dimanche 16 juin 2013

Enfants parfaits et buveurs d'innocence...

Le diptyque du temps ("Leviatemps" et "le Requiem des Abysses") m'avaient réconcilié avec Maxime Chattam, je me suis donc lancé vers "la Conjuration Primitive", son nouveau roman, publié en grand format chez Albin Michel, avec entrain et le pas léger. Bon, disons-le tout net, ce ne sera pas mon préféré, mais, quand on a dans sa bibliographie un roman comme "l'Âme du Mal", qui met la barre très haut, tout est toujours relatif. Poursuivant son questionnement sur le mal sous toutes ses formes et les méthodes, mais aussi les arrangements qu'il faut faire avec soi-même pour le combattre, Chattam nous offre un roman très prenant et redoutablement efficace mais qui, pour le lecteur que je suis, manque un peu de profondeur et m'a laissé frustré sur un point précis, je vous dirai lequel. Bon, soyons clair, je chipote, j'ai dévoré ce roman et j'ai pris du plaisir à le lire, mais Chattam fait partie de ces romanciers à qui on a envie de demander toujours plus, toujours mieux.


Couverture La Conjuration Primitive


Alexis Timée est adjudant et travaille pour la Section de Recherche de la Gendarmerie Nationale (vos papiers, s'il vous plaît !) basée à Paris. Pourtant, c'est dans les Alpes, sur une route de montagne enneigée qu'on le découvre. Il se rend chez Richard Mikelis pour lui soumettre les dossiers sur lesquels il travaille avec son équipe et obtenir un avis qui l'aidera à avancer, en tout cas, à ne plus pédaler dans la semoule...

Il faut dire que ces dossiers sont exceptionnels et que Mikelis n'est pas n'importe qui. Commençons par celui que Timée vient consulter. Faisons simple, il est considérer comme une sommité dans son domaine d'activité, tout simplement l'un des meilleurs, si ce n'est le meilleur, criminologues en Europe. Et, si nous étions de l'autre côté de l'Atlantique, on dirait que c'est l'as des profileurs.

Quant aux dossiers, oui, il y en a plusieurs, ils sont juste effrayants. Un premier en région parisienne, des femmes sauvagement agressées et assassinées, passons les détails, mais prévenons les âmes sensibles... Le mode opératoire est le même et l'on craint que le nombre de victimes de celui qu'on surnomme "le Fantôme", vu le peu de traces qu'il laisse derrière lui, n'augmente rapidement.

Idem pour "la Bête", un autre tueur d'une sauvagerie sans nom, qui agit dans l'est de la France. Sa signature : des morsures effroyables qu'on arrive même pas à expliquer, si ce n'est qu'elles mutilent littéralement les victimes... Quant aux autres sévices infligés par la Bête, même principe que pour le Fantôme, accrochez-vous...

Enfin, Alexis Timée a apporté un troisième dossier avec lui. Hélas devenu classique : des photos d'enfants martyrisés, repérées sur les divers réseaux pédophiles qui prolifèrent sur internet... On ne peut faire que des hypothèses concernant le sort de ces victimes-là, et pourtant, les gendarmes les ont bien reliées à celles du Fantôme et de la Bête. Pourquoi, allez-vous dire ?

Eh bien, parce que sur chacune des victimes, ou sur les photos pour celles du réseau pédophile, apparaît un sigle identique : *e, tracé en lettres rouges, comme une sinistre et sanglante signature. Difficile de croire au hasard ou aux coïncidences avec une telle donnée, Timée en est certain, toutes ces affaires sont liées, mais, le plus inquiétant, et surtout le plus insolite, c'est qu'il est quasiment certains que ce sont des criminels différents à chaque fois...

Alors, comme Timée et ses hommes pataugent, disons les choses comme elles sont, et qu'ils craignent de nouvelles victimes marquées de nouveaux "*e", ils ont décidé de se tourner vers Mikelis, tout en sachant que la sommité s'est rangé des voitures, qu'il a choisi de ne plus s'occuper que de sa femme et de ses enfants, et de laisser derrière lui toutes les horreurs qu'il a pu côtoyer depuis des années, et les monstres qu'il a traqués et mis hors d'état de nuire.

Timée ne se fait guère d'illusion, mais il aurait vraiment besoin de ce regard extérieur et avisé... Pourtant, sans même ouvrir les dossiers, juste après avoir écouté le gendarme expliquer tout ce que je viens de relater, Mikelis refuse d'intervenir. Non, il n'en est plus question, il ne reviendra pas sur sa décision d'en finir avec tout ça... L'adjudant est dépité, mais comment ne pas comprendre cet homme qui en a tant vu ?

Alors, Alexis Timée rentre à Paris, retrouver son équipe, composée de Ludivine Vancker et Segnon Dabo. Son équipée dans les Alpes n'a rien donné, les recherches lancées tous azimuts ne donnent pas grand chose non plus, rien qui puisse en tout cas faire décoller cette enquête complexe et multiple, et les gendarmes s'inquiètent de voir de nouvelles victimes leur être signalées...

Mais, le nouveau rebondissement placé sous l'égide sinistre du "*e" va se produire à l'écart des théâtres criminels sur lesquels ils travaillent déjà. Quand un jeune homme va précipiter plusieurs personnes sous un train de banlieue, dans une gare francilienne, avant de se jeter lui même sur la voie, Timée et ses collègues réalisent que leur problème prend de l'ampleur... Sur un des murs de la gare, le "*e" peint semble les narguer...

Que faut-il voir, derrière le "*e" ? Le trouver serait déjà un indice de taille, une brèche où s'engouffrer. Mais rien, ils ne trouvent rien... Plus inquiétant encore, un des voisins de squat du jeune assassin du RER leur a expliqué que c'était comme une religion, que son pote pris de folie, semblait vénérer le mystérieux symbole... Déroutant, plus qu'utile... Et une inquiétude qui croît encore...

C'est alors que Alexis, Ludivine et Segnon vont avoir une autre surprise de taille. Une surprise plutôt bonne, dirons-nous. Le retour parmi eux de Mikelis... Apparemment, après une longue réflexion, le criminologue a choisi de sortir de sa retraite et de leur filer un coup de main. Incroyable, lui qui n'a même pas lu les dossiers semble déjà en savoir autant qu'eux et avoir déjà échafaudé une hypothèse là où eux n'ont rien !

Pour Mikelis, le "*e" n'est pas un symbole religieux, non, rien à voir, on n'est pas dans un culte qui sanctifierait la mort, sous ses aspects les plus monstrueux. Non, lui voit dans ce symbole un signe de ralliement, un élément qui ne fait pas partie de leur mode opératoire personnel, mais que ces assassins s'astreignent à mettre en valeur, comme un message envoyé... Mais envoyé à qui, et pourquoi ?

Voilà ce que les gendarmes vont devoir comprendre, et vite, avant que ce symbole ne se répande, comme une traînée de poudre, d'un psychopathe à un autre... Déjà, les signes sont alarmants. Et, quand enfin, une piste sérieuse se présente et qu'une des parties du dossier multiple se trouve résolue, d'autres apparaissent, comme les têtes repoussant d'une ignoble hydre criminelle.

Pas complètement dépassés, mais en retard et toujours dans le brouillard quand au sens du "*e", les gendarmes vont alors devoir faire feu de tout bois, en Ecosse, en Pologne, dans l'Oise, dans un coin perdu du sud-ouest de la France au nom évocateur, sonnant comme une ignoble provocation, et jusqu'au Québec, où l'affaire prendra un tour terrible et surprenant, mettant à jour un projet délirant...

Au cours de ce périple, ils vont affronter des dangers terribles, se confronter à des assassins sans scrupule et prêts à toutes les formes de violence, découvrir des lieux qui marquent les mémoires (j'ai eu la chance d'aller sur le site polonais que Chattam met en scène dans ce roman, et c'est vraiment un endroit extraordinaire, même quand on n'y perpètre pas d'horreurs...) mais aussi affronter eux-mêmes leurs convictions propres, leur éducation, les valeurs qu'on leur a inculquées depuis leur plus tendre enfance, remise en cause par les actes de ceux qu'ils poursuivent, mais aussi parce qu'ils vont devoir se dépouiller de tous leurs tabous pour lutter à armes égales.

Encore une fois, je parle un peu par codes ou par allusions, pour ne pas trop vous en dire, si vous n'avez pas encore lu "la Conjuration Primitive". Mais, vous l'aurez compris, avec ce parcours improbable, rapidement esquissé, c'est un thriller qui va à toute vitesse, une course-poursuite où les enquêteurs doivent en permanence combler un retard qui peut sembler rédhibitoire, dans ce genre d'enquête.

Mais, sans même parler de ce rythme effréné, des rebondissements parfois plus que surprenant, de l'état nerveux des personnages, qui frôlent en permanence ses limites, je dois dire que Chattam nous a concocté un final absolument incroyable, d'une intensité phénoménale. C'est vrai, j'ai trouvé quand même que sa façon de se sortir du piège qu'il s'est construit est un peu facile, mais bon, on est encore dans le chipotage.

Cette fin, que j'ai trouvée dans la lignée de celle du roman de Shane Stevens "Au-delà du mal", est l'apothéose d'un thriller vitaminé, où rien n'est épargné ni aux personnages, ni au lecteur, qui peut s'avouer heureux de n'être pas partie prenante de ce jeu de massacre... On est sur les nerfs et on ne se relâche pas avant la fin... Et même après, cette perpétuelle vision du mal qui hante les livres de Maxime Chattam, à laquelle il ne parvient pas à apporter une réponse universelle, donne encore à réfléchir...

En jouant sur les contrastes et en érigeant la famille (tiens, tiens, message personnel ?) en rempart contre la barbarie, mais aussi par tout ce que représente ce sigle "*e" et cette expression de "conjuration primitive", développée par Mikélis, Chattam met en place une vrai choc de société. Ses raisonnements ont de quoi déranger, franchement énerver, même, mais leur logique est imparable et fait courir un méchant frisson le long de la colonne vertébrale...

Chattam pose la question de la norme dans une société, de ce qui est normal. Or, notre réflexe, c'est de dire que les monstres qui perpètrent les actes décrits dans le livre et sur lesquels les gendarmes enquêtent ne sont certainement pas normaux. On les exclut d'office de cette norme, si on les attrape, c'est pour les isoler du corps de la société, jamais, finalement, on ne les considère comme "normaux"... Et s'ils aspiraient à intégrer la norme ?

Pas notre norme actuelle, dans laquelle, je viens de le dire, ils n'ont pas leur place, mais en établissant un nouveau système de valeurs dans lequel ce qui serait ici anormal, serait là-bas accepté, plus que toléré, revendiqué, même... La thèse qu'instaure Chattam est juste effarante, on se rassure comme on peut, en se disant que c'est impossible, que cela ne se produira jamais... Mais, petit à petit, le romancier réussit à nous grignoter le cerveau, le sien étant déjà rongé, depuis ses premiers écrits, par ces questions qui le taraudent...

Je l'avais déjà signalé dans le billet consacré au "Requiem des Abysses", on sent, je trouve, que Chattam se pose des questions sur son rôle d'auteur de thrillers qui utilise la violence, la met en scène, la rend spectaculaire, même s'il ne l'aseptise pas, bien au contraire, alors qu'il cherche à la dénoncer. Une espèce de paradoxe qui me semble présider aux livres de l'auteur depuis quelques années déjà. Une réflexion qu'incarnait Joshua Brolin, et que reprend, d'une certaine façon, Richard Mikelis. Comme si Chattam regardait à travers eux...

Mais, curieusement, c'est là que vient se placer le gros reproche que je fais à ce roman. Mikelis fait partie de ces personnages qui ont tout pour être fascinant au possible. L'ambiguïté qu'on ressent dans ce personnage que sa profession a poussé à entrer en empathie avec les pires spécimens d'êtres humains existant est terrible et on se demande si on est pas parfois face à une espèce de Janus, personnage aux deux visages si différents l'un de l'autre.

Oui, cela apparaît, mais si peu... Pour moi, Mikelis est un faire-valoir dans ce roman, alors que j'aurais voulu le voir prendre les choses en main, s'imposer. Surtout, j'ai trouvé le personnage survolé. Et, finalement, Alexis, Ludivine ou Segnon aussi... Le lecteur que je suis aurait eu envie de voir leur psychologie approfondie, de voir un peu plus mis en avant les facettes de leurs personnalités les aidant à garder la tête hors de l'eau, et plus encore, voir s'étendre leurs zones d'ombre de manière plus franche, et l'inquiétude qui accompagnerait ce processus.

Tout ce que je viens de dire est dans le roman, comprenons-nous bien, mais, à mon goût, pas assez approfondi, juste superficiellement abordé. Et Mikelis, plus que les autres, au point de me demander par moments à quoi il sert réellement... Sensation étrange, puisque j'aurais voulu le voir aux commandes du récit...

Voilà, c'est le point noir de ce roman à mes yeux, mais c'est vrai que ces éléments sont de nature à ralentir le rythme de la narration, or, on sent bien que c'est ce rythme que Chattam entend privilégier. Je prends acte, mais j'aimerais vraiment retrouver dans une future histoire ce Mikelis et en apprendre plus sur lui, car je ne peux imaginer que ce personnage n'ait pas un potentiel romanesque énorme...

Cela ne remet pas en cause le plaisir que j'ai eu à lire ce roman, prenant, qu'on n'a pas envie de lâcher, juste une frustration. Mais, à côté de tout cela, Chattam se met aussi à l'heure de la Ligue de l'Imaginaire, à laquelle il appartient. Les auteurs de ce groupe sont coutumiers des clins d'oeil glissés dans leurs romans, parfois à destination les uns des autres.

Là, j'en ai repéré quelques uns qui m'ont fait sourire ou intrigué. Commençons par Alexis, dont le nom de famille, Timée, rappelle étrangement le personnage principal du "diptyque du temps", Guy de Timée. La particule a disparu, du journaliste un peu trop curieux, on est passé au gendarme, mais difficile de ne pas voir une certaine filiation entre les deux hommes, à un siècle de distance.

"La Conjuration primitive" est dédiée à la chère et tendre de Maxime Chattam. Pardon ? Si on la connaît ? Mais, vous ne lisez pas les magazines people et même les magazines télé ? C'est Faustine Bollaert, l'heureuse élue ! Et, en plus de la dédicace initiale, elle a droit à quelques clins d'oeil personnalisé, comme cette famille Eymessice (prononcez à haute voix, si vous ne voyez pas l'astuce), par exemple.

Enfin, et c'est plus qu'un clin d'oeil, les fans de Maxime Chattam, ceux qui le lisent depuis le début, auront droit eux aussi à une surprise de taille. De quoi placer "la conjuration primitive" dans une ligne précise de la bibliographie de Maxime Chattam. On se veut dans une certaine continuité, et on adoube ses personnages de façon claire et nette pour le rappeler.

Non, vraiment, à part cette légère déception autour du personnage de Richard Mikelis, j'ai pris plaisir à lire ce nouveau roman signé Chattam. J'avais un peu peur de ce retour au thriller contemporain, moi qui m'étais un peu lassé, jusqu'à son séjour au début du XXème siècle qui m'a semblé avoir requinqué son inspiration et son écriture. Tous les doutes ne sont pas forcément levés, mais j'attends le prochain thriller de l'auteur avec impatience.

Ce qui ne doit pas être un mauvais signe !


samedi 15 juin 2013

"Le grand péché du monde moderne, c'est le refus de l'invisible" (Julien Green).

Il y a les thrillers purs et durs, implantés dans notre monde réel, il y a les thrillers fantastiques, qui intègrent dans leur intrigue des phénomènes étranges, hors du réel, et puis, il y a les thrillers qui oscillent entre les deux, avec une intrigue qui peut laisser penser qu'on va basculer dans le fantastique, mais qui peut finalement choisir de rester ancré dans le réel. Suis-je clair ? J'espère, parce que le roman du jour flirte avec le fantastique, sans en être un. Mais que de questions il pose, tant dans son développement que dans son dénouement ! Jusqu'ici, je ne m'étais guère interrogé que sur le destin des hirondelles alors que le printemps ne revient pas au-dessus de chez moi, à la rigueur, sur les différences entre hirondelles européennes et hirondelles africaines... Mais ce volatile me laissait le plus souvent indifférent, allez savoir pourquoi... Jusqu'à ce que j'ouvre le nouveau roman de Mallock, "le cimetière des hirondelles", publié au Fleuve Noir. Car, à la suite de ces oiseaux, j'ai voyagé, dans l'espace et dans le temps, et j'ai passé une excellente journée de lecture, entre soleil tropical et neige parisienne...


Couverture Le Cimetière des hirondelles


Pourquoi Manuel Gemoni, jeune homme sans histoire, est-il devenu un assassin ? Pourquoi ce spécialiste de l'Egypte ancienne au Collège de France a-t-il disparu pendant deux semaines pour réapparaître à Saint-Domingue et y tuer un vieillard, Tobias Darbier, qu'il ne semblait même pas connaître ? Pourquoi ce garçon, dont la seule bizarrerie est une phobie profonde de la forêt et du noir, a-t-il tué de sang froid avant de dire aux policiers dominicains venus l'arrêter : "je l'ai tué parce qu'il m'avait tué..." ?

Voilà les questions qui tournent dans la tête du commissaire Amédée Mallock dans l'avion qui l'emmène en République Dominicaine. Le flic, bourru et pas franchement porté sur les voyages touristiques, doit en effet prendre en charge Manuel Gemoni afin de le ramener en France, pour qu'il y soit jugé. Une procédure insolite, car Manuel est le frère de Julie, une des adjointes de Mallock au 36, quai des Orfèvres. S'il ne s'était agi de Mallock, flic ayant connu les honneurs médiatiques lors d'une affaire précédente, ce n'est certainement pas à ce groupe qu'on aurait confié la mission de ramener Gemoni au bercail.

Mais le commissaire a donc suffisamment le vent en poupe pour qu'on lui confie ce dossier diplomatiquement délicat avec l'assurance que tout ne partira pas en vrille. Reste que si tout a été en principe prévu en amont par ministères interposés, ce genre de récupération peut toujours prendre un peu de temps et Mallock se prépare à l'idée de rester quelques jours (de trop ?) dans ce paradis terrestre...

6 jours. C'est le temps qu'il va falloir à Mallock pour obtenir un transfert en bonne et due forme. 6 jours, et pas mal d'événements qui vont pimenter le séjour du policier français. Une plongée exotique dans une société bien différente de la nôtre, la découverte de la personnalité de la victime, éminence grise des régimes les plus durs ayant dirigé le pays, quelques étapes gastronomiques, parce qu'il faut toujours découvrir les spécialités locales, des discussions avec des diplomates, des magistrats, des policiers, tous marchant sur des oeufs, et une acclimatation au climat au combien différent de celui de l'Hexagone, surtout en novembre...

Et puis, des choses quand même plus grave et inquiétantes, des interrogatoires délirants de Manuel Gemoni, dont ne sortent que des réponses sans queue ni tête, les menaces qui pèsent sur le jeune homme, déjà grièvement blessé lors de son arrestation, car il a tué une personnalité tout sauf anodine, un séjour qui se prolonge alors qu'il serait bien mieux protégé en France, et, cerise sur le gâteau, une attaque venue d'où on ne l'attendait pas...

Mais ce voyage va aussi être l'occasion pour Mallock de faire d'étranges découvertes. Aucun élément décisif pouvant faire avancer son enquête, ça non, Gemoni n'est pas assez cohérent pour en donner, ni même pour pouvoir expliquer son attitude et son geste, quant aux Dominicains eux-mêmes, on ne les sens guère portés sur les confidences. Mais sur lui-même et sur quelques phénomènes que nous autres, pauvres occidentaux blasés, méprisons... Saint-Domingue est une terre de mystère, de vaudou, de magie, ne l'oublions pas !

Au retour, changement de décor : l'hiver est rude et la neige s'est emparée de Paris. Mais pas changement de situation... Manuel Gemoni n'a toujours pas pu ou su expliquer son geste. Et, mauvais nouvelle supplémentaire, si on l'a autorisé à revenir en France pour être jugé, il est fort probable qu'on le renvoie ensuite en République Dominicaine... Il devient urgent pour Mallock de trouver comment innocenter le frère de son adjointe, sinon, des heures pénibles l'attendent... Et de gros dangers aussi...

Alors, Mallock et son équipe vont s'atteler à comprendre pourquoi Gemoni a tué si loin de Paris. Là-bas, le commissaire n'a rien trouvé, si ce n'est un a priori défavorable à la victime... C'est peu. Et si les réponses à toutes leurs questions se trouvaient en France, là où Manuel a été comme pris de folie, jusqu'à aller à l'autre bout du monde pour assassiner un homme...

Alors, on ne chôme pas, on cherche ce qui a pu déclencher cette pulsion mortelle. Et on va essayer de faire parler le suspect principal. Oh, pas comme ça, dans un interrogatoire classique, puisque ça ne marche pas... Non, Mallock décide alors de recourir à l'hypnose, avec l'aide d'un praticien connu et reconnu, Maître Long, afin de fouiller dans la tête de Manuel pour y trouver enfin de quoi orienter son enquête.

Mais, ce qui va sortir de ces séances est tout bonnement pire encore que ce que Manuel avait pu dire jusque-là... Là, il ne s'agit plus seulement de propos incohérents et incompréhensibles pour ses interlocuteurs... Non, l'histoire que Manuel Gemoni raconte sous hypnose est tout bonnement incroyable, au sens premier du terme, et plonge Mallock, Long, Julie et tout ceux qui vont les entendre, dans une profonde consternation...

Je ne vais évidemment rien vous dire à ce sujet, bien que j'en meure d'envie, croyez-moi, mais c'est le coeur du roman, et comme c'est un thriller, il faut en laisser dans l'ombre pour ceux qui n'auraient pas encore succombé, n'est-ce pas ? Ce que je peux vous dire, c'est qu'après un moment de sidération, assez logique, Mallock et ses adjoints vont se mettre en quatre pour essayer de vérifier le récit de Manuel, aussi ahurissant soit-il...

Une nouvelle enquête commence alors, pleine de surprises, de rebondissements, qui va emmener dans des lieux inattendus et surtout, renvoyer l'affaire à une sombre époque, bien loin des chaleurs dominicaines ou des neiges parisiennes présentes... Il va falloir se démener pour renouer les liens entre tout ça, sans oublier que la pression judiciaire et médiatique enfle et que Mallock a beau avoir un capital sympathie et un dos bien large, les vent finit parfois par tourner, surtout quand on est au service d'un juge ambitieux...

Personne n'est encore au bout de ses peines, dans cet épineux dossier, et si les hirondelles apporteront dans leur sillage des débuts de réponses, elles colporteront aussi dans le même temps leur lot d'emmerdements et d'écueils. Mais, malgré tous ces efforts, malgré des recours à des techniques vraiment peu orthodoxes, cette plongée dans les subconscients ne permettra pas de lever toutes les zones d'ombre...

De quoi rester circonspect, mais aussi de considérer notre bon vieux scepticisme cartésien d'un autre oeil...

Oui, j'ai bien conscience que je laisse beaucoup de zones d'ombre, mais, si je les levais ici, tout le monde me tomberait dessus en brandissant l'étendard du spoiler, qui est au blogueur ce que les gousses d'ail et le crucifix sont au vampire... Croyez-moi, moi qui adore évoquer les thématiques fortes des livres dont je parle, je me trouve terriblement frustré, avec ce roman de Mallock.

Car, je ne peux pas parler et développer ce qui concerne la principale thématique du livre. Et pourtant, qu'il y en aurait à dire sur ce sujet ! Et, plus généralement, sur la question du paranormal dans ce livre, présente à divers moments, sous des formes très différentes et qui, si on se montre attentif à la construction du livre, viennent finalement rendre les choses encore plus embrouillées qu'elles ne le sont déjà...

Alors, intéressons-nous à ce Mallock, que je découvre. Personnage et auteur, tiens, ça me rappelle un autre commissaire, ça... Un certain... San Antonio, non ? Derrière Mallock, il y a Jean-Denis Bruet-Ferreol, je le cite, puisque c'est écrit sur la quatrième de couverture du livre, je ne trahis donc aucun secret... Un touche à tout qui, lorsqu'il se met au roman, met son costume de commissaire, comme Clark Kent, sa cape de Superman.

Mallock, c'est un gros nounours, si, si, je l'affirme ! Un bonhomme bourru, volontiers misanthrope et pas toujours commode, au caractère franc et bien tranché, mais qui sait aussi, avec ceux dont il est proche, révéler son coeur d'or. Dans "le cimetière des hirondelles", d'ailleurs, on le voit d'emblée... Julie ne lui a pas parlé de la disparition de son frère tout de suite, seulement une fois que le meurtre a eu lieu, et elle aurait pu prendre en retour une soufflante...

Non, le commissaire est bien trop malin pour ça, et surtout, il va se débrouiller pour qu'on le charge de l'affaire, malgré l'impression de conflit d'intérêt qu'on peut avoir... Ensuite, certes, il va imposer sa façon de faire, parfois l'infléchir en fonction de ce que ses lieutenants lui diront, mais sans jamais vraiment ouvertement le reconnaître, on a sa fierté, mais bomber le torse aussi lorsque le juge affirmera publiquement que cette affaire n'avance pas et remettra en cause ses méthodes et lui rabattre son caquet joliment.

Oui, l'orgueil du Mallock est proportionnel à sa consommation d'eau-de-vie provenant de la distillation de céréales maltées ou non maltées... Oui, de whisky, oh, si vous chipotez... Bref, le commissaire piave sec, mais avec goût, toujours ! C'est aussi un amateur de musique, aux goûts éclectiques, même si les Beatles, je crois, sont au sommet de son Panthéon.

C'est aussi un homme équipé et à la pointe de la technologie, même s'il se montre discret sur ses recherches personnelles. Pourtant, en quelques clics, enfin un peu plus, il fera avancer son affaire, grâce à une comparaison d'images réalisés en loucedé. Mais, il conserve des automatismes de flic à l'ancienne, le pif, il n'y a que ça de vrai, mes amis... Et, lorsqu'il va un peu l'oublier, dans cette histoire, on va, dans son équipe, se charger de lui rappeler, même si ce sera avec fracas...

Il n'empêche que ce bon vivant, qui, quand il ne picole pas, ne crache pas sur la bonne chère et sait se mettre aux fourneaux pour mijoter de bons petits plats qu'on partagerait volontiers avec lui, reste un enquêteur hors pair, un limier qui ne lâche rien avant d'avoir réussi à résoudre les énigmes. Et plus encore quand il y a une dimension personnelle qui entre en compte, comme ici : Mallock connaît évidemment Julie, avec qui il travaille au quotidien, et avait déjà croisé Manuel et son épouse avant cette pénible histoire...

Et puis, il y a quelque chose que j'adore, chez Mallock : il a un avis sur tout et n'hésite jamais à le donner, surtout si on ne lui a rien demandé... Et allez lui dire, à cet ours pas toujours bien léché, quel euphémisme, que vous n'êtes pas tout à fait en phase avec ce qu'il dit, tiens ! Oui, l'homme a un caractère bien trempé et une personnalité tout sauf lisse, voilà qui en fait un personnage attachant ou agaçant, mais qu'on a envie de suivre, sur qui on sait qu'on peut compter en cas de coup dur...

Pourtant, je ne devrais pas être surpris, de tout ça. Je le savais déjà, via les réseaux sociaux... Et plus encore après avoir été "détronché" en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, au dernier Salon du Livre par le grand homme en personne... Ou son alter ego, je ne sais plus bien... Une rencontre qui m'a permis d'entrer plus facilement dans le roman, parce que j'avais l'impression de déjà connaître Mallock... Pour de vrai !

Quant à son intrigue, je dois dire que je me suis posé des questions... Je ne voyais pas bien où on allait en venir, en particulier dans la partie dominicaine du roman. Et puis... scotché, j'ai été, dès le retour à Paris, dès le premier interrogatoire sous hypnose. A partir de là, je n'ai plus lâché le roman pour comprendre, chercher une explication logique, rationnelle, à une histoire qui défiait encore un peu plus la raison...

J'ai alors suivi les pas de Mallock et de son équipe, partagé leur consternation, leurs interrogations, leur agacement devant l'absurdité apparente de cette histoire, leurs joies pour un mémorable réveillon de Noël et la terrible peine qui va suivre, j'ai cogité en même temps qu'eux, cherché les failles pour s'y engouffrer ou, au contraire, les indices qui corroboreraient le récit de Manuel...

Oui, j'ai vécu intensément cette enquête en ressortant avec les même interrogations que ce coquin de Mallock, qui a cuisiné un rapport aux petits oignons, mais qui se pose encore des questions après... Pas convaincu de ses propres conclusions, le commissaire ? Si, certainement, mais sans doute aussi très curieux de ce qu'il a fait apparaître... Car, derrière une façade au combien rationnelle, on sent bien que le flic teigneux, ne cesse de se demander si, parfois, la vérité ne serait pas ailleurs...

Alors, après le voyage à Saint-Domingue et une expérience, disons, bizarre, puis cette histoire à dormir debout et, au final, des petites choses sans importance mais qui en disent longs sur ce que nous ne comprenons pas, nous, enfants des Lumières, de la Raison et du matérialisme... Et si l'animal intelligent qu'est l'Homme avait perdu de vue une certaine ouverture d'esprit, et s'il avait rogné ses capacités de perception au point de ne plus savoir en ouvrir les portes ?

Et si, tout simplement, il avait désormais des idées trop arrêtées sur tout, et perdu sa capacité à s'émerveiller, à s'interroger, à penser le monde autrement ? Sceptiques, nous le sommes tous forcément un peu, devant les sujets abordés dans "le cimetière des hirondelles", Mallock et son double les premiers, je pense. Mais est-ce une raison pour dire "ça n'existe pas ?" quand un "je ne sais pas" pourrait s'imposer ?

Attention, je ne dis pas que je suis moins sceptique qu'avant d'avoir lu le roman de Mallock, je ne le pense pas, en fait, mais cela ne m'empêche pas de considérer ces sujets avec curiosité... A condition qu'on ne les réduise pas à des numéros de cirque ou à des émissions de télévision bien racoleuses, chargées d'attirer la ménagère et d'assurer une confortable audience...

Là, Mallock fait de cette question délicate, polémique, un vrai ressort de son intrigue. Comme dit en préambule, on n'est jamais loin de franchir cette frontière si floue qui nous sépare du fantastique. Ce à quoi se refuse Mallock, persuadé qu'il y a un mobile bien humain, bien terrestre à tout cela... Et pourtant, des mangroves dominicaines à une forêt normande bien sombre et peu rassurante, sans oublier un site parisien bien connu, qu'on découvre de façon très étonnante et originale, partout le doute demeure...

Comme si une petite voix murmurait à notre oreille un mantra : "ce n'est pas tout, c'est insuffisant, il y a une autre explication"...

A moins que cette voix ne soit... une musique... obsédante...



jeudi 13 juin 2013

"Dans un système fermé, le désordre est en augmentation constante".

Dixit le théorie de l'entropie, de Ludwig von Boltzmann... Euh, pour toute réclamation ou pour tout renseignement supplémentaire, adressez-vous à Tim Willocks, qui cite cette phrase dans le roman dont nous allons parler. Moi, j'ai essayé d'en savoir plus sur cette théorie, mais comme mes connaissances en maths se limitent à 2+2=5... Bref, il y a un an, pendant de jolies vacances au bord de l'eau, j'ai découvert un livre absolument génial : "la Religion", de Tim Willocks. Un livre dont je vous ai dit tout le bien que je pensais dans un long billet, auquel je vous renvoie volontiers. Il se trouve que la suite de "la Religion" n'est annoncé que pour l'an prochain... Et c'est long... Alors, j'ai exhumé de ma bibliothèque un autre roman du même auteur, "Green River", disponible en grand format chez Sonatine et, depuis quelques semaines, en poche chez Pocket. Un roman sensiblement différent du roman historique qu'était "le Religion", puisqu'il s'agit d'un pur thriller contemporain. Et pourtant, des points communs existent...


Couverture Green River / L'odeur de la haine


Green River. Bucolique, n'est-ce pas ? Et pourtant, ce nom se rattache à un enfer sur terre. Green River est un prison texane. Un pénitencier de sécurité maximale, construit en 1876, modernisé depuis mais qui reste un des pires lieux de détention qui soit, et pas seulement à cause de sa surpopulation chronique. A Green River, se trouve ce qu'on présente comme la lie de la société américaine, des détenus que les conditions de réclusion épouvantables ont bien peu de chance de remettre sur le droit chemin.

Particularité de Green River, ce n'est pas un cachot sombre où l'on se retrouve à l'ombre, au sens propre comme au sens figuré. En effet, l'architecte qui a conçu les lieux a voulu y intégrer le verre comme l'un des matériaux principaux. Comme la réalisation du vieux fantasme du Panoptique, cher au philosophe Samuel Bentham. Corollaire : une clarté omniprésente, et un effet de serre qui a rendu les lieux invivable en été, jusqu'à ce qu'on installe la climatisation...

Green River, c'est un volcan jamais endormi construit sur une poudrière. Euh, là, je suis à fond dans la métaphore, attention ! En clair, entre le casier édifiant de la majeure partie des locataires des lieux (dont le bail atteint les durées ahurissantes dont le système judiciaire américain raffole et qui dépassent bien souvent, et largement, l'espérance de vie du condamné...) et les tensions raciales, vraie étincelle prête à tout embraser,  cette prison est l'un des endroits les plus dangereux qui soit.

A sa tête, un directeur nommé Hobbes, qui règne sur la prison comme un véritable souverain, profitant de la structure de verre pour dominer l'espace, telle une divinité du haut de son Olympe. Il a tout pouvoir sur ceux qui vivent là, contraints et forcés. Lui se veut magnanime et juste, il n'est, dans ses méthodes de direction, qu'une forme de violence et de brutalité supplémentaire. Mais, cela lui semble le seul moyen de maintenir dans la prison un semblant de paix sociale.

Il a même essayer de limiter le plus possible les risques d'explosion en répartissant les détenus dans les 4 blocs selon des critères censés tenir éloignés les uns des autres les détenus les plus susceptibles d'en venir aux mains... Vous allez vite comprendre : dans le bloc A, des Latinos et des Blancs ; dans le bloc B, des afros-américains uniquement ; dans le bloc C, des Afro-américains et des Latinos ; dans le bloc D, uniquement des détenus blancs. Pas besoin d'être un grand visionnaire : éviter le plus possible les rencontres entre détenus noirs et détenus blancs...

Pourtant, malgré un directeur charismatique et tout-puissant, des conditions de détention optimales ou presque, les tensions s'exacerbent et Green River s'enfonce chaque jour un peu plus dans le chaos. Parmi les détenus, Ray Klein, un ex-médecin, condamné pour un viol qu'il dit ne pas avoir commis. Autre innocent enfermé à tort, Reuben Wilson, étoile montante de la boxe, piégé par des mafieux, et qui essaye de purger sa peine sans histoire... Pas facile...

Klein bosse à l'infirmerie de la prison, il a même su gagner la confiance de bien des détenus à qui il prodigue soins et conseils gratuitement (ou contre quelques rémunérations discrètes, faut bien gagner sa vie). Il y côtoie un autre détenu, un noir du nom de Coley, surnommé Frogman, et qui semble habiter les lieux. Un vieux bonhomme aussi bougon qu'attachant, et qui se démène pour les détenus malades qu'il a en charge.

Klein, depuis qu'il est à Green River, s'est donc fait des amis, si on peut dire, comme un certain Henry Abbott, un géant apparemment débonnaire, mais que la schizophrénie a, un jour, poussé à dézinguer toute sa famille. Il vit à Green River, mais évolue dans une espèce de vie parallèle et on se dit, avec Klein, que s'il en sort, ça risque de ne pas rigoler, car il pourrait tout à fait fondre de nouveaux fusibles... Pourtant, tout à ses voix intérieures, Abbott sera le premier à pressentir l'explosion à venir...

Travaille aussi à l'infirmerie, mais en tant que personnel externe de la prison, Juliette Devlin (mais appelez-la simplement Devlin, s'il vous plaît) est médecin et psy à Green River. Un choix spécial, car son CV pourrait lui permettre d'exercer n'importe où ailleurs. Mais Devlin a choisi de prolonger la tradition carcérale familiale, puisque son père était lui-même directeur d'une prison fédérale.

Secrètement, Devlin en pince pour Kay (qui ne dirait pas non si elle lui proposait un rapprochement, impossible, forcément, entre une employée et un détenu...) et elle vient surtout de publier dans un magazine très sérieux, un article scientifique inspiré de son travail à Green River et sur lequel elle a crédité Klein et Coley, comme si les deux prisonniers étaient des scientifiques à part entière. Elle brûle de leur apporter l'article quand il sera publié, histoire de leur montrer qu'ils valent bien mieux que leur actuel statut, pourtant appelé à se prolonger.

Dans le bloc D, sévit Nev Agry, le caïd des lieux, chef de bande sans doute plus craint que respecté, mais qui a su rassembler autour de lui une bande de fous furieux, certains des détenus les plus dangereux de Green River, comme cet Hector Grauerholz, authentique sociopathe, pour qui tuer est tout, sauf un problème.

On n'oubliera pas Cletus et Galindez, deux des gardiens du pénitencier. Le premier est le plus haut gradé et une grosse brute, exécuteur des basses oeuvres ordonnées par Hobbes, tandis que Galindez, émigré salvadorien qui a dû prendre ce job pour faire vivre sa famille, est bien plus humain, sans doute parce qu'il a connu le mauvais côté des barreaux dans son pays natal...

Si Cletus sera relativement absent des débats, puisque le laisser faire semble l'ordre premier de Hobbes devant le déclenchement de l'émeute, Galindez va se retrouver bien malgré lui au coeur de l'action, finissant par s'allier à Klein dans sa quête et par l'épauler dans les moments les plus problématiques et dangereux de son épopée vers l'infirmerie de la prison.

Voici, brièvement présentés, les principaux acteurs de Green River. Ou presque, car j'ai volontairement oublié un personnage dont je vais parler plus loin. Un mot sur le principal protagoniste, Ray Klein. Un homme qui a sans doute été accusé à tort de viol et qui a vu sa vie partir en fumée avant de se retrouver dans cet endroit terrible. S'il y a révolte, chez lui, c'est contre l'injustice et, pour montrer à tous qu'on a eu tort de l'envoyer là, il met tout en oeuvre pour traverser l'épreuve sans se faire remarquer...

Sa devise : RIEN A FOUTRE. Une devise qu'il a inscrite dans sa cellule et qui est son mantra au quotidien, face aux provocations, face aux agressions, face à l'envie de répondre à l'insulte par l'insulte, à la violence par la violence, entrant dans une spirale négative, qui ne le condamnerait qu'à un séjour plus long à Green River. Une lutte permanente, que Klein, malgré une ou deux entorses sans conséquence pour lui, est en passe de gagner.

Car Klein doit passer devant la commission de libération conditionnelle. Cette fois-ci, il le sent, il a de bonnes chances, contrairement aux précédentes années, qu'on le laisse sortir de cet enfer. Et, plus que jamais, il marche sur des oeufs pour ne pas risquer de gâcher une telle opportunité de revoir la vraie lumière du jour, pas celle filtrée par les plaques de verre de Green River.

Seulement, voilà, vous savez ce que c'est, la vie, les romans, la loi de Murphy... Si tout se passait comme prévu, on n'aurait rien à lire ! Alors, à peine Klein a-t-il appris l'excellente nouvelle, celle qui vous fait décoller et avancer sur un nuage, qu'une rébellion sans précédent éclate à Green River. Si cette prison était déjà l'enfer sur terre, là, ça va devenir tout juste indescriptible. La violence qui va submerger l'enceinte est effroyable, folle, sans plus aucune limite, hors de tout contrôle...

A l'origine, Nev Agry, dont la haine pour les détenus noirs est bien connue. Manigançant dans l'ombre propice, il va mettre au point un plan de bataille imparable grâce auquel il entend bien faire le plus de victimes dans le bloc B. Il a donné le signal du chaos, et c'est ce chaos en huis-clos, sans pitié, sans quartier, où chacun, prisonnier, gardien, employé, va devoir lutter pour sa vie.

Klein est le témoin indirect de cette guérilla lorsqu'elle éclate. Il décide de suivre son précepte : RIEN A FOUTRE. Il est blanc, il n'est donc pas visé par l'attaque des hommes de Nev Agry, le meilleur moyen pour lui de sortir le plus tôt possible, c'est de rester loin de tout ça et d'attendre que ça se passe... Jusqu'à ce qu'il entende, par la rumeur, que Nev, non content d'avoir voulu décimer le bloc B, a envoyé ses sbires à l'assaut de l'infirmerie pour y tuer les détenus atteints du sida qui y sont soignés...

Après les noirs, les sidéens... Même derrière les murs de Green River, les boucs émissaires commodes de nos sociétés bien malades, elles aussi, se retrouvent dans le collimateur... Inacceptable pour Klein, qui décide de sortir de sa retraite pour empêcher cela. Et sa motivation va croître encore plus quand il va découvrir que Devlin, par un malheureux concours de circonstance, s'est retrouvée dans la prison quand l'émeute a débuté et qu'elle s'est retranchée à l'infirmerie...

Je m'arrête là pour l'histoire, mais je vais parler du style Willocks. Car, dans "Green River", publié en 1994 aux Etats-Unis, j'ai retrouvé bien des éléments que j'avais aimé dans "la Religion". D'abord, le huis clos et une situation qui s'embrase. "La Religion", c'est une guerre effroyable pour un bout de caillou au milieu de l'eau, Malte, Green River, c'est une prison dont les murs contiennent l'onde de choc, mais la concentrent aussi.

Et puis, il y a la puissance de l'écriture, une violence inouïe qui se dégage des mots de Willocks à chaque page, une puissance sensuelle, également, car cet auteur sait stimuler les sens comme personne. Chez Willocks, on ne fait pas que voir, on touche, et surtout on sent... Je crois me souvenir que j'avais déjà évoqué en terme somme toute assez fleuris l'importance de l'olfaction chez ce romancier.

Je pourrais faire un copier-coller pour "Green River", car, en ajoutant quelques autres effluves, certes, pas forcément agréables mais évocatrices, comme le sperme, la sueur, le renfermé, la peur... j'ai retrouvé ces mêmes sensations au cours de ma lecture de Green River. Ce n'est sans doute pas un hasard si, lors de sa première publication en France en 1995, le livre avait été titré "l'odeur de la haine"...

La violence est omniprésente dans "Green River", verbale, physique, morale, même le sexe, même l'amour, si tant est qu'il puisse y en avoir dans un tel endroit, se teintent forcément d'une certaine rudesse... Les rares instants de tendresse, prodigués par Devlin, sont un des rares apports de l'extérieur, une manne convoitée par les détenus qui n'y ont pas accès à l'intérieur.

On n'est pas à proprement parler dans un roman épique, le contexte n'est pas idéal pour cela, mais, au fil des pages, une idée a commencé à germer dans mon pauvre cerveau, décidément dressé à la rude à réfléchir aux livres que je lui fais ingurgiter... Devant le destin chaotique des détenus et des personnels de Green River, mon imagination délirante a vu se dessiner des scènes mythologiques...

Oui, dans ces murs atroces, j'ai vu des remparts, dans cette guerre délirante, j'ai vu une rivalité incroyable... Non, je ne rêvais pas, plus j'avançais et plus cela devenait évident : Willocks a transposé Homère (pas Simpson, l'autre) dans une prison texane au XXème siècle ! Et Green River, c'est... Troie... Rien que ça ! Oui, je sais, dit comme ça, ça paraît fou, mais je suis certain de ce que j'avance. Un élément de preuve ?

Page 370, alors que mon opinion était déjà bien forgée, je lis cette phrase lancée par Klein à Devlin : "est-ce là le visage qui lança mille navires et fit tomber les tours décapitées d'Ilion ?" Ilion, comme dans l'Iliade !! Troie, vous dis-je, Green River, c'est Troie, et le roman, l'Iliade revisitée !! Epoustouflante révélation, non ? Vous ne me croyez toujours pas... Hop, embryon de démonstration !

Plus haut, en vous présentant quelques uns des personnages principaux, j'en ai omis un, il est tant de vous le présenter : il s'agit de Claude, détenu noir qui, lorsque commence le roman, vit au bloc B. Mais, ça n'a pas toujours été le cas. Claude a en effet retrouvé ce bloc récemment, alors qu'il vivait au bloc D. Là, il était le giton de Nev Agry, qui le forçait à se déguiser en femme, l'appelait Claudine et entretenait avec lui une liaison dans laquelle chacun trouvait sa part.

Claude/Claudine est notre Hélène, épouse de Ménélas/Agry, enlevée pour être transférée dans le bloc des Afro-Américains, qui sera véritablement Troie assiégée. Car, il devient bientôt évident que Nev Agry n'a pas juste décider de mettre Green River à feu et à sang par simple délire raciste et génocidaire. Non, il agit pour récupérer Claudine, redevenue Claude depuis qu'il est retourné au bloc B.

Klein, pour moi, est Enée, le courageux prince troyen qui finira par sortir de Troie avec son père Anchise/Coley sur le dos et son fils Ascagne/Reuben à ses côtés, je parle évidemment métaphoriquement. Et je crois que je pourrais poursuivre les exemples jusqu'à retracer une bonne partie de l'Iliade, mais avouez que ce serait un peu long... En tout cas, pensez à mon idée saugrenue, si vous lisez le livre de Willocks et amusez-vous à faire votre casting en rangeant les personnages côté grec ou troyen...

Enfin, je vous demande de me croire sur parole, alors que ce qui me semblait évident il y a quelques minutes est tout à coup bien difficile à expliciter, à vous faire partager... Je n'impose rien, je parle juste de ce que j'ai ressenti au fil de ma lecture et je crois sincèrement à cette folle théorie, j'espère qu'elle vous inspirera, ou que vous viendrez me jeter des cailloux en me disant d'arrêter de prendre de drôles de substances quand je lis...

Si je vois Enée dans Klein, j'y vois aussi beaucoup de Willocks lui-même. Willocks a une formation de chirurgien et de psychiatre, Klein était psy avant de finir en taule et il met la main à la pâte si besoin quand c'est nécessaire pour aider les détenus en souffrance. Et sa connaissance de l'anatomie est un vrai plus, à tous points de vue.

Klein est aussi karatéka, une activité à laquelle il s'astreint au quotidien, pour entretenir son calme et sa maîtrise de soi, mais aussi son agilité et, si besoin, pour pouvoir s'en servir comme d'une arme et décourager d'éventuel agresseurs... Or, Willocks est grand maître d'arts martiaux. Il insuffle à son personnage son propre savoir pour en faire ce personnage en marge du milieu dans lequel il vit mais qui ne se dégonfle pas, quitte à mettre sa liberté, puis sa vie en danger.

Enfin, j'ai commencé en citant Boltzmann, j'ai évoqué Bentham... Malgré le côté thriller, l'ambiance glauque et oppressante, le vocabulaire rude et les manières qui le sont encore plus, eh oui, on n'est pas dans un salon ou dans une société où les règles de convivialité habituelles sont en vigueur, il y a aussi une réflexion philosophique autour de la prison, de ses effets sur les hommes, pas seulement les détenus, d'ailleurs, mais aussi les matons, le directeur, etc.

Or, le directeur s'appelle Hobbes... Comme Thomas Hobbes, auteur de Léviathan... Un ouvrage qui voudrait fonder un nouveau contrat social fondé sur un pacte passé entre les individus eux-mêmes, sans passer par le truchement de traditions ni de religions. L'Etat doit être fondé sur la raison, mais pour en arriver là, l'individu doit être motivé par deux notions fondamentales : la crainte et le désir.

Là encore, je m'avance sûrement plus que je ne le devrais, vu mes faibles compétences en philosophie (mais je suis devenu imbattable à la bataille navale, grâce à cette matière !), mais il me semble que la première scène du roman où Hobbes descend de sa tour pour venir dans un des blocs de la prison et y faire un discours aux détenus dans lequel il les caresse dans le sens du poil avant de leur imposer par la violence son autorité, en faisant un exemple terriblement violent, me semble parfaitement coller...

A vous de voir, après tout. Et si vous vous demandez d'où je sors toutes ces (âneries) idées, sachez que je ne le sais pas plus que vous ! Mais, je veux aussi vous rassurer, "Green River" est d'abord et avant tout un thriller, certes à déconseiller aux claustrophobes et aux maniaques de la propreté, car une bonne partie du roman se déroule sous la prison, dans des canaux particulièrement nauséabonds, mais un livre qui tient toute ces promesses en instaurant une tension de la première à la dernière page et, surtout, en créant un suspense à couper le souffle.

Du bon Willocks, où ceux qui ont aimé "la Religion", devraient se retrouver en terrain connu et plonger dans un univers littéraire qui, dans un contexte complètement différent, développe bien des thématiques communes. Klein est un digne descendant de Matthias Tannhauser, avec lequel il partage le goût pour l'indépendance d'esprit et une certaine diplomatie, qui peut, selon les moments, être celle du gant de velours ou de la main de fer.


mercredi 12 juin 2013

"Tout cicatrise, mon cul !"

Mille excuse pour débuter, mais ce titre est tiré de notre livre du jour et cet éclat, lancé par le narrateur en réponse à son père m'a semblé parfaitement représentatif du roman. Ceci dit, je vous dois un autre aveu. Voici quelques semaines, par la grâce d'une amie internaute, oui, chère Régine, je parle bien de toi, j'ai pu participer à un déjeuner auquel étaient conviés des lecteurs... et des écrivains. J'ai déjeuné en face d'un libraire, avec qui j'ai discuté longuement, et de deux auteurs, Delphine Bertholon, que je connaissais déjà et Erwan Larher, inconnu à mon bataillon, jusque-là. J'ai apprécié son comportement, son humour au cours de cette journée et j'ai eu envie de savoir si la plume d'Erwan Lahrer se rapportait à son ramage... Je suis donc revenu de cette journée avec, sous mon bras, le dernier roman en date du monsieur, "l'abandon du mâle en milieu hostile", publié chez Plon. Et j'ai eu une riche idée !


Couverture L'Abandon du mâle en milieu hostile


Le mâle abandonné en milieu hostile dont il est question dans le titre du roman est son narrateur, dont on ne connaît pas le prénom. Un jeune homme de 26 ans qui, en ce milieu des années 80, tient un journal dans lequel il évacue, pardon, le mot n'est pas très joli, mais je n'en vois pas d'autre, il évacue la masse de sentiments contraires accumulés depuis une décennie...

Tout commence en 1977 dans un lycée dijonnais où le garçon est l'archétype du premier de la classe : binoclard, sans doute boutonneux, fort en thème, d'une totale niaiserie en matière relationnelle... Un fils à papa, appartenant à une famille de notables en vue dans la ville, militant aux Jeunes Indépendants, mouvement portant la parole d'un VGE président... Bref, notre brave garçon, pas méchant pour deux sous, est l'incarnation de l'ordre, l'exact inverse de l'adolescent rebelle...

Jusqu'au jour où... Où elle entre dans la classe, en plein milieu de l'année scolaire. Une ado de son âge, oui, mais c'est le seul point commun avec lui. Car elle a les cheveux verts, porte la panoplie complète du punk... Elle lui apparaît au premier regard comme tout ce qui le dégoûte, comme tout ce que son idéal bourgeois considère comme inacceptable, dangereux... Et, plus blessant encore pour son orgueil de jeune mâle pas encore dégrossi, elle va lui piquer la première place de la classe !

Elle est une menace, sans aucun doute, pour tout ce qui fonde son monde, presque une menace personnelle pour lui... Et pourtant, elle le fascine ! Leur première rencontre hors du cadre scolaire est un vrai choc des cultures et des éducations. Lui, guindé, elle, libérée de tout carcan social. Pourtant, par la malice d'un professeur, ils vont devoir travailler ensemble sur un exposé... Au grand dam du garçon, à la grande joie des autres élèves, qui ricanent d'avance...

Quelques séances de travail, en apnée, en ce qui le concerne, et un 19/20 plus tard, la répulsion/attraction a encore augmenté... Disons-le tout net, la jeune femme l'a ensorcelé, totalement, même si ce qu'elle représente le rebute encore profondément. Qu'à cela ne tienne, elle va prendre en main l'éducation du dadais, dans tous les domaines, à commencer par sa culture musicale, et elle va, sinon le métamorphoser, au moins le changer, en tout cas, l'extirper de son milieu pépère, sans danger, lisse à en pleurer, et de son destin tout tracé...

Il n'y a qu'un verbe pour qualifier ce qu'elle va faire avec lui, et il est à prendre dans tous les sens du terme : elle va le déniaiser...

Dans l'autre sens, il ne parvient en rien à infléchir la volonté farouche de la demoiselle, et certainement pas à lui faire accepter certaines de ses vues, à commencer par ses vues politiques. Tandis que, tel un iceberg s'éloignant de la banquise, il quitte petit à petit son cocon confortable et ses habitudes conformistes, elle va lui faire découvrir le rock alternatif, les concerts punks, la culture de ceux qu'on appelle les marginaux et bien d'autres choses que le blanc-bec ne pouvaient imaginer faire un jour.

L'improbable binôme va progressivement devenir un couple tout aussi improbable, si mal assorti, mais se foutant du regard des autres et du qu'en dira-t-on. De son côté à lui, aucun doute, il est fondu total, accro à elle comme à une drogue, éperdument amoureux, de son côté à elle, on ne sent pas une réciproque parfaite, mais une immense tendresse envers ce garçon si naïf, touchant dans sa maladresse, sa timidité et son étonnement permanent...

Une fusion qui va donner lieu à un mariage, à la surprise générale, et à une vie commune heureuse mais toujours aussi hétéroclite. Certes, elle a rangé une grande partie de son attirail punk et travaille, mais elle reste la femme de conviction forte et volontaire, toujours en rébellion avec l'ordre établi, la même révoltée que le jour où il l'a rencontrée... Et lui n'a toujours pas coupé ce foutu cordon qui le relie telle une chaîne à un boulet, à sa famille, plus conservatrice que jamais (l'arrivée des socialistes au pouvoir en 1981 n'arrangeant rien...).

Elle devient une écrivain en vue, reçoit un prix littéraire, se retrouve coqueluche de milieux branchés, sans jamais entrer dans ce système, sans jamais se départir de sa simplicité, de son caractère et de ses idées bien arrêtées, mais qu'elle ne cherche jamais à imposer autour d'elle... Lui avance dans la vie, sans doute pas dans la voie que son cher papa avait tracée pour lui, mais restant tout de même le gars bien propre sur lui qu'il n'a jamais cessé d'être, le type qui ne traverse en dehors des clous mais qui est aussi capable de se muer en vaie fée du logis.

Une idylle bien réelle s'est nouée, aussi incroyable puisse-t-elle paraître et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes quand...

Rien ne sera plus pareil pour lui. Une plongée abyssale, et sans bouteille d'oxygène, dans une monstrueuse dépression... Un repli sur soi terrible, un abandon non plus dans un milieu hostile, puisqu'il ne sort plus de chez lui, se laissant aller comme jamais, perdu, complètement perdu... Un état comateux que sa nouvelle relation, étroite, très étroite, avec Johnnie (pas le pourri, le whisky) ne va pas améliorer, bien au contraire.

Le sage adolescent devenu un adulte à peine moins coincé est en voie de devenir une véritable épave. Privé de raison de vivre, de carburant pour avancer, d'avenir, tout simplement, il se coupe du monde, se clochardise, ne devant qu'à une nouvelle rencontre, oh, pas l'amour fou, non, un simple placebo, même s'il est sincère, de se sortir de cette profonde ornière...

Pour autant, ça ne passe pas. Jamais il ne va comprendre, accepter, assimiler ce qui s'est passé. Son désespoir est tour à tour colère, effarement, effusion de tendresse, découragement, jusqu'au retour d'une féroce volonté. Une volonté de se montrer digne. Digne d'elle, de ce qu'elle lui a appris, de ce qu'elle lui a apporté...

"L'abandon du mâle en milieu hostile" commence comme une comédie burlesque, reposant sur le principe de la rencontre improbable entre deux êtres que tout sépare. Puis, petit à petit, le ton se fait plus sombre, sans doute aussi parce que le narrateur évolue, devient moins caricatural, moins ridicule, sans jamais perdre son côté maladroit, décalé, inadapté...

Et le livre tombe dans le drame, la relation d'une douleur atroce, plus atroce encore parce qu'elle s'accompagne de ces "pourquoi ?" qui vous ronge le cerveau. Une douleur qui peut vous terrasser, définitivement, vous mettre KO pour le compte, vous tuer, disons-le clairement. Une de ces douleurs qui ne vous quitte plus jamais et qui demande une volonté et des efforts surhumains pour se relever.

La qualité immense d'Erwan Larher, c'est de parvenir, sans changer profondément son style, sons vocabulaire, ses tournures de phrases, son remarquable sens de la formule, à transmettre au lecteur aussi bien l'humour et la loufoquerie de la première partie que la violence de la tristesse de ce jeune homme dont la vie s'est arrêtée comme une montre qu'on a oubliée de remonter.

Au petit jeu des références, pas celles revendiquées par l'auteur, mais celles qui me sont venues à l'esprit en lisant "l'abandon du mâle en milieu hostile", je dois dire que la truculence de la première partie m'a fait penser à Pierre Desproges, à son auto-dérision acerbe, drôle, piquante, mais jamais méchante. Un lourd héritage, sans doute, mais vous essaierez, si vous en avez l'occasion, de lire à voix haute certains passages en début de livre, on se rapproche du débit de cet immense monsieur.

Pour la deuxième partie, autre écrivain dont j'aime l'écriture, Yann Moix. Là, je m'attends à ce que la référence fasse réagir un peu moins positivement et je m'insurge à l'avance ! Non, ne jetez pas la pierre à Moix, lisez ses premiers livres, en particulier, pour la référence à laquelle je renvoie ici, "les cimetières sont des champs de fleurs". J'y avait retrouvé la même violence et la même pureté dans l'expression de la douleur d'un homme.

Vraiment, croyez-moi, la plus-value de ce livre, c'est l'écriture d'Erwan Larher. L'histoire, jouant sur des archétypes au début, on se demande un peu où l'on va. Et puis, la sauce prend, Lahrer la lie justement par son écriture qui emporte le lecteur. Et, une fois qu'on a accepté le parti pris initial parce que ce garçon écrit vraiment bien, paf !, il nous scotche avec une histoire d'un seul coup et brutalement retombée des petits nuages roses sur le gris bitume de notre triste plancher des vaches.

Mais "l'abandon du mâle en milieu hostile" est aussi une chronique d'une période particulière de notre histoire contemporaine, ce tournant des années 70-80, avec les changements politiques, culturels, l'émergence d'une génération en rébellion contre une société en crise, en manque de repères. Lahrer ne fait pas que nous emmener à la découverte des punks, il nourrit son texte avec cette culture particulière en plein essor.

Et puis, dans les années 80, les questions politiques et sociétales évoluent et les personnages avec. "A l'insu de son plein gré", le très giscardien narrateur va être plongé dans les soubresauts de cette époque, que l'arrivée de la gauche au pouvoir en France, ne vont pas calmer. Là aussi, le contexte est très bien rendu, tout comme l'étroite relation de la politique, de la culture et de la contestation dans ces années-là.

J'ai également trouvé le personnage de la fille très intéressant. Son entrée spectaculaire dans la classe, au début du roman, laisse augurer un personnage complexe et c'est le cas. Elle est radicale, farouche dans ses engagements, mais elle ne cherche jamais à imposer ses vues. Même face aux parents du narrateur, elle encaisse des commentaires qui ne cadrent pas avec ses idéaux, quel euphémisme !, mais ne se démonte pas, ne perd jamais ses nerfs, se montrent patiente pour exposer ses idées.

Pourtant, très tôt, on sent qu'il y a derrière elle un mystère, un secret... Comment et surtout pourquoi est-elle devenue punk ? Malgré sa proximité, le narrateur n'obtiendra pas les réponses souhaitées, elle est un mur, une huître qui se referme dès qu'on aborde ces questions... Toutes ces questions, on se les pose, comme le narrateur, et on n'a pas fini de s'en poser, plus encore au fil du livre, avec tout ce qui va se passer...

Oui, la première impression sur elle est la bonne : un personnage complexe, torturé, difficile à cerner et à suivre... Ne nous leurrons pas, la fascination du narrateur pour elle est assez contagieuse, c'est le genre de rencontre dont on rêve. Le côté vilain petit canard, la relation qui encanaille et qui fait sortir de son morne train-train quotidien, tout ça, ça réveille quelques instincts adolescents en nous, non (euh, je ne parle que pour moi, là ? Hum... Bon...) ?

La preuve ultime que je lui ressemble à ce gars-là, sans doute... Oui, le narrateur, genre timide, coincé, pas du tout en phase avec les filles, pas vraiment bien dans sa peau et franchement transparent dans le regard de ses congénères... C'est peut-être pour ça que je me suis attaché à lui aussi, même si son côté too much, cette  naïveté désespérante qui finit par lui donner un air franchement godiche, m'ont souvent donné envie de lui filer un grand coup de pied aux fesses... C'est elle qui va s'en charger, bien plus métaphoriquement que ce que j'aurais pu faire...

Ensuite, on partage sa douleur, son incompréhension... Le sourire du début s'efface et l'on ressent alors des émotions bien moins positives, jusqu'à un bouleversement certain. Le pauvre môme... Un aveugle privé de guide pour continuer à cheminer dans la vie... Un sentiment de trahison aussi, de révolte, enfin, lui qui n'a jamais été habitué à cela...

Même au bout du bout du rouleau, même inconsciemment, la réaction du narrateur sera en phase avec ce qu'elle lui a inculqué. Oh, n'allons pas trop vite en besogne, je l'ai dit, pas question de métamorphose, plus d'un déclic, d'une amorce de prise de conscience qui, sans la rencontre avec elle, n'aurait même pas été du domaine de l'illusion. Tout cela, on le sent dans les dernières pages, sera l'étincelle d'une nouvelle vie pour le narrateur. Oh, certainement pas celle dont il aurait rêvé, non, mais en phase avec cette vision avortée.

Au final, je ne vais pas sortir l'adage éculé qui veut qu'il faut toujours suivre ses premières impressions, mais il y a un peu de ça. Tant pour le narrateur du roman d'Erwan Larher que pour moi, lecteur lambda rencontrant cet écrivain inconnu. Oui, j'ai eu cette curiosité de vouloir découvrir le travail d'un mec que j'ai trouvé sympa et drôle... Et j'ai vraiment bien fait !

J'ai dévoré "l'abandon du mâle en milieu hostile", j'ai vibré, j'ai été surpris et je me suis délecté d'une plume que j'ai envie de retrouver, car elle a su me faire rire et me mettre au bord des larmes à quelques pages d'intervalle (le roman fait 226 pages). C'est féroce et tendre, comique et dramatique, superficiel et profond, et l'histoire nous interpelle et nous pose de vraies questions auxquelles il ne sera jamais facile de répondre.

Une vraie attaque éclair contre la laideur du monde, sans arme, ni violence, ni haine, juste avec une plume assaisonnée au vitriol, juste ce qu'il faut.


mardi 11 juin 2013

"Tu aurais vu ce que c'est, l'émigration... Le milieu splendide d'un triste roman que personne ne prendra la peine d'écrire."

Cette phrase titre est tirée d'une véritable correspondance et est citée dans le roman du jour, je ne vous dirai pas dans quel contexte, à vous de le découvrir, mais elle me semble très représentative de ce livre passionnant. Et, au passage, apporte la preuve que quelqu'un s'est bien donné la peine d'écrire un roman sur le sujet des exilés allemands dans les années 30, même si ce livre est paru 70 ans après... Anna Funder est australienne et son roman "Tout ce que je suis" (publié aux éditions Héloïse d'Ormesson) est né de sa rencontre avec Ruth Blatt, femme alors déjà très âgée, disparue en 2001 à 95 ans, et dont l'incroyable destin fournit un matériau parfait pour un roman historique foisonnant, passionnant, dans lequel on apprend plein de choses, sous tension, rempli d'émotions contraires, tant pour les personnages que pour le lecteur.


Couverture Tout ce que je suis


Ruth coule une paisible retraite à Sydney, entre repos à la maison et aquagym. A 95 ans, on ne va pas lui en faire le reproche... Il va suffire d'un courrier un peu particulier pour que Ruth soit renvoyée, par la mémoire, dans sa jeunesse militante, à une époque où il s'opposer était dangereux : dans l'Allemagne de l'Entre-Deux-Guerres, là où elle a grandi.

Le courrier a été envoyé par l'université de Columbia, à New York et est accompagné d'un paquet de document dont Ruth est la dédicataire. Des documents retrouvés dans les coffres d'un hôtel new yorkais bientôt démoli. Ils ont été écrits par un écrivain allemand, Ernst Toller, que Ruth connaissait, de nom, dans son enfance allemande, et qu'elle a rencontré à Londres dans les années 30.

Ces documents forment le brouillon d'une autobiographie d'Ernst Toller dans lequel il donne son point de vue sur cette période où un certain nombre d'opposants au régime hitlérien naissant, militants de gauche, surtout, juifs pour beaucoup d'entre eux, ont dû fuir l'Allemagne dès le début des années 30 et sont allés à Londres fonder un véritable mouvement de résistance, bien avant qu'on emploie ce mot. Et, parmi ces femmes et ces hommes courageux, l'une d'entre elle a particulièrement marqué l'écrivain : Dora.

Dora était la cousine de Ruth, un peu plus âgée qu'elle et militante de gauche de la première heure. Déjà à la fin de la première guerre mondiale et sous la République de Weimar, la jeune femme était proche du Parti Social-Démocrate Indépendant, avant de s'éloigner de toute structure constituée pour devenir une figure de proue de la mouvance, indépendante et suivie, en particulier par les femmes.

C'est en vacances chez les parents de Dora que la jeune Ruth découvrira la politique et, dans le sillage de sa cousine, elle aussi deviendra une fervente militante de gauche. C'est également grâce à Dora que Ruth va rencontrer celui qui sera l'homme de sa vie : Hans Wesemann. Lui aussi est très engagé, il a connu le front en tant que soldat et, en réaction à l'horreur vécue, il s'est engagé dans des mouvements pacifistes réclamant la fin de la guerre, une orientation encore très mal vue, dans une Allemagne qui refuse l'idée d'une défaite, et donc, encore moins, d'une capitulation.

Hans sera par la suite un journaliste assez renommé et surtout un satiriste qui se fera régulièrement remarqué par ses articles au vitriol, en particulier ceux touchant à la vie politique allemande des années 1920 et 30. C'est d'ailleurs en tant que journaliste qu'il ira rencontrer Ernst Toller en prison, celui-ci purgeant une peine pour avoir participé à la République des Conseils de Bavière, tentative de régime politique alternatif finalement écrasé par les corps francs, chargés de remplacer l'armée, après le désarmement imposé par le traité de Versailles.

Une rencontre qui va marquer durablement Hans, idéaliste, naïf, mais qui va sous-estimer l'écrivain, alors jouissant d'une forte notoriété. Pourtant, dans cette période de la République de Weimar, ces rencontres vont sceller durablement le destin de ces quatre personnes : Ruth, Dora, Hans et Ernst. C'est ce destin commun qu'ils vont raconter, Ruth avec ses souvenirs en 2001 et Ernst, par ces textes écrits en 1939. Leurs voix vont alterner un chapitre sur deux, au long des 500 pages du roman d'Anna Funder.

C'est évidemment avec la montée du nazisme puis l'arrivée de Hitler au pouvoir que tout va changer. Ces militants sincères, qui ont rêvé de changer l'Allemagne après la chute du Kaiser, sont plus que jamais mobilisés face à un fléau qu'ils craignent mais dont ils sous-estiment encore les pratiques. Hans, par exemple, fera ses meilleurs articles satiriques en se moquant de Hitler et Goebbels, ce qui lui vaudra une certaine renommée... et une haine farouche de la part de ses cibles...

Mais tout bascule avec l'incendie du Reichstag. Cette énorme opération de manipulation et d'intoxication lancée par Hitler va lui permettre de renforcer son emprise sur le pays, de jeter le discrédit sur l'opposition politique, communiste en particulier, mais de gauche en général, et de faire de cette opposition, une mouvance illégale, rejetée dans la clandestinité.

Ce qu'on sait moins, c'est qu'avant les vagues d'arrestation à caractère politique qui conduiront bien des militants de gauche dans des camps de prisonniers, puis de concentration, le régime nazi a procédé à une vague d'expulsions d'opposants politiques, avec une idée simple : quittez l'Allemagne ou allez en prison... Ceux qui vont quitter le pays, sous la menace, seront ensuite, pour partie, déchus de leur nationalité allemande.

Ernst, visé par ces mesures, avait déjà quitté le pays, lorsque son nom a rejoint la liste des bannis. Ruth et Hans, qui forment désormais un couple, font partie de ces Allemands qui n'ont eu que 24 heures pour s'exiler, sans même la certitude qu'on ne les arrêtera pas, sous un motif quelconque, avant qu'ils aient pu passer la frontière. Enfin, Dora, elle, aura le parcours le plus complexe, arrêtée, prise au piège, ne parvenant à échapper à la police du régime in extremis et à rejoindre la Suisse puis l'Angleterre avant qu'il ne lui arrive malheur.

Rassemblés tous les quatre à Londres, parmi une communauté d'exilés en nombre croissant, ils vont tout faire pour entretenir une véritable opposition politique à Hitler depuis Londres. Avec une double volonté : essayer d'envoyer un signal à ceux qui seraient encore au pays et ne partageraient pas les vues, de plus en plus inquiétantes, du nouveau régime, mais aussi d'ouvrir les yeux à l'Europe et même au-delà sur le danger qu'incarne le nazisme, et que tous les gouvernements démocratiques sous-estiment terriblement...

Mais, Dora, véritable Pasionaria de la gauche allemande, et ses amis doivent faire face à deux obstacles majeurs dans leur combat : le premier, c'est que l'Angleterre a accepté d'accueillir ces émigrants, mais sous la condition sine qua non qu'ils ne se mêlent pas de politique ; le second, c'est que Hitler étend sa poigne de fer au-delà des frontières allemandes et n'hésitent plus à envoyer des assassins à travers l'Europe pour traquer et éliminer ces résistants de la première heure.

Dora et Ruth doivent se cacher et transformer leur appartement en véritable bureau dédié à la rédaction et l'impression de tracts et de bulletin d'information. Ernst se voit contraint de négocier pour obtenir le droit de faire traduire et publier ses écrits outre-Manche. Quant à Hans, il lui est impossible de reprendre son métier de journaliste, encore moins de satiriste. Il faut composer et se montrer de plus en plus prudent...

Commence quasiment alors un véritable roman d'espionnage, où Dora, Ruth, Ernst (qui sont juifs) et Hans vont devenir la cible d'opérations parfois organisées à l'emporte-pièce, où le doute plane toujours pour savoir si c'est une visite des autorités britanniques ou une attaque allemande, tout en essayant de se créer des soutiens, et des soutiens forts, puissants, dans les hautes sphères anglaises.

Mais, il serait réducteur de restreindre le roman d'Anna Funder à cet aspect-là. "Tout ce que je suis", c'est aussi l'histoire passionnée et complexe de ces quatre êtres, liés par les idées, mais que les événements vont souder plus encore. Quand je dis complexe, il faut que j'explicite les choses. Ruth et Hans vont très vite se mettre en ménage et leur vie de couple ressemble à une idylle jusqu'à l'installation à Londres, quand l'inaction, l'angoisse, la paranoïa vont faire apparaître quelques lézardes...

Et puis, il y a la relation entre Dora et Ernst. Ils sont amants, sans doute chacun la moitié d'orange de l'autre, de vrais alter ego. Pourtant, ils ne formeront jamais un couple. D'abord parce que Dora est farouchement indépendante, mais aussi parce que la vie matrimoniale ou le concubinage, comme la maternité, d'ailleurs, ne cadrent pas avec son discours idéologique. De son côté, Ernst est fou de Dora, éperdu d'amour et d'admiration pour cette jeune femme, mais il a sa vie, un mariage avec une femme étonnamment absente de son propre récit, une vraie Arlésienne...

Quant aux deux cousines, on pourrait quasiment les croire soeurs. Elles sont différentes, c'est vrai, Dora est plus extravertie, une passionnée qu'un feu intérieur consume, celui de la révolte, on le ressent parfaitement, tandis que Ruth, bien que tout aussi engagée, est moins focalisée sur la lutte, s'autorise quelques à-côtés, comme une passion pour la photographie, à laquelle elle s'adonnera toute au long de sa longue existence.

En cela, "Tout ce que je suis" est un roman d'amour, avec tous les ingrédients qui vont bien : la passion, les coups de foudre, les désillusions, les séparations, les choix des uns et des autres, sans oublier la trahison. Et, dans le contexte que je vous ai décrit depuis le début de ce billet, vous aurez bien compris qu'une trahison amoureuse prend vite des proportions dramatiques.

Ce drame, on le sent rapidement, il couve, pratiquement dès le départ... A mots couverts, il se dessinent dans le récit des narrateurs, par petites touches. La pression augmente sur le lecteur à mesure qu'elle augmente sur les personnages, on partage leurs inquiétudes légitimes, on traque les détails pour essayer de deviner la nature du drame annoncé, alors que les nuages s'amoncellent au-dessus des protagonistes...

Mais, ce qui m'a le plus intéressé dans le roman d'Anna Funder, c'est la partie chronique historique d'une époque. Comme ce roman repose sur une histoire vraie, la romancière australienne a pu utiliser une documentation abondante tant pour établir le portrait des personnages (Ernst Toller, par exemple, a laissé plusieurs recueils autobiographiques, les autres personnages ont eu droit à nombre d'articles ou d'ouvrages évoquant leur histoire ; et puis, Anna Funder a connu Ruth, la vraie Ruth, qui lui a sans doute donné bien des renseignements précieux) et celui de l'époque dans laquelle ils évoluaient.

J'en ai touché un mot plus haut, mais, loin des habituels romans ayant pour contexte le IIIème Reich, "Tout ce que je suis" se déroule pendant l'Entre-deux-Guerres. Bien sûr, l'essentiel du roman a lieu dans les mois qui suivent l'arrivée des nazis au pouvoir, mais j'ai apprécié le début du récit, à la fin des années 10 et dans les années 20, qui nous présente une Allemagne vaincue, à genoux et qui entre dans une période assez trouble et instable qui aboutira à la victoire électorale de Hitler au début de la décennie suivante.

Je connaissais la République de Weimar et certaines images tenaces qui y sont associées, comme ces brouettes de billets de banque avec lesquelles on devait se déplacer à la fin des années 20, tant l'inflation était galopante. Pour mieux se rendre compte du phénomène, il y a une scène où Ruth et Dora ont rendez-vous dans un café. Ruth, arrivé la première, commande un café qui lui coûte 5000 marks. Dora, en retard, arrive 3/4h après, commande la même chose et doit payer... 9000 marks ! Commentaire de la serveuse : si on veut payer le même prix, on commande en même temps !

Mais, j'en ai aussi appris beaucoup sur cette période. Je connaissais le mouvement spartakiste, Rosa Luxembourg, Karl Liebknecht et leur sort funeste, mais je ne connaissais pas l'histoire de la République des conseils de Bavière dont Toller fut une des chevilles ouvrières. Parmi les soubresauts nombreux qui ont marqué cette époque, les tentatives d'instaurer des régimes alternatifs ou de renverser le régime en place, on évoque souvent le putsch de Munich, de ce Hitler encore inconnu, mais on oublie souvent toutes ces initiatives de la gauche radicale, qui ont été réprimées bien plus sévèrement.

Un seul regret sur cette partie se déroulant dans les années 20 : on reste bloqué, sans doute parce que Anna Funder doit respecter une trame romanesque précise, mais la vie culturelle allemande en plein bouillonnement dès la fin de la première guerre mondiale, n'est qu'à peine effleurée... En revanche, pardon de cette parenthèse intéressée, la montée en puissance du média radiophonique est très bien évoquée et la radio joue même, d'une certaine manière, un rôle déterminant dans le roman.

La partie londonienne elle aussi est remarquable dans son aspect chronique d'une époque. On y voit se dessiner des classes sociales bien différentes, que les Allemands sont amenés à toutes côtoyer, les classes modestes pour trouver un logement, les classes les plus élevées, y compris une certaine aristocratie, pour y trouver des appuis politiques.

Que ce soit ces logeuses, la première, Anglaise, prête à accueillir tout le monde, sauf des Irlandais, ou la seconde, Irlandaise, prête à accueillir tout le monde, sauf des Anglais, ou bien cette riche et excentrique femme qui organise des bals masqués où le tout-Londres est invité et qui reçoit ses convives en tenues de courtisane impeccable, mais avec des chaussons au pied, c'est un portrait assez ironique que nous donne à voir Anna Funder, à travers le regard de ces Allemands un peu perdus, chez leurs cousins, si proches et pourtant si différents... Et je n'ai même pas parlé de la cuisine !

Mais, dans cette période aussi, j'ai appris des choses, des événements plus sérieux, qu'on ne connaît pas, qu'on n'enseigne pas ou que beaucoup ont sans doute oublié... Comme l'organisation à Londres, sous la houlette du groupe d'émigrés allemands auquel appartiennent nos personnages, d'un contre-procès de l'incendie du Reichstag.

Pas une mascarade ou une mise en scène, non, un véritable procès, évidemment sans véritable portée, si ce n'est hautement symbolique, où les nazis ne sont plus aux commandes, mais bien sur le banc des accusés. Avec des éléments de preuve concrets prouvant l'innocence des accusés arrêtés à grand renfort de propagande par le régime de Berlin. Et une manière de faire peser sur la dictature naissante la pression d'une opposition certes mise à l'écart, mais certainement pas découragée.

Avec "Tout ce que je suis", Anna Funder signe une vraie fresque historique, originale et passionnante, avec un vrai suspense et une ambiance qui rappelle effectivement les récits de résistance qu'on connaît dans la France des années 40. Un côté "Armée des Ombres" qui m'a intéressé. J'ai dévoré ce roman de près de 500 pages et le destin des différents personnages m'a ému.

Car, bien sûr, si le drame, qui est le climax du roman, a lieu dans la première moitié des années 30, les conséquences des actions de ces personnages, mais aussi les menaces qui ont pesé sur certains d'entre eux ont perduré. Ces quatre-là, pour des raisons et à des stades différents, ont véritablement eu des vies romanesques et il faut remercier Anna Funder de ne pas avoir laissé ses personnages "en rade", mais de les avoir suivi jusqu'au bout, même quand les informations relèvent plus de la légende que des faits...

J'avais entendu beaucoup de bien de ce livre avant de l'avoir lu, je vais maintenant me joindre aux louanges et vous le conseiller, chers fidèles de ce blog, car on a là un ouvrage de grande qualité, tant narrative que dans le fond qui nous est présenté. Et qui, comme je le dis souvent, prend une dimension émotionnelle plus forte encore quand on sait que cela repose sur des faits historiques et des existences humaines réelles.


lundi 10 juin 2013

"Alain, c'est Dieu, et moi, je suis Angèle, la seule Barbie en vrai."

A l'heure où les plus navrants fleurons de la télé-réalité font le buzz avec du vent (et du shampoing, aussi...), voici un roman qui ne peut que faire réfléchir à la vacuité de certaines "carrières artistiques" qui nous renvoient au temps glorieux des zoos humains et des femmes à barbe... Oui, ce préambule n'est pas d'une grande gaieté, je le reconnais volontiers, mais le livre du jour m'a terrifié. Dans le bon sens du terme, parce que le lecteur que je suis a besoin d'émotions variées. Là, j'ai été servi, dévorant ce livre avec une certaine fièvre, effaré devant l'histoire d'une femme transformée en "bête de foire" (sic) pour le bien-être d'un époux qu'on devine manipulateur et intéressé... Sans misérabilisme, ni cynisme, j'insiste là-dessus, le jeune romancière Alma Brami dresse le portrait de cette femme dans "Lolo", publié chez Plon, dans sa collection "Miroir". Le style est aussi brillant que l'histoire est triste...


Couverture Lolo


Angèle a rendez-vous chez le psy. Elle a besoin d'une attestation de sa part pour pouvoir procéder à une énième opération de chirurgie esthétique, visant à lui augmenter une nouvelle fois son tour de poitrine. Il faut dire que Angèle vit de ce corps, qu'elle affiche un peu partout en France et à l'étranger, au cours de spectacles, si on peut appeler cela ainsi, où sa plastique, dans tous les sens du terme, aiguise les plus bas instincts masculins.

Commence un monologue, au travers duquel on comprend que le psy n'est pas du tout prêt à donner son accord à une nouvelle opération et qu'il préférerait que Angèle poursuive la thérapie qu'elle a entamé sans même s'en rendre compte... Pourtant, Angèle va revenir, séance après séance, et se livrer de plus en plus à ce psy muet mais attentif au destin de cette femme pas comme les autres.

Le lecteur, presque dans la peau du psy, en tout cas disposant de cette vue subjective à travers lui, va découvrir la vie et le destin d'Angèle, connue du grand public sous le pseudonyme de Lolo... Mais, si nous mesurons rapidement la tristesse de la vie de cette femme, elle, de son côté, fait preuve d'une immense naïveté, une candeur, même, touchante, mais terriblement aveuglante...

On découvre le parcours d'une jeune fille, dotée un complexe d'infériorité abyssal et d'un total manque de confiance en elle. Angèle est l'aînée d'une famille nombreuse, son père est absent même quand il est là et sa mère est autoritaire et même violente. Angèle a subi ses foudres en permanence depuis toujours et, sous cette influence délétère, elle a fini par se persuader qu'elle est une moins que rien, une incapable, une ratée...

A 24 ans, elle a fait la rencontre de sa vie : Alain. Il sera l'homme de sa vie, espèce de coup de foudre réciproque. La mère d'Angèle, elle, voit en cet homme le seul moyen de caser cette fille, en qui elle n'a jamais fondé aucun espoir... Mais, Alain est plus un digne émule de Frankenstein que le mari parfait et , très vite, il va prendre en main la destinée d'Angèle... pour le meilleur et pour le pire...

A coups d'opérations esthétiques, plus d'une vingtaine, Alain va faire de la jolie Angèle, Lolo, people avant l'avènement des peoples, dont le titre de gloire restera d'avoir eu son nom et sa photo dans le livre des records pour être la femme à la poitrine la plus opulente du monde... Oui, j'ai dit jolie... Lors d'une séance, Angèle raconte qu'elle a retrouvé une photo d'elle avant... "J'ai vu une fille mince, mince, mince, belle comme une mannequin. J'ai dit : "c'est moi". Alain a répondu "c'était ! Tu es beaucoup plus femme, maintenant !" " Ca a au moins (seulement ?) le mérite d'être clair...

Pour financer toutes ces opérations, et sans doute pour assurer un train de vie confortable au couple, et plus particulièrement à lui-même, Alain devient l'agent de Lolo, voulant en faire une chanteuse, une actrice, une Star, avec un S majuscule... Un rêve quasi hollywoodien qui prendra vite du plomb dans l'aile pour devenir une carrière pathétique, aux relents de prostitution... Je n'en dis pas trop, mais les découvertes successives sur la vie du couple sont juste ahurissantes...

D'autant plus ahurissantes que Angèle elle-même ne semble se rendre compte de rien...En tout cas, sa nouvelle vie de Lolo est tellement plus féerique que son enfance et sa jeunesse, sous le joug d'une mère atroce, qu'elle semble refouler tous les indices qui montre qu'on se joue d'elle, qu'on a fait d'elle une créature, une "bête de foire", pour reprendre l'expression que découvre sur internet la jeune femme à son sujet, une marionnette totalement dépendante, et pour tout, jusque dans sa vie quotidienne, de cet homme, dont le portrait, page après page s'assombrit...

Oui, vraiment, Angèle est au pays des Bisounours, si on l'écoute. Elle n'a jamais été aussi heureuse que depuis qu'elle est avec Alain et qu'il a fait d'elle Lolo... En fait, Angèle est une enfant dans le corps d'une femme rendu difforme à force de vouloir l'embellir. Quel abominable paradoxe ! Oui, Angèle est une enfant et Alain, le père qu'elle aurait voulu avoir.

D'ailleurs, quand elle se rebelle, quand elle boude, quand elle conteste, elle se fait réprimander, gronder comme une gamine... Et, à chaque fois, elle capitule devant celui qui incarne la raison : "C'est pas ça être adulte ? S'excuser, reconnaître quand on a fait une bêtise ?", dit-elle... Eh bien non, ce n'est pas ça, être adulte...

Pourtant, au-dessus de ce discours tout rose parfumé à la guimauve, flotte un nuage noir persistant. Un nuage comme un sinistre présage. Angèle est apparaît si lunatique, changeant d'humeur d'une séance à l'autre, et même parfois durant une séance, qu'on comprend que le psy ait souhaité la suivre au lieu de lui filer le bordereau qu'elle était venue chercher...

Car Angèle semble être entourée par la mort. Pas celle de ses proches, non la sienne. Comme si elle avait depuis toujours été en sursis... Par moment, alors qu'elle se raconte, on réalise la dépression profonde dans laquelle elle évolue depuis très longtemps... La question du suicide revient à plusieurs reprises, à propos de son passé, puis, l'idée de se laisser mourir, d'en finir revient, lancinante, sans qu'on sache si elle y songe vraiment ou si c'est un moyen d'apitoyer son interlocuteur...

Mais, tout ce monologue est morbide, dans les deux sens du mot qu'on trouve dans le Larousse : celui de la maladie, car cette femme ne va pas bien, physiquement, moralement, c'est une évidence, et celui du caractère malsain de la situation, car on voit dans Angèle une victime consentante, inconsciente du mal qu'on lu inflige, racontant presque sur un ton badin, cette vie de souffrances, morales hier, physiques aujourd'hui (sa poitrine lui casse le dos, elle doit dormir seulement sur le côté, ses talons sont si haut qu'elle trinque aussi de ce côté-là... "Souffrir pour être belle, on dit ! Moi, je souffrais avant d'être belle, alors j'ai tout à gagner !" dit Angèle lors de la première séance à laquelle nous assistons...).

Si, peu à peu, au fil des séances, avec l'aide de ce monologue, répondant sans doute aux interrogations du psy, Angèle commence à douter du bien-fondé de la vie dorée qu'on lui fait mener, de la gentillesse et des bonnes intentions d'Alain, jamais elle ne va se révolter. Il y aura des escarmouches, mais jamais rien de plus. A chaque hésitation qu'on sent dans les paroles de Lolo, on se dit qu'elle va enfin se réveiller, qu'elle va comprendre que tout cela est criminel, qu'elle va rejeter cet homme qui a surtout fait son malheur... Et puis, non, plutôt que d'envisager autre chose, elle s'enfonce un peu plus dans la dépression...

La trinité de Lolo ? Amanda Lear, avec qui elle voudrait faire un duo, Pamela Anderson, à qui elle pense ressembler, et Marilyn Monroe, l'icône absolue, au point d'avouer au psy qu'elle s'est peut-être réincarnée en elle, puisque Angèle est née l'année de la mort de la star américaine... Poignant de la voir croire à cela, alors que son unique point commun avec Marilyn sera d'avoir abusé des médicaments et du champagne jusqu'à en mourir... Comme l'idole...

Bon, je ne vais pas tourner autour du pot 107 ans, évidemment, la Lolo au coeur du roman d'Alma Brami est Lolo Ferrari, décédée soudainement au printemps 2000 et à propos de laquelle les rumeurs les plus terribles continuent de courir et les procès de se tenir... Alors que la collection "Miroir", dirigée pour Plon par Amanda Sthers, propose habituellement des biographies romanesques de personnalités ayant marqué leur époque écrites par des romanciers, ce livre-là est un pur roman, puisque le nom des personnages a été modifié, seul le Lolo, certes transparent, aiguille le lecteur...

Mais, par les temps qui courent, avec l'ambiance pesante et les rumeurs que je viens d'évoquer autour de la mort de cette starlette, avec les procès qui se sont multipliés ces douze dernières années, mieux vaut brandir la licence romanesque pour parler de ce sujet... Entre Grégoire Delacourt, Lionel Duroy ou Christine Angot, les écrivains sont dans la ligne de mire des avocats... Et comme, autour de Lolo, on semble aimer beaucoup l'argent...

Voilà sans doute aussi pourquoi, au-delà des patronymes, Alma Brami a sans doute choisi de donner une forme narrative romanesque à son livre. Les séances s'enchaînent comme des chapitres, avec la date, le contexte, parfois dans la lignée de la précédente, parfois, en partant sur tout autre chose. Angèle est lunatique, je l'ai dit, et adepte du coq à l'âne...

Mais, c'est surtout dans le style que la force du roman réside, je pense. Le sujet pourrait être idéal pour exercer un cynisme facile et multiplier les sarcasmes. Ce n'est pas le cas du tout, ici. On ressent dès les première pages l'empathie d'Alma Brami pour son personnage. Elle n'a pas choisi de tirer sur l'ambulance, déjà, hélas, bien chargée, mais de dresser le portrait d'une femme victime d'un entourage dégueulasse, je ne vois pas d'autre mot, pardonnez-moi.

Alma Brami fait parler Lolo mais sans misérabilisme, sans voyeurisme aucun. A travers son écriture et ce qu'elle fait dire à son personnage, elle se fait vraiment l'avocat de cette femme démolie face à ceux qui ont contribué à son malheur. Par comparaison, je me trouve très dur dans ce que j'écris dans ce billet, par rapport à la douceur qui émane de l'écriture d'Alma Brami, malgré un fond plus que sombre... L'écrivain fait se raconter Angèle et met ainsi en exergue, un par un, toutes les pièces à conviction d'un dossier complexe... Car, si la mort de Lolo est sans doute accidentelle, elle n'est finalement que l'aboutissement logique d'une existence chaotique dont elle n'a pas maîtrisé une seule seconde...

J'ai utilisé plus haut le mot empathie, pour évoquer la relation de la romancière à son personnage, je ne vais pas l'utiliser pour qualifier ce que j'ai ressenti. Cette empathie-là, qu'on trouve à toutes les sauces, je n'en veux pas. Non, je ne suis pas entré en empathie avec Angèle/Lolo. Mais elle a provoqué chez le lecteur que je suis une grande palette d'émotions... Bizarrement, jamais dans des tonalités moqueuses, car, nobody's perfect, je tombe aussi facilement dans ce genre de travers...

D'abord, ce qui prédomine, c'est la tristesse... Oui, je me suis senti triste devant cette enfant maltraitée, il n'y a pas d'autre terme à mes yeux, devant cette immaturité scandaleuse (par moments, je lui en ai voulu aussi, à Lolo, de s'être laissée aller à ça !), je me suis mis en colère devant cette mère indigne qui revient, la bouche en coeur, quand sa fille "adorée" commence à faire parler d'elle, mais une mère qui finit toujours par montrer son vrai visage, en rabaissant toujours sa fille, en la blessant avec une cruauté ignoble...

Et puis, il y a Alain... Sujet d'ambivalence, chez moi... Evidemment, le sentiment le plus naturel, c'est le dégoût face à cet homme qui aurait autant eu sa place sur le canapé du psy que Lolo... Son obsession pour la beauté, enfin, pour ce qu'il dit être la beauté, est à vomir... Il a fait d'Angèle une poupée gonflable, un pur objet sexuel pour détraqués, un fantasme sordide...

Mais, il ne s'exprime jamais dans le livre, n'est jamais présent et ce qu'on apprend à son propos ne nous vient que de ce qu'en dit Lolo, prisme déformant par excellence... Difficile de décrire Alain avec objectivité, tant les informations le concernant sont parcellaires et à prendre avec des pincettes... C'est pourquoi, et c'est bien la preuve que moi aussi, je ne suis pas exempts de bas instincts, j'aurais voulu en savoir plus sur le bonhomme...

Oui, j'ai été frustré de ne pas me trouver directement face à face avec un personnage d'ordure, pervers et sacrément tordu, le genre de personnage de "méchant" qu'on aime détester dans un roman, sans doute mû par la cupidité, mais même cela n'est pas si évident... Non, j'ai comparé Alain à Frankenstein, pour moi, son problème réside plus là. Dans sa volonté d'être dieu, de créer un être, de le façonner à une certaine image, celle qu'il a de la perfection, et de jouir de ce pouvoir total, d'en tirer profit, oui, mais pas uniquement.

Il n'empêche que Alain, dans ce que nous raconte Angèle de lui d'une part, et dans la totale adoration qu'elle lui montre (même lorsque cela grince, par moments), résume parfaitement la problématique de ce roman. Alain, ce n'est pas que Frankenstein, c'est aussi le prince charmant arrivé pile au bon moment pour sortir la princesse des griffes de l'abominable marâtre qui la martyrise...

Mais, si Angèle a vécu un conte de fée ou eu l'impression d'en vivre un, nul doute qu'il a plus été écrit par Perrault que mis en scène par Disney... Car, au final, c'est une vie de misère, morale, intellectuelle, financière aussi, d'une certaine façon, qu'elle a vécu. Plus dépendante qu'un enfant en bas âge ou qu'un grabataire en fin de vie et exploité par celui en qui elle a placé toute sa confiance.

"Lolo", c'est un drame contemporain, celui de la célébrité facile et reposant sur la vacuité et l'absence de tout talent ou savoir faire. "Lolo", c'est l'incarnation du miroir aux alouettes de cette société du spectacle dénoncée par Debord ou Warhol (autre personnage de la collection "Miroir", sous la plume de Brigitte Kernel, une lecture à venir...) qui fabrique des "bêtes de foire" médiatiques...

Mais la force du roman d'Alma Brami, c'est de nous rappeler que "Lolo" est avant tout un être humain, passée à la moulinette de cette impitoyable société moderne... La preuve qu'en recherchant la célébrité à tout prix, on peut s'exposer aux pires désillusions, aux pires drames. Et le plus terrible, c'est que Lolo est décédée avant l'avènement de la télé-réalité reine et que personne, personne n'a retenu la leçon...


samedi 8 juin 2013

"Ô souverain béni, tu es l'élu de Dieu et toute résistance cédera sur ton passage...

... Tu pourras déployer tes ailes majestueuses, car ta gloire te survivra à jamais."

La citation est complète, citation au coeur du roman du jour et dont nous allons reparler dans le cours de notre développement. Un roman, je ne vous le cacherai pas, que j'ai hésité à mettre sur ce blog. En fait, en cours de lecture, je bouillonnais par moments, et puis, une fois terminé, je me suis dit qu'il fallait que je laisse de côté mes idées toutes faites sur ce qu'est un roman historique et que j'essaye de comprendre ce qu'a voulu nous dire l'auteur.  Avec "VIII" (en grand format chez MA éditions), une biographie très romanesque et très subjective du roi d'Angleterre Henry VIII, dont le personnage pourrait avoir inspiré le conte "Barbe-Bleue", à Perrault, Harriet Castor s'intéresse à la longue plongée dans la folie d'un enfant avenant, ouvert, charmant, qui, persuadé d'avoir un destin providentiel, va basculer faute de pouvoir parvenir à le réaliser... Un portrait raconté à la première personne qui permet de mieux appréhender la descente aux enfers d'un homme persuadé d'être l'égal de Dieu.


Couverture VIII


Hal est un enfant éveillé, à l'enfance semble-t-il protégée, privilégiée. Mais, brutalement, la réalité va faire irruption dans la vie du garçonnet quand sa mère, en personne, vient le chercher. Lui croit à un enlèvement, mais la présence d'Elizabeth va le rassurer. Il s'agit simplement de le mettre à l'abri car la situation exige la plus grande prudence, le royaume est menacé et la situation reste incertaine.

Hal est le Duc d'York, le titre porté par le second fils du roi d'Angleterre. Son père est Henry VII, premier souverain de la dynastie des Tudors. Son mariage avec Elizabeth d'York, mère d'Arthur, Prince de Galles, et donc de Hal, a mis fin à la Guerre des Deux-Roses, qui a déchiré le royaume d'Angleterre pendant des décennies.

Malgré tout, demeure la menace de celui qu'on surnomme le Prétendant, un homme qui affirme être le véritable Duc d'York et le frère de la Reine. Une situation ambiguë, car, ce Duc-là est officiellement mort depuis des années déjà. Bref, l'agitation est grande et l'on met tout en oeuvre pour protéger Hal, au cas où les choses tourneraient mal.

Pourtant, Hal n'est pas appelé à régner. Il est le cadet de sa famille et donc, pas grand chose... C'est même ce que son père, le Roi, lui répète à l'envi. Un père qui ne lui montre aucun sentiment, aucune tendresse... Même chose de la part de sa grand-mère, qui trouve que Hal ressemble bien trop à sa mère, une York, et qu'il ne peut donc rien sortir de bien de lui... Seule Elizabeth remplit son rôle de mère avec bienveillance et gentillesse.

Pourtant, la Reine est rongée par l'inquiétude. Les événements la remettent entre le marteau de sa famille (et si ce "Prétendant" était vraiment son frère ?) et l'enclume de son mariage... Vers quel camp pencher quand le sang parle d'un côté et quand, de l'autre, on devient l'objet d'une méfiance ouverte de la part de sa belle-mère et, même, de son époux ?

Alors, Elizabeth cherche partout de quoi retrouver sa sérénité, de quoi apporter des réponses à ses propres doutes... Et, comme elle ne peut avoir de certitudes par les voies ordinaires, ni même par celles de la prière, elle se débrouille pour qu'on lui rapporte des prophéties qui circulent dans Londres et que colporte, et donc écoute, le peuple...

Mais, personne ne doit savoir qu'elle agit ainsi. C'est donc en cachette, et avec la complicité de son confesseur, que la Reine se fait lire les dernières rumeurs qui agitent la capitale, dont certaines sont présentées comme des prophéties. Parmi elles, le texte dont est issue la phrase que j'ai mise en titre de ce billet. Un phrase évidemment très symbolique, qui n'est pas sans rappeler les prédictions d'un certain Nostradamus. Mais qui dit aussi clairement : "York sera roi".

York ? Quel York ? Le Duc d'York ? Oui, mais lequel ? Le mystérieux "Prétendant", qui revendique ce titre, ou bien son fils cadet, qui le porte de façon légitime ? Si Elizabeth se pose la question et si ce nom en dit long, il n'en dit pas assez pour elle. En revanche, et Elizabeth l'ignore, pour Hal, caché dans un coin de la pièce où le père Christopher a fait ces révélations à la Reine, c'est clair comme de l'eau de roche : il est appelé à régner un jour, mieux encore, il sera l'élu de Dieu, le plus grand monarque que l'Angleterre aura jamais eu !

Désormais, Hal ne vivra plus que dans l'attente de son heure. Peu importe que son père et que Arthur, son frère aîné, héritier légitime du trône, lui fassent vertement savoir que son "destin, c'est de rester à l'écart", peu importe les brimades, les coups, les humiliations, lorsqu'il montre des dispositions supérieures à son frère lors des tournois, au combat, à l'arc... Peu importe qu'il ne soit rien, lui le sait, c'est inscrit dans l'airain, il sera roi d'Angleterre !

Une certitude qui le réjouit, mais qui est ternie par un petit rien, une bricole, vraiment... L'apparition assez fréquente d'un garçon... Hal le voit, mais est-il vrai ou n'est-il qu'une hallucination ? A chaque fois que Hal le voit, cet enfant l'effraie, par son regard vide, sa figure presque mortuaire, cette bouche qui semble le supplier en silence... Une vision qui va l'accompagner aux moments-clés de son existence...

Bientôt, la prédiction prend forme, lorsque Arthur meurt soudainement... N'en déplaise à Henry VII, désormais, le destin de Hal n'est plus d'être à l'écart, mais bien de succéder à son père sur le trône d'Angleterre. Pourtant, cela n'adoucit guère les relations entre le père et le fils et l'on voit, dans leurs nombreux accrochages, dans leurs divergences de vue et d'opinions, se dessiner les deux grands axes qui constitueront les deux objectifs majeurs du future roi Henry VIII. On y reviendra...

Qu'importe ce que pense ce père décati, qu'importe ce qu'il essaye d'inculquer à son fils, Hal n'en a cure, Dieu est avec lui, il est l'Elu, celui qui régnera et devant qui toute résistance, toute difficulté céderont... C'est donc avec cette indéracinable confiance en lui chevillée au corps que Hal succédera bientôt à son père, un souverain qui, lui, doute des capacités de son fils à régner...

A quelques jours de ses 18 ans, celui qu'on appelait Hal monte sur le trône d'Angleterre et devient roi sous le nom de Henry VIII...

Cette histoire-là, on la connaît mieux, une véritable tyrannie qui va s'installer, le schisme avec Rome et la création d'une église rien qu'à lui, la valse des ministres et des épouses, enfin, une valse plutôt sanglante, un règne marqué par la folie d'un homme aux pleins pouvoirs et qui en dispose selon son bon vouloir, ses aspirations du moment... Bon, je simplifie un peu, c'est vrai, mais ce contexte est finalement peu abordé dans le roman de Harriet Castor.

Le fait que Henry VIII se raconte à la première personne, qu'il parle avant tout de ses ressentis, de sa vie presque quotidienne, et au final, très peu de son rôle politique (Wolsey ou Cromwell sont présents dans le roman, Thomas More n'est qu'à peine cité...), réduit à la portion congrue la partie proprement historique du roman. Il n'y a guère que les questions diplomatiques du début du règne, le jeu des alliances qui se font et de défont, qui est vraiment traité, et encore, on va le voir, parce que c'est ce qui occupe le nouveau monarque afin de mener à bien ses projets pour lesquels Dieu l'a choisi pour régner...

Oui, bien sûr, il faudra ranger "VIII" parmi les romans historiques, mais ce n'en est pas vraiment un... En tout cas, pour le lecteur que je suis. Pourquoi une telle affirmation ? Harriet Castor ne donne aucune date au long des 400 pages de son livre. Pas une, même pas pour situer, au début, l'époque dans laquelle se passe l'action. Ensuite, comme je l'évoquais au paragraphe précédent, le contexte historique n'est pas la priorité de son roman, entièrement centré sur la personnalité de Henry VIII.

Je ne vais pas vous mentir en vous disant que, non, vraiment, cela ne m'a pas dérangé une seconde... Non, constamment, j'ai été agacé par cette façon de faire. Pourtant, au final, j'ai trouvé sa démarche intéressante, malgré les réserves que je viens d'exposer, et je vais maintenant, après avoir retroussé mes manches, enfin, je le ferais si j'en avais, des manches, vous expliquer pourquoi.

On ne compte plus les livres, romans ou pas, d'ailleurs, qui retracent le destin d'hommes illustres rendus fous par l'exercice du pouvoir ou la cupidité. Ici, Hal est un enfant parfaitement sain, qui vit sa vie, allant de plaisir en plaisir, celui d'étudier, celui de combattre, avec ses amis (il sera toujours entouré d'une bande, renouvelée régulièrement et qui finira également par subir ses foudres), celui de profiter de loisirs réservés à sa caste (à ce propos, voir Henry VIII jouer au tennis m'a... hum... chagriné ; je peux me tromper, mais je l'imaginais plus joueur de jeu de paume...), etc.

Mais Hal est habité par deux choses : un destin, on n'y revient pas, j'ai expliqué plus haut d'où lui vient cette absolue certitude, et cette apparition récurrente d'un mystérieux enfant... Si je ne vais pas trop parler de ce deuxième aspect, que je vous laisse découvrir, il faut tout de même s'arrêter un peu plus longtemps sur ce destin et comment Hal, devenu Prince de Galles puis roi d'Angleterre, va vouloir le mettre en oeuvre.

Hal est un élève studieux, passionné par l'Histoire. Il a une idole, dirions-nous aujourd'hui, contentons-nous d'un modèle, pour ne pas faire d'anachronisme, un autre roi d'Angleterre, Henry V. Une admiration sans borne en particulier pour sa victoire à la bataille d'Azincourt, où il défit les Français, mais aussi parce que, sans une mort trop précoce, Henry V aurait pu devenir à la fois roi d'Angleterre et de France, réunissant alors les deux royaumes dans un empire gigantesque, tête de proue de la Chrétienté...

Hal, avant même de devenir Henry VIII, a dans l'idée de réussir ce que Henry V n'a pas eu le temps de faire. Certain de sa mission divine, certain qu'aucun obstacle ne pourra entraver son action, il est persuadé de parvenir à ses fins, quand bien même son père, puis ses conseillers lui expliqueront que c'est sans doute impossible, pour des raisons bien terre à terre, il est vrai : le coût exorbitant d'une telle campagne, auquel il faudra ajouter le coût nécessaire au maintien de ces nouvelles possessions dans le giron anglais...

Mais Hal se moque de tout cela, puisqu'il sait qu'il y parviendra. Faisant fi des avertissements de son père, tout comme des conseils avisés de ses ministres une fois roi, il va lancer une campagne qui va échouer, en tout cas à ses yeux, et comprendre que, même Elu de Dieu, il lui faudra compter avec quelque chose qu'il avait complètement négligé : la diplomatie... Avec des alliances de circonstances et mouvantes au gré du vent, dirait-on... Bref, échec sur toute la ligne et pas de couronne de France sur sa tête...

L'autre priorité de Henry VIII n'est pas directement politique, quoi que, mais dynastique. Curieusement, alors qu'il semble avoir jeté aux orties tout ce que son père a pu lui dire ou lui faire subir, il a gardé en tête un enseignement : lorsqu'on est roi, on se doit d'avoir le plus vite possible un fils, pour assurer la succession, une évidence, mais, il ne faut pas s'arrêter en si bon chemin, si je puis dire, et avoir d'autres fils, car, en ces temps où l'on meurt jeune, il est important d'avoir un successeur de rechange... Les mots sont durs, mais expriment bien le discours que servit Henry VII à son cadet, discours que Henry VIII voudra par-dessus tout mettre en application.

Et voilà comment on en arrive à la facette de Henry VIII que la petite et la grandes histoires ont retenu, celle du roi changeant très souvent de reine, avec des motifs et des méthodes variés, souvent violents. Voilà comment, probablement, naîtra le mythe de Barbe-Bleue. Voilà comment Henry VIII restera dans les mémoires, non pas comme le plus grand roi que l'Angleterre ait connu, mais bien comme un monstre, un bourreau...

Dans "VIII", c'est à travers le prisme de cette folie, né conjointement de l'incapacité du roi à conquérir la France puis à avoir deux fils (il aura en effet un garçon, Edward, qui lui succédera peu de temps), que Harriet Castor relate le destin souvent funeste des épouses de Henry VIII : Catherine d'Aragon (mariage annulé, vie sauve), Anne Boleyn (condamnée à la décapitation et exécutée), Jeanne Seymour (mère du seul enfant mâle du roi, naissance à laquelle elle ne survivra que quelques jours...), Anne de Clèves (mariage annulé, vie sauve), Catherine Howard (condamnée à la décapitation et exécutée) et Catherine Parr (qui eu la chance de survivre au roi avant qu'il ne s'occupe de son sort...)...

A chaque fois, l'incapacité de mettre au monde un enfant mâle ou, après la naissance d'Edward, de lui donner un second fils, sera au coeur de la décision d'un roi dont la santé mentale se dégrade de plus en plus sous les yeux du lecteur, jusqu'à lui montrer une personnalité aux antipodes de celle de Hal, enfant facétieux et aimable, malgré son orgueil.

La façon dont l'annonce des échecs successifs, soit parce que les mères donnent naissance à des filles, à des enfants morts-nés ou à des enfants qui mourront en très bas âge, pèse sur sa conscience, déjà mise à rude épreuve par l'apparition de ce garçon inconnu qui se manifeste de plus en plus souvent et dont l'allure morbide terrorise le roi, est au coeur du roman, et c'est aussi cela qui est passionnant.

Au final, on est loin d'une biographie du roi, même si le roman de Harriet Castor se veut très documenté (cf l'interview de l'auteur en fin d'ouvrage), je ne dirais même pas que c'est une biographie romanesque à proprement parler, pour les raisons exposées plus haut, en particulier l'absence de dates et le contexte global mis sous le boisseau.

Mais, et je l'écris d'autant plus que j'ai lu quelques commentaires sur ce thème, ce roman n'a rien à voir non plus avec la série télévisée à succès "les Tudors". Ne vous attendez surtout pas, si vous avez aimé cette série, à reconnaître dans le Henry VIII mis en scène par Harriet Castor, le comédien Jonathan Rhys-Meyers, car vous seriez obligatoirement déçu.

Non, même si elle s'appuie sur les faits historiques et la biographie du souverain, le Henry VIII qui nous raconte sa vie agitée et complexe dans "VIII" est certainement plus un total personnage de fiction à caractère historique qu'une incarnation du véritable monarque. Avec, à la clef, une réflexion sur le pouvoir, le pouvoir absolu, et ses conséquences sur un esprit encore en formation, comme c'est le cas pour Hal.

Oui, j'ai un temps hésité à parler de ce livre, à cause des nuances que j'ai exprimées tout au long de ce billet. Mais, j'ai aimé la vision du personnage que nous donne cette romancière expérimentée et la façon dont elle nous raconte sa vision de la folie de ce roi. C'est typiquement le genre d'ouvrage qui peut ouvrir à discussion entre lecteurs, j'espère que, si certains d'entre vous, ont ou ont eu déjà en main ce roman, vous viendrez échanger vos propres visions, et du personnage, et du roman... et de mon avis !