du Nord, un vrai paysage de carte postale, il en est certain. Non, cette caravane, c'est le domicile principal de sa belle-mère, Mémé Cornemuse. Une vieille carne un brin pique-assiette, qu'il ne peut pas souffrir... Mais, comment la laisser seule aussi près d'une maison qu'elle serait capable de vider en leur absence ?

Alors, l'équipage hétéroclite et énervé des Destrooper s'ébranle, direction les rivages ensoleillés (on peut toujours y croire...) de la Mer du Nord, les plages interminables, l'eau... frisquette, la détente, la joie de vivre, en un mot, le bonheur... Enfin, ça, c'est en théorie, parce qu'en pratique, ces vacances vont bien vite tourner au cauchemar complet...

Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas... Dès le départ, tout se goupille de travers : le sac à main de Josette lui est arraché par la fenêtre de la voiture par un motard ; dedans, toutes les économies familiales... Oups... Puis, la caravane de Mémé Cornemuse se détache sans prévenir, sans que personne ne s'en rende compte... Ensuite, le cambrioleur motard est repéré dans une station-service, bonne occasion pour récupérer les sous, en vain... Mais le motard, lui, gît bientôt dans son sang dans les toilettes de la station-service... Re-oups...

Même pas arrivés et déjà des vacances gâchées... Bigre ! Pendant que Mémé Cornemuse se lance dans l'auto-stop (avec des méthodes... hum... toutes personnelles...) afin de rejoindre la station balnéaire et sa famille, le gros des Destrooper, lui, galère pour trouver la pension... Bizarre, ils sont dans la bonne ville, mais rien sur le front de mer... Finalement, après avoir tourné, tourné, tourné, ils découvrent leur lieu de villégiature, une espèce de ruine pas du tout face à la mer... Pas du tout jouasse, l'Alfonse... On s'est bien payé sa tête en lui conseillant chaleureusement l'endroit...

Vous l'aurez compris, ces vacances familiales vont tourner à la cata générale pour la famille Destrooper, Mémé Cornemuse faisant des siennes, sa "légère" nymphomanie reprenant le dessus sur son apparence de paisible mamie... Débarque un évadé au pedigree sanglant laissé dans son sillage... Les cadavres vont alors s'entasser, de la caravane aux alentours de la pension, le pauvre Alfonse va en voir de toutes les couleurs jusqu'à y perdre beaucoup...

Ajoutez un billet de loterie, un propriétaire de pension véreux et escroc sur les bords, un travesti, un amant, des robinets qui fuient, une boule de cristal, j'en passe et des meilleurs et vous avez là l'arsenal complet d'un roman qui déclenche des éclats de rire à chaque page ou presque...

Au final, mais je vous laisse découvrir l'ensemble de ces hilarantes péripéties, ces vacances auront raison du fragile équilibre de la famille Destrooper. Aucun d'entre eux ne sortira indemne de ces aventures, qui leur sont arrivées à l'insu de leur plein gré, reconnaissons-le. La vie de chacun des membres en sera affectée, pas forcément positivement, loin de là, même... Et les dunes autour de Blankenberge, paisible station balnéaire au bord de la calme mer du nord, recèlent désormais bien des secrets sous forme de corps ensevelis à la va-vite...

Vous l'aurez compris, il n'y a rien de sérieux dans cette histoire, écrite pour faire rire, malgré l'horreur de certaines situations, tournées au grotesque par un style impeccable qu'un Michel Audiard ou un Frédéric Dard, je le redis, n'auraient sans doute pas désavoué. Evidemment, il faut rentrer dans cet univers déjanté, où la finesse n'est pas toujours la qualité qui prime, même si Monfils ne tombe pas dans le scabreux, malgré les outrances des situations qu'elle offre.

Oui, un roman qui fleure bon un humour bien noir où la famille Destrooper, fleuron de la culture beauf d'un bout à l'autre de l'arbre généalogique. Bien sûr, la caricature est faite à gros traits, mais c'est aussi la règle de ce jeu de massacre, et il faut saluer la qualité des portraits des personnages, aucun n'étant épargné par la férocité de cette plume que j'ai découverte avec grand plaisir (oui, je suis aussi un peu cruel, comme lecteur, gnark, gnark, gnark !).

Au jeu des références, difficile de ne pas songer aux Bidochons en découvrant Alfonse et Josette... Entre le pansu à casquette Ricard, fan de tuning et, soyons honnête, passablement crétin, et sa moitié, outrageusement maquillée, habillée avec une sobriété toute relative, romantique comme une adolescente attendant le prince charmant (et les siens, de princes, sont gratinés !)... Leurs enfants sont des chiffes molles, mais, paradoxalement, plutôt débrouillards. On s'attache plutôt à eux (même si une bonne paire de claques pourrait tomber de temps à autre sans trouver à y redire) et on a envie de leur souhaiter d'échapper bientôt à un environnement familial tout sauf épanouissant...

Reste Mémé Cornemuse, ainsi surnommée pour son amour immodéré des Ecossais, et non pour son art consommé en matière de (bag)pipes, comme on pourrait y croire au fil des pages... Mémé Cornemuse, pour moi, c'est LE personnage de ce roman, le plus drôle, le plus délirant, le plus surprenant, parce que la vieille bique cache bien son jeu. Impitoyable Tatie Danielle, joyeusement obsédée sexuelle et infatigable dans ce domaine (bien plus endurante que ses amants, en tout cas), elle va mater tout son monde, les mettre à sa pogne, qu'ils soient membres de sa famille, automobiliste en goguette, maîtresse d'automobiliste en goguette et même... serial killer évadé de prison...

L'impitoyable grand-mère va faire du dégât dans tout ce beau monde, contribuant allègrement à pourrir un peu plus les vacances de son gendre abhorré, qui n'en demandait pas tant... D'autant que devant tant de vicissitudes et d'évènements contraires et contrariants, ledit gendre va finir par craquer... Un moment d'égarement si ce n'est fatal (stricto sensu), en tout cas désastreux pour son avenir pourtant radieux d'industriel prospère de l'agro-alimentaire...

J'ai employé plus haut l'expression "jeu de massacre", j'aurais pu dire chamboule-tout, aussi... Après un départ paisible, ça va dézinguer sévère, parfois à la surprise générale, de l'exécution pure et simple aux méthodes plus "raffinées" visant à éliminer des personnes devenues un peu encombrantes... Une série de forfaits à vous déboussoler un honnête assassin récidiviste, tout juste évadé de prison, ennemi public numéro 1 recherché par toutes les forces de l'ordre de Belgique et qui n'aspire qu'à passer un moment peinard dans un coin reculé où on l'oubliera...

Il en est presque à plaindre, le pauvre gars, malgré son expérience et ses tendances homicides difficilement contenues... S'il avait su dans quel asile de fous il allait mettre les pieds, sans doute aurait-il regagné sa cellule vitesse grand V pour s'y rendre sans aucune résistance... Mais voilà, il a mis le doigt dans un engrenage qui va inexorablement le broyer... Sachez-le, on n'est jamais à l'abri de tomber sur pire être humain que soi !

Bon, je ne vais pas bouder mon plaisir, je me suis beaucoup amusé à dévorer ce court roman, lu en quelques heures, avec son style truculent, ses situations désopilantes, même lorsqu'elles se révèlent sanglantes et meurtrières... On est dans la lignée d'un "C'est arrivé près de chez vous", mais j'ai dans la tête l'image d'un François Damiens qui me semblerait parfait dans le rôle du pauvre Alfonse, parfait kéké plongeant dans la déchéance...

Avec "les vacances d'un serial killer", j'ai découvert un écrivain, Nadine Monfils, que je relirai forcément un jour. Et je l'espère, avec autant de plaisir que pour cette première expérience.

Continuez, Nadine, continuez, de telles lectures, jubilatoires, font un bien fou, par les temps qui courent, aussi mornes que les plaines de Belgique où Napoléon s'enlisa définitivement avec ses armées...


mardi 6 novembre 2012

« Allez, croissez et multipliez, et étendez votre empire sur la Terre » (Genèse, 9, 7).


Il y a quelques années, j’avais dévoré en 3 jours seulement un pavé de plus de 1000 pages dans son édition de poche. J’avais été emporté par la plume de l’auteur et par l’histoire de ce livre au point de ne plus pouvoir m’en détacher. Ce roman, c’était « Le Temps où nous chantions », de Richard Powers. Alors, lorsque le site PriceMinister.com m’a proposé de participer à ses matches de la rentrée littéraire, je n’ai pas hésité longtemps en voyant dans la liste le nouveau roman de cet auteur américain, intitulé « Gains » et qui vient de paraître aux éditions du Cherche-Midi (précisons que ce roman a toutefois été publié en 1998 aux Etats-Unis).


Couverture Gains


Clare. Un nom de famille presque banal. Mais Clare, c’est bien plus qu’un patronyme anonyme, c’est une marque, une marque prestigieuse qui doit sa renommée première à la fabrication d’un produit au combien important dans nos vies quotidiennes : le savon. Mais l’histoire de la société Clare n’a pas été un long fleuve tranquille depuis sa création en 1830 par les 3 fils de Jephthah Clare, Resolve, Samuel et Benjamin.

C’est cette histoire, longue de plus de 150 ans désormais que nous conte Powers dans Gains. Oh, je vous vois venir, 630 pages sur une usine de savon, euh, comment dire ? Ca sent plus l’ennui que la rose… Eh bien, détrompez-vous. Car, à travers l’expansion de cette petite entreprise familiale, c’est deux siècles d’histoire critique du capitalisme que nous propose Powers avec sa plume subtile et son formidable talent de raconteur.

Lorsqu’en 1828, le lucratif négoce maritime lancé 3 décennies plus tôt par Jephtah Clare entre la vieille Europe et la rutilante Amérique est stoppé net par l’instauration de lois protectionnistes , le patriarche voit ses efforts et son audace ruiné… C’est la fin d’une époque, celle d’un commerce devenu, grâce aux progrès de la marine et au courage de quelques explorateurs, international. Jephtah ne survivra pas à cet échec. Ses fils, eux, sans renier leur héritage, vont, au hasard d’une rencontre, faire basculer la destinée familiale : de commerçants, ils vont devenir manufacturiers.

La rencontre providentielle, ce fut celle d’un émigré irlandais, parmi la multitude qui choisit l’exil outre-Atlantique en ces années-là, pour le meilleur ou pour le pire. Celui-là, le dénommé Ennis, est un sacré débrouillard. Avec un vrai savoir-faire, il parvient à fabriquer des chandelles d’excellente qualité. Lorsqu’il vient, par hasard, frapper à la porte des Clare, ceux-ci flairent l’aubaine : saurait-il fabriquer aussi du savon, produit qui devient assez recherché en une époque où la prophylaxie et l’amélioration de l’hygiène ont le vent en poupe ?

L’Irlandais dit « banco » et, malgré des débuts difficiles, l’étrange attelage Clare/Ennis réussit finalement à lancer une manufacture de savon et chandelles qui a l’air de vouloir tenir la route. Mieux que ça, grâce aux connaissances en chimie de l’Irlandais, soutenues par le sens du commerce des frères, Resolve en particulier, et avec bientôt l’appui d’un ingénieur anglais, Jewitt, capable d’adapter et de perfectionner en permanence les machines servant à la production, « Clare » va bientôt devenir une entreprise prospère, leader dans le secteur du savon, proposant des produits naturels, de qualité, appréciés d’un public de plus en plus fidèle et n’hésitant pas à élargir, avec beaucoup de sagacité, sa gamme de produits.

Je ne vais pas vous retracer ici toute l’histoire de ce qui va devenir la société anonyme Clare, puisque c’est le fil rouge du roman. Mais, au fur et à mesure que les générations passent, nous allons assister à la métamorphose progressive de la petite entreprise familiale en un conglomérat transnational tentaculaire, touchant un grand nombre de secteurs économiques, mais principalement tourné vers la chimie de pointe, sans jamais perdre de vue ce qui a fait sa gloire, le savon et ses dérivés.

De l’entreprise ne comprenant que les 3 frères Clare et Ennis, on passe à une gigantesque société brassant des millions de dollars, cherchant en permanence l’optimisation des profits, la réduction des coûts de production (souvent au détriment des ouvriers et de leurs conditions de travail, phénomène amorcé dès la deuxième moitié du XIXème siècle, d’ailleurs), le développement de produits de synthèse moins chers à fabriquer que les produits à base de substances naturelles…

On entre dans les arcanes de la multinationale, découvrant ses stratégies, souvent assez cyniques en tout cas, toujours intéressées, même lorsqu’elles semblent en faveur des ouvriers (je pense à l’instauration de la participation aux bénéfices des ouvriers), la recherche de modes de distribution plus avantageux, jusqu’à carrément chercher à contrôler les circuits de distribution et supprimer le plus d’intermédiaires possibles, les politiques de promotion qui vont devenir peu à peu des stratégies marketing (saluons le génie de « Clare » et de ses dirigeants qui, tout au long de son histoire, sut utiliser les médias en plein essor, de la télégraphie jusqu’à la télé, sans oublier les journaux et la radio, évidemment, et même ce qu’on appellerait de nos jours le marketing direct, pour fidéliser sa clientèle mais aussi attirer de nouveaux consommateurs vers ses produits.

Mais, la société « Clare » de 1998 appartient-elle vraiment à la même veine que la manufacture de savons et chandelles créée par les 3 frères en 1830 ? N’a-t-elle pas, en cours de route, vendu son âme au diable ? Ou bien l’essence du capitalisme est-il finalement de perdre de vue à un moment donné ses objectifs, répondre aux besoins du public, pour ne plus se concentrer que sur l’accumulation de monstrueux profits avant tout autre chose ? Voilà la problématique que pose Powers dans « Gains », à la fois cours d’économie pratique et violente mais subtile critique de ce capitalisme qui a peu à peu perdu les pédales (et c’est sans doute la raison pour laquelle, alors qu’on voit sans cesse actuellement les ravages d’un capitalisme financier débridé, le Cherche-Midi a choisi de publier aujourd’hui ce roman publié il y a près de 15 ans en VO).

Et parce que la simple relation de la mutation de Jekyll en Hyde de la marque Clare ne suffit pas, Powers va appuyer son propos en entrelaçant dans le récit de l’histoire de l’entreprise, la vie d’une ménagère comme les autres, enfin pas tout à fait, Lauren Bodey. A 42 ans, cette mère de deux enfants, divorcée, agent immobilière plutôt efficace, vit paisiblement à Lacewood, Iowa. Ce lieu n’a rien d’anodin : c’est dans cette ville un peu perdue au milieu de nulle part, qui avait toujours vécu de son agriculture, que Clare choisit, à l’orée du Xxème siècle, de bâtir une de ses usines de pointe.

Depuis un siècle, Lacewood vit pour Clare, principal employeur local, dans un modèle proche mais différent du paternalisme à la française. Aujourd’hui, cette usine produit des engrais en grosse quantité. Mais la rumeur enfle : et si Clare, sous ses dehors proprets et ses actions philanthropiques visibles à chaque coin de rue ou presque, était en fait un producteur pollueur de la pire espèce qui empoisonnerait ses salariés, l’environnement alentour et, pourquoi pas ?, la population locale.

Alors que Lacewood bruisse de plus en plus de rumeurs évoquant des poursuites collectives à l’encontre de Clare, Lauren Bodey, qui, chose assez étonnante à Lacewood, n’a aucun lien avec l’usine d’engrais, apprend qu’elle souffre d’un cancer des ovaires. Une première dans sa famille, ce qui forcément, la surprend… Bientôt, nous allons suivre le combat terrible de cette femme contre la maladie, exposé avec à la fois un grand nombre de détails et de situations parfois pénibles pour le lecteur mais aussi  une grande pudeur de la part de Powers qui ne donne pas dans la sensationnalisme. Le froid réalisme des faits avant tout.

Et, peu à peu, alors que la maladie gagne du terrain, germe dans l’esprit de Lauren mais surtout de ses proches, son ex-mari et sa fille aînée en tête, que Lauren est peut-être une des victimes de Clare, que cette usine qui fit la prospérité inespérée de Lacewood pourrait être à l’origine de ce cancer… La vie tranquille de Lauren Bodey, jusque-là en parfaite adéquation avec le modèle américain typique, société de consommation à outrance, recherche de la satisfaction immédiate des besoins, peu d’attention portée à ce qu’on achète, ce qu’on consomme, ce qu’on mange, etc., va alors sensiblement se modifier, une méfiance va s’instaurer et le regard de cette femme malade sur la société qui l’entoure va s’infléchir. Pas au point de rejeter l’American Way of Life, mais au moins jusqu’à ce poser des questions profondes et sérieuses sur ce modèle de société qu’on  leur a finalement imposé depuis leur naissance…

Au-delà des deux histoires entremêlées, l’une passionnante, l’autre bouleversante, « Gains » s’en prend donc violemment mais sans débordement à ce capitalisme devenu incontrôlable et qui a oublié ses credo initiaux : faire du profit, certes, mais pour mieux le réinvestir dans le but de produire mieux, de meilleure qualité et pour répondre aux véritables besoins d’une population. Pas de fantaisie, pas de gadgets, à l’origine de l’aventure Clare, non, juste du savon, le meilleur savon possible pour permettre à ceux qui voulaient se laver de le faire dans les meilleurs conditions.

Bien sûr, parfois, les produits Clare connaîtront des revers, ont les critiquera, on mettra en doute leurs effets bénéfiques sur la santé, tant vantés par l’entreprise. Mais il faut mettre cela sur le compte de la méconnaissance scientifique que sur une véritable action malintentionné. Une distinction bien moins évidente quand on examine le cas Clare en 1998... A force de vouloir produire à la pointe, de toucher le plus grand nombre, de ramasser des dollars à la pelle, on propose une moindre qualité, des produits parfois potentiellement nocifs, on perd de vue la question de la santé du public pour privilégier non plus seulement la satisfaction des besoins existants effectivement, mais aussi la création artificielle de nouveaux besoins susceptibles d’ouvrir de nouveaux juteux marchés… Et dire que, lors d’une exposition universelle lointaine, le stand Clare avait choisi de raconter au public l’évolution parallèle de l’hygiène et de la prospérité !

Alors que pour les fondateurs de Clare et les membres de la famille qui leur succéderont un temps, le profit est avant tout fait pour être réinvesti, les dirigeants actuels, qui n’ont plus aucun lien avec la famille Clare depuis belle lurette, considèrent que le profit doit avant tout servir de dividendes aux actionnaires… Là où les Clare, s’ils n’allaient pas jusqu’à mettre la main à la pâte, contrôlaient cependant la totalité du processus de production et la gestion financière et stratégique de l’entreprise, prenant les décisions, agissant au mieux pour « Clare » et ses clients, les actuels dirigeants sont dépossédés de toute capacité décisionnaire, espèce de marionnette d’un conseil d’administration anonyme, tout juste bons à être agités devant les médias quand la situation l’exige…

Powers montre parfaitement que le changement n’est pas juste philosophique, si l’on peut employer ce mot. Non, c’est, je redis ce mot, une véritable mutation, quasi génétique, à laquelle on a assisté au long de ses années. Et pas sûr que Resolve, le plus capitaliste dans l’âme des frères Clare, encore moins le puritain Samuel qui a toujours voulu fuir les biens matériels, ou l’idéaliste Benjamin, plus scientifique et aventurier que gestionnaire, reconnaîtraient dans l’empire Clare de 1998 la société qu’ils ont créée.

Quant aux Bodey, longtemps ils pourront remâcher l’hypothèse selon laquelle Lauren a subi les effets néfastes de l’activité des usines Clare de Lacewood. Powers ne tranche pas la question de façon catégorique, peut-être aurait-il été, en cela, un peu trop moralisateur, mais la justice, sinon la science, tranche en fin de roman.

Mais comme Powers n’est pas à un paradoxe près dans ce sujet si complexe où le manichéisme est sans doute un peu facile, après nous avoir décrit une entreprise bâtie sur la volontés de ses créateurs d’améliorer l’hygiène et la santé de ses prochains qui finit par être accusée d’empoisonner ses concitoyens, il nous offre une fin en forme de pirouette, comme si, malgré tout, malgré les erreurs, malgré les critiques, malgré les peurs, l’histoire économique n’était qu’un éternel recommencement, une volonté loyale d’entrepreneurs courageux d’améliorer la vie, jusqu’à ce que ces belles idées soient dévoyées par la soif inextinguible de pouvoir et de richesse qui finit toujours, à un moment ou à un autre, par submerger l’homo soi-disant sapiens…


D'où vient-elle ? Où va-t-elle ? Dans quel état erre-t-elle ?


Voilà un roman métissé, s’il en est… Du Nord de la France à New York, en passant par l’Inde, pays natal de l’auteur du jour, nous allons voyager. Mais pas forcément à la façon de touristes, je vous préviens tout de suite, parce que le voyage auquel nous convie Abha Dawesar dans son nouveau roman « Sensorium » (publié aux éditions Héloïse d’Ormesson) est d’abord un voyage intérieur, dans sa tête, dans son esprit, dans son âme, dans ses racines, autant de domaines qu’elle explore à la recherche de réponses à des questions existentielles, que j’ai brièvement, et avec un peu d’ironie, exposées dans le titre de ce billet. Accrochez-vous, voici un roman pas banal dans son fond, mais aussi dans sa forme (et ça ne va pas être de la tarte pour vous expliquer tout ça…).


Couverture Sensorium


Durga est une artiste. Originaire d’Inde, elle partage sa vie entre son pays natal, et New York. Mais elle ne déteste pas passer quelque temps en France, sans doute la raison de son choix d’accepter un séjour dans une résidence d’artistes située dans la région lilloise, en compagnie d’autres artistes contemporains venus des quatre coins du monde.

Mais voilà, Durga arrive là dans des dispositions mitigées. Voilà un certain temps qu’elle se sent déprimée, mal à l’aise, pas en confiance… Elle n’a plus vraiment l’impression de maîtriser son existence, de savoir ni d’où elle vient, ni où elle va. Lors d’un séjour en Inde, alors qu’elle s’ouvre de son mal-être à ses proches, un de ses cousins lui propose de l’emmener voir un devin. Elle accepte de consulter cet homme qui lui apprend que si elle se sent si mal, c’est parce qu’elle paye dans cette vie des évènements tragiques qu’elle a provoqués dans une vie antérieur : le suicide d’une femme et la mort de son jeune enfant…

Même si Durga s’est beaucoup occidentalisée, voilà qui reste dur à avaler… Une culpabilité latente, voilà qui pourrait expliquer ses maux… Mais, au-delà de cette situation délicate, c’est une quête bien plus profonde que Durga doit entamer : celle de sa véritable personnalité. Est-elle Indienne ? Américaine ? Européenne ? Quelle est sa culture, quelles sont ses racines ? Malgré son évidente modernité, la jeune femme peut-elle tirer un simple trait sur les traditions dans lesquelles elle a été élevée ?

Durga va traverser sa résidence d’artistes presque comme un fantôme, l’inspiration en berne, à part une œuvre figurant les connections entre synapses qui se font dans nos cerveaux… Mais elle ne s’entend guère avec les autres artistes, ne profite guère du séjour, continue à lutter contre ce mal-être persistant, ce bourdon qui ne veut pas la quitter.

Même une fois la résidence terminée, il la suit, la poursuit, même. Son travail s’en ressent vraiment, elle a du mal à trouver des galeries pour exposer son travail, elle accouche péniblement de ses nouvelles créations. Et voilà que des maux physiques, désormais, apparaissent. Des maux de gorge chroniques qui semblent apparaître et disparaître quand bon leur semblent et contre lesquels Durga reste impuissante. Rien n’y fait, ni les médicaments habituels, ni les traitements prescrits par différents médecins, à New York, comme en Inde… A croire que son corps se révolte contre elle !

Des soucis de santé qui la font cogiter encore un peu plus. Décidément, elle a bien du mal à savoir qui elle est vraiment, à quelle culture, à quel monde elle appartient. Et si la solution à ses problèmes était justement dans un cocktail savamment dosé entre traditions venues d’Inde et modernité occidentale ? La science américaine ultra rationnelle d’une part, et la spiritualité ancestrale de l’Inde de l’autre ?

Car il se trouve que Durga est placé sous la protection d’un des plus célèbres dieux du Panthéon indien : l’éléphant Ganesh. Au long du roman, sa présence est permanente, bien qu’épisodique. On retrouve l’éléphant ici et là mais aussi les autres avatars de cette divinité ma foi assez complexe pour le béotien que je suis en la matière. On sent bien, toutefois, que si solutions aux divers problèmes de Durga il doit y avoir, cela passera sans doute par ce personnage puissant. Mais pas seulement.

Difficile de raconter plus la trame de « Sensorium », parce que l’essentiel n’est pas seulement dans la tranche de vie (largement autobiographique) que nous relate Abha Dawesar dans ce livre, mais bel et bien dans toutes les réflexions qui l’entourent et que l’auteur nous fait partager, comme si l’on découvrait un manuscrit annoté… Ah oui, je vous préviens, « Sensorium » est une expérience de lecture. Lecteur passif, s’abstenir ! Abha Dawesar nous demande de sérieux efforts de concentration mais aussi d’organisation pour suivre au mieux le fil de sa pensée vagabonde.

Tentative d’explication : vous entamez avec curiosité la lecture d’un roman dont on vous a parlé en bien. Vous vous installez le plus confortablement possible, le sourire aux lèvres vous avalez le premier chapitre, attaquez le second et là, page 12, patatras !, se présente l’inattendu… Au beau milieu d’une phrase, vous tournez la page et tombez nez à nez non pas avec la suite et la fin logiques de cette même phrase mais sur une page qui n’a manifestement rien à voir, en tout cas indépendante du texte que vous lisiez jusqu’ici…

Surprise, étonnement, moment de flottement… La phrase du bas de la page 11 continue bien, mais en haut de la page 13. Entre elles, cette fameuse page 12. Une page qui s’ouvre et se ferme par une espèce d’astérisque stylisé. La typographie a changé aussi, la mise en page également… Et il y a même des dessins ! Fichtre, qu’est-ce donc là ?

On prend soin de finir la phrase du bas de la page 11 et on se penche enfin sur cette curieuse page 12... Une digression pour éclairer un point de la page précédente, une digression à la fois historique et scientifique. Pas mal… Après l’inquiétude première, on se prend au jeu, certes pas évident, de ces divagations (je ne donne aucun sens péjoratif à ce mot, je le précise) qui viennent apporter à chaque fois (eh oui, ces fameuses pages surprises, encadrées par des astérisques, il y en a plein « Sensorium », je vous préviens, plus ou moins longues) des éclairages quelquefois anecdotiques, ce qui ne veut pas dire inintéressants, d’autres fois plus profonds, plus complexes aussi.

Dans ces digressions, la narratrice ou l’auteur, ou les deux, aborde des sujets comme l’Histoire, je l’ai déjà évoqué, la science, des sciences parfois de très haute volée, comme l’astrophysique, la philosophie, la spiritualité, la culture indienne. Des éclaircissements souvent bienvenus qu’il serait par ailleurs difficile de caser dans le propre corps du récit sans l’alourdir, le rendre indigeste.

En fait, ces digressions sont comme des notes de bas de page, en plus développé et en mieux intégré au roman lui-même. Comme je l’ai déjà dit plus haut, je crois, entre ces textes sortis de nulle part, ces dessins et leurs légendes, on aurait presque l’impression d’avoir entre les mains les épreuves d’un livre à sortir avec les corrections de l’auteur faites dans la marge. C’est très original et, une fois qu’on a pris le coup de main, on s’habitue bien à ce rythme forcément un peu plus haché que celui d’une lecture plus linéaire.

On en vient même à se demander le pourquoi du comment de cette composition. Oui, pourquoi avoir choisi ce mode de narration plutôt déstructuré, qui risque, qui plus est, de dérouter plus d’un lecteur ? Il doit bien y avoir une raison à cela, et pas simplement la volonté d’illustrer par des exemples concrets, des histoires hors contexte ce qui arrive dans la vie de Durga.

A partir d’ici, j’échafaude une hypothèse tout à fait personnelle, qu’on peut ne pas partager du tout. Mais, il m’a semblé, tout au long de « Sensorium » que tout, du récit de Durga jusqu’à ces digressions, nous ramenait à un seul élément : le cerveau de Durga. Voilà, en fait, « Sensorium », c’est une sorte de voyage dans le cerveau de Durga, là où s’élabore son récit premier, mais là aussi où l’activité bouillonne en permanence, où les pensées fusent en tout sens.

Je vois ces digressions comme des associations d’idées, comme la mise en action d’un esprit d’escalier. Et, à l’image de l’œuvre sur laquelle travaille Durga pendant sa résidence d’artistes dans les Flandres, on se croit presque en train d’observer les connections synaptiques, le boulot de transmission des neurones, etc.

Ce qui me renforce dans cette idée de narration cérébrale, si je puis m’exprimer ainsi, c’est l’alternance des pages où commencent les digressions. Parfois du côté pair, comme notre fameuse page 12 qui nous a si bien servi d’exemple (enfin, j’espère…), parfois du côté impair. Une dichotomie comme celle de notre cerveau, qui lui aussi est divisé en deux hémisphères aux missions différentes. Bon, rassurez-vous, je ne vais pas aller plus loin dans mes élucubrations, je ne suis pas allé jusqu’à recenser les sujets des pages paires et ceux des pages impaires pour comparer et faire des corrélations (même si, je dois l’avouer, ça m’a un moment traversé l’esprit…).

Bref, voilà un moyen de transport immobile assez curieux : voyager dans le cerveau d’une autre, qui plus est, une artiste, une femme écrivain, une personne qui s’intéresse aux sciences, à la philosophie, sans complètement rejeter la question spirituelle… On peut rêver pire carrosse, non ? Entre le récit de Durga, la relation de cette période délicate de sa vie, marquée par la déprime et les problèmes de santé, et ces digressions tous azimuts, il y a énormément de choses à prendre, presque à picorer, mais qui viennent enrichir le lecteur.

Et surtout, et nous aurons ainsi bouclé la boucle, on retrouve dans le fond comme dans la forme cette dichotomie qui nous habite tous, nous êtres dotés d’un cerveau. Nous sommes tous doubles, même si l’on ne s’en rend pas forcément compte. Durga peut-être plus que tout autre, puisque sa division se fait au niveau intrinsèque au niveau de son être : née en Inde, elle vit la plupart du temps aux Etats-Unis ou en Europe.

Ses racines plongent profondément dans la richissime culture du sous-continent, des coutumes, des traditions, des croyances auxquelles sa famille reste profondément attachée et ses branches, elles, croissent dans le monde matérialiste, si terre à terre, de l’Occident qui a perdu de vue depuis longtemps ses habitudes d’antan pour entrer dans une modernité effrénée.

Mais justement, plutôt que de se demander si elle est l’un ou l’autre, si elle doit rompre avec les premières pour s’acculturer totalement dans le second, Durga va devoir apprendre à concilier les deux influences. Les conjuguer pour qu’elles s’unissent et gagnent en force, et non les opposer, comme on aurait plutôt tendance (naturellement ?) à le faire ?

« Sensorium » est donc peut-être la constations qu’un monde pluriel peut avancer par le mélange des cultures et non par l’absorption de toutes les autres par un modèle culturel dominant. L’identité qui est celle de chacun d’entre nous est complexe et se forge, telles les couches de sédiments au fond d’un océan, tout au long de notre existence, de nos expériences, de nos changements de cap, de nos apprentissages, etc.

A condition d’avoir, évidemment, un cerveau en état de fonctionnement. Un cerveau capable de mettre sur la même longueur d’ondes ses deux hémisphères, de faire des différences des atouts et non des obstacles.