vendredi 29 novembre 2013

"L'histoire de n'importe quelle chose explique l'état présent de cette chose quelconque".

Pour certains, notre livre du jour est l'un des grands oubliés des prix littéraires d'automne et l'un des meilleurs, pour ne pas dire le meilleur livre paru en France en 2013. Une chose est certaine, voici un roman fleuve de près de 800 pages, aussi exigeant que fascinant, d'une construction assez prodigieuse et qui interpellent le lecteur sur des thématiques profondes, essentielles à notre condition humaine... Avec "Confiteor", publié en grand format chez Actes Sud, le romancier catalan Jaume Cabré nous propose un livre qui sort incontestablement de l'ordinaire et dont il ne va pas être facile du tout de vous parler... Mais, cette lecture, qui n'a rien d'un page-turner, soyez prévenus d'emblée, vaut vraiment les quelques journées que vous passerez le nez dans ses pages...





Adria Ardèvol approche de la soixantaine quand il entreprend de rédiger ses mémoires. Ce professeur de l'université de Barcelone, grand intellectuel, plus grand érudit encore, polyglotte capable de parler plus d'une dizaine de langues et d'en comprendre plusieurs autres encore compte bien, à travers les feuillets qu'il noircit de sa petite écriture, de raconter son existence à Sara, la femme qu'il aime depuis qu'il a croisé son regard des décennies plus tôt...

Plus que des mémoires, ce sont des confessions que Adria choisit d'adresser à Sara. Le récit d'une existence, la sienne, et de tant d'autres, croisées directement ou indirectement, celles qui l'ont influencé et celles qu'il a influencées par chacun de ses gestes, chacune de ses décisions... Chacun de ses mensonges, aussi.

Pourquoi cette soudaine envie de mettre sa vie au clair, se livrer ainsi sans rien omettre ? Parce que la maladie gagne du terrain et Adria sait qu'il lui reste désormais peu de temps avant que sa mémoire ne l'abandonne, définitivement, à un rythme impossible à anticiper... Alors, il se lance dans ce récit, en espérant l'achever avant de ne plus en être capable...

Adria est né à Barcelone peu de temps après la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Il a donc grandi dans l'Espagne franquiste des années 50 au sein d'une famille bourgeoise. Son père tient un magasin d'antiquités semble-t-il assez prospère, et se passionne pour les manuscrits anciens. Sa mère ne travaille pas, sans pour autant s'occuper de son fils avec bienveillance.

Car, tout le problème du jeune Adria est là : il ne se sent pas aimé par ce père sévère et irascible et par cette mère d'abord effacée. Pourtant, chacun de ses parents nourrit pour l'enfant des ambitions qui passent outre les souhaits du garçon. Son père veut en faire un grand intellectuel, une sommité dans ce qu'on appelle les Humanités, en particulier les langues, vivantes ou mortes ; sa mère, elle, le voit déjà comme un violoniste prodige, jouant les plus grandes oeuvres musicales sur les plus grandes scènes du monde...

L'enfant ne rejette pas radicalement tout cela, on ne peut pas dire qu'il déteste apprendre des langues nouvelles, au contraire, il se découvre même un don pour cela, un certain don. Idem pour le violon, on le dit prometteur... Mais, il manque à Adria l'ambition... De cette enfance, va lui rester surtout des frustrations qu'il va essayer d'effacer une fois devenu adulte, pire, orphelin...

Son rejet des diktats parentaux va alors se manifester pleinement, à la fois dans ses comportements et dans ses actes. Il va devenir ce que son père attendait de lui, un intellectuel de haute volée, un homme à la curiosité insatiable, mais pas pour tirer une satisfaction matérielle de tout cela mais bel et bien intellectuelle... Il va rompre avec cette enfance qui l'a marqué...

Mais rompre avec ses parents, c'est rompre aussi avec leurs travers. Le père d'Adria a en effet un passé pour le moins sombre et peu reluisant, ayant bâti sa fortune sur des actes franchement peu honorables... Toute la vie de Felix Ardèvol est construite sur des mensonges, des trahisons lourdes, de la malhonnêteté, habilement déguisé en notabilité...

Quant à sa mère, sa frustration d'épouse malheureuse a rejailli sur l'enfant, sa vie sans amour, donné ou reçu, en a fait un homme qui a un besoin d'amour fondamental, tout en affichant une personnalité un peu froide, parfois hautaine, souvent lâche... En devenant adulte, Adria se veut l'antithèse de ces parents qui n'ont pas su l'aimer et se découvre d'autres défauts qu'il aura bien du mal à gommer...

Car, et je me rends compte que je vous parle plus d'Adria que de son histoire à proprement parler, tout va tourner autour de la personnalité d'Adria et de la manière dont elle s'est façonnée... Adria raconte une vie plongée dans les livres plus que dans la réalité. Car, l'ambition que le jeune homme s'est découverte est... de tout savoir !

Et en particulier en ce qui concerne l'Histoire, y compris les petites histoires qui s'agrègent pour former la grande Histoire. Or, dans cette quête de savoir, Adria va faire peu à peu apparaître une évidence : de tous temps, l'Homme est la proie du Mal. Oui, je mets des majuscules partout, mais ce n'est pas superflu. Le Mal, voilà l'un des grands thèmes de "Confiteor".

Adria a grandi sans religion, son père a banni Dieu de son existence. Pourtant, la religion est omniprésente dans tout le roman, à commencer par son titre, puisque le Confiteor est une prière catholique, une prière de contrition dans laquelle on confesse ses fautes... Voilà qui nous amène à l'autre grande problématique du roman : la culpabilité...

Je pourrais résumer en disant que, dans la famille Ardèvol, le père incarne le mal et le fils, la culpabilité, mais ce serait prendre des raccourcis, car le raisonnement, et c'est la grande force du roman de Jaume Cabré, c'est de proposer une fiction complète qui sert de base à une réflexion universelle...

Mais la question religieuse est posée à plus d'un titre. On pourrait reprendre l'une des fameuses pensées de Pascal, misère ou vanité de l'homme sans Dieu, mais non, car, ce qu'instaure Adria, c'est d'être le propre Dieu de son propre univers. Une scène étonnante assoit cette thèse : l'emménagement d'Adria dans l'appartement familial, transformé à son image, et mis en parallèle avec la création du monde telle que racontée dans le livre de la Genèse...

A travers son enfance, à travers ses études en Allemagne, dans la grande université de Tübingen, à travers sa vie d'universitaire à Barcelone, Adria cherche à comprendre la source du Mal qui semble aussi bien inspirer l'homme que le menacer en permanence. Et plus il y réfléchit, plus il a du mal à l'expliquer, plus il s'enfonce dans la culpabilité... "Confiteor", c'est un gigantesque cercle vicieux que seule une maladie dégénérative peu achever, tant la quête semble impossible à réaliser...

Et c'est là que nous allons parler de la forme de ce roman, autant que de son fond. Car le récit d'Adria n'est pas seulement un récit linéaire, chronologique. Oh, en principe, il l'est... Mais la maladie s'emmêle par moments, fait irruption dans le récit du professeur Ardèvol sous une forme particulière...

Sans prévenir, sans avertissement d'aucune sorte, même typographique, le récit d'Adria saute du coq à l'âne. En un changement de ligne, on quitte la deuxième moitié du XXème siècle pour le XIVème siècle et l'Inquisition espagnole, les XVIIème et XVIIIème siècles en Italie, à lé découverte des déboires d'un jeune homme qui a dû s'enfuir, laisser sa famille et son identité derrière lui et de reconstruire entièrement ou d'un luthier qui entend concurrencer Stradivarius, au début du XXème siècle, à la rencontre du père d'Adria dans sa jeunesse, enfin, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, jusqu'à Auschwitz, au coeur de l'ignominie, du Mal absolu, de coup de grâce porté à l'idée d'un dieu de miséricorde et d'amour...

Adria, en plein coeur de sa confession, raconte des faits, présente des personnages, met en scène des actes, introduit dans le récit des objets... De prime abord, le lecteur est un peu surpris, puis, on comprend le principe même si aucun signe avant-coureur ne signale l'arrivée des digressions, parfois longues... Et, peu à peu, ces histoires parallèles s'agrègent et forment une incroyable toile d'araignée où tout est relié... L'Histoire ne devient alors qu'un jeu de causes et de conséquences où chaque acte, du plus anodin au plus grave, est le fruit d'histoires particulières et en engendrent d'autres...

Adria devient alors le centre de cette toile, entouré par des objets comme autant de madeleines de Proust puissance mille : des tableaux, un violon, une médaille, une serviette de table, une tombe... Tous ces objets ont une histoire propre que l'on découvre au fil du récit, histoire qui explique, comme l'indique la citation inscrite en titre de ce billet, leur situation présente, leur présence dans le vie d'Adria et leur état de conservation... Plus une charge émotionnelle incroyablement puissante !

C'est là qu'intervient ma subjectivité de lecteur... Que ce sont ces récits ? Une réalité factuelle, établie par l'historien Adria Ardèvol au cours de ses incessantes recherches ? Est-ce le symptôme de la maladie qui gagne du terrain et grignote sa mémoire, la remplaçant par d'autre récits que les souvenirs ? Est-ce l'outil fort habile utilisé par Jaume Cabré pour, à travers Adria et son obsession pour le Mal, proposer un constat déconcertant : et si le Mal était partout en tout temps, sans distinction, au point que les Inquisiteurs médiévaux et les SS des camps nazis en sont le même instrument ?

Chaque lecteur, je pense, se fera son avis sur cette question, choisira une de ses possibilités ou en verra d'autres. Mais, les digressions déroutantes du début du livre vont ensuite prendre une proportion narrative incroyable et j'était comme devant un roman animé, une fresque qui se complétait petit à petit sous mes yeux... Impressionnant...

Je vais essayer de ne pas faire trop long, promis, même si ce pari est déjà perdu... Il me faut parler de deux personnages que je n'ai pas encore évoquer jusqu'ici : Bernat et Sara. Pardonnez mon manque de galanterie, on commence avec Bernat, le meilleur (le seul ?) ami d'Adria, tout au long de sa vie. C'est le violon qui les a réunis. Ensuite, c'est une étrange complicité qui va les unir, comme si leurs différences les unissaient mieux que des points communs...

Bernat est l'un des rares liens véritables d'Adria à la réalité, celui qui le sort de sa solitude, meublée dans son enfance par deux jouets, l'indien Aigle-Noir et le shérif Carson, les seuls à qui Adria se confiait... Bernat, c'est un peu le négatif photographique d'Adria : il a l'ambition qui manque à Adria pour devenir virtuose et écrivain, mais il lui manque le talent que possède sans doute son ami... Ce qui en fait un être frustré en permanence, un être qui va, en vieillissant, se comporter de plus en plus comme le propre père d'Adria, en devenant autoritaire à l'excès...

Bernat est sans doute le seul homme à qui Adria fait confiance en ce bas monde. Voilà pourquoi, malgré leurs désaccords, leur relation parfois houleuse, la jalousie diffuse de Bernat et l'apparent désintérêt d'Adria, c'est à lui que le malade va confier son épais manuscrit pour que celui-ci le mette en forme afin d'en faire un recueil...

La confession d'Adria va lui ouvrir quelques perspectives et il va comprendre à quel point la culpabilité aura rongé son ami de son enfance à sa fin... Et on pourrait même mettre culpabilité au pluriel, car Adria a assumé la culpabilité née des comportements de ses parents, quelque part l'universelle culpabilité judéo-chrétienne et, peut-être plus violemment encore, sa propre culpabilité...

Car, dans son texte, Adria ne se ménage pas. Apparaît un personnage lâche et menteur qui a blessé bien des gens au cours de sa vie par sa façon d'être... Parfois, c'est la timidité de cet enfant introverti grandi dans le cocon qu'il s'est tissé lui-même qui provoque les malentendus, parfois, il est victime d'autres agissements, parfois, parce qu'il fuit la vérité et tout ce qu'elle pourrait remettre en cause dans sa vie...

C'est là qu'intervient Sara. Elle est la destinataire de la confession d'Adria. Elle est son amour, son seul amour, celui qui ne passera jamais. Elle est celle qui a longtemps incarné un amour impossible mais celle qui va révéler les défauts majeurs d'Adria, car celui-ci craint tellement de la perdre qu'il va s'enferrer dans ses mensonges, ses lâchetés...

Et le poids de cela va le pousser véritablement à se confesser à elle, à lui avouer tous les écarts qui ont jalonné sa vie, les siens, ceux de ses proches, ceux de toutes les personnes qui ont permis l'acheminement des objets jusqu'à lui... Adria confesse ses fautes, ses très grandes fautes, et toutes celles du monde, commises au fil des siècles...

Qu'attend-il de Sara avec cette confession exhaustive ? Un pardon ? Délicat, à plus d'un titre... Mais principalement parce que toute sa vie, Adria s'est heurté à un écueil qui jalonne ses mémoires : l'impossibilité du pardon. Tout mal est irréversible, la vengeance est inutile, elle n'efface rien. Pire encore, les conséquences de ces actes feront inexorablement taches d'huile...

Le seul baume qu'a pu trouver Adria, c'est l'art. Ce n'est pas un remède, l'art ne guérit pas mais il apaise. Il fait reculer le Mal... L'incroyable parcourt du violon que possède Adria le montre. L'art est une espèce de lampe-torche qui troue les ténèbres pendant un instant, les écartant provisoirement mais ne pouvant empêcher qu'elles se referment ensuite sur son passage...

Mais, à l'instar de Dieu, qui brille par son absence, l'art ne risque-t-il pas de plonger irrémédiablement le monde dans un enfer terrestre où le Mal n'aurait plus rien pour s'opposer à son hégémonie... Dans ce contexte, la propre existence d'Adria, vouée elle-même à s'éteindre petit à petit, comme dissoute par un acide, devient une sorte d'allégorie du monde dans lequel nous vivons...

Je réfléchis trop, dit-on, par-ci, par-là, je le concède... Confiteor, comme dirait Adria... Alors, je ne vais pas finir sans vous dire combien la lecture du roman de Jaume Cabré m'a donné d'émotions... L'histoire centrale, celle d'Adria, est à elle seule prolifique en moments forts, car la vie de cette homme est bouleversante par bien des aspects... Mais les destins particuliers que l'on suit en parallèle, au gré des digressions et des drames dont regorge notre Histoire, sont aussi particulièrement émouvantes...

"Confiteor" est une lecture exigeante, disons les choses sans fard. Ne vous attendez pas à une lecture facile, la densité du livre autant que ses 775 pages sont là pour vous rappeler qu'il va vous falloir passer pas mal de temps avant de pouvoir contempler la totalité de la mosaïque que réalise Cabré. Mais vous serez récompensés de votre persévérance, au final, en ayant la satisfaction d'avoir lu un grand et beau livre.

mardi 26 novembre 2013

"Sous le toit du monde, les hommes ont tous le même rêve, et c'est un rêve de bonheur"...

Les hommes... et le femmes, ajouterais-je, car la question féminine est au coeur du livre du soir. Mais, si j'ai choisi ces mots extraits du roman (et j'ai, pour ne pas en dire trop, coupé son début), c'est parce qu'ils illustrent très bien la réflexion entamée avec ce roman et qu'ils sont prononcés à un moment capital du récit, je n'en dis pas plus. Partons, si vous le voulez bien, dans un pays dont on parle peu, très peu : le Népal. Loin du rêve que pouvait évoquer il y a quelques décennies l'expression "les chemins de Katmandou", Bernadette Pécassou nous propose de découvrir la société népalaise actuelle, soumise à de profonds bouleversements depuis une douzaine d'années maintenant... Dans "Sous le toit du monde", en grand format chez Flammarion, la romancière nous offre une galerie de personnages aux prises avec ces changements en cours, dont ils sont tour à tour spectateurs, acteurs, initiateurs ou victimes... Un voyage loin des sentiers battus du tourisme himalayen où la révolution est sans doute en marche, mais devra encore franchir bien des obstacles...





Le 1er juin 2001 (je donne la date qui n'est pas citée dans le roman, si je ne m'abuse), la famille royale népalaise est sauvagement assassinée. Un massacre d'une violence inouïe, attribuée à l'un des membres de cette même famille, Dipendra, prince héritier du trône. Je dis attribué, car toute la lumière n'a jamais vraiment été faite sur ce drame...

C'est ce massacre qui ouvre le roman de Bernadette Pécassou, mais il faut élargir un peu le spectre visuel et chronologique pour bien comprendre le contexte de ce drame, qui bouleverse tout un pays, perdu au pied des plus hautes montagnes du monde et coincé entre deux géants la Chine et l'Inde... Car, lorsque la famille royale est tuée, le pays traverse depuis plus de 5 ans une terrible guerre civile initiée par des mouvements maoïstes...

La violence est inouïe, on parle de 13000 victimes au moins, une violence qui s'ajoute à une pauvreté endémique, à une société de castes comparable à celle du grand voisin indien, qui maintient les inégalités de fait... Le pays, fermé sur lui-même jusqu'aux années 1950, peine à s'inscrire dans le monde contemporain.

Avec la mort du roi Birendra, s'ouvre une nouvelle ère. Son successeur, Gyanendra, propre frère du monarque assassiné, et soupçonné par beaucoup d'avoir été le commanditaire de ces meurtres, va alimenter la crise politique par des promesses son tenues jusqu'à ce que le parlement, nouvellement constitué en 2006 à l'issue d'une grève générale, ne le prive de l'essentiel de ses pouvoirs...

Je referme la parenthèse, car le décor est planté. On peut retourner dans la fiction que Bernadette Pécassou a inscrit dans ce cadre. Karan est un jeune homme d'origine népalaise mais qui a passé l'essentiel de sa vie en Europe, en Angleterre et en France. En 2001, lorsqu'il apprend le massacre de la famille royale, il est bouleversé. Et, lorsque, 5 ans plus tard, s'enclenche un changement de régime, il décide de quitter l'Europe pour s'installer dans son pays d'origine. Devenu journaliste, il espère participer aux changements qui s'opèrent dans le pays en travaillant pour un journal qui relate avec objectivité et esprit critique tout ce qui va se produire dans le pays.

Il a une idée derrière la tête : former une nouvelle génération de journalistes qui n'aient pas été formatés par l'ancien régime, qui soient vierges de préjugés et mettent leur relative naïveté au service des faits. Et Karan compte en particulier sur les femmes, dont beaucoup ont pu accéder depuis peu à une véritable éducation, par l'intermédiaire de programmes lancés par l'Unesco ou des ONG occidentales...

Beaucoup de ces jeunes femmes se destinent à l'enseignement, mais Karan espère que, dans ce vivier, quelques vocations pour le journalisme verront le jour. Alors, il va à leur rencontre, à l'université de Katmandou, pour expliquer ses objectifs, ses projets, sa volonté de développer cette presse libre pour mieux asseoir le nouveau régime qui doit émerger...

Parmi ces étudiantes, il y a Ashmi. Issue d'une des plus basses castes de la société, originaire d'un village de montagne, loin de tout, à plus de 3600m d'altitude, où ne vivent dans une profonde misère que des paysans au destin tout tracé, elle fait partie de cette jeune génération qui a bénéficié de l'ouverture du pays vers l'extérieur.

Elle se voit institutrice, pas journaliste, mais le message de Karan va se graver dans sa mémoire. Et, suite à une série d'événements dramatiques la touchant de près, Ashmi va finir par recontacter le jeune homme et par devenir la première femme de sa rédaction. Une mission difficile, compliquée, mais exaltante, aussi, dans laquelle la jeune femme va vite s'épanouir.

Mais, journaliste, dans ce Népal loin d'être stabilisé, même si, officiellement, la guerre civile est terminée, est un métier dangereux. Et quand c'est une femme, de basse caste qui l'exerce, c'est pire... Que ce soit Karan ou Ashmi, il va falloir faire très attention de ne pas réveiller les haines endormies, qui couvent encore comme des braises et qui sont promptes à s'enflammer...

Ashmi est le personnage principal du roman, c'est sa vie qu'on suit en priorité et c'est elle qui sera le point de convergence des autres personnages. Elle voit les changements qui sont à l'oeuvre dans son pays d'un bon oeil. Sans eux, elle serait encore dans son village, les pieds et les mains dans le fumier, sans espoir de quitter un jour cette vie terrible...

Bien évidemment, elle n'est pas dupe pour autant : l'éducation qu'elle a pu acquérir, la possibilité de vivre à Katmandou, dans une cité moderne, tout cela n'efface pas son statut social. Elle sait que ce sera encore et toujours un handicap, mais elle entend participer aux changements qui, un jour, viendront à bout de ce système inique de castes...

Elle a du caractère, Ashmi, ce n'est pas une rebelle, au sens où on pourrait l'entendre, mais elle a bien l'intention d'obtenir des droits nouveaux, de les faire jouer au mieux et de prouver sa valeur, son mérite. Les événements qui vont la toucher et bouleverser ses projets vont lui ouvrir de nouvelles perspectives : plus question de rentrer dans son village perdu, même pour y enseigner, non, désormais, son destin est à Katmandou, là où elle pourra activement participer aux changements qui feront évoluer l'ensemble de la société népalaise...

Idéaliste, plutôt que rebelle, je trouve. Elle est d'ailleurs toujours à mi-chemin entre la tradition dont elle est issue et la modernité vers laquelle elle avance, comme en témoigne, détail qui en dit long, ses tergiversations vestimentaires, entre port du sari traditionnel ou du jean et des tennis. Douée, aussi, car très vite, après quelques tâtonnements, elle va prendre très à coeur sa nouvelle profession de journaliste.

Et, grâce à lui, elle va apprendre à connaître son propre pays mieux que par n'importe quel autre moyen. Même lorsque Karan va l'envoyer faire un reportage auprès des alpinistes occidentaux qui se bousculent dans le pays pour escalader les plus hautes montagnes du globe, elle va en apprendre beaucoup sur elle, ses compatriotes, le monde élargi dans lequel elle vit désormais et même sur ces montagnes sacrées qu'elle n'avait, paradoxalement, jamais côtoyées d'aussi près...

Karan, lui est un jeune homme qui renoue avec ses racines. Mais est-il Népalais ? Aux yeux beaucoup de ses compatriotes, il est un Français avant tout... En plus, il n'est pas non plus issue des hautes castes de la société... Mais lui aussi va se poser des questions, car son éducation est occidentale, avant tout, et sa connaissance des us et coutumes, du mode de vie, des subtilités de la société népalaise lui manquent...

Il va vite de se rendre compte de ces lacunes, très gênantes dans son quotidien professionnel, mais qui, ajoutées à son statut de journaliste, font de lui une cible potentielles pour toutes les forces conservatrices, et elles sont nombreuses, qui trouvent que tout ce chambardement est un peu trop rapide... Mais, Karan est un tenace, il ne renonce pas, ne renoncera pas... Malgré tout...

Je veux évoquer deux autres personnages, plus secondaires, mais pourtant très importants. D'abord, parce qu'elles sont femmes, et que "Sous le toi du monde" traite beaucoup de cette condition féminine et du rôle des femmes dans la société népalaise. A l'image du duo Ashmi/Karan, il y a une Népalaise de naissance et une d'adoption.

On commence par Miss Barney, une vieille anglaise dont on sait peu de choses, si ce n'est qu'elle a vécu à Londres et Boston avant de s'installer au Népal plusieurs décennies plutôt. Miss Barney semble sortie d'un roman de Kipling, la vieille aristocrate britannique ayant vécu dans les colonies... Pourtant, si elle a ce côté "ancien temps", elle s'avère être une source inépuisable d'informations, en particulier au sujet de l'alpinisme, de son développement quasi anarchique depuis quelques années déjà, et de ceux qui défrayent la chronique en s'attaquant aux pentes des sommets de plus de 8000m nombreux dans le pays (eh non, il n'y a pas que l'Everest et l'Annapurna !).

Mais ne vous y trompez pas, bien que paraissant appartenir à un monde révolu, Miss Barney est aussi le signe de la première ouverture du Népal à l'Occident. Femme et Britannique, elle dénote forcément dans cette société très fermée et patriarcale. Pourtant, contrairement à Karan, elle connaît le fonctionnement de ce pays par coeur et peut ainsi mesurer les changements qui s'effectuent et leurs conséquences...

Et puis, il y a Jane Bista. Elle est issue de la classe des Brahmanes, la classe la plus haute de la société népalaise. Pourtant, elle fait aussi partie de cette première génération de femmes à avoir eu accès à l'éducation et elle a pu devenir, sans doute avec l'appui d'une famille pas forcément convaincue, obtenir le poste de directrice de l'université de Katmandou.

Pour moi, elle est le personnage le plus ambigu du roman. Difficile de savoir comment elle se positionne vraiment par rapport aux changements en marche, alors qu'elle-même se trouve à la croisée des chemins : la remise en cause du système de castes pourrait lui déplaire, mais son éducation en font une personne ouverte sur le monde. Alors qui est-elle vraiment et comment se positionne-t-elle par rapport à Karan, à qui elle a ouvert les portes de son université...

Au final, n'oublions pas que "Sous le toit du monde" est un formidable voyage qui emmène le lecteur dans un pays dont le nom fait rêver, dans un décor somptueux. Mais, si ces dimensions-là sont abordées dans le roman, c'est vraiment le bouleversement de toute une société qui est au coeur du livre, bouleversement en interne, suite à la guerre civile, la chute de la monarchie, mais aussi bouleversement venus de l'extérieur, comme ce tourisme qui se développe sans cadre véritable ou le bout du museau de Monsanto qui point...

Reste un pays qui essaye de se reconstruire tant bien que mal sur de nouvelles bases, même si on se demande si le cap est bien défini et si le choix ultime ne risque pas de réveiller les ennemis passés... La violence est omniprésente dans le roman, elle vise les journalistes, mais pas seulement, elle est présente à chaque échelon de la société, sous des formes différentes, dans un pays où la vie est dure et la pauvreté dominante...

Les deux personnages centraux, Ashmi et Karan, sont très attachants, sont de vrais personnages romanesques au bon sens du terme et se retrouve sous les vents de l'Histoire en marche. Leurs rôles sont divers au sein de la même histoire et leurs destins ne peuvent laisser le lecteur indifférent. Ah, le destin, encore lui ! Celui de ces anonymes qui font avancer les choses, parfois malgré eux, ceux qui enclenchent les mouvements et qui n'en verront pas forcément l'aboutissement... On laisse, en refermant le livre, une situation pas décantée, pas fixée, mais on se dit que les événements qui concluent le récit auront valeur de symboles forts...

"Sous le toit du monde" est-il un roman optimiste ? J'aurais envie de dire oui. Malgré tout, oui, je le crois, les bases d'un nouveau Népal sont posées, mais il reste beaucoup à faire pour construire un pays moderne et démocratique, plus égalitaire, plus favorable aux femmes et aux castes basses... Avec une inconnue, et de taille : combien de temps faut-il pour révolutionner une société de fond en comble, mais surtout, combien de temps pour réformer les mentalités ?

dimanche 24 novembre 2013

"Je n'ai eu qu'un amour, qu'un seul Graal et qu'un Dieu. Toi, musique, qui seule a fait pleurer mes yeux..."

Citation tirée du livre dont nous allons parler aujourd'hui. Un de ces romans qui pourrait passer complètement inaperçu et qu'on aperçoit par hasard... Qu'on a aussitôt envie de lire, qu'on acquiert et qu'on dévore en une après-midi... Un roman qui, outre son histoire, ses personnages, son écriture, son contexte historique, éveille l'envie d'écouter ou de réécouter de la musique classique, de fort belle facture... Il faut dire que son auteur travaille sur Radio Classique, il est donc dans son domaine de prédilection et cela se ressent. Mais, Olivier Bellamy, avec "Dans la gueule du loup" (publié chez Buchet-Chastel), nous propose le portrait étonnant d'un compositeur au caractère délicat et à la vie mal connue : Serge Prokofiev. Le livre n'est pas une biographie, il se construit autour d'un fait, d'un choix et des conséquences qui en ont découlé, le tout dessinant le portrait d'un homme dur comme le diamant et, à côté de lui, d'une femme qui a accepté de se sacrifier par amour...


Couverture Dans la gueule du loup


Au début des années 1930, le compositeur russe (enfin, soviétique) Serge Prokofiev vit à Paris. Certes, il est connu et reconnu dans le petit milieu musical, mais il peine à voir sa musique reconnue, saluée, jouée en Europe occidentale ou aux Etats-Unis. En tout cas, reconnue à sa juste valeur, telle qu'il la définit lui-même : le plus grand musicien de son temps.

C'est bien simple, il ne se voit qu'un équivalent dans l'histoire de la musique : Mozart...

Car Prokofiev n'est pas du genre modeste. L'homme est d'un perfectionnisme seulement équivalent à son manque de modestie. Il souffre donc de ce manque de reconnaissance, jugeant que ces Occidentaux n'y connaissent rien et qu'ils lui préfèrent des musiciens de moindre talent, voire médiocres...

A Paris, Prokofiev vit avec sa famille : son épouse, Lina, et leurs deux jeunes garçons, Sviatoslav et Oleg. Lina, qui est elle-même cantatrice et possède une double origine, russe et espagnole, a choisi de mettre sa carrière entre parenthèse pour devenir mère au foyer, afin que "le Grand Homme" puisse s'adonner à son art sans que rien ne vienne parasiter son inspiration...

Mais, la vie parisienne n'est pas la tasse de thé de Prokofiev. Il sort peu, reçoit beaucoup, en particulier Francis Poulenc, qu'il écrase aux échecs à chaque fois et doit faire avec des Parisiens qu'il méprise profondément... On lui envoie des journalistes qui feraient mieux d'aller couvrir les chiens écrasés et n'y connaissent rien de rien en matière de musique... Quant au voisinage...

Il est susceptible, le voisinage des Prokofiev... Il ne supporte pas que le maître compose, répète ou simplement joue ses oeuvres ou celles des autres quand ça lui chante, y compris au milieu de la nuit ! Quelle bande d'incultes !! Comme si l'inspiration avait des heures de bureau, comme s'il ne fallait pas jouer fortissimo pour prendre la mesure de sa création !

Les Prokofiev ont déjà dû déménager, chassés à cause du "bruit" dont ils étaient responsables, et cela recommence, leurs nouveaux voisins en ont déjà assez de ces excentriques Russes et envisagent de les mettre dehors. Trop, c'est trop... Serge Prokofiev ne s'est jamais plus senti russe qu'à ce moment-là...

Alors que commence à germer dans son esprit une oeuvre qui deviendra le conte musical "Pierre et le loup", il décide de rentrer dans sa patrie natale. Peu lui importe que la Russie soit devenue l'U.R.S.S., qu'elle soit dirigée par un dirigeant adepte de purges sanguinaires et qu'on n'y soit guère libre de faire quoi que ce soit, le Maître est persuadé qu'il n'y a que dans sa Mère Russie qu'on saura apprécier son talent à sa juste valeur et écouter sa musique avec la juste oreille...

Lina et les enfants auraient pu rester en Europe occidentale ou partir aux Etats-Unis, y vivre tranquillement, tandis que Prokofiev aurait trouvé enfin la reconnaissance à laquelle il aspire au pays des Soviets. Mais non, Lina aime son époux, c'est donc toute la famille qui va repartir à Moscou... et se jeter dans la gueule du loup...

Olivier Bellamy décrit un musicien imbu de lui-même, dur, terrible, intransigeant, capable de colère inénarrable, inflexible quand il a décidé quelque chose... Des épithètes qui valent aussi bien pour sa carrière de musicien que pour sa vie privée, où la pauvre Lina ne peut que se plier aux décisions de son époux. En fait, disons-le clairement, personne n'a le droit de contester les décisions du Maître, vraiment personne...

Pas même les bureaucrates du régime soviétique qui régentent tout dans le pays, jusqu'à la manière de composer la musique. Une oeuvre un peu trop "moderne" devient vite décadente, occidentalisée, anti-révolutionnaire, et le bréviaire soviétique, véritable carcan ne laissant que peu de place à l'inspiration débridée d'un compositeur comme Prokofiev...

Pourtant, il n'en a cure, il fait ce qu'il veut et en impose à tous, y compris à ces fonctionnaires au service du pouvoir qui voudraient lui imposer comment faire de la musique... Le caractère tyrannique du compositeur vient alors se heurter à l'un des régimes les plus féroces de ce terrible XXème siècle... Parfois, la confrontation est directe, au grand dam d'un autre musicien, Dimitri Chostakovitch, qui n'a qu'une peur : que l'intransigeance de Prokofiev les envoie tous les deux en Sibérie, dans ces lieux terribles où l'on envoie les opposants au régime ou ceux que Staline a disgraciés...

Mais, parfois, les cruautés, sans forcément que Prokofiev le veuille ou en ait même conscience, se rejoignent... Et si on osera pas touché à Prokofiev, il n'en sera pas de même pour Lina, dans des circonstances terribles, qui vont briser l'harmonie de cette famille (un comble pour une famille de musiciens !)... Une Lina qui acceptera son sort sans rien dire, humblement, discrètement, mais les enfants, eux, en voudront toujours à leur père, et bien longtemps après la mort de celui-ci...

Parlons justement de cette relation avec Lina. Elle est dans l'ombre du musicien, tout le temps. Femme ou cantatrice, elle se plie à tous ses désirs (qui sont des ordres), mais elle le fait bien volontiers, car elle est amoureuse. Elle était amoureuse à Paris, est amoureuse à Moscou, le sera même dans la tourmente et le restera jusqu'à la fin de ses jours... Malgré tout...

Le portrait, en creux, de Lina est aussi intéressant que celui de Prokofiev. Dans la partie parisienne, elle est celle qui acquiesce à tout ce que dit le musicien, va toujours dans son sens, accepte tout, même au détriment de ses goûts et de ses envies à elle. Lina est une femme pieuse, croyante, quand son époux ne croit qu'en lui et, plus encore, en la musique.

Elle sait parfaitement que Prokofiev, en décidant de rentrer en Russie, lui fait quitter le confort douillet pour une vie bien plus austère... Elle ne mesure en revanche pas vraiment à quel point cette vie sera dure à Moscou. Elle ne s'attend surtout pas à ce que cet homme à qui elle a voué sa vie se lasse d'elle... Funeste erreur...

Cette femme va connaître l'enfer, sans jamais rechigner, protester ou se révolter. Au début du livre d'Olivier Bellamy, on la voit prêtant sa voix pour un enregistrement en anglais de "Pierre et le Loup". Les années ont passé, mais le sentiment profond de Lina pour Serge n'a pas varié d'un iota, malgré la colère de son fils aîné, qui ne comprend pas comment sa mère peut ainsi honorer la mémoire de celui qu'il considère comme un monstre...

Monstre, le mot est fort... Mais, égoïste, égocentrique, ne vivant que pour et par la musique, y compris au détriment des humains, là, oui, c'est juste. Je cite Sviatoslav, s'en prenant à son père : "Quelquefois, je me demande si tu as du coeur. En musique, oui, mais pour le reste... Tu as peut-être donné du bonheur à ton public, mais tu as fait notre malheur", comprenez à sa famille... Tout est dit dans ces quelques mots...

C'est une énième démonstration cette année de la dichotomie terrible qui sépare le génie de l'homme. Les deux doivent cohabiter dans une même personnalité, mais je génie prend souvent le dessus sur l'homme et ce dernier peine à agir pour le mieux dans sa vie quotidienne, auprès de ses proches... Ces deux mondes paraissent inconciliables et l'exemple du compositeur de "Pierre et le Loup" en est un des plus violents exemples...

Je me suis d'ailleurs demandé en commençant la lecture de son livre, pourquoi Olivier Bellamy avait ainsi mis en avant le célèbre conte musical... L'idée du jeu de mots reliant le titre du roman à celui du conte m'a paru mince. Et puis, dans la dernière partie, j'ai compris : Pierre, c'est Prokofiev, et le loup, c'est Staline...

La coïncidence entre la genèse de son oeuvre, sans doute la plus connue à travers le monde, et son retour au pays est étonnante : la vie de Prokofiev à Moscou va quasiment se calquer sur celles des personnages du conte... Et, si le loup ne parvient pas à manger Pierre, il en sera de même pour Staline, qui ne fera jamais plier Prokofiev...

Leur destin parallèle réservera d'ailleurs aux deux hommes une très étonnante conclusion, que Bellamy romance dans un premier temps, avant de raconter les faits tels qu'on les connaît, et on les connaît mal, car la chute de Staline reste encore aujourd'hui entourée de flou et d'ombres... Mais, comme dans le conte, le loup aura fait d'autres dégâts dans l'entourage du musicien et, même mort, les dommages collatéraux de la lutte laisseront des traces indélébiles...

J'ai beaucoup aimé la description que fait Bellamy dans la première partie du roman de ce Paris des arts et de la culture. Il est à la fois fascinant, tant l'époque est au mouvement, aux changements, mais aussi féroce, parce que Prokofiev le regarde d'un oeil expert, avec humour, certes, mais sans concession aucune, sans hypocrisie quant à ce qu'il pense des uns et des autres... Et quelques costards sont taillés sur mesure !

Ensuite, son existence à Moscou paraît d'un seul coup bien terne... Mais, le vrai piège, et, quelque part, le paradoxe de la vie et de l'oeuvre de Serge Prokofiev, c'est que ce sont les oeuvres qu'il va composer après son retour au pays qui vont lui valoir la reconnaissance qu'il attendait en Occident, tandis que le régime qui fait régner la terreur dans son pays natal le prive de sa satisfaction d'être le grand compositeur russe du XXème siècle...

Mais, cette oeuvre, en particulier les musiques signées pour accompagner les films du réalisateur Einsenstein, qu'on présente toujours comme servant la propagande stalinienne, sont en fait des pieds-de-nez incessants faits au pouvoir, car elles enfreignent une bonne partie des règles qui lui sont imposées... Certes, il place cette lutte sur un plan purement artistique, sans aucune connotation politique dans son esprit, il s'en moque, de la politique, mais dans ce contexte, forcément, cette opposition est tout sauf anodine...

Entre le destin d'un homme et celui d'un compositeur, on découvre une période-clé de la vie d'un des grands compositeurs classiques du XXème siècle, un immense mélodiste, mais un homme sans empathie, imperméable aux sentiments humains traditionnels... Un homme qui n'admet aucune contestation aux prises avec un régime qui en fait de même... Un bras de fer étonnant qui, hélas, ne se résumera pas qu'à un duel d'ego entre Prokofiev et Staline...

"Dans la gueule du loup", d'Olivier Bellamy est aussi une double histoire d'amour : celle d'un homme pour la musique, placée au-dessus de tout le reste, comme le disent bien les deux vers cités en titre de ce billet, et celle d'une femme pour l'homme qui n'aime que la musique... Une tragédie digne d'un opéra russe, dans lequel cette mystérieuse âme slave, à la fois si pleine de sensibilité mais aussi d'emphase et, parfois de cruauté, transpirerait à travers chaque note, jouée, récitée ou chantée...

Une lecture qui m'a redonné envie de redécouvrir cette oeuvre que j'avais écoutée, enfant, dans un de mes premiers cours de musique, dans une salle de classe minuscule, tassés devant des tables placées de telle façon que chacun puisse voir le piano, installé contre un des murs... Oui, dans cette salle bien trop peu spacieuse et confortable, j'ai entendu la musique de Prokofiev et la voix de Gérard Philippe raconter l'histoire de Pierre et du loup... Comment ne pas terminer en vous proposant de vous joindre à moi pour réécouter ce qui est peut-être la version française la plus connue de ce conte ? On y va ? Ecoutez...






jeudi 21 novembre 2013

"Le monstre est une tumeur".

De la littérature islandaise, je ne connaissais jusque-là que des romanciers spécialisés dans le polar, comme Arnaldur Indridason ou Arni Thorarinsson. Voici une découverte, avec une romancière de littérature générale, qui ne nous parle pas de son île, qu'elle a quittée voilà des années pour venir vivre en France puis en Allemagne, mais s'intéresse à l'humain et à ses drames. Démonstration sombre mais lumineuse, comme un ciel nocturne d'un noir profond, mais si dégagé qu'il se laisse transpercer par la clarté d'une myriade d'étoiles... Avec "Yo-yo" (publié aux éditions Héloïse d'Ormesson), c'est tout sauf un moment de détente que nous propose Steinunn Sigurdardottir. L'objet, ici, n'a rien de ludique et, derrière les drames et les destinées contrariées, c'est une amitié étonnante qui se dessine et qui, peut-être, pourra renverser des montagnes et vaincre les désespoirs...





Martin Montag est radiothérapeute à Berlin. La petite trentaine, il est un spécialiste connu et reconnu et ses résultats parlent pour lui : il sauve des vies, lutte pas à pas contre les cancers de ses patients, apaise les craintes et les douleurs et accompagne ceux qu'il ne peut pas sauver. Vraiment, scientifiquement comme humainement, Martin est un mec bien.

Un jour, se présente à lui un patient septuagénaire à qui il doit annoncer qu'il est malade. L'homme en face de lui ne paye pas de mine, mais sa réaction plaintive surprend un peu Martin. Et puis, quelques détails, rien de très significatif, en fait, commencent à le tarauder, inconsciemment : n'a-t-il pas déjà rencontré cet homme ?

C'est lorsqu'il va regarde de plus près les examens passés par ce patient que Martin va se rappeler... Sur l'écran devant lui, la tumeur qui se développe dans le corps de l'homme a la forme d'un yo-yo et apparaît paré d'une couleur rouge presque agressive... Cette simple forme, sans doute approximative, ce "yo-yo" tumoral, va rouvrir toutes les blessures de Martin et le replonger dans un lointain traumatisme...

Pourtant, jusqu'ici, il n'a rien laissé paraître. Sa réussite professionnelle s'accompagne d'une vie amoureuse comblée, auprès de Petra, sa compagne. Toutefois, à quelques détails, on sent que quelque chose cloche chez le radiothérapeute. Oh, de petits détails, une certaine hypocondrie, qui lui fait redouter à chaque instant de mourir d'un soudain arrêt du coeur, ou encore une méfiance voire un rejet des enfants...

Et puis, il y a cette étonnante amitié avec Martin. Oui, les deux hommes ont le même prénom ! Mais ce second Martin est français. Et surtout, son existence est diamétralement opposée à celle du médecin berlinois : Martin Martinetti arrive de nulle part. Lorsque Martin Montag l'a rencontré, on pouvait difficilement être plus mal en point...

En effet, Martinetti était SDF, visiblement sans espoir ni même volonté de se sortir de cette situation. Pire, il n'a pas caché ses tentatives pour en finir et son fatalisme face au cancer qui a réuni les deux hommes. Eh oui, Martin le Français a été le patient de Martin l'Allemand, trois ans plus tôt. Et le second a guéri le premier et lui a peut-être même redonné le goût à la vie...

Désormais, Martin Martinetti n'est plus SDF, il vit même avec une jeune femme d'origine polonaise, gardienne au zoo de Berlin et qui travaille pour devenir vétérinaire. Lui-même se remet le pied à l'étrier et commence à refaire des projets d'avenir... A deux... Et il sait qu'il doit cette fière chandelle à cet ami médecin, dont il est, d'une certaine manière, le confident.

Mais l'apparition du yo-yo rouge sur l'imagerie du patient de Martin va changer la donne. C'est au tour de Montag de plonger... Les souvenirs qui sont remontés à la surface l'ont entraîné avec eux vers le fond, comme justement le yo-yo qui monte et redescend suivant sa ficelle et le mouvement de la main de celui qui le tient.

Le lecteur va alors suivre Montag dans son introspection, à la rencontre de ces souvenirs remisés au fin fond de son subconscient depuis des lustres. L'explication du drame n'est pas explicitée clairement, même si, peu à peu, on la devine. Mais on découvre l'enfance pas très heureuse de Martin, les rencontres, positives, celles-là, qui ont compté dans sa vie.

Et, en parallèle, les craintes et les doutes de Martin s'accroissent... Le voilà qui cherche à savoir. Savoir s'il se trompe, s'il confond, ou s'il a effectivement reconnu dans son patient l'homme qui hante son passé. Et plus il avance dans son enquête, plus le doute devient évidence. Et plus ses maux empirent...

Avec, à la clé, l'apparition d'un terrible dilemme qui va commencer à le ronger... Le dilemme d'un médecin face à son serment et ses engagements, ses devoirs... Et toute cette réflexion s'accompagne de deux phénomènes plus qu'inquiétant : un repli sur soi et une tendance suicidaire d'abord diffuse puis, de plus en plus marquée...

Je ne vais pas en dire plus sur l'histoire elle-même, car si ce roman n'est pas un thriller ou un polar, il se dévoile petit à petit jusqu'à un dénouement très fort, magnifique et plein de luminosité. Je n'ose dire d'optimisme, parce que je n'en suis pas certain, pour être franc. Mais il est certain que le drame, sans être désamorcé, a alors changé de cap pour aller vers un mieux...

"Yo-yo" est un court roman, intense, sombre. Une descente aux enfers d'un homme chez qui rien ne laisse présager une telle blessure. Une incapacité aussi bien à affronter cette douleur terrible qu'à la partager pour essayer, si ce n'est de la guérir, au moins de se décharger d'une partie de son poids... Et ce, malgré un entourage qui l'aime, qui l'apprécie...

La dérive de cet homme, intelligent, altruiste, plein d'empathie, sachant ménager ses malades sans pour autant mentir sur leur état, est troublante... D'un seul coup, à la simple vue de cette tumeur à la forme bizarre, il va perdre l'ensemble de ses repères, replongeant dans une période où il était seul, atrocement seul... Ultra-moderne solitude ? Non, pas vraiment...

Plutôt une culpabilité dévorante. Culpabilité encore attisée par son enquête et ce qu'il découvre par cet intermédiaire. Il n'a rien fait de mal, il n'est en rien coupable, et pourtant, impossible de décoller ce sentiment poisseux  et toxique de tout son corps, de toute son âme. Cet échec-là, son échec personnel, le renvoie à tous ses autres échecs passés, à la souffrance terrible chaque fois renouvelée qui l'envahit, lui et tous ceux qui l'aident dans le suivi des patients, quand un de ses malades meurt. L'instant d'avant, ils sont là, vivants, flamme vigoureuse, soufflée comme une bougie d'anniversaire l'instant d'après... Morts... Sans espoir de retour...

L'impuissance qu'il ressent est la même que celle qui l'étreint depuis l'apparition du yo-yo tumoral... Et pour cause, le cancer qui ronge Martin Montag, c'est son drame passé qui se métastase, le colonise peu à peu et lui détruit la conscience... Un drame impossible à effacer, sans aucune solution efficiente pour le traiter...

Enfin, ça, c'est ce dont il s'est persuadé.

Je vais revenir sur l'ambiance de ce roman que j'ai évoquée en introduction avec un certain lyrisme (oui, je me jette un peu des fleurs, mais les myriades d'étoiles, et tout, ça a de la gueule, quand même, enfin, je trouve, tout modestement, évidemment...). Entre le cancer d'un côté et le drame personnel de Martin Montag, force est de reconnaître que ce n'est pas la joie qui règne au long de "Yo-yo".

Il n'y a pas d'imposture, dans la vie de Martin Montag, son amour pour Petra, son amitié pour Martin Martinetti, son désir pour la compagne de ce dernier (respectueux, je le précise), tout cela est sincère. Pourtant, il y a un sentiment d'incomplétude chez cet homme et une terrible impossibilité à communiquer ouvertement avec les autres, malgré la confiance qu'il peut avoir en eux...

Allez, enfonçons encore le clou : lorsque, enfin, il réussit à s'ouvrir, c'est pour avouer à Petra qu'il ne veut pas avoir d'enfant, jamais... Comme déclaration d'amour, sans doute peut-on rêver mieux... Idem dans son amitié avec l'autre Martin, dont il s'éloigne, imperceptiblement d'abord, puis de plus en plus franchement...

Pourtant, je qualifie ce roman de lumineux. Oh, pas une clarté solaire, éblouissante, chaude et vitale, non, plutôt une clarté lunaire, un halo de lumière dans un ciel d'un noir d'encre. Martin Montag n'est pas seul, et ce sont ces autres, autour de lui, qui sont cette lumière, synonyme d'espoir. Ou ceux qui sauront arrêter son plongeon vers plus d'obscurité pour le conduire vers la lumière...

Pardon de ne pas me montrer plus explicite, mais le dénouement de ce livre est beau et fort, assez inattendu de mon point de vue par certaines révélations qui y sont faites. Voilà pourquoi je ne veux pas trop en dire, pourquoi je laisse planer un certain flou autour de ces faits et pourquoi je ne prononce pas certains mots qui me semblent fondamentaux dans ce roman.

Un mot cependant sur un élément qui m'a un peu gêné dans ma lecture au départ et sur lequel je me suis par conséquent interrogé : pourquoi avoir donné le même prénom aux deux personnages masculins ? Certes, l'un est allemand et doit donc se prononcer "Martine", tandis que le Français se prononce comme nous l'écrivons... Mais, sur papier, forcément, ça trouble...

Et si c'était pour renforcer l'impression que ces deux-là n'ont que cela en commun ? Un prénom... Car, pour le reste, on se dit vraiment que ces deux-là n'ont rien pour devenir les meilleurs amis du monde... Faux semblant ? Possible... Mais, ce prénom particulier peut aussi symboliser pas mal de chose...

Saint Martin, l'un des grands saints chrétiens, donna son manteau à un pauvre un soir de grand froid. Par la suite, il se fit ermite... Cela ne ressemble-t-il pas au parcours, toutes proportions gardées, de Martin Montag, qui a sauvé le SDF Martin Martinetti avant de s'isoler sous le coup du choc de la révélation engendrée par la vue de la tumeur en forme de yo-yo... Pourrait-on voir alors apparaître un jeu de miroirs entre les deux Martin ? Je vous en laisse juge.

Voici un beau roman, court, moins de 200 pages, mais d'une grande densité et d'une grande intensité dramatique... La fin reste assez ouverte, à chaque lecteur de s'imaginer le destin des personnages, selon sa sensibilité, selon que vous soyez plutôt optimiste ou pessimiste... Mais, j'ai apprécié cette découverte littéraire venue d'Islande, mais aussi teintée de culture continentale.

Je ne le conseille pas pour une longue soirée d'hiver, même au coin du feu, alors que le moral chancelle un peu et qu'on désespère de voir les jours augmenter... Mais, si les thématiques abordées sont lourdes et très sérieuses, la construction du roman vaut le coup d'oeil, tout comme son dénouement, très touchant.

Et c'est mon coeur qui a fait le yo-yo durant tout le temps de cette lecture, entre émotions positives et négatives... N'est-ce pas aussi ce qu'on attend d'un roman, après tout, qu'il suscite chez nous toute une palette d'émotions contrastées ? Dans ce cas, osez, franchissez-le pas et découvrez l'écriture nette, précise... en un mot, lumineuse ! Eh oui, encore !

jeudi 14 novembre 2013

"On ne peut pas faire de cuisine si l’on n'aime pas les gens" (Joël Robuchon).

Je suis gourmand... Je sais, c'est un vilain défaut, un péché capital, même, mais c'est ainsi, je suis gourmand. Alors, lorsque je tombe sur un roman où la nourriture joue un rôle, principal ou secondaire, peu importe, j'ai tendance à me laisser mener par le bout des papilles, ce qui est terrible, car, au final, un livre ne remplit jamais mon assiette et je sors de ces lectures grandement frustré. Masochisme, peut-être, cela ne me guérit pas et je replonge régulièrement dans cet engrenage épicurien. Avec notre roman du jour, j'ai non seulement pu réveiller mon appétit, mais j'ai nourri mon coeur et mon âme de belles émotions positives et roboratives. "Le restaurant de l'amour retrouvé", d'Ogawa Ito (publié aux éditions Philippe Picquier), montre une nouvelle fois que la littérature asiatique est vraiment une littérature des sens, de tous les sens. Mais surtout, c'est une ode à la cuisine comme vecteur de transmission des sentiments, comme source d'empathie, de respect, de cohésion et de rapprochements humains...





Rinco a 25 ans et vit dans une grande ville du Japon où elle rêve d'ouvrir son propre restaurant, avec son compagnon, un jeune homme d'origine indienne. Pour le moment, elle vit en travaillant pour un petit restaurant turc de la ville et profite de pouvoir concilier son travail et sa profonde passion pour la cuisine, que lui a transmise sa grand-mère.

Voilà près de 10 ans que Rinco a tout quitté, sa mère, avec qui elle ne s'est jamais entendu, son village, sa campagne, pour gagner la ville et y faire sa vie. Mais, un soir, en rentrant à son appartement, elle découvre les lieux complètement vides... Son compagnon est parti, sans prévenir, sans rien dire, emportant tout avec lui, vraiment tout... Il n'a laissé qu'une jarre dans laquelle Rinco prépare sa saumure, comme elle a appris à le faire...

Sous le choc, la jeune femme devient muette. Sans doute la parole est-elle impuissante à exprimer sa douleur, sa surprise, son indignation... Elle ne prononcera plus un mot, ne communiquant plus avec les autres que par gestes ou en écrivant sur un carnet... Sa seconde réaction est de partir. Laisser derrière elle cette vie qui vient de s'ouvrir sous ses pas, comme un gouffre...

Quelques minutes après avoir découvert l'appartement vide, le panier qu'elle avait avec elle sous un bras, sa jarre de saumure sous l'autre, elle prend le car, direction sa maison natale, où elle n'est pratiquement plus allée depuis son départ, dix ans plus tôt... Elle n'a pas réfléchi plus de quelques instants, c'est le seul endroit où elle peut se réfugier, malgré tout...

En route, elle commence à redouter les retrouvailles avec une mère qui ne l'aime pas et qu'elle a fuie dès que possible pour vivre sa vie loin de son désintérêt... D'ailleurs, si Ruriko, la mère, ne semble pas surprise de ce retour inopiné, effectivement, la relation paraît incapable de se réchauffer... En gros, Ruriko impose à Rinco, pour mériter le toit et le couvert, de s'occuper d'Hermès, la truie qu'elle élève dans son jardin.

La seule chose qui rassure Rinco, c'est Papy Hibou. L'oiseau chante tous les soirs à minuit tapantes, comme dans son enfance. Le reste du temps, après avoir préparé le pain pour nourrir Hermès, Rinco ne sait pas trop quoi faire, tandis que sa mère tient dans le village, un bar baptisé "Amour"... Ironique, quand on connaît la réputation de frivolité de Ruriko et le peu d'amour qu'elle a dispensé à sa fille...

Et puis, voilà que Rinco, qui s'ennuie et n'envisage pas de retourner en ville, décide de faire dans son village natal ce qu'elle rêvait de faire ailleurs : monter son propre restaurant. Sa mère possède une espèce de remise près de sa maison, qui ne lui sert à rien et Rinco se voit bien y créer son restaurant, à son image, où elle servirait sa cuisine...

Cela va prendre quelques semaines pour aménager la remise, la décorer selon son goût, y aménager une cuisine sans excès d'appareils ménagers modernes, l'idée étant de préparer de repas de ma façon la plus traditionnelle possible. Aidée par Kuma, qu'elle avait connu dans son école, om il était surveillant, homme à tout faire, Rinco va donner vie au lieu le plus proche de ses rêves et le nomme "l'Escargot"...

Dans cet endroit, la règle est clair : à chaque servie, Rinco ne servira qu'une seule et unique table. Pas de menu prévu à l'avance, Rinco écoutera les désirs de ses clients et essaiera de servir un repas en adéquation avec ces souhaits, selon son inspiration. Et, dernière chose, et pas des moindres, elle va cuisiner quasi exclusivement des produits issus de l'agriculture ou l'élevage de la région proche, des fruits et des légumes qu'elle cueillera dans la nature luxuriante et riche qui entoure son village...

Son premier client sera Kuma. Rinco tient à le remercier pour son aide. Kuma est un homme dont la joie de vivre apparente cache une douloureuse séparation. Sa femme, d'origine argentine, ne s'est jamais habituée à la vie dans ce village perdu du Japon. Un jour, elle est partie, emmenant avec elle ses enfants, laissant derrière elle Kuma, qui ne pouvait se résoudre à quitter sa terre natale. Il ne s'en est jamais remis.

Rinco se reconnaît évidemment dans l'histoire de Kuma. Aussi met-elle tout son coeur et son savoir-faire dans le repas qu'elle sert à son ami. Elle veut lui offrir un moment exceptionnel, capable de lui faire oublier, même pour quelques instants seulement, sa tristesse, son désarroi. Et la magie va fonctionner, Kuma va vivre un moment d'exception...

Mais la magie ne va pas s'arrêter là : peu de temps après ce repas, le voeu de Kuma va être exaucé. Son ex-épouse et ses enfants vont revenir au village. Oh, pas pour longtemps, mais suffisamment pour que le coeur de Kuma s'emplisse de joie... Pour lui, pas de doute, c'est la cuisine de Rinco qui a provoqué cela, il en est certain !

Rinco, elle, n'y croit pas, mais d'autres événements heureux vont toucher les clients suivants de "l'Escargot", qui vont voir leurs voeux se réaliser ou vont être profondément changés après leur passage. Métamorphosés, même, comme cette veuve qu'on appelle la Favorite, et qui va retrouver une joie de vivre qui l'avait abandonnée depuis des années...

Il n'en faut pas plus pour faire la réputation de Rinco et de son établissement. L'endroit est toutefois suffisamment isolé pour ne pas en faire un lieu à la mode, qui refuserait du monde, ou qui devrait changer son protocole pour répondre à la demande. Rinco s'y refuserait, de toute façon... Mais, à chaque client, elle fait de son mieux pour transmettre du bonheur à travers les plats qu'elle sert, et tant pis pour les rares réfractaires...

Cependant, si Rinco a trouvé, presque par hasard, comment faire le bien autour d'elle, qu'en est-il de ses propres souffrances ? Ce pouvoir, qui n'a rien de magique, non, c'est une recette comme une autre, j'y reviens, peut-il l'aider, non pas à faire revenir son être aimé, elle a fait une croix sur le jeune indien d'emblée, mais dans sa difficile relation avec sa mère ?

Je n'en dis pas plus, lisez "le restaurant de l'amour retrouvé", pour cela. Non, intéressons-nous à cette recette, plus que formule magique, que met en pratique Rinco. Oh, ça n'a pas l'air très compliqué et pourtant ! C'est loin d'être facile, en tout cas, pas plus que je ne saurais préparé les plats qu'on découvre dans le roman, je ne me sens apte à réussir cette recette.

Elle tient en quelques ingrédients : empathie, amour, respect. En poignée, en pincée, au compte-gouttes, à la régalade, en zeste, avec parcimonie ou abondamment, sous toutes leurs formes, elle incorpore systématiquement ces trois ingrédients dans chacun de ses gestes. Elle est l'illustration parfaite de la phrase de Joël Robuchon, qui sert de titre à ce billet.

Je dirais même qu'elle va encore plus loin que lui : elle met empathie, amour et respect dans chacune des pensées par lesquelles elle élabore ses repas, dans chacun de ses gestes, depuis le moment où elle choisit les ingrédients, les prépare, les coupe, les cisèle, les apprête, les accommode, les assaisonne, les cuit, les présente, les sert, les couve du regard une fois entre les mains des clients, etc.

C'est la plus fine, la plus douce, la plus légère des sauces, et, bien qu'invisible, elle nappe, recouvre chaque plat que Rinco sert. Et même si aucune papille humaine n'est capable de sentir le goût si particulier de cette sauce, le cerveau, le coeur, l'âme des consommateurs, eux, semblent conquises en quelques bouchées...

Et cela vaut quels que soient les aliments concernés. Je préviens les amis des animaux, les végétariens pratiquants, les âmes sensibles, certains religieux respectueux des dogmes ou les indifférents au plaisir de la bonne chère, il y a dans le livre une scène difficile, que je ne vais pas vous raconter en détails, rassurez-vous, mais je ne voudrais pas qu'on me la reproche a posteriori.

Une scène effectivement difficile, bouleversante autant pour Rinco (qui va en connaître un certain nombre tout au long du roman) que pour le lecteur, parce que, voilà, c'est quand même violent dans les faits, même s'il faut en passer par-là... Mais, si j'évoque cette scène, c'est parce qu'à elle seule, elle résume tout ce que je viens d'exprimer dans les précédents paragraphes, l'application à un cas particulier de la recette empathie, amour, respect...

Chimiquement, ce que je raconte n'a pas de sens, quoi que, qui peut dire qu'à l'image des phéromones, par exemple, ces trois éléments indissociables dans la cuisine de Rinco ne pourraient pas imprégner ses plats ? Et pourtant, comment ne pas voir dans cette stricte application d'une règle tacite, naturelle chez la jeune femme, un exhausteur de goût 100% bio, capable de rendre fade les plus pures épices ?

L'heure est venue de jouer le bobo que je ne suis pas (enfin, pas vraiment ; je n'ai pas de 4x4...) en évoquant un des thèmes sous-jacents de ce roman : le respect du terroir, des produits, des saisons, le recours aux pratiques "locavores", l'agriculture raisonnée ou biologique, rayez les mentions qui ne vous conviennent pas. Tout est là, dans "le restaurant de l'amour retrouvé". Et c'est, sans aucun doute, la première étape menant à la sauce empathie, respect, amour.

Halte aux junk, fast et tout un tas d'autres trucs associés au mot food ! Dans ce roman, tout se consacre au bon, au meilleur et tout est mis en action pour y parvenir, des meilleurs produits aux meilleurs techniques, de quoi faire pâlir bien des grands chefs constellés d'étoiles. Avec un autre mot que je n'ai pas encore cité : le temps !

J'avais évoqué il y a quelques jours (semaines ?), dans le billet consacré au roman de Jean-Philippe Depotte, "le chemin des Dieux", cette profonde dichotomie entre tradition et modernité qui traverse le Japon depuis les 60 dernières années. On la retrouve ici, dans ce retour à la terre, sans aucune considération idéologique, dans ce départ du Japon moderne et métissé à ce Japon qui n'a pas changé d'un iota depuis des ères...

Loin de la vie trépidante de la métropole où elle travaillait, Rinco peu prendre tout son temps pour préparer le repas de l'unique table qu'elle a à servir chaque soir. Et, de la même façon, les clients ont tout leur temps pour apprécier les mets qui arrivent devant eux. Un autre secret de fabrication ? Possible, mais au-delà de ça, Rinco réhabilite tout ce que la vie moderne a tendance à effacer de nos vies...

Prenons-nous encore le temps de manger ensemble, en prenant le temps de se rassembler autour d'une table et d'apprécier des recettes de nos grands-mères ? Allons-nous encore, ne serait-ce qu'au marché, choisir des ingrédients de qualité ? Savons-nous encore cuisiner autrement qu'en appuyant sur le bouton du micro-ondes ?

Rinco, et à travers elle, Ogawa Ito, nous réveillent et nous rappellent qu'au-delà des plats en eux-mêmes, le contexte dans lequel nous mangeons est décisif dans le plaisir qui se dégage de l'acte de manger. On est loin d'Harpagon et de sa maxime "il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger", non, on se rapproche bien plus de Rabelais (j'ai utilisé le mot épicurien plus haut, pourtant déformé et impropre si on le prend stricto sensu, la philosophie d'Epicure étant bien plus pessimiste que le sens qu'on lui donne de nos jours) et de son appétence parfois ogresque...

Oh là, moi aussi, je vois que je prends mon temps, que je m'étale, pour parler de ce roman qui m'a mis l'eau à la bouche et le sourire aux lèvres... De la douceur qui m'a fait du bien, passant aussi bien par la personnalité de Rinco que par ses gestes ou encore l'écriture d'Ogawa Ito. Je vous laisse découvrir tout ça, surtout si vous êtes gourmands ou gourmets (les deux n'étant pas contradictoires) ou juste curieux.

La créativité culinaire de Rinco n'a pas de bornes. Elle prépare de tout, de la viande, des légumes, des fruits, de poisson, des coquillages, du chocolat, du riz, évidemment, tout, je vous dis, avec une maestria qui confine au génie et qui donne envie de se trouver à la table de "l'Escargot" le plus souvent possible. Et, si en plus ça fait du bien aux bobos de l'âme et du coeur, ça vaut bien le prix d'additions, ma foi, fort abordables...

"Le restaurant de l'amour retrouvé" n'est pas un livre de recette, ni un guide culinaire. Pas sûr que la lecture de ce roman suffise à reproduire les plats que Rinco sert dans son restaurant. Ni dans la technique culinaire, ni dans le savoir-faire. Et c'en est presque dommage, en fait, car nous aussi, on aimerait goûter...

Et puis, je me suis dit que le plaisir que procurait le roman était ailleurs. Car, au-delà des plats en eux-mêmes, ce qui prime, c'est vraiment le lien social qui se crée autour de ces assiettes. La cuisine de Rinco n'est pas un philtre d'amour, loin de là, mais elle met à l'aise ceux qui la mange, au point de faire tomber les inhibitions, d'adoucir les moeurs ou de passer un baume sur les maux tenaces qui étreignent les consommateurs, au sens noble du terme...

Alors, ne nous attachons pas forcément à ces recettes, parce que ce sont ces condiments "empathie, respect, amour" qui doivent primer dans nos mémoires. C'est cela que l'on doit retirer en priorité de ce livre et du travail de Rinco. Et, même si ce n'est pas si évident, c'est d'abord cela que nous devons tous apprendre à cuisiner et servir autour de nous, peu importe dans quel plat...

Mais bon, gourmand et curieux je suis, gourmand et curieux je reste, et que ce que je viens de dire ne m'empêche pas de conclure avec une mention spéciale pour le curry à la grenade que Rinco sert à Kuma lors de l'inauguration de "l'Escargot"... Le choix est rude, mais ce plat-là, j'aimerais bien sentir son goût et sa texture sur ma langue...


mercredi 13 novembre 2013

"La mort fait l'éloge de la vie comme la nuit celle du jour" (Pétrarque).

Cette phrase est présente deux fois dans notre roman du jour et, dès la première, je l'avais soulignée, notée et soigneusement mise de côté... Plus rare encore, j'ai pris des notes, j'ai même rédigé un ou deux paragraphes sur un post-it (oui, j'écris en pattes de mouche, et alors ?). C'est vous dire si j'avais hâte de me lancer dans la rédaction de ce billet. Partons pour le XVIème siècle et un endroit fascinant : les carrières de marbre de Carrare, en Toscane. C'est dans cette ville, au sein de la communauté des carriers et des tailleurs de pierre, que se déroule "Pietra Viva", nouveau roman de Léonor de Récondo (aux éditions Sabine Wespieser). Avec un personnage central qui est loin d'être un inconnu : Michel-Ange. Un génie confronté à sa condition d'homme, à ses blessures intimes, à son art, au regard de l'autre... Un artiste face à sa matière première, face à la mort, aussi, face au deuil, au désir... Et un roman magnifique, à la clé, riche, puissant et qui m'a rempli d'émotion et qui vit encore en moi, plusieurs jours après l'avoir terminé...





Michel-Ange vit à Rome et profite de l'étonnante bienveillance d'un monastère de la ville éternelle qui lui permet de pratiquer des dissections sur les corps des défunts de la communauté. Une façon pour l'artiste d'améliorer sa connaissance de ces corps humains qu'il essaye de reproduire avec le plus grand réalisme possible.

Parmi les frères qui l'accueillent dans ces moments difficiles, le frère Guido, porte-parole de son supérieur, et le frère Andrea, qui fait partie des hommes apportant les corps sans vie dans la morgue, afin que le sculpteur. Or, dès le premier regard, Michel-Ange est tombé sous le charme du frère Andrea, au corps parfait, et pas seulement pour l'oeil de l'artiste.

Les deux hommes n'ont pas échangé plus de deux phrases, pourtant, le désir de Michel-Ange est d'une grande force, peut-être plus encore parce qu'il sait très bien qu'il ne pourra jamais l'assouvir. Et, à chaque visite, outre sa curiosité pour le corps qu'on lui soumettra (mais jamais d'enfant, il ne peut pas), Michel-Ange sent ce désir monter et ressent le besoin de voir, même quelques instants seulement, le frère Andrea...

Mais, au début du printemps 1505, c'est sur la table d'autopsie que Michel-Ange découvre l'objet de son désir. Le frère Andrea est mort, brutalement, et c'est cet homme qu'on lui propose de disséquer... La réaction de Michel-Ange, une fois passée la stupéfaction, une fois que son esprit a enfin accepté ce que ses yeux ont vu, est d'une grande violence : il fuit.

Sans rien dire à personne, Michel-Ange quitte Rome et prend la direction de Carrare. Son excuse est toute trouvée : le pape Jules II vient de lui passer une monumentale commande, celle de son futur tombeau. Un tel ouvrage ne se néglige pas, et Michel-Ange a décidé d'aller lui-même à Carrare choisir les blocs de marbre desquels il fera naître les futurs ornement de la stèle papale.

Pourtant, il est clair que Michel-Ange, traumatisé par la mort soudaine, inattendue du frère Andrea, a bel et bien pris la fuite, sans prévenir personne. Il est parti si vite qu'il n'a emporté qu'un carnet de croquis, un livre de Pétrarque (dans lequel se trouve la phrase titre de ce billet), que lui offrit son mentor Laurent de Médicis, et la Bible d'Andrea, objet recelant tant d'émotions intimes et contrastées...

En partant pour Carrare, il ignore pour combien de temps il quitte Rome, peut-être pour toujours, pourquoi pas. Il a besoin de faire le point... Il n'a d'ailleurs prévenu personne de ce départ précipité et n'arrive pas à écrire au frère Guido pour s'excuser, ni même pour lui poser la question qui lui brûle les lèvres : de quoi est donc mort Andrea ?

Mais à Carrare, Michel-Ange va vraiment commencer une nouvelle vie, au milieu des hommes qui attaque la montagne pour libérer la matière première de son oeuvre : le marbre. Dans ce village, toutes les familles sont liées aux carrières et la communauté vit dans une permanente solidarité, car les accidents sont hélas nombreux, souvent fatals.

Michel-Ange est un homme solitaire, misanthrope, même, conscient de ce talent extraordinaire dont il a hérité et qui en fait une personnalité à part, au point qu'on le juge souvent hautain, méprisant pour le commun des mortels. C'est dire si cette plongée au pays du marbre s'annonce délicate pour un homme accablé et qui voudrait par-dessus tout être seul...

A Carrare, parmi les personnes qu'il rencontre, 3 sortent du lot. Topolino, d'abord. Ainsi surnommé ("la petite souris") parce qu'il se faufile dans les fissures de la montagne à la recherche des plus beaux blocs. Maître d'oeuvre, il va inviter l'artiste dans sa famille et la relation de Michel-Ange avec lui et avec son épouse, Chiara, sera une des causes des bouleversements majeurs qui vont se produire dans l'esprit et l'âme du sculpteur au cours de son séjour.

Ensuite, il y a Cavallino, ainsi surnommé parce qu'il se prend pour un cheval. L'homme, pas méchant pour deux sous, voit en chaque humain un animal et si on le qualifie aisément de fou ou d'idiot du village, son acuité va pourtant apparaître aux yeux du lecteur. Pour lui, Michel-Ange est un chien au milieu des loups... Cavallino et la jument blanche dont il est "amoureux" (ne voyez rien de malsain dans ce terme) eux aussi vont participer à leur manière à la prise de conscience de Michel-Ange...

Enfin, il y a Michele, le personnage-clé du livre, pour moi. L'enfant a 6 ans, il est fils de carrier et, peu de temps après l'arrivée de l'artiste à Carrare, il va perdre sa mère, morte en couches. En Michele, Michel-Ange voit l'enfant qu'il a été. A une différence près, et pas des moindres : le sculpteur, qui a aussi perdu sa mère quand il était enfant, n'a plus aucun souvenir d'elle...

La mort d'Andrea et le drame vécu par Michele vont réveiller cette blessure qui n'a jamais vraiment cicatrisé. Entre le visage d'Andrea qui le hante et celui de sa mère qu'il essaye de retrouver désespérément au fin fond de sa mémoire, Michel-Ange est désemparé, perdu. La présence de l'enfant à ses côtés a des effets contradictoires sur lui...

Michel-Ange n'aime pas les enfants, il s'en défie et il va déclencher un scandale lors des obsèques des obsèques de la mère de Michele... Son coeur est-il dur comme du marbre ? Pourtant, l'enfant, lui, ne va pas lui en tenir rigueur. Son naturel désarmant, la joie de vivre qu'il affiche au quotidien malgré tout, tout cela étonne Michel-Ange autant que cela l'exaspère. Et, selon l'humeur, l'artiste et l'enfant montrent une vraie complicité ou alors, la colère prend le sculpteur qui chasse le gamin...

Mais, quoi qu'il en dise, cet enfant-là le fascine, le pousse à se remettre en cause et surtout, il est la vie face au double deuil qui l'accable... Il va l'aider, sans doute sans s'en rendre compte, à se reprendre en main, à commencer le travail de deuil au sujet d'Andrea, mais aussi à renouer le fil rompu avec une mère oubliée. Cette quête-là est au coeur du roman...

Qui dit deuil, dit mort. Or, là aussi, l'artiste se pose de grandes questions qui affecte certes sa philosophie de l'existence, mais aussi son art. Vivant, Andrea est la perfection aux yeux de l'artiste. Mort, il devient inerte, terne, perd son élasticité, cette sève que seule la vie procure. La dernière vision que Michel-Ange a du frère Andrea, c'est un corps marmoréen, le paradoxe n'est pas petit !

Le marbre, justement, parlons-en. Carrare produit la matière première idéale pour que l'artiste puisse exercer son art. J'ai été frappé par moments de la comparaison naturelle qui se fait entre le marbre et le corps humain, sa blancheur, comme une peau, les veines qui le traversent, etc. Et le ciseau de Michel-Ange donne vie à la pierre, littéralement...

Pierra Viva...

Ce n'est pas la seule explication à ce titre, d'ailleurs, la première vient d'une phrase de Michel-Ange en personne, placée en exergue du roman de Léonor de Réconda. Mais celle qui m'a le plus frappé, c'est ce lien si puissant entre la pierre et le corps, entre le corps qu'on parvient à reproduire dans la pierre avec une telle précision (cela vaut pour les drapés et d'autres aspects de la sculpture, mais bien sûr, pour l'histoire qu'il nous concerne, cela passe au second plan) que cela suscite une incroyable émotion...

Michel-Ange maîtrise ce savoir, il ne sculpte pas un minéral mais une matière vivante. A partir de là, il crée la beauté, une beauté éternelle, inaltérable. Mais, en retour, une beauté artificielle, comparée à l'inimitable beauté du vivant, la beauté parfait qu'incarne Andrea avant sa mort. Or, cette beauté-là, la seule qui vaille, dure le temps d'une vie, pas plus, et la saisir à un instant donné ne fait que la figer, sans la faire perdurer...

L'ambition de Michel-Ange serait de parvenir à reproduire cette perfection du vivant dans la pierre, ne pas seulement la rendre symboliquement vivante, mais la façonner à son image, tel le Dieu de la Genèse. Or, Michel-Ange est impuissant à rendre cette beauté unique du vivant. Il crée une beauté immortelle imparfaite (à ses yeux) et ne peut vaincre cette mort qui se charge de pourrir la beauté, de la faire disparaître... Et c'est aussi une des choses qui plonge le génie dans le désarroi.

Ce séjour à Carrare, au cours duquel il va voir naître ces blocs dans lesquels il taillera à vif pour faire apparaître les personnages qui orneront le futur tombeau de Jules II, va là aussi changer sa vision des choses. Il va prendre conscience que c'est peut-être son âme à lui qui est une pierre à qui il faut donner vie. Et notre âme à tous, que la beauté née de ses mains peut réveiller, expulser de sa gangue pour lui donner vie.

Il y a dans le rapport de Michel-Ange au marbre une incroyable sensualité. Là encore, on pourrait y voir un paradoxe, tant le marbre semble dur, froid, symbole de la tombe plus que du plaisir. Et pourtant, l'artiste l'adoucit, efface sa dureté et sa froideur pour lui donner l'apparence de la chaleur, de la force et de la sensualité...

Or, "Pietra Viva" repose sur les sens, tous nos sens, de plus d'une façon. L'expérience sensuelle (attention, je ne mets aucune dimension sexuelle dans ce mot, à l'instant) de Michel-Ange se prolonge dans sa quête du souvenir. Nous connaissons tous l'expérience proustienne de la madeleine qui réveille les souvenirs, ici, Léonor de Récondo exploite le même filon, mais l'étend aux cinq sens...

A son arrivée à Carrare, Michel-Ange est comme anesthésié par le choc de la mort d'Andrea. Peu à peu, au contact des villageois, son odorat, son toucher, son ouïe, son goût et finalement sa vue vont se réveiller au cours d'une espèce d'expérience mystique faites de songes qui tournent facilement au cauchemar... Avant de le conduire au bout de sa quête.

Enfin, de ce séjour à Carrare, Michel-Ange va sortir transfiguré. Il va descendre de son piédestal, quitter ce costume pesant de génie pour se mettre à hauteur des carriers sans qui il ne pourrait rien faire. Mieux encore, ce sont eux qui vont lui montrer à quel point la vie est riche et importante, irremplaçable. C'est eux, Topolino, Chiara, Cavallino, Michele et tous les autres, qui vont lui faire accepter son deuil, le sortir de son marasme et lui faire accepter le rôle qui lui a été assigné : magnifier la beauté dans le marbre, devenue une pierre vivante...

La mort d'Andrea et celle de sa mère, d'autres décès intervenant dans le cours du roman vont lui montrer que la mort fait bien l'éloge de la vie, pur reprendre cette phrase de Pétrarque, lue un soir de solitude, et que son art peut en être le héraut. Que sa quête de perfection est vaine, parce qu'il l'a déjà atteinte à travers ses sculptures, et toutes celles qui naîtront du marbre sorti des carrières de Carrare.

Je suis sorti chamboulé de cette lecture, beaucoup d'émotions, parfois contradictoires, moi aussi, m'ont animé après avoir tourné la dernière page. Mais, celle qui prime reste une certain émerveillement. Je le dois évidemment à la personnalité de Michel-Ange, à ce talent pur dont on ne peut qu'être admiratif. Mais aussi grâce à ce récit qui a fait vibre des cordes sensibles chez moi, à la fois par la relation à l'art, source d'émotions hors du commun, mais aussi dans le parallèle entre l'artiste et Michele, personnage qui m'a bouleversé par sa dignité dans l'injustice absolue qui le frappe.

Si Michel-Ange donne vie au marbre, j'ai trouvé que Léonor de Récondo avait su donner vie à l'encre et au papier qui composent son roman. Oui, c'est une lecture vivante, qui poursuit son existence dans la mémoire longtemps après la fin de la lecture. Et qui donne férocement envie de voir ou revoir les oeuvres magnifiques de Michelangelo Buonarroti... Le livre évoque sa Pièta et son David, mais évidemment, le tombeau de Jules II, qui sera achevé bien des années après le récit, et que je voulais partager avec vous en fin de billet :




Ce livre a été lu dans le cadre des Matches de la rentrée littéraire.





mardi 12 novembre 2013

"C'est la faute de l'homme. (...) Lui seul décide de l'ombre ou de la lumière. En tout lieu et à tout moment".

Lorsque j'ai vu ce thriller médiéval venu d'Italie, je me suis dit qu'il fallait que je le lise. Le titre et le sujet me semblaient attirants, intrigants. L'aspect ésotérique reste aussi un élément qui peut me plaire, même si j'ai appris à me méfier, ça peut aussi vite partir en vrille (c'est ce qu'on appelle la jurisprudence Dan Brown). Mais voilà, j'avais vraiment envie de lire ce livre, sans doute en me disant, inconsciemment, que trente ans avaient passé depuis "le Nom de la Rose" et que, même si Marcello Simoni n'était pas Umberto Eco, ce serait une bonne indication sur l'évolution du genre... Bien m'en a pris, j'ai passé un bon moment avec "le marchand de livres maudits", qui vient de paraître en grand format chez Michel Lafon. Mais, je vous le dis d'emblée : ne vous attendez pas forcément à un nouveau "Nom de la Rose", ce roman est en effet un étonnant mélange d'ancien et de moderne.





Ignace de Tolède est marchand de reliques mais aussi de livres. J'allais écrire "livres rares", mais je réalise soudain que l'action se déroule en 1218 et qu'à cette époque, tout livre était rare... Disons plutôt de livres à mauvaise réputation, voire interdit. La rumeur parle d'ailleurs d'Ignace comme d'un nécromant...

Un bruit qui lui vaut des ennuis depuis des années... Avec son ancien associé, Vivïen de Narbonne, ils ont dû se séparer une quinzaine d'années plus tôt, car leur activité leur a valu les foudres d'une redoutable et dangereuse organisation, la Sainte-Vehme, dont les membres, les Francs Juges ou Illuminés, affirment rendre la justice. Ignace n'a cessé de changer de lieu, devenant nomade malgré lui, et s'installant en Orient, loin des griffes de ses poursuivants. Vivïen avait choisi de se cacher à l'abbaye de Saint-Michel-de-la-Cluse, dans les Alpes...

Je parle à l'imparfait, car la Sainte-Vehme a retrouvé la trace de Vivïen et, en cherchant à fuir l'homme au masque rouge, l'ami d'Ignace a basculé dans un précipice. C'était le mercredi des cendres de l'année 1205, des années plus tôt... Une nouvelle qui n'a pas incité Ignace à remettre les pieds en Europe de sitôt. Peut-être jamais.

Mais Ignace a changé d'avis. Le revoilà en Italie après une si longue absence. C'est une invitation qui l'a poussé à revenir, il compte l'honorer, mais auparavant, en ce mois de mai 1218, il doit faire un détour pour se rendre au monastère de Santa Maria del Mare, là où, des années auparavant, il a laissé quelque chose qui a un intérêt particulier pour lui. Un secret, dit-il.

Sur place, il découvre que tout a changé... Son ami et mentor, l'abbé Maynulfo, est mort pendant son absence et son successeur, Rainerio de Fidenza, n'inspire guère confiance au marchand. L'ambiance au monastère est lourde et Ignace ne s'y sent guère en sécurité, ce que les faits vont bientôt confirmer...

Peu importe, Santa Maria del Mare n'est qu'une étape, Ignace entend reprendre vite son bâton de pèlerin, direction Venise, où doit avoir lieu son rendez-vous. Et, pour y aller, outre son compagnon de voyage, Wilhalme, un français taciturne et ombrageux, dont on devine qu'il n'a pas eu une vie de tout repos, Ignace propose à Uberto de l'accompagner.

Uberto est un adolescent qui a passé tout sa jeune vie au monastère. Enfant abandonné, il aurait pu entrer dans les ordres et devenir un des moines qu'il a toujours côtoyés, mais, curieusement, cette vocation ne lui est jamais venue. Au contraire, la proposition d'Ignace est une aubaine et le jeune garçon se fait un plaisir de suivre le marchand et son sombre acolyte.

A Venise, Ignace à rendez-vous avec un des notables de la ville, le comte Enrico Scalo. L'entrevue a lieu dans la basilique Saint-Marc, tout récemment ornée de ce merveilleux quadrige, volé lors du sac de Constantinople, en 1204. L'aristocrate révèle alors au marchand qu'il a reçu un étrange message, venant d'un moine français, à propos d'un ouvrage mystérieux, au pouvoir immense, dit-on, l'Uter Ventorum.

Mais le livre doit être reconstitué, toutes ses parties ne se trouvent pas au même endroit. Et l'homme qui a contacté Scalo a stipulé expressément que ce soit Ignace qui se charge des recherches pour le reconstituer... Il n'en faut pas plus au marchand pour avoir une révélation : tout cela ne peut venir que d'une personne, Vivïen de Narbonne... Mais il est censé être mort !

Alors, pour comprendre de quoi il en retourne, et par curiosité aussi, car l'ouvrage à retrouver l'intrigue véritablement, Ignace décide de relever le défi. Mais, pour retrouver l'Uter Ventorum, il va devoir, avec l'aide de Wilhalme, combattant farouche et courageux, et d'Uberto, certes frêle et naïf mais non dénué d'intelligence, se lancer dans une véritable chasse au trésor... Les indices que Vivïen, ou celui qui se fait passer pour lui, sont en effet cryptés... Un long et périlleux voyage débute...

Périlleux, car la Sainte-Vehme n'a pas perdu de temps. Elle est déjà sur les talons d'Ignace, qui l'ignore encore. Mais la Sainte-Vehme n'est apparemment pas la seule à s'intéresser aux recherches du marchand de reliques et de livres. Décidément, l'Uter Ventorum et ses pouvoirs présumés semblent aiguiser bien des convoitises...

D'Italie en France, de France en Espagne, le périple d'Ignace est long et pas toujours simple, dans une Europe bien instable, où l'on guerroie pour un oui ou pour un nom... Il faut décrypter les messages habiles qui lui sont laissés d'une étape à l'autre, rassembler les parties du livres et déjouer les plans d'ennemis fort déterminés... Mais qui manipule qui ?

Le thriller ésotérique est un genre à la mode ces dernières années, en particulier, évidemment, depuis le succès mondial du "Da Vinci Code". Mais que ce soit Dan Brown, Henri Loevenbruck, le duo Ravenne-Giacometti et bien d'autres, tous ont ancré leur récit dans notre époque, tout en remontant parfois loin dans le passé pour nourrir leurs intrigues. Ici, ce n'est pas le cas, nous sommes en plein XIIIème siècle, sauf que tout le traitement narratif est celui d'un thriller contemporain.

Des chapitres courts, pas de longs développements, des informations données au compte-gouttes, des rebondissements, l'alternance entre chapitre mettant en scène Ignace et les autres personnages... On est, comme je le disais d'emblée, loin du style très littéraire et érudit d'un Eco. Attention, loin de moi l'idée de dire que "le marchand de livres maudits" est vide de toute substance, au contraire, mais, la façon de Marcello Simoni de distiller ce savoir est différente de celle de son auguste prédécesseur, moins professorale, on va dire.

Bien sûr, il y a complot, trahisons, bagarres, combats, un soupçon de torture, même, si, si, mais on ne tombe pas dans les travers brownien, quand la fiction et la réalité s'entremêlent à l'envi pour engendrer un conspirationnisme de mauvais aloi... Ici, rien pour dénoncer quoi que ce soit qui, du XIIIème siècle à nos jours, ramperait insidieusement afin de nous faire tous tomber dans l'horreur, pire, dans l'enfer !

Juste un thriller un poil paranoïaque, mais c'est la règle du genre, fort bien mené, avec une réelle efficacité. Et en se jouant de quelques écueils... Eh oui, au XIIIème siècle, on se déplace lentement, ce qui n'est pas idéal pour le rythme d'un thriller ! Pas de chronologie pesante à tout bout de champ, mais on comprend bien qu'un certain temps passe d'un temps à un autre.

Idem pour les savoirs de cette époque. Les connaissances d'Ignace se sont élargis au contact des livres, mais aussi des sciences orientales. Ce qu'il sait, autant que ce qu'il vend, lui vaut cette réputation de nécromant, dans une Europe où la chape du catholicisme comme vérité absolue écrase tout. Simoni mêle ces différences de savoirs universels à son intrigue, aussi bien dans la quête et les décryptages des énigmes que dans l'ambiance globale des différents camps impliqués. Croyance, science, superstition entrent en collision et c'est explosif !

Un mot sur un personnage qui m'a bien plu : Slawnik. A son apparition dans le récit, je l'ai vu comme un méchant, un vrai, un dur... Pour rester dans les parallèles avec Dan Brown, il m'a d'abord fait penser au Silas du "Da Vinci Code", tueur impitoyable et sans état d'âme. Et puis, au fil des pages, l'impression change. Pas le personnage, je ne le crois pas, mais sa personnalité est éclairée sous des jours différents, par moments moins cruel, déterminé mais sachant se montrer juste et ne souhaitant pas verser dans la violence aveugle lorsqu'il la juge inutile.

Au milieu de personnage que la morale n'étouffe pas vraiment, il est une espèce de caution, dans un rôle délicat : incarner ce qu'il croit être fermement la justice (à tort ou à raison, il ne s'agit pas de juger ses motivations) et la faire respecter à la force du glaive... Malgré tout, il y a de l'intégrité dans ce personnage, sans doute tout aussi victime de ses maîtres que d'un destin qui en a fait un tueur.

Et puisque je viens de parler d'un personnage, voilà qui m'amène à une des autres récurrences de ce livre : les mystères qui entourent les différents personnages. Peu échappent à cette règle, je ne fais pas de liste, je ne pourrais vous expliquer ici d'où viennent les uns et les autres et leurs secrets qui seront révélés au gré des événements et des pages.

Pourtant, autour d'eux flottent des mystères et une question forcément suspicieuse : s'ils cachent cela, c'est qu'ils ont des raisons à cela ! Pas de fumée sans feu, toute zone d'ombre recèle des choses pas très reluisantes. Certes, c'est possible. A moins que ce ne soit pour d'autres raisons plus louables que ces personnages recourent à la discrétion...

Dans un monde où l'on est très vite jugé et catalogué, où l'on n'a pas toujours la chance de se défendre et encore moins de prouver sa bonne foi et son innocence, il vaut effectivement mieux choisir avec soin ce que l'on veut révéler de soi. Les brumes se dissipent petit à petit, parfois pour dévoiler effectivement des secrets embarrassants, des aspects plus sombres, des personnalités aussi plus touchantes.

C'est un roman dont le thème central est le secret et sa révélation. Pas illogique, donc, de le voir ainsi étendu à pratiquement chaque angle abordé dans le roman. Et, au-delà du secret, il y a aussi la notion de trésor caché, d'objet mystérieux, de secrets plus matériels... Et la teneur de ces trésors pourrait elle aussi être inattendue, notion floue, finalement...

Oui, j'ai conscience que moi-même, je fais dans le flou artistique, mais je ne peux guère entrer dans les détails. J'ajouterai simplement que nous avons, dans ce thriller, plusieurs quêtes initiatiques qui viennent se greffer sur la chasse au trésor centrale. Et chacune des découvertes qui aura lieu scellera des destins...

Alors, non, "le marchand de livres maudits" n'est pas le nouveau "Nom de la Rose", oui, je sais, je m'abaisse à des clichés faciles, mais j'ai aussi mes faiblesses. Non, c'est un thriller à part entière avec ce curieux mélange du contexte médiéval et de la rythmique rapide de ce genre très contemporain. Ce n'est pas désagréable, bien au contraire, c'est évidemment plus léger que le chef d'oeuvre d'Eco, mais ça se dévore, tout simplement, et c'est très bien ainsi.

A part la fin, peut-être un peu abrupte, un poil simpliste à mon goût, rien à redire. Et je vais vous dire mieux : je crois avoir compris que ce roman n'est que le premier d'une série. Eh bien, j'en suis ravi et je lirai sans doute le tome suivant avec un vrai plaisir. D'autant que tous les secrets ne sont pas encore révélés, les brumes pas toutes dissipées, et de nouvelles aventures seront propices à de nouvelles révélations, j'en suis certain !


"Il y a une différence majeure entre la fiction et la vraie vie. La fiction doit être crédible".

Un peu de détente avec un polar soooo english ! Et pour cause, avec le sens de l'auto-dérision qui caractérise nos amis d'Outre-Manche, voici un roman qui autopsie, décortique, démonte et finalement se moque gentiment du polar "made in England", des grands classiques aux plus contemporains. Avec un titre français qui a le mérite d'attirer l'attention et de faire se poser des questions au lecteur (même si, à la lecture, on se rend compte qu'il n'est pas parfait) : "Etrange suicide dans une Fiat rouge à faible kilométrage". Son auteur s'appelle L.C. Tyler et nourrit son livre de pas mal de références acquises au cours de sa vie personnelle. Et le roman, sorti en grand format chez Sonatine, excellente maison, le dira-t-on assez ?, est désormais disponible en poche chez Pocket. Ne vous attendez pas forcément à rire à gorge déployée à chaque page, non l'humour est plus distillé, plus fin, et c'est surtout la construction du livre qui vaut son pesant de cacahuètes.





Ethelred Tressider est écrivain. Il est même 3 écrivains, puisqu'il signe des romans dans différents genres, sous trois identités différentes : des polars, des polars historiques et des romans à l'eau de rose. Bon, Ethelred le sait bien, il n'est pas l'écrivain du siècle, qu'on s'arrache dans le monde entier, qui squatte les classements des ventes et les palmarès des prix...

D'ailleurs, son compte en banque ne déborde pas, même s'il a choisi d'abandonner une confortable carrière aux Impôts pour se consacrer à l'écriture... Ses trois séries romanesques lui permettent de vivre, sans plus, mais Ethelred conserve au fond de lui l'ambition d'écrire un jour de la littérature, de la vraie, et tant pis si ça se vend encore moins que les niaiseries qu'il publie à l'heure actuelle.

C'est d'ailleurs de cela qu'il discute avec son agent littéraire, Elsie, lorsqu'on vient frapper à la porte de la maison qu'il habite quelque part dans le West Sussex. A la porte, la police. Elle vient le prévenir de la disparition de son épouse, pardon, de son ex-épouse, Geraldine. Voilà des années qu'ils sont divorcés, mais des indices ont été découvert pas très loin du lieu de résidence d'Ethelred. D'où cette visite impromptue.

La question est simple : pense-t-il que Geraldine pourrait s'être suicidée ? On a retrouvé une curieuse lettre de suicide dans une voiture garée en bord de mer. Une Fiat rouge, de location, louée peu de temps avant la disparition de la femme, à en juger par le faible nombre inscrit au compteur kilométrique. Ensuite, plus de trace, on s'inquiète du sort de Geraldine...

Enfin, on s'inquiète, sauf Ethelred que la nouvelle n'a pas l'air d'émouvoir plus que cela. Bien sûr, il a aimé cette femme, mais elle l'a largué sans ménagement pour celui qu'il considérait comme son meilleur ami, le bellâtre Rupert... Ethelred rentre juste d'un séjour de plusieurs semaines en France, au bord de la Loire et cette disparition ne le passionne pas.

Elsie, en revanche, est sur des charbons ardents. Elle imagine déjà son romancier fétiche, auteur de polars reconnu, à défaut d'être connu, enquêtant sur la disparition de son ex-épouse, découvrant le fin mot de l'histoire et en tirant un imparable best-seller (sur lequel elle touchera 12,5% de commission, ce qui est tout, sauf négligeable !)... Elle commence d'ailleurs déjà à échafauder des hypothèses...

C'est bien mal connaître Ethelred, qui écrit des polars, c'est vrai, mais sépare hermétiquement la fiction de sa vie réelle et surtout, sait qu'aucun détective amateur n'a jamais résolu aucune affaire criminelle, n'en déplaise à ses illustres confrères qui ont mis en scène ce genre de personnages à longueur de livres.

Alors, pendant que le romancier poursuit sa vie (presque) normalement, Elsie décide de mener son enquête et d'amener Ethelred à se bouger pour comprendre ce qui est arrivé à Geraldine... En fait, tous les acteurs de cette affaire semblent converger vers le domicile d'Ethelred... On vient le voir, on lui en apprend de belles, on lui fournit des pistes à creuser, mais rien n'y fait, il est inébranlable...

Et, petit à petit, une véritable affaire criminelle se dessine, avec sa victime, ses suspects, ses mobiles, ses fausses pistes, aussi. Petit à petit, Elsie se prend au jeu et se démène pour comprendre, tandis que Ethelred fait le strict minimum, juste ce qu'il a à faire, et continue à dire à son agent littéraire que ce n'est pas parce qu'on est auteur de polar qu'on est, dans la vie réelle, un enquêteur de talent...

Alors, qui aura raison de l'autre ? Le romancier ou l'agent ?

J'en dis peu sur l'histoire, vous allez comprendre pourquoi. D'abord, arrêtons-nous un moment sur cet improbable duo. Ethlered, c'est l'anti-Castle, pour ceux qui connaissent cette série télé américaine dans laquelle un romancier, auteur de thrillers, devient consultant pour la police, et tire des enquêtes auxquelles il participe, les sujets de ses romans.

Ethelred, c'est donc tout le contraire. Son flic, Fairfax, est un vieux flic cynique, désabusé, alcoolique et placardisé... Rien à voir avec les flics charismatiques de série ou les héros des classiques du polar britannique. Et, d'une certaine façon, les deux hommes se ressemblent, dans leur côté transparent, peu en vue, sans ambition...

Terne. Voilà le mot qui pourrait caractériser aussi bien Fairfax que son créateur. A une différence près : Fairfax n'existe que sur papier, alors que Ethelred Tressider est un personnage de chair et d'os et que sa "ternitude" n'a rien de romanesque. Et, au-delà de cet aspect général, c'est un garçon blasé, qui regarde avec une certaine hauteur les techniques (ficelles) de son art... On va y revenir...

Face à lui, Elsie, tout feu, tout flamme. Carburant au chocolat à haute dose et sous toutes les formes, elle semble avoir une énergie inépuisable. Elle se trouve soudain une vocation d'apprentie détective amateur qui la ravit et la sort de son quotidien. Enfin, de l'aventure, du risque, des déductions pour de vrai, et non plus sur papier !

Alors qu'on se demande si Ethelred ne voudrait pas devenir un personnage de roman pour fuir sa morne réalité, c'est tout l'inverse d'Elsie qui rêve de devenir une héroïne dans la vie réelle. L'alliance des deux est détonante, parce que tous les oppose, à commencer par leur rapport à l'affaire dont Geraldine est le centre. On comprend alors mieux le titre en VO : "the herring seller's apprentice" (que je traduirais sobrement par "l'apprenti du vendeur de fausses pistes", mais cette traduction littérale édulcore les jeux de mots qu'il contient...).

Elsie décide tellement de s'impliquer dans l'histoire que, d'un seul coup, sans qu'on s'y attende, et alors qu'elle confesse elle-même détester les livres dans lesquels interviennent plusieurs narrateurs, elle confisque le fil du récit, alternant alors avec Ethlered, leurs deux narrations se recoupant alors jusqu'à la fin.

Et cela nous amène au jeu narratif de ce roman, qui est le côté le plus ludique et intéressant, l'intrigue, elle, ne servant qu'à illustrer le propos. En effet, avec cet "étrange suicide, etc.", L.C. Tyler s'amuse à nous montrer l'envers du décor d'un auteur de polar à l'anglaise. Chaque chapitre à pour thématique une des ficelles classiques de ce genre, détournée, tournée en dérision (gentiment, attention) et construisant un polar qui prend des chemins de traverse... ou pas.

Tous les trucs du métier sont là, telles les faces du rubik's cube (vous vous demandez ce que ça vient faire là ? Lisez le livre !) qu'il faut ensuite, après les avoir fait tourner dans tous les sens, remettre en ordre. Là, le désordre est total et l'auteur distille des fausses pistes à l'envi, avec un côté facétieux qui me ravit.

Tous les classiques y passent, chaque auteur, de Conan Doyle à Agatha Christie, en passant par la vénérable P.D. James, Ellis Peters ou Dorothy L. Sayers. Même les séries télé comme l'inspecteur Morse, Barnaby ou Frost passent à la moulinette. Et c'est réjouissant. Le décryptage du genre est parfait et le réagencement est plutôt réussi, même si l'intrigue n'a en soit, rien de révolutionnaire.

Mais, le jeu de miroirs entre l'auteur, le vrai, et l'auteur, la créature romanesque, est remarquable et très amusant. On se demande où vont nous emmener les personnages, car on ne sait pas vraiment qui tient les rênes de l'histoire. Et surtout, si on sent bien que nous, pauvres lecteurs innocents, sommes allègrement manipulés. Mais par qui ?

Enfin, si, je le redis, l'intrigue ne brille pas par une originalité flamboyante, la fin de cette histoire est, elle, très surprenante, je n'en dis pas plus. Et elle est intéressante à plus d'un titre, cette fin. D'abord, parce qu'elle remet en cause l'un des principes énoncés par Ethelred et que j'ai choisi comme titre de ce billet : la fiction doit être crédible...

Vous sentez l'ironie palpable, dans cette phrase ? Car, évidemment, il suffit de lire un polar d'Agatha Christie, par exemple, et je dis ça sans remettre en cause l'admiration que j'ai pour elle, pour se rendre compte que jamais de telles histoires ne se produirait de cette façon en réalité. Dans "Etrange suicide...", c'est exactement pareil. Ce qui ne serait pas crédible, ce serait le grain de sel que mettrais Ethelred. Qu'ensuite, il se produise tout un tas d'événements et de coïncidences incroyables tout au long du livre, peu importe, Ethelred nous l'a dit : la vraie vie n'est de toute manière par crédible...

Autre aspect mis en évidence par la fin du roman de L.C. Tyler : non, dans la vraie vie, une enquête ne se termine pas dans une pièce dans laquelle sont réunis tous les suspects et par un laïus de l'enquêteur éliminant les fausses pistes avant de dévoiler l'identité du coupable. Ici, la fin est bien différente dans la forme, comme dans le fond, puisque cela se termine sur un ultime rebondissement qui laisse le lecteur sur une frustrante, mais au combien efficace, interrogation...

Surtout, ne vous jetez pas sur ce roman en vous attendant à un polar classique ou à une série de gags désopilants, vous seriez forcément déçu. Non, c'est une parodie tout en finesse et légèreté que nous offre L.C. Tyler, en égratignant un pan de patrimoine national. Et, au final, on se dit que les schémas sont faits pour être démantibulés, tordus dans tous les sens et maltraités pour en extraire une substantifique moelle qui sorte un tant soit peu des sentiers battus et rebattus.

Si j'osais, et pour rester dans l'esprit instauré par Tyler, je vous dirait bien que ce roman est à dégusté avec, à portée de main, une tasse de thé et quelques scones, mais je tomberais alors dans un cliché facile, ceux que traque et dénonce Ethelred et dont s'amuse avec une douce férocité son créateur.

Un bon moment de lecture en ces journées tristounettes, grises, froides et pluvieuses. Et, déjà, la curiosité et l'envie de découvrir de nouvelles facéties de L.C. Tyler m'étreint. Ca doit pouvoir se faire, puisque Sonatine a publié cette année un autre roman de ce romancier, au titre toujours aussi alambiqué : "Homicides multiples dans un hôtel miteux des bords de Loire"... Prometteur, non ?