mardi 31 décembre 2013

"Il était un petit navire, il était un petit navire..."

Vous connaissez le refrain, je n'insiste pas... Mais, au-delà de la première phrase, c'est toute cette chanson enfantine qu'on pourrait retrouver en titre de ce billet... Pas tout à fait, mais je n'ai pu me l'ôter de l'esprit au long de la lecture de notre roman de ce jour. Il est bon également de préciser que je n'aurais peut-être pas parlé de ce roman, "les Accusées", de Charlotte Rogan (en grand format au Fleuve Noir et désormais disponible en poche chez 10/18), si je n'avais pas lu une quantité de commentaires parfois négatifs mais laissant totalement de côté ce qui, à mes yeux, est le coeur du livre... Alors, hop, on s'y colle et on vous parle de ce roman au combien déroutant et qui, même une fois terminé, reste entouré d'un grand mystère...


Couverture Les accusées


Grace Winter, Hannah West et Ursula Grant vont être jugées. Trois femmes qui défrayent la chronique, attisent les passions. Trois accusées qui n'ont pas l'air d'être sur la même ligne de défense, Grace ayant manifestement des arguments différents des deux autres femmes. Ou plutôt, une vision des faits qui leur sont reprochés différente et racontée dans un journal intime...

Mais que leur reproche-t-on exactement ?

Nous sommes à l'été 1914, alors que l'Europe s'apprête à plonger dans la guerre, l'Impératrice Alexandra, un luxueux paquebot, quitte Liverpool, emmenant à son bord de riches voyageurs qui souhaitent prendre de la distance avec l'inévitable conflit. Mais, la traversée ne se passe pas comme prévu et, lorsque commence le journal de Grace, 39 personnes sont serrées dans une chaloupe, mise à l'eau pour échapper au naufrage du paquebot...

Parmi ces personnes sauvées in extremis (on comprend que l'inquiétude est grande pour les autres passagers et le souvenir encore récent du Titanic hante les esprits), il y a donc nos trois femmes, mais aussi une mère et son jeune fils, un diacre anglican, un handicapé, la fragile Mary Ann, des soeurs et un unique membre de l'équipage de l'Impératrice Alexandra, Mr. Hardie...

Commence une errance de trois semaines à bord de cette coque de noix soumise aux caprices de l'océan, au climat changeant, aux dangers de cette nature que l'Homme cherche toujours à dompter mais qui ne se laisse pas faire comme il le voudrait. Trois semaines à survivre, tant bien que mal, avec un minimum de vivres, des fuites qui obligent à écoper sans cesse pour ne pas couler, un inconfort manifeste et une angoisse qui dévore les nerfs des plus endurcis...

Voilà ce que raconte le journal de Grace Winter. Ces moments terribles, cette micro-société qui essaye de s'organiser autant que possible dans des conditions dramatiques. Il faut se rationner, se protéger, se contrôler (je parle en termes de gestion des nerfs), s'accrocher, en un mot comme en cent, il faut survivre...

Et tout ne se passe pas aussi bien que possible. D'abord, parce que si le canot est prévu pour 40 personnes, il semble bien que trop de monde y soit monté... Ca gîte, ça tangue, ça fuit, ça prend l'eau et ça menace de se renverser à chaque déplacement... On est dans la tension du moment, redoutant un drame collectif imminent, ce sont des drames individuels qui émaillent alors les jours et les nuits de dérive...

Des accidents, bien sûr, mais aussi ce qu'il faut appeler des sacrifices, des passagers qui "choisissent" (je mets des guillemets tant je ne peux me résoudre à ce mot) de se mettre à l'eau pour sauver les autres. On ira même, et on retrouve notre chansonnette enfantine, jusqu'à un cauchemardesque tirage à la courte paille...

Grace raconte cela, ces événements horribles qui se succèdent, les inquiétudes qui vont en s'amplifiant, les doutes qui s'accumulent comme des nuages dans un ciel de tempête (et les tempêtes, ils vont en traverser aussi, je parle du phénomène météorologique, bien sûr...), l'angoisse de se sentir dépérir alors que les rations diminuent, que l'eau potable se fait rare (n'est pas Alain Bombard qui veut...), la mort qui plane, se rapproche, frappe...

Et puis, se produit le moment clé du roman. Les fait qui vont conditionner tout le reste, les faits qui, par la suite, vont amener Grace, Hannah et Ursula devant une cour de justice. De ces faits, je ne vais rien vous dire ici, eh non, je sais, je suis un monstre, j'aiguise votre curiosité et je vous laisse, pantelants, sans réponse... Mais c'est ainsi...

Et, surtout, cela nous amène à expliquer ce qui, je pense, est à l'origine d'un malentendu entre le roman de Charlotte Rogan et un certain nombre de lecteurs. Non, "les Accusées" n'est pas un huis clos étouffant tournant à la catastrophe voire à l'horrifique, comme on aurait pu l'imaginer. Pourtant, nous sommes prévenus, nous, lecteurs français, par le titre (en VO, le roman s'intitule "the Lifeboat", ce qui laisse planer une plus grande ambiguïté) : tout ne tournera pas uniquement autour des trois semaines dans la chaloupe.

En fait, "les Accusées" n'est pas un thriller mais un roman noir qui pose une question essentielle : qu'est-ce que la justice ? Parce que ce roman qui aurait pu se cantonner à une version contemporaine du Radeau de la Méduse, sur une chaloupe de fortune attendant l'arrivée de secours de plus en plus hypothétiques, repose sur des ressorts dramatiques et narratifs complètement différents.

Parce qu'on ne sait pas ce qui s'est passé dans cette chaloupe, pendant trois éprouvantes semaines...

Ou plus exactement, on ne sait pas VERITABLEMENT ce qui s'est passé sur cette chaloupe entre le naufrage et le sauvetage. Ce qu'on sait, on le tient des participants à cette aventure, et même d'une seule d'entre elle, Grace Winter, dont nous lisons le journal. Mais Grace est accusée, désormais, que vaut son récit ? Doit-on... le croire ?

Car, dans la seconde partie de "les Accusées", nous assistons au procès de ces trois femmes pour les faits que raconte Grace, mais dont on ne peut être certain que d'une chose : la finalité. Tout le reste, les circonstances, le contexte, les acteurs impliqués, tout cela ne nous vient que des témoignages et, au premier chef, celui de Grace.

A aucun moment, Charlotte Rogan ne nous donne LA version des faits, elle multiplie même les zones d'ombre, sur la personnalité de Grace, sur sa présence sur l'Impératrice Alexandra, sur les causes du naufrage du paquebot, sur le comportement de membres de l'équipage avant et pendant le naufrage, sur les faits une fois les 39 personnes réunies sur la chaloupe, sur ce qu'il est advenu des autres passagers...

Le lecteur est dans le brouillard, et il est vrai que cela décontenance fortement. Où Charlotte Rogan nous conduit-elle ? Ne nous mènerait-elle pas en bateau (ah, ah, ah...) ? Eh bien, je ne le crois pas. Elle fait juste de nous les spectateurs lambda d'un procès retentissant. Comme tous ceux qui y assistent, nous n'avons des faits qu'une vision partielle...

Comme tous ceux qui y assistent, y compris ceux dont le métier, la mission, sera de rendre justice.

Il y a un parallélisme entre le cérémonial de la justice et ce qui a pu se passer sur la chaloupe. En quelques mots, il s'agit de sceller le destin de personnes, de façon irrémédiable. Ce qui est reproché aux trois femmes, c'est d'avoir rendu justice à un moment donné. De s'être arroger cette mission sacrée, dans un cadre tout à fait exceptionnel.

Mais, là où une cour de justice a une légitimité institutionnelle pour rendre un verdict à partir de la relation très subjective de faits invérifiables, ces trois femmes se voient reprocher d'avoir usurpé ce rôle. Ou, pire, d'avoir instrumentalisé la notion de justice. Reste à savoir si elles l'ont fait pour de "bonnes" raisons, disons, pour faire simple, cohérentes avec la morale qui régit la société à laquelle elle sont retournées une fois sorties de la chaloupe, ou si elles ont agi dans un intérêt tout autre, sans rapport avec l'intérêt général des occupants du canots de sauvetage.

Dans ces conditions, vous l'aurez compris, le personnage clé de ce roman, c'est sa narratrice, Grace, qui connaît la vérité et sait si ce qu'elle soumet à la cour, au public et aux lecteurs, du même coup, est conforme à la véracité de faits ou pas... Et, franchement, je crois que le point de débat le plus intéressant autour de ce roman, c'est ce que l'on pense d'elle et du verdict, à la lumière des dernières pages...

Alors, oui, sur le coup, j'ai, comme un certain nombre de lecteurs dont j'ai pu lire les appréciations ici et là, été frustré par ce roman, dont j'attendais autre chose. Mais, quel intérêt de lire le livre qu'on attend ? Où serait l'émotion ? Pourquoi ne pas entrer dans l'univers de l'auteur et apprécier ce que Charlotte Rogan nous a concocté ?

Jusqu'aux dernières pages, je me suis posé des questions sur le contenu de ce roman, sur son sens, sa problématique... Et puis, j'arrive à la dernière ligne, le point final et... rien ! Aucune réponse et un sentiment de malaise prononcé quant au personnage de Grace... Mais le plaisir aussi, après décantation (oui, en fin de lecture, je me secoue le ciboulot dans tous les sens, il faut donc attendre que la pulpe redescende...), d'un défi intellectuel de qualité...

Pas de réponse, donc, chacun sa vision, son opinion... Il y a dans la narration de Charlotte Rogan quelque chose de ces grands spectacles mis en scène par Robert Hossein, à la fin desquels on demande leur avis aux spectateurs présents. Nous sommes face à nous-mêmes plus que face à une histoire, nous sommes face à notre conscience, nous avons la vie de certains de nos semblables dans nos mains, nous devons décider de leur culpabilité ou de leur innocence, là, en quelques minutes ou heures, en se basant sur ce que nous savons des faits, c'est-à-dire pas grand chose...

Alors, oui, dans ces conditions, on a en main un roman complètement atypique où ce sont nos convictions, et rien d'autre, qui doivent boucher les trous de l'histoire, dissiper les zones d'ombre, attribuer les responsabilités, définir les culpabilités, si l'on pense qu'il y en a, et condamner ou acquitter... Nos accusées sont là, à nous de jouer...

Tout ce que je viens de dire est évidemment virtuel, le verdict est dans le roman, on le connaît. Le trouve-t-on... juste, puisque c'est le mot ? Ca, c'est une autre paire de manche... Peut-être connaissez-vous une série télé intitulée "The whole truth" où l'on suit l'enquête parallèle d'une procureure (Maura Tierney) et d'un avocat de la défense (Rob Morrow)... A la fin, une fois le verdict rendu, le téléspectateur découvre, dans la scène finale, la vérité, qui ne correspond pas toujours au verdict...

Il y a un peu de ça dans le final de "les Accusées", même si je serais bien incapable de vous dire "toute la vérité, rien que la vérité" sur le naufrage de l'Impératrice Alexandra et sur l'odyssée de 3 semaines qu'ont connu 39 passagers, dont le nombre s'est réduit comme peau de chagrin au fil des jours...

Simplement, ce dernier chapitre a de quoi faire changer d'opinion ou de renforcer les impressions premières qu'il y a quelque chose de franchement pas net, dans tout ça et, qu'en plus d'accusées, il y avait peut-être bien sur le paquebot puis sur la chaloupe, quelques coupables. Au féminin, comme au masculin...

Et vous, qu'en pensez-vous ?

samedi 28 décembre 2013

"Chantons en choeur l'hymne créole, les Guyanais, les Antillais sont fiers d'être soldats français..."

La Première Guerre Mondiale sera sans aucun doute le cadre de nombreux romans dans les mois à venir, voire les années, centenaire oblige. On a même commencé fort avec un Goncourt pour un roman où ce conflit joue un rôle clé. Je vous préviens dès maintenant, il est probable que ce blog n'échappe pas à la règle, eh oui... Et je le prouve tout de suite avec le livre du soir, qui m'a fort intéressé parce que son auteur a choisi un angle tout à fait original et intéressant : la guerre vue depuis la Martinique. Avec "le bataillon créole" (publié au Mercure de France), Raphaël Confiant rappelle des faits méconnus, s'intéresse à ceux qui ont suivi la guerre bien loin des champs de bataille, mais pas sans inquiétude, enfin, il pose la question de l'appartenance à une Nation, qui ne va pas forcément de soi...





Il y a Théodore, le coupeur de canne à sucre, apprécier pour ses cadences de travail supérieures aux objectifs du Béké. Il y a Ferjule, le tonnelier, Rémilien, l'instituteur, Lucien ou encore Emmanuel, que tous appellent Ti Mano... Et encore plein d'autres qui ont été appelés sous les drapeaux lorsque, à partir de l'été 1914, la France a décrété la mobilisation générale.

Une première ! Certains soldats originaires des colonies avaient déjà combattu lors de la guerre de 1870, mais en tant qu'engagés volontaires. Là, c'est la Nation qui fait appel à eux, aux enfants de la Martinique, aux enfants de Grand-Anse, le village d'où sont originaires les garçons que je viens de nommer... Elle leur demande de venir "Là-bas" combattre l'ennemi Teuton qui met la patrie en danger...

Mais, pendant ce temps-là, à Grand-Anse, on se pose beaucoup de questions sur cette guerre, sur cet engagement, sur ses conséquences... Car, une voilà l'armistice annoncé, on comprendra que tous les enfants ne reviendront pas et que ceux qui sont rentrés en Martinique ont laissé une partie d'eux-mêmes dans les tranchées françaises ou dans le détroit des Dardanelles...

Théodore et Lucien sont morts au combat, Rémilien a connu les geôles allemandes comme prisonnier de guerre, Ferjule est rentré mutilé, seul Ti Mano est rentré indemne et avant les autres, et il en nourrit une forte culpabilité. Mais il y a aussi leurs proches, leurs parents, leurs amis, ceux avec qui ils vivaient avant de partir "Là-bas", ceux qui les ont attendus ou, à défaut, espéré de leurs nouvelles...

Man Hortense, la maman de Théodore, qui chaque jour se rend au pied de la statue du Soldat inconnu nègre... Son fils ne rentrera pas, et l'on se dit, en la voyant, que si l'enfant qui perd ses parents est dit orphelin, on a jamais pensé à trouver un mot pour une mère qui a perdu son enfant... Luciane, la soeur jumelle de Lucien, qui, grâce à des talents de "devinatrice", a su d'emblée que la guerre qui devait éclater "Là-bas" serait un immense massacre et que son frère ne s'en sortirait pas...

Il y a aussi Euphrasie, la discrète épouse de Rémilien, qui attend avec son fils, Silvère, le retour de l'instituteur.  Un garçon qui aurait pu ne pas partir au front, puisqu'il avait une famille, mais qui a choisi d'y aller volontairement, afin de défendre l'idéal républicain qu'il incarne aussi dans son métier d'enseignant...

Tous sont partis plein d'assurance, certains d'être dans leur bon droit, de vaincre l'ennemi qui mettait la Nation en péril et de revenir auréolé de gloire et de la reconnaissance de la France entière (même si le mot "France", ils sont très peu à le prononcer). Mais leur détermination n'est pas forcément partagée par tout le monde à Grand-Anse...

Et surtout, au fil des épreuves, la belle (quasi) unanimité de départ se fissure... Aussi bien du côté des combattants eux-mêmes, qui subissent le racisme de leur camarade de régiments métropolitains et des officiers, qui doivent se faire au climat si différent en Europe et qui les gèle jusqu'aux os, à la violence, aux charges suicidaires, aux gaz, etc., que du côté de la Martinique, où l'on découvre peu à peu les terribles conséquences d'une guerre dont on se sent encore un peu plus éloignés...

Sans oublier le moment où se font sentir les pénibles conséquences de l'effort de guerre, demandé à toutes les composantes de la Nation, y compris les Antilles. Il faut produire plus avec moins d'hommes, comme partout, en particulier le rhum, servi en grande quantité (mais en médiocre qualité) sur le front... Et l'indispensable vient parfois à manquer parce que les productions agricoles sont dédiées à nos armées, Là-bas... De quoi provoquer quelques mouvements d'humeur...

Pourtant, on sent que se pose une vraie question d'importance dans cette histoire : et si, par le truchement de ce bataillon créole, les Martiniquais (mais aussi les Guadeloupéens et les Guyanais [sans doute les Réunionnais, même si, comme on le voit avec l'hymne créole que je cite en titre du billet, ils ne sont pas évoqués]) ne recevaient-ils pas là la preuve officielle de leur appartenance pleine et entière à la Nation Française ?

Difficile de se sentir Français quand on habite si loin, quand tant de différences vous marquent... Pourtant, en ce début de XXème siècle, peu à peu, et je parle de ce qui est évoqué dans le roman, les habitants de Grand-Anse se sentent de plus en plus Français, laissant derrière eux le douloureux souvenir de l' "esclavitude", qui les divise...

Oui, les divisions sont là, et nombreuses... Avec les Békés, évidemment, ces Blancs devenus autochtones au fil des générations, grand propriétaires et qui exploitent encore les populations. Mais la méfiance existe aussi entre "Nègres-Guinée", les descendant d'esclaves, et les "Nègres-Congo", arrivés aux Antilles après l'abolition de l'esclavage... Enfin, une dernière division, entre les Noirs et les Mulâtres, qui ont, peu à peu, pris les postes à responsabilités, à l'image du maire, le docteur Jean-Préval...

Je n'ai pas ressenti pour autant d'aspiration indépendantistes, au contraire, une volonté de se sentir appartenant à la grande communauté républicaine, "la Mère Patrie", dit-on même, dans laquelle, eh oui, les Hussards Noirs de la IIIème République ont oeuvré aussi Outre-Mer, ils ont été élevés... En revanche, les personnages assument leurs origines et entendent lui faire honneur en défendant la civilisation mise en danger par la barbarie teutonne (comme on peut le lire dans une des lettres de Ferjule)...

Mais, évidemment, tout ce bel enthousiasme est remis en cause par la suite. Les soldats ne sont guère traités comme des Français à part entière, on les envoie volontiers en première ligne, sur les fronts les plus dangereux, comme la Marne, Verdun ou les Dardanelles... Et, lorsqu'il s'agit de leur rendre l'hommage mérité de la Patrie reconnaissante, ce n'est plus pareil...

J'ai même appris, en lisant ce roman, que la France avait songé à céder les Antilles aux Etats-Unis en remboursement de la dette de guerre ! Rumeur ou réalité, cette nouvelle frappe évidemment de stupeur Grand-Anse, encore sous le choc des morts et des gueules cassées (on imagine la même émotion dans tout le territoire), qui réalisent ainsi que le sacrifice de leurs enfants a été vain et qu'il leur faudra encore patienter avant de se sentir véritablement Français (sans même parler du regard des métropolitains...).

Je ne vais pas ici ouvrir un débat que je sens forcément polémique sur la question de cette identité nationale, dont on nous rebat tant les oreilles depuis des années... Pourtant, difficile, à la lecture du "Bataillon créole", de ne pas faire un parallèle avec la situation récente de notre grand et beau pays... Et les difficultés rencontrées par notre République, la Vème, désormais, les précédentes ayant connu bien des malheurs depuis 1914, dans ce même domaine de la citoyenneté...

Les désillusions sont, on le sait, à la hauteur des attentes... Et, une fois qu'on a perdu un fils, un ami, un proche, un époux, et qu'en plus, en retour, on a une certaine ingratitude, pour ne pas dire un mépris certain, alors, la douleur est plus violente encore... Un attachement, un respect, une communion, c'est forcément réciproque, lorsque c'est unilatéral, ça ne vaut rien... Alors, appuyons-nous sur la fin un peu plus optimiste du roman dans ce domaine... Et inspirons-nous de cette expérience pour progresser ensemble...

Laissons cette partie-là, très importante, mais mon blog ne se veut pas un blog où l'on parle de politique mais bien de livres. Et intéressons-nous à l'écriture de Raphaël Confiant, qui n'est pas un menu ingrédient du "bataillon créole". Vous avez peut-être remarqué quelques-uns des mots que le romancier nous propose dans ce billet.

Je les ai mis entre guillemets, "devinatrice", "esclavitude", pour que ceux qui découvrent ce roman (et, j'espère, le liront bientôt...) ne tiquent pas. Non, je n'ai pas perdu mon français, rassurez-vous. Simplement, Confiant nous offre, pour servir son roman, une langue belle, riche, colorée et toute personnelle, truffée de néologismes de ce genre.

On s'y habitue vite et c'est un vrai plus, une langue si vivante, qui marque bien la fierté qu'ont les habitants de Grand-Anse à parler la langue française, et pas uniquement le créole. D'ailleurs, et là encore, on revient à la question de l'appartenance à la Nation, à travers la langue... Oh, on touche encore à des sujets sensibles, je le sais bien...

Mais, en 1914, lorsque les premiers éléments du bataillon créole ont traversé l'Atlantique pour gagner l'Europe et se jeter dans la bataille, un des handicaps de l'armée française est là difficulté à se faire comprendre de soldats venus des "quatre coins de l'Hexagone" et qui ne parlent que leur langue régionale, leur patois local, et très peu le Français. Au contraire des Antillais qui maîtrisent la langue de la République... Alors, que faut-il de plus ?

Le langage que Raphaël Confiant, un des chantres d'un mouvement littéraire baptisé "créolité", utilise dans son récit a aussi le mérite de nous emmener en Martinique. Bien sûr, par moments, nous plongeons dans la guerre, la violence, le sordide, mais on a aussi un fil conducteur qui réside à Grand-Anse et qui nous plonge dans cette société pleine de traditions, de croyances et qui possède sa culture propre...

Si la tonalité globale du roman est plutôt grave, "le bataillon créole" ne manque pour autant pas d'humour. Certains personnages particulièrement hauts en couleur vous marqueront également. Je pense à Man Hortense, si digne, si forte et pourtant dévastée, attendant le retour du corps de son fils, qui n'arrivera jamais, comme Pénélope le retour d'Ulysse... Là, c'est l'émotion qui parle, mais d'autre, comme Albert, le charpentier aux histoires olé-olé, qui rend le voyage en taxi vers la Marne un peu moins grave, devrait vous amuser...

Dans "le bataillon créole", Raphaël Confiant établit des ponts par-delà l'océan, mais aussi les races et les cultures, pour en rappeler à l'unité et l'indivisibilité de la Nation française, ce qui semble être de plus en plus un voeu pieux, ces temps-ci... Il rappelle surtout le rôle important de ce bataillon créole dans les pires batailles dès 1914 et le lourd tribut payé par ces territoires, qu'on oublie souvent à l'heure des commémorations...

Il nous propose surtout un vrai contrechamp pour observer la boucherie de 14-18. Parce que le côté "spectaculaire", au pire sens du terme, de la guerre de tranchées, a souvent focalisé l'attention, tandis que la vie à l'arrière est souvent négligée. Bien sûr, les milliers de kilomètres qui séparent la Martinique des champs de bataille européen joue, mais finalement, ne se posait-on pas le même genre de question de Man Hortense dans toutes les régions ?

Et si, en raison des thématiques évoquées plus haut, le regard de la Martinique prend un relief particulier, il est également intéressant, au moment où nous allons nous souvenir de cette guerre, de ne pas oublier que la vie loin des tranchées était aussi parfois difficile et que l'inquiétude pouvait étreindre des mères, des soeurs, des épouses, etc.

vendredi 27 décembre 2013

"Chacun a son Amérique à soi, et puis des morceaux d’une Amérique imaginaire qu’on croit être là mais qu’on ne voit pas" (Andy Warhol).

Le western revient à la mode, au cinéma, dans les séries télévisées et aussi en littérature. Mais, les visions de ce genre varient énormément en fonction des médias et des auteurs, sans le trahir, mais en le remettant au goût du jour. Parmi celles et ceux qui nous emmènent au Far West cette année, une voix forcément singulière, puisque ses précédents romans étaient déjà inclassables : Céline Minard. Mais "Faillir être flingué", puisque tel est le titre de ce roman paru aux éditions Rivages, n'est pas tout à fait un western comme les autres. Plus la vision d'une Amérique rêvée en cours de construction, utopique et idéale, avant qu'elle ne soit rattrapée par les maux sur lesquelles les Etats-Unis triomphants vont se fonder, pour le meilleur, mais aussi pour le pire...





Brad et Jeffrey voyagent dans la Grande Plaine avec le fils de l'un deux, Jeffrey. Dans leur chariot, que tirent deux boeufs, est allongée la mère des deux frères, mourante. Un dernier voyage dans des contrées où vivent essentiellement les tribus indiennes, ainsi que quelques rares pionniers. A leurs côtés également, Xiao Niù, petite fille dont on ne sait rien, pas même d'où elle vient, mais qui semble posséder des aptitudes particulières, parfaites au milieu de cette nature sauvage.

Zébulon, lui, porte sur l'épaule deux lourdes sacoches auxquelles il a l'air de tenir comme à la prunelle de ses yeux. Il faut dire que tout est précieux dans cette Grande Plaine, non pas désertique, mais où les rencontres sont rares... Et le cheval, seul mode de transport viable pour franchir les longues distances, est peut-être le bien le plus précieux...

On peut donc comprendre la tentation à laquelle a succombé Elie Coulter lorsqu'il est tombé sur un cheval tout harnaché, prêt à le transporter où il voulait, lui qui cheminait à pied... On peut aussi comprendre, par ricochet, la colère de Bird Boisverd, le propriétaire légitime dudit cheval, qui s'est retrouvé Gros-Jean comme devant, à son tour perdu au milieu de nulle part et juste ses pieds pour regagner un endroit habité...

On croise aussi dans cette grande plaine, Gifford, un homme désespéré, au point de décider de se laisser mourir sur place. Il ne va devoir la vie qu'à l'intervention d'une indienne, aux pouvoirs de chaman, Eau-qui-court-sur-la-plaine. Elle va réveiller Gifford, le nourrir, lui redonner un peu d'espoir et le remettre sur pieds afin qu'il reprenne sa vie, pas complètement libéré du poids de sa faute, mais plus léger, tout de même...

Tous ces personnages vont petit à petit se retrouver dans ce qu'on appellerait, ici, un hameau, établi autour de l'élevage de moutons de Nils Antulle, qui a aussi une sorte d'hôtellerie composée de tentes pour les personnes de passage, et du saloon tenu par Sally. Saloon est un peu restrictif, on y trouve aussi quelques prostituées et même une joueuse de contrebasse, Arcadia, qui a dû à un funeste hasard de se retrouver là, puisqu'on lui a volé son archet lors d'une attaque de diligence...

Evoquons encore Quibble, espèce de Liberty Valance qui écume la région, rançonne les éleveurs, les commerçants et les joueurs de passage ; des tribus indiennes, aussi, qui ne s'entendent pas toujours entre elles, mais s'intéressent à ces visages pâles qui commencent à investir leurs terres et à s'y installer, au point de commercer de plus en plus librement avec eux...

Tout ce beau monde va faire vivre ce lieu isolé et faire du hameau une petite ville en pleine expansion, créant, outre une animation certaine, de nouvelles activités, de nouveaux commerces, de nouveaux moyens de créer du lien social, comme on dirait aujourd'hui, avec l'espoir de voir passer bientôt plus régulièrement les diligences...

Pourtant, rien n'est facile. D'abord, parce que tout est à faire, ensuite parce qu'il faut bien évidemment régler quelques conflits de rien du tout avant de tous avancer ensemble, encore, parce qu'un tel endroit attise les convoitises et que les dangers restent nombreux... Enfin, parce que certains secrets risquent bien de remettre en cause l'harmonie des lieux et des êtres... Comme autant de signes avants-coureurs d'une catastrophe à venir qu'on appelle civilisation.

Le résumé reste assez vague, je le conçois, mais "Faillir être flingué" est une histoire franchement déroutante dans sa construction. Tel que vous venez de lire ce résumé, j'ai respecté l'ordre d'entrée en scène des personnages, ou quasiment, et nous avons en fait en main un roman choral où chacun apporte sa pierre à l'édifice.

Aucun lien entre eux ne semble évident de prime abord, sauf entre Bird et Elie, évidemment, puisque le second a volé le cheval du premier. Mais ensuite, tout va s'agencer pour donner vie à ce village de pionniers, malgré les origines très différentes, les attentes très diverses, les ambitions, les intérêts pas toujours communs, etc.

On est d'emblée dans une ambiance de western, telle qu'on peut la connaître dans les films, en particuliers ceux de John Ford, au milieu de ces décors majestueux, qui ne sont pas en soi hostiles, mais qui sont quasiment déserts et où les rares rencontres ne sont pas forcément de bonnes nouvelles... Il y a une véritable communion entre certains personnages et cette nature bien plus riche qu'il n'y paraît à condition de la connaître, de la comprendre...

Chez ces visages pâles, il y a une certaine révérence, une crainte mêlée de respect, pour cette grande plaine, ses habitants, humains comme animaux, qu'il faut, non pas soumettre, mais apprivoiser, qu'on ne combat pas, mais avec qui on cohabite. Ces pionniers, si on peut les appeler ainsi, ne sont pas les têtes de pont d'une mise en coupe réglée annoncée...

Non, ce sont des personnes qui, pour différentes raisons, sont éprises de liberté. Voilà leur but : la liberté ! Loin des contraintes de la société américaine qu'on devine naissante, dans les 13 colonies originelles, laissées derrière eux, pour s'enfoncer dans ces terres inconnues, non dénuées de danger et où tout est à construire...

Ce village qu'ils créent ensemble, ils veulent en être les seuls maîtres, les seuls à décider des règles communes qui le régissent, de la façon dont on les applique, appelons ça "politique", au sens étymologique du terme, et, s'il n'est pas question de lois, en revanche, ce sont les habitants qui font régner l'ordre, sans violence, juste dans le respect des uns et des autres...

Bien que composé d'une somme d'individualités, qui paraîtraient partout ailleurs incapables de vivre ensemble, ces personnages vont former une communauté forte et solide, indépendante et soucieuse de préserver sa liberté, son autonomie, en harmonie avec tout ce qui l'entoure. Et si les conflits existent entre eux, ils sont réglés, si ce n'est sans violence, en tout cas en faisant primer le bon sens et l'intérêt général...

Comme lorsque Jeffrey et Bird se disputent une paire de bottes. L'un les portait, mais les a perdues pour échapper à la crue d'une rivière. L'autre, passant peu après, les a récupérées... Qui donc en est le propriétaire légitime alors ? Après une explication virile, on trouvera comment les départager au cours d'une épreuve aux allures de jugements de Salomon... Et chacun ira avec une botte et ira chez le cordonnier s'en faire faire une seconde...

Ce n'est pas la loi du plus fort qui prédomine, loin de là, mais celle du plus malin. Et surtout, chaque querelle s'éteint dès que le défi lancé est réussi par l'un des protagonistes... Même les projets possiblement concurrentiels, ceux qui pourraient faire de l'ombre aux activités déjà existantes, vont s'adapter pour que tout le monde puisse poursuivre, sans rancoeur, sans surenchère...

On est donc dans un vrai petit coin de paradis, ou presque. Eh oui, Quibble peut troubler cette paisible ambiance et l'équilibre de la relation avec les tribus indiennes demeure assez fragile. Tout n'est donc pas rose, mais nos personnages sont pleins de ressources quand il s'agit de déjouer les manigances ou de tendre eux-mêmes de savants pièges pour écarter les périls...

Point commun à tout ce que je viens de dire : on est loin de l'est sauvage où tout se règle, de gré ou de force, en dégainant plus vite que son adversaire et en le criblant de balles. Attention, il y a des armes à feu dans le roman de Céline Minard et on les utilise, mais toujours à bon escient et jamais si on peut faire autrement...

Jusqu'à une certaine limite... On la voit apparaître dans la dernière partie du roman, quand le havre de paix se retrouve menacé, quand viennent s'immiscer des personnages hors de cet écosystème imparfait mais harmonieux. Avec eux, le spectre du progrès, du pouvoir, de l'argent roi, de la loi et de l'ordre... Cadre d'une nation moderne, peut-être, mais qui brisera forcément le pacte social (l'expression est grandiloquente, mais elle est claire) élaboré par nos personnages...

Et derrière ce spectre, on devine ce qui sera l'Amérique, le rêve qu'elle véhicule, sa puissante démocratie et ses inégalités, la véritable conquête de l'Ouest qui se fera à marche forcée, sans tenir compte des populations autochtones, d'une nature fragile, d'un monde neuf qu'on transformera en Nouveau Monde, resucée du monde ancien laissé derrière soi, une terre promise où ne couleront plus le lait et le miel mais le billet vert...

"Faillir d'être flingué", c'est le titre... Oui, on passe souvent tout près, dès les premières pages, d'ailleurs, et tout du long, les accrochages pourraient dégénérer en duel façon "OK Corral". Car, le village dans lequel se déroule une bonne partie du livre, ce n'est pas Walnut Grove. On est plus proche de "Deadwood", pour ceux qui connaissent cette remarquable série, que de "la petite maison dans la prairie".

Un Deadwood assaini, édulcoré, c'est vrai, mais l'idée reste la même et le village de Céline Minard deviendra peut-être Deadwood un jour, quand des personnes bien moins bien intentionnées que celles que nous suivons viendront s'y installer, qu'on le veuille ou non... Et surtout, l'écriture de l'atypique romancière parvient à nous rendre parfaitement l'atmosphère...

On est à la fois dans l'épique et le lyrique, dans le drame comme dans le grotesque (au sens littéraire du terme). Céline Minard parvient à allier dans son roman des scènes et des ambiances dignes des classiques du western hollywoodiens, y compris dans ce qui se fait de plus introspectif, et les outrances des westerns-spaghettis à la Sergio Leone.

Son roman surprend, parce qu'on ne sait pas vraiment où il nous emmène. Puis, il nous emporte dans ce souffle romanesque remarquable qui ne retombe jamais. "Faillir être flingué" est une chronique de la conquête de l'Ouest dans ce qu'elle a de plus pur, de plus désintéressé et de moins héroïque.

Oui, je sais, c'est paradoxal, mais nos personnages sont des anti-héros, des êtres humains qui recherchent avant tout une vie paisible et sans ennui, et pas à montrer leur force, leur adresse au tir, leur roublardise, leurs ambitions, leurs parts d'ombre, etc. Exit aussi, dans ce western, le côté civilisationnel qui a souvent été mis en avant par le cinéma du gentil visage pâle contre le méchant peau-rouge, de l'Américain souverain se frottant à la nature hostile pour fonder une grande et belle nation, bénie par Dieu.

Et Céline Minard poursuit, elle, au rythme tranquille du trot des chevaux, son oeuvre singulière, truffée de références à l'imaginaire collectif que nous avons depuis John Wayne jusqu'à Jamie Foxx autour du Far West. Mais elle l'accommode à sa sauce très personnelle, en retournant les messages traditionnels du classique western en Technicolor...

Elle aussi, à l'image de ses personnages, est libre mais se sent peut-être menacée par des intérêts qui la dépassent... Le monde de l'édition est devenu un univers impitoyable dans lequel il y a d'autres impératifs qui priment sur l'originalité et la créativité... Alors, souhaitons-lui de poursuivre son travail d'écrivain sans subir les contraintes qui n'ont rien à voir avec l'écriture...

jeudi 26 décembre 2013

"L'Histoire balbutie, tâtonne, et parfois c'est la légende qui finit par l'emporter. Elle se nourrit de ses lacunes..."

"Et c'est très bien comme ça", ajoute l'auteur de notre livre du jour. Ce qui me paraît un peu plus discutable, mais je n'ai pas l'ambition d'ouvrir une polémique ou un débat à ce sujet, juste d'un intéressant livre qui nous emmène sous la Terreur, suivre les derniers instants de personnalités marquantes de cette période, comprenez, leurs dernières heures jusqu'à la montée à l'échafaud. "Tu montreras ma tête au peuple", de François-Henri Désérable (en grand format chez Gallimard) n'est ni un roman historique, ni à proprement parler un recueil de nouvelles, mais "une première oeuvre littéraire", comme l'indique la quatrième de couverture. Avec, à la clé, cette question explicitée par la citation en titre : que retient-on de l'Histoire ? Des faits avérés et vus globalement ou de l'anecdotique, souvent sujet à caution ?





Ils s'appellent Charlotte Corday, Marie-Antoinette, Lavoisier, Danton, André Chénier ou encore Robespierre, par exemple... En tout juste une année, du 17 juillet 1793 au 28 juillet 1794, ils ont eu les "honneurs" du "Grand Rasoir National", autrement dit, de la guillotine. Tous ont été les victimes de la Terreur, que certains ont pourtant contribué à installer.

Chaque chapitre s'intéresse à l'un de ces personnages, sans véritable interaction avec les autres, même si, il me semble, l'ordre chronologique est respecté (oh, ça va, c'est Noël, je n'ai pas vérifié une par une, pfff...). Et chaque chapitre commence peu de temps avant l'exécution du personnage. Le lecteur les accompagne alors dans ce sinistre dernier voyage.

Chaque chapitre est mis en scène de façon différente, ce n'est pas juste un long catalogue d'horreurs, mais une remise en contexte au travers du récit, parfois par le personnage lui-même, parfois à travers des témoignages, sur le fait ou avec quelques années, quelques décennies, de recul.  On a des dialogues, des chapitres épistolaires, des monologues, à chaque fois avec un regard et un contexte différent. Mais tous relatent ces derniers moments, l'état d'esprit du personnage, les conditions de sa montée à l'échafaud et de son exécution.

Car, bien souvent, l'imaginaire collectif (quelle expression troublante, alors que l'on parle de faits historiques...) n'a retenu que ces attitudes, ces gestes, ces petites phrases, en omettant un contexte d'une violence inouïe, un pays dans lequel on s'envoie à la mort comme on se salue, ses pires ennemis comme ses meilleurs alliés de la veille, dans une spirale infernale, hors de tout contrôle.

A cet égard, le choix du titre, reprenant la phrase de Danton juste avant de s'allonger sous la lame fatale, est excellent. A la fois parce que nous la connaissons tous, on nous a raconté la scène en classe ou nous avons vu le film d'Andrezj Wajda, parce que le peuple versatile joue évidemment un rôle particulier dans ces moments précis, enfin, parce que Danton est le pivot du roman, le premier de ses enfants dévorés par une Révolution aux airs de Saturne...

Dans un des premiers chapitres de ce livre, on assiste au banquet des Girondins, une espèce de Cène républicaine qui se déroule à la Conciergerie, fin octobre 1793, à la veille de l'exécution des membres de ce parti jugé trop tiède par les franges les plus radicales du nouveau pouvoir en place. Le narrateur est l'un des geôliers qui surveillent ces étranges agapes.

François-Henri Désérable raconte ce banquet, dont on ne sait pas s'il a réellement eu lieu, mais fait partie de la mythologie issue de cette époque troublée. Et, au cours de ce repas, il entend les condamnés parler. L'un d'eux s'appelle Marc David Lasource et la phrase que répète le gardien dans son récit, fait bien après les événements, sera rejointe par la phrase de Danton, plusieurs mois après. Et si la phrase du truculent avocat est un constat, celle de Lasource est curieusement prémonitoire...

"Nous mourons parce que le peuple a perdu la raison. Nos accusateurs mourront le jour où il l'aura recouvrée".

Lasource a-t-il vraiment prononcé cette phrase sur l'échafaud (Désérable la "déplaçant" à la veille au soir) ? La chronique, elle, l'a pourtant retenue. Et elle n'est pas anodine, pas seulement dans sa signification globale, dans l'implication du peuple dans le folie de la Terreur mais aussi comme unique dépositaire du salut du pays...

Non, elle est remarquable parce qu'elle utilise le mot "raison". Oui, je joue sur les mots, mais comme Lasource ou ceux qui ont placé ces mots dans sa bouche. Car ces années-là sont celles du culte de la Raison, avec une majuscule, cette fois, quand tout le monde semble plonger dans la folie, la déraison, donc...

Oui, le peuple. Il est omniprésent dans le livre, chaque exécution ayant lieu en public. Les fameuses charrettes qui acheminaient les condamnés de leur prison jusqu'à l'échafaud devaient fendre la foule. Les personnes transportées, le plus souvent, subissaient les insultes, les quolibets voire les agressions de ce peuple en furie, colère sans doute savamment entretenue, jusqu'à ce qu'elle devienne incontrôlable.

Pas étonnant, donc, que, juste avant d'être raccourcis et de quitter enfin cette folie, certains de ces personnages héroïques (oui, la plupart sont des héros déchus, adulés hier, haïs le lendemain) choisissent de s'adresser à ce peuple, dont tout le monde se revendique, à commencer par les juges qui les ont envoyés là, sans vraiment leur laisser d'espoir ou de moyen de défendre leur point de vue...

Là encore, il serait intéressant de savoir comment ces mots, ces derniers mots, ont été inscrits dans la chronique des événements. Sont-ils issus de témoignages directs (et fiables) ou sont-il le fruit d'une réécriture extérieure de l'Histoire, dont la IIIème République se fit une grande spécialité ? En jouant sur ces mots, ces faits, qui ont quitté l'Histoire pour entrer dans la légende, qui relèvent plus de l'image d'Epinal que de la relation précise des événements, il fait la démonstration de ce que dit notre phrase titre...

Finalement, qui peut dire, dans l'hystérie générale, ce que la voix, même de stentor, d'un Danton, a pu lancer à cet instant critique ? La légende a comblé les lacunes et nous a offert ces phrases, ces attitudes, ces situations qu'exploite Désérable pour nous raconter cette période à travers cette hallucinante succession d'exécutions (car, n'oublions pas que beaucoup furent collectives).

On est dans l'Histoire, mais on est dans la fiction. Désérable n'a pas choisi une fresque historique à la Dumas ou à la Balzac, sur le mode roman-feuilleton, mais l'idée est un peu la même : donnez de la chair, du vivant à des récits qui peuvent être aride parce que observés de manière d'abord pédagogique.

Alors, oui, on flirte entre fiction et réalité, c'est certain, mais on se rend compte à quel point ces anecdotes qui n'ont rien de faits historiques nous ont plus marqué que les faits précis, la date, par exemple, ou le contexte complet dans lequel les événements se déroulent. Un coupable ou un juge, parfois, sont à regarder avec des angles précis qui brouillent aussi la limite entre les bons et les méchants, pour dire les choses simplement.

Et, pour appuyer cette idée, un chapitre entièrement fictif vient se glisser au milieu des autres. Le personnage central est un personnage d'un classique de la littérature française et Désérable en profite pour saluer quelques romans qui, j'imagine, ont nourri son imaginaire. J'en évoque un, parce qu'il est contemporain et qu'il m'avait aussi bien plu, dans le parti pris choisi par l'auteur : "les Onze", de Pierre Michon (chez Verdier et en poche chez Folio)... Un roman qui a trouvé, pour moi, le compromis parfait entre Histoire et imaginaire, une découverte à faire.

Il me reste à parler de deux personnages. Le premier, c'est le seul à avoir son chapitre et qui n'a pas fini sous la lame. Et pour cause, dans sa famille, on se tenait à côté. Il s'agit d'un membre de la famille Sanson, la plus célèbre famille de bourreaux de l'Histoire de France. L'idée est remarquable, car comment gérer une période comme la Terreur où les exécutions deviennent une véritable industrie, où l'exceptionnel laisse la place au quotidien...

Qu'on le veuille ou non, tuer des gens, ça marque, forcément. Les Sanson n'étaient pas une famille de psychopathes, mais de fonctionnaires zélés, si je puis utiliser le mot de fonctionnaire... Ils avaient une charge héréditaire, il fallait l'honorer... Mais si la justice est aveugle, le bourreau voit, ressent, et la charge peut aussi lui peser...

Là encore, le chapitre fourmille d'anecdotes étonnantes sur cette sinistre famille, mais joue aussi justement avec le coté légendaire acquis par cette lignée. Pourriez-vous citer le nom d'autres bourreaux, sous l'Ancien Régime, avant que les Sanson ne soit chargés de cette besogne, ou même, sous la République, lorsqu'on coupait encore la tête des criminels ? Moi, je n'en suis pas capable, mais les Sanson, oui, leur nom me parle... Mais là encore, c'est l'anecdotique qui prime sur l'essentiel...

Et puis, il y a un dernier personnage. Le seul qui traverse le roman de part en part. Si j'ose dire, puisque ce personnage, c'est la guillotine. Elle est l'objet emblématique de la Terreur, forcément, mais elle en est aussi le cliché, puisque Désérable ne cesse de jouer là-dessus. Elle aussi s'est incrusté dans notre culture commune, on sait tous qu'on la doit au bon docteur Guillotin, qu'elle a pour but d'humaniser l'exécution en ne passant plus par la case torture, qu'elle est un outil d'égalité entre les citoyens, etc.

Mais quel est encore et toujours la part de véracité dans tout cela et de propagande ou de belle petite histoire au sein de la grande histoire ? Cet émerveillement et cette symbolique si particulière fait oublier le rôle de cette machine qui sépare le corps des hommes et des femmes en deux... Le sang, les odeurs, les bruits... La guillotine, c'est aussi l'horreur...

A ce titre, le chapitre sur Danton est très intéressant. Danton est amené à l'échafaud entouré de ses amis, proches, comme Desmoulins, ou politiques. Tous vont être exécutés les uns après les autres et Danton sera le dernier à monter l'escalier, à s'allonger et à mourir. Avant lui, près d'une vingtaine de morts... Imaginez l'attente !!

Pas de torture physique, c'est vrai, mais assister à toutes ces exécutions en attendant son tour, mça doit quand même être incroyablement éprouvant... Garder son calme, sa lucidité et trouver encore l'audace (eh bien oui, on parle de Danton, si on ne lui colle pas le mot audace à un moment donner, on rate tout !) de lancer au bourreau de montrer sa tête une fois décollée, parce qu' "elle en vaut la peine", quel cran !

Le chapitre est ponctué de ce "Clic ! Clac ! Boum !" lugubre, presque scandé par le personnage qui se raconte une dernière fois avant de subir le châtiment qu'il sait injuste, en tout cas commandité par ceux qui ont dénaturé cette Révolution pour laquelle il a tant oeuvré. L'orgueil et le dédain de Danton devant sa mort annoncé contrastent terriblement avec le Robespierre décomposé, falot et lâche qu'on verra bientôt (c'est le dernier chapitre du livre) suivre le même chemin...

Mais là encore, peut-on se fier à ces images ?

Outre ces thèmes que je viens d'aborder et l'absence de monotonie qui aurait pu s'installer, grâce à cette narration variée et le côté "nouvelles" des chapitres, Désérable nous rappelle aussi que la Terreur n'est pas la Révolution, que cette période, qui a duré moins de deux ans, a fait sombrer dans le fanatisme une volonté de changer en profondeur la société pour la rendre meilleure.

Que ce soit les Girondins ou Danton, on les sent se dissocier de Robespierre et de sa clique, et pas seulement parce qu'ils connaissent leur sort prochain, mais bien parce qu'ils ne se reconnaissent plus dans ce pouvoir qui, seul, a réussi à corrompre l'Incorruptible pour lui faire perdre toute mesure, tout sens commun.

Même Charlotte Corday, première guillotinée du livre, rappelle cette divergence, assassinant Marat parce qu'il pervertit les idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité qui présidaient initialement à la Révolution. Et, finalement, tout ce que nous avons dans ce livre, ce sont des idéaux qui divergent, s'opposent, s'affrontent et entament un bras de fer mortel afin de dominer sans partage...

L'Histoire balbutie, dit notre phrase de titre, elle bégaye aussi. Mais on a tendance un peu trop à l'oublier. Tandis que la postérité se souvient d'anecdotes à la véracité douteuse, se nourrit de la rumeur, du "on-dit". Et Désérable de finir son livre avec un exemple parfait que je vous laisserai découvrir, mais qui montre bien qu'en ces temps troublés, tout était possible. Même faire de son mensonge une légende vraie.

dimanche 22 décembre 2013

"Je n'ai aucune cause à défendre. Elles sont toutes vaines, car de toute façon, c'est toujours le plus fort qui gagne..."

Je vais vous faire une confession : le grand lecteur de polars et de thrillers que je suis aime bien les faits divers, malgré la dérive souvent sensationnaliste qu'on leur connaît de nos jours. Non, le fait divers dépassionné, regardé comme un fait de société et qui en dit beaucoup, justement, sur son époque. Voici un roman qui correspond exactement à ces critères et même un peu plus encore. Je n'avais jamais entendu parler de Bruno Sulak avant que Philippe Jaenada ne lui consacre son dernier roman en date, "Sulak", publié chez Julliard. Chose surprenante, eu égard à l'ampleur qu'aurait pu (dû ?) avoir cette affaire... Mais d'autres bandits, sans doute bien moins fréquentables que lui, ont plus marqué la mémoire collective... Et, si nous avons oublié Sulak, c'est peut-être d'abord à cause d'eux...





Les grands-parents de Bruno Sulak sont venus de Pologne au début des années 1920 travailler, comme beaucoup de leurs compatriotes, en Lorraine. Un de leurs fils, Stanislas, choisira, lui, la Légion Etrangère, où il s'illustrera sur plusieurs théâtres de guerre, y laissant un bras, avant de rencontrer, en Algérie, celle qui sera sa femme, Marcelle.

Bruno naît d'ailleurs en Algérie, en 1955, il est leur fils aîné. Quand la situation commencera sérieusement à chauffer dans ce territoire plus Français pour longtemps, Stanislas retournera s'installer de l'autre côté de la Méditerranée, commençant bientôt une nouvelle vie en Provence, une vie rude, faites de longues journées de labeur, modeste mais qui permet à Bruno et à ses 3 frères et soeurs, de ne manquer de rien.

Le jeune Bruno semble doué pour tout ce qu'il entreprend, activités sportives, magie, et c'est un garçon joyeux et vif. A 15 ans, à Marseille, il est à la tête d'une bande, oh, le mot voyous est un peu forts, mais il définit déjà des préceptes clairs qu'il respectera par la suite : on ne vole pas le sac des vieilles dames, on ne s'en prend pas aux pauvres, on respecte les filles...

Pourtant, Bruno Sulak ne va pas choisir d'emblée la voie de la délinquance. En fait, il veut devenir militaire. Mais, alors qu'il est prêt à entrer dans la carrière, il est retoqué pour une histoire de mobylette volée... Ce n'est que partie remise : c'est finalement dans la Légion qu'il va entrer, comme son père avant lui...

Il s'y montrera un excellent élément, démontrant là encore des aptitudes remarquables, par exemple, pour ce qui concerne le parachutisme. Mais, c'est lors de cette carrière de légionnaire que le destin va frapper une première fois. Un hasard malheureux : alors qu'il est en permission et qu'il a interdiction de quitter la Corse, où il est stationné, il fait un saut à Marseille pour saluer sa famille et ses amis.

Mais, il oublie l'heure, tout à ces retrouvailles et rate le dernier ferry. Il s'apprête à rentrer en retard, dès le lundi, et s'attend à être sanctionné logiquement, mais il apprend alors que son régiment a sauté sur Kolwezi... Incapable de supporter l'idée d'avoir laissé ses camarades aller au combat sans lui, honteux de sa défection et de ce qu'il considère comme de la lâcheté, il décide de déserter.

C'est ce malheureux hasard (donnée importante tout au long de la vie de Sulak) qui va le pousser à changer complètement de vie... Il va devenir braqueur, d'abord des grandes surfaces et puis, ce qui fera surtout sa renommée, de spectaculaires casses de bijouteries dans toute la France (et même quelques unes à l'étranger...).

C'est évidemment cette vie qui est au coeur du roman de Philippe Jaenada, un roman qui repose sur de solides recherches, en particulier de nombreux témoignages récoltés par l'auteur. Une carrière marquée par un credo : jamais de violence. Certes, Sulak agira armé, mais ne fera jamais usage de ces objets de mort et écartera tout complice susceptible de verser dans la violence aveugle.

Une carrière marquée par une certaine élégance et une absence notable de cause, comme le souligne le titre de ce billet. Oui, Sulak est un homme révolté, un homme qui rejette le monde tel qu'il est, tel qu'il tourne, celui de l'argent qui corrompt tout, partout, du pouvoir utilisés à des fins personnelles. Difficile de savoir de quoi, au cours de sa vie, Sulak a été témoin exactement, mais c'est un homme sans illusion sur le monde et l'homme, qui va devenir un digne émule d'Arsène Lupin.

Cette carrière de bandit au grand coeur s'accompagnera d'exploits mémorables, des évasions, bien sûr, c'est aussi cela qui fait la légende des gangsters, mais aussi des casses d'une audace incroyable, comme celui qu'il organisera à deux pas des Champs-Elysées au moment même où le président Mitterrand et le chancelier Kohl remontent l'avenue pour se recueillir au pied de l'Arc de Triomphe.

Cette carrière, qui a duré de la fin des années 70 au milieu des années 80, sera aussi marquée par des rencontres clés. Sulak est un garçon extrêmement fidèle en amitié et il sait à quel point la confiance est importante quand il y a du danger. Il aura donc peu de complices proches, mais ils lui seront voués corps et âme.

Il y aura Thallie, son grand amour, même si Bruno, grand séducteur, aura beaucoup de conquête. Il la rencontre alors qu'il est en cavale, marié et père d'une fillette. Il lui proposera de l'accompagner, ils ne se quitteront plus pendant une assez longue période, jusqu'à ce que cela devienne trop risqué pour elle. Mais, il ne l'oubliera pas, et elle non plus...

Et puis, il y aura la "filière yougo", si je puis dire. D'abord par le biais de Drago mais surtout avec un dénommé Steve. Pas très yougoslave, Steve, me direz-vous, c'est vrai, mais il se nomme en réalité Novica Zivkovic et lui aussi a une vie incroyable, que je vous laisserai découvrir au fil du roman. Ces deux-là seront d'une fidélité et d'un dévouement extrêmes envers Bruno...

Mais l'histoire de Bruno Sulak n'est pas que ce côté flamboyant du voleur au grand coeur qui prend aux riches sans vraiment se soucier de le devenir lui-même. On a l'impression que c'est le frisson du danger, le plaisir de réussir un bon coup, d'accomplir ses braquages au nez et à la barbe de la police et en douceur, on a l'impression que c'est un jeu, pour lui...

Pourtant, il y a un moment où la trajectoire s'infléchit sensiblement, où la joie et le plaisir disparaissent et laissent la place à un homme pessimiste, désespéré, presque, lucide sur son avenir, il sait que ses jours son compté et que sa position d' "ami public n°1" (titre du livre que sa soeur lui consacrera plus tard) causera sa chute, inexorablement...

Là encore, le hasard mettra son grain de sel, impitoyable, et tout se déréglera jusqu'à un épilogue qui, bien qu'attendu, s'avérera surprenant, si vous ne connaissez pas, comme moi, ce fait divers. Et c'est aussi tout l'intérêt de ce roman : essayer de comprendre ce qui s'est passé dans la nuit du 17 au 18 mars 1985...

Je ne vais pas parler des faits, on n'est pas à proprement parler dans un polar, mais il faut évidemment vous laisser la primeur des faits. Pourtant, je crois que pour se faire une idée de ces événements, il faut avoir en tête tout ce qui précède et comment Philippe Jaenada a choisi de le raconter.

Son livre n'est pas juste le récit des faits tels qu'on les connaît dans une version officielle ou via la presse, ce n'est pas une relation clinique des faits, un documentaire façon "Faites entrer l'accusé", ni même un livre autour de faits divers comme ceux d'Ann Rule ou de Morgan Sportès... Non, Jaenada a choisi de mettre de lui dans ce récit, usant (et abusant ?) de la digression, parfois personnelle, souvent sous forme de chronique de l'époque.

Je souris en me relisant, avec cet "abusant ?" que je veux volontiers provocateur. Je soupçonne certains lecteurs d'être vite agacés par ce procédé, mais je l'ai trouvé drôle, fin, souvent pertinent, dans l'esprit du roman (lorsque les faits deviennent plus graves, le ton des digressions se met au diapason).

Et surtout, il permet aussi d'embrasser non seulement un destin, celui de Sulak, mais toute l'époque dans laquelle il s'inscrit, et même au-delà, puisque le début du roman est consacré aux grands-parents et aux parents du personnage principal du livre. Jaenada quitte régulièrement le récit direct des faits impliquant Sulak pour nous parler de ce qui défraye la chronique à ce moment-là.

Pas forcément la Grande Histoire, ni la grande actualité, mais il fait plus un travail d'échotier qui n'est sûrement pas anodin. Pourquoi ? Parce que, à mes yeux, il nous raconte deux éléments clés qui éclairent l'histoire et la fin de Bruno Sulak. Le premier, c'est le développement de ce banditisme à la française qui marquera les années 70 en particulier, avec comme figures de proue, Albert Spaggiari, l'auteur du casse des égouts de Nice, et Jacques Mesrine, évidemment. Le second, c'est l'entrée dans les années fric, où les signes extérieurs de richesse se montrent, ostensiblement.

Or, Bruno Sulak n'est rien de tout cela, mais comme il s'est senti toute sa vie prisonnier de quelque chose, il le sera de ce contexte précis. Je me trompe peut-être, mais je pense que le destin de Bruno Sulak, en particulier ses derniers moments, auraient été différents sans ces précédents... Spaggiari et Mesrine ont ridiculisé bien souvent la police et la justice, Sulak aussi et il a été une goutte d'eau qui a fait déborder le vase...

On voit, dans les affaires connexes que Jaenada relate, la tension monter entre bandits et policiers, on voit la violence croître, atteindre parfois des sommets de violence, des hommes tombent, des deux côtés et les réactions s'exacerbent. Sulak est au-dessus de cela. Attention, ce n'est pas un saint, mais il n'entre pas dans ce système de confrontation. Il l'a toujours dit : s'il est pris au piège, il se rendra...

Je ne peux m'ôter de l'idée qu'il fallait coincer Sulak, le mettre hors d'état de nuire coûte que coûte pour ne pas subir une nouvelle déconvenue qui ferait de la police la risée de l'opinion... Et, paradoxalement, ce côté non-violent a peut-être joué contre lui... Pour le reste, comme le dit Jaenada, le livre n'a pas comme objectif de déclencher des polémiques, mais les zones d'ombres et les incohérences relevées à la fin de l'histoire sont assez terrifiantes et laissent augurer de méthodes indignes.

"Bruno Sulak, c'est le contraire de la violence", ont dit ses avocats. Et pourtant, il en a subi la loi. Celle des plus forts. Un mot tout de même sur un personnage qui manque à ce rapide (si, si...) regard sur ce roman : le flic. Que serait un grand gangster sans son alter ego représentant la loi ? Ici, il s'appelle Georges Moréas.

Si Sulak est l'anti-Mesrine, alors, Moréas est l'anti-Broussard. Séducteur mais beaucoup moins rouleur de mécanique que son célèbre collègue, il est sans doute celui qui a le mieux cerné (hum, mot malheureux, non ?), disons compris Sulak. Les conversations entre ces deux-là, qui ne se sont, sauf erreur de ma part, jamais rencontré de visu, sont celles de deux hommes qui auraient pu être amis et partagent une même vision des choses où tout ne se termine pas forcément dans la confrontation violente mais en bonne intelligence...

Ce lien entre Sulak et Moréas, ainsi que ce contexte et cette époque m'ont fait penser aux polars qui cartonnaient au box-office dans ces années-là... Pas étonnant, donc, d'y croiser furtivement aussi bien Jean-Paul Belmondo (d'une façon assez sidérante, d'ailleurs...) que Alain Delon... On est typiquement dans ces histoires où la frontière entre flics et voyous n'a jamais été aussi floue.

J'ai été passionné par ce livre, véritable chronique d'une époque, plus encore que relation d'un fait divers. Tout y est et Jaenada s'incruste avec malice et ironie dans tout cela, sans pour autant perdre de vue sa trame principale. Il y a un boulot de dingue derrière ce roman, dans la documentation et les rencontres. Evidemment, tout témoignage est sujet à caution, mais Jaenada joue, malgré son attachement sincère à Sulak et à certains des témoins rencontrés, les modérateurs.

A l'arrivée, on a face à nous un personnage qu'on croirait sorti tout droit d'un polar de la série noire, séduisant et provocateur, malicieux et sarcastique, mais qui porte aussi un profond mal-être en lui, aggravé par son peu de confiance dans la société dans laquelle il a vécu... Un double visage omniprésent tout au long de cette histoire pas ordinaire à qui Philippe Jaenada réussit à donner un vrai souffle romanesque, au meilleur sens du terme.

samedi 21 décembre 2013

Candide chez les Nazis...

Je sens que je vais me faire plein d'amis, avec ce titre volontairement provocateur... Rassurez-vous, je vais expliquer plus loin comment j'ai pu en arriver là, après lecture du livre du jour, et une période assez longue de réflexion... Bon, disons-le d'emblée, "Neveu d'Hitler", de Bob Martin, publié chez MA éditions, ne fera pas partie de mes meilleures lectures de l'année. Mais, vous le savez, ce blog ne se focalise pas sur les avis de son auteur, qui sont même accessoires, et je parle d'abord de ce qu'il y a à trouver et retenir des livres, de ce qui fait leur originalité, leur intérêt, ce qui les démarque d'autres. J'ai lu ce roman avec plaisir, mais je ne crois pas que j'appartienne au public qu'il vise. En revanche, si vous n'êtes pas forcément des grands connaisseurs de la période du Reich, voici un roman parfait pour vous y initier. Explications dans ce qui suit...





August est né dans un paisible village autrichien, Leonding. Il a grandi à la campagne, dans une ambiance sereine et bucolique, entouré d'amis, comme Alfred ou Erich. Ils étaient inséparables et faisaient les 400 coups. Quant à leurs parents, tous se connaissaient bien et vivaient en harmonie, sans se soucier des origines, de la religion, de la morphologie ou des idées politiques des autres...

Mais voilà, August est né en 1924 et l'image d'Epinal pastorale va vite s'effacer... Car, bientôt, l'Allemagne va entrer dans une nouvelle ère, qui va plonger dans l'obscurité et la terreur l'Europe et même une bonne partie du monde : le IIIème Reich. Pourtant, August n'est pas le plus à plaindre, et pour cause, sa mère, Paula, est la soeur d'Adolf Hitler... Ce qui vaut quelques avantages à August.

Heureusement, d'ailleurs, car le neveu d'Hitler n'a pas franchement le profil du parfait aryen. Il est assez petit, râblé, les cheveux bruns... Rien du fantasme racial tant vanté, imposé plutôt, à l'Allemagne, et au-delà, par son oncle... Lorsqu'il décide, en 1942, de venir s'installer à Berlin, il va d'ailleurs obtenir, sur ordre d'Hitler et des mains d'une de ses âmes damnées, Martin Bormann, un ausweis en or, autrement dit un laissez-passer universel grâce auquel il ne sera jamais inquiété par qui que ce soit, SS, Gestapo ou autre fanatique du même genre, qui se méprendrait sur son faciès...

Sortant tout juste de l'adolescence, arrivant de sa campagne (n'y voyez aucun mépris, c'est un fait), pas vraiment au courant de tout ce qui peut se passer à Berlin et au-delà des frontières, il vient s'installer chez un autre de ses oncles, Aloïs, le demi-frère d'Adolf. Celui-ci, drôle de personnage, mais dans le bon sens du terme, surtout comparé à son célèbre frangin, a beaucoup bourlingué avant d'ouvrir dans la capitale un restaurant qui ne désemplit pas.

Et pour cause, il est toujours bien approvisionné, quand les temps sont durs pour tout le monde, avec la guerre qui mobilise hommes et ressources. Et puis, comme on connaît l'identité du patron, il est bon d'y avoir ses habitudes lorsqu'on est un parfait petit nazi zélé. On vient s'y remplir la pense, mais aussi s'y saouler joyeusement et y passer, au final, des moments qui vous font oublier la perspective de finir congelé ou mort sur le front de l'Est.

Augut est émerveillé par ce qu'il découvre dans cette immense ville de Berlin que Hitler, dans sa folie mégalomane, essaye de transformer à son image grandiloquente... Emerveillé, mais aussi un peu dépassé par tout ce qui se déroule sous ses yeux... Et lorsque la ville est bombardée par les alliés, on sent qu'il ne maîtrise pas les réflexes élémentaires de survie imposés aux populations urbaines par ces situations...

Pour autant, August s'adapte plutôt bien à cette nouvelle vie. Il bosse dur, se montre efficace, profite de son temps libre pour mieux découvrir Berlin et les Berlinois. Mais aussi, pour s'adapter aux règles du Reich... Il va même rencontré, chez Aloïs, un de ses copains d'enfance, Erich, devenu SS et qui évoque devant lui, sous le sceau du secret, une mystérieuse future affectation, quelque part en Pologne...

Mais c'est une autre rencontre qui va faire basculer le destin d'August. Son autre ami d'enfance, Alfred, est juif et a choisi la résistance armée contre le totalitarisme nazi. Entré en clandestinité, il est recherché par toutes les polices du Reich. Tout ça, August s'en fout, comme avec Erich, seule compte son amitié ingénue et profonde pour Alfred.

La rencontre est arrangée par l'intermédiaire d'Alois, dans un quartier où August n'a jusqu'ici jamais mis les pieds. Et pour cause, c'est quasiment un ghetto en plein Berlin. Mais la rencontre tourne court, la Gestapo, sans doute renseignée par les nombreux mouchards qui prospèrent dans ce régime paranoïaque.

August le sait, il n'a en principe rien à craindre, il est le neveu d'Hitler. Mais ce jour-là n'est pas un jour comme les autres, le sort a décidé de s'acharner sur ce brave garçon. Un incroyable concours de circonstance envoie August dans les sombres locaux de la Gestapo où il a droit à une séance de torture destinée à le faire avouer... Car, aux yeux de ses tortionnaires, il ne peut être qu'un terroriste juif...

Et c'est ainsi que le neveu d'Hitler va se retrouver dans un wagon à bestiaux, entassé pire que du bétail et dans des conditions abominables, avec des centaines d'autres juifs, déportés par un régime sanguinaire, décidé à éradiquer par tous les moyens une race entière... Et le paisible garçon de Leonding va alors découvrir la pire facette de la politique menée par son oncle...

Je n'en dis pas plus, rassurez-vous, il se passe encore énormément de choses dans le roman de Bob Martin. Une espèce de voyage initiatique en enfer, raconté par le principal protagoniste, August, garçon gentil, trop gentil, et naïf, trop naïf... Oui, il y a un petit côté Forrest Gump chez lui, c'est vrai, sauf que je ne le crois pas simplet, non, juste terriblement naïf.

Voilà pourquoi j'ai plutôt choisi la référence à Candide, qui me semble plus cohérente, surtout eu égard au contexte dramatique dans lequel évolue August. Et cette naïveté a un tout autre intérêt, cette fois, en termes de narration : August découvre tout, raconte tout avec simplicité, clarté et détails, ne laisse rien passer et finalement, donne au lecteur une vision assez précise de ce que fut la vie sous le Reich.

Et c'est l'un des aspects les plus intéressants du roman : une sorte de leçon de choses permanentes sur cette époque. Quand j'étais enfant, il existait une collection jeunesse qui devait s'appeler "la vie au temps de...", il y en avait sur les Romains, les chevaliers du Moyen-Age, même la Préhistoire, je crois, avec, à chaque fois, une plongée illustrée dans ces sociétés passées pour mieux comprendre comment vivaient nos ancêtres...

Ici, c'est un peu la même chose, mais comme c'est un roman, on a un narrateur interne à l'histoire et non un spectateur neutre, et il y a une histoire, celle d'un destin, pour servir de trame. Et, pour ne pas alourdir ce récit romanesque et accentuer tout de même le côté pédagogique des choses, Bob Martin et son éditeur ont eu une idée fort originale...

Si vous avez le livre en main, regardez sa tranche, sans l'ouvrir. Vous verrez alors qu'il y a des pages blanches et des pages grises. Les pages blanches, je n'y reviens pas, c'est le roman à proprement parler, dont je vous ai déjà raconté l'amorce. Mais les pages grises, se demande-t-on, que sont-elles ?

En fait, à chaque fin de chapitre, se trouve les pages grises. Chacune est une annexe abordant un angle précis qui illustre le chapitre (Hitler, Himmler, la Gestapo, la SS, les camps de concentration, etc.) On sort pour quelques pages du récit romanesque pour un point historique assez précis et loin d'être inintéressant.

Peut-être vous demandez-vous si cela ne nuit pas à la lecture du roman, dans ce cas, je vous dirais que non. On reste dans le même univers, il n'y a pas de rupture et c'est, finalement, moins pénible qu'une longue digression dans le corps du livre, qui entraverait la narration (en plus, comme c'est August le narrateur, on se demande d'où lui viendrait subitement cette science...) ou qu'une multitude de notes de bas de pages ou de notes de fin d'ouvrage.

Dans le cours de ma lecture, j'ai pensé à ces docu-fictions qu'on voit de plus en plus sur les chaînes documentaires ou parfois sur les plus grandes chaînes et qui mêlent faits historiques et reconstitutions avec des comédiens. C'est ce mélange, pas toujours évident à réussir, que j'ai retrouvé ici.

Ca pourrait ressemble à la collection des livres "pour les Nuls", de la collection First (quoi que, "le nazisme pour les Nuls", je suis moyennement convaincu...) avec une partie fiction en plus. J'ai l'air de plaisanter, et pourtant, je pense que l'idée est un peu la même : permettre à un public pas forcément féru d'histoire, jeune ou moins jeune, d'aborder une période historique avec les clés pour bien la comprendre, même en cas de lacunes.

Une autre maison d'éditions, Scrinéo, avait eu le même genre d'initiative, mais sous une forme un peu différente, avec des cahiers explicatifs en fin d'ouvrage, comme pour le roman "Contractors", chroniqué sur ce blog. Mais il s'agissait moins d'aborder le sujet des romans par l'angle historique que sous un angle plus journalistique, avec l'interview d'une personne connaissant bien le sujet au coeur du récit.

Je referme cette parenthèse pour revenir à "Neveu d'Hitler" et à son côté pédagogique. J'ai apprécié cette lecture, le personnage d'August y est pour beaucoup, j'ai appris un certain nombre de choses, que ce soit dans le cours du livre lui-même ou dans les pages grises, mais le lecteur habitué de roman se déroulant à cette période n'a pas franchement été surpris.

Voilà pourquoi je dis que je ne suis sans doute pas le coeur de cible de ce livre. En revanche, je lui reconnais un vrai intérêt pour les lecteurs qui ne sont pas des habitués des romans historiques, qui renâclent parfois, parce qu'ils pensent ne pas avoir le bagage suffisant pour comprendre. Là, il est fourni avec le roman, plus de raison d'avoir peur.

Je ne sais pas si cette initiative sera unique ou si elle prélude à une vraie collection de romans historiques où l'on expliciterait les époques de la même façon, mais je trouve qu'il y a là une réelle bonne idée à creuser. Encore une fois, on apprend, mais avec le côté ludique, prenant du roman, il n'y a pas le côté rébarbatif que peuvent y trouver certains...

Voilà aussi une formidable illustration du côté pédagogique des blogs, parfois oublié : si je ne joue que le jeu de l'avis brut, étayé à la va-vite, ne s'appuyant que sur un ressenti sincère mais un peu superficiel, je n'aurais pas parlé de ce livre. Parce qu'encore une fois, il n'est pas fait pour moi. Mais, je suis certain qu'il intéressera bien des lecteurs et si je peux, par ce billet, faire connaitre ce livre, susciter des envies et faire qu'il soit lu, j'en serai ravi.

mercredi 18 décembre 2013

"Un retour de vieux instincts, de désirs rituels brûlants, de promesses charnelles durant quelques instants fugaces de musique et de séduction".

Ah oui, ça commence fort, je vous le confirme ! Je n'ai pas choisi ce passage au hasard : non seulement, il est la définition qui explique le titre du roman dont nous allons parler, mais il en est aussi, à mes yeux, un parfait résumé. Au menu, deux domaines dont on n'imagine pas de prime abord les points communs, le tango et les échecs, mais qui vont rapidement se compléter parfaitement pour sous-tendre la relation insolite d'une femme et d'un homme sur une période de quatre décennies. Avec "le tango de la Vieille Garde" (en grand format au Seuil), Arturo Perez-Reverte nous emmène dans une fresque historique sensuelle et violente où l'on se demande qui du Roi Noir ou de la Reine Blanche aura le dernier mot...





Max Costa, en cette année 1966, a passé la soixantaine et laissé derrière lui son lustre d'antan. Le voilà désormais chauffeur de maître, travaillant pour un notable suisse. Lui qui a toujours eu un mode de vie tourmenté, marginal et pas toujours honnête, le voilà rangé des voitures, si j'ose dire, nourri, logé, blanchi.

Il s'occupe du parc automobile de son patron et va pouvoir profiter quelques jours de la douce vie au soleil de Sorrente, son employeur partant en voyage pour plusieurs jours. Il en profite pour aller rendre visite à des amis, qui travaillent dans un des beaux hôtels de la région. Là, il découvre que l'établissement est en ébullition : il s'apprête à accueillir les championnats du monde d'échecs.

En cette période de guerre froide, ce choc est loin d'être anodin, car cette compétition oppose le champion soviétique, Sokolov, à un jeune maître très prometteur, le chilien Jorge Keller. Max ne s'intéresse guère aux échecs et l'importance de la rencontre n'y fait rien... Mais son intérêt va se réveiller lorsqu'il va apercevoir une femme, une cliente de l'hôtel...

Il en est certain, il connaît cette femme, il la reconnaîtrait entre mille. Pourtant, avant ce jour, il ne l'a vue que deux fois, et sur des laps de temps restreint. Une première fois en 1928, une autre en 1937... Oui, il y a près de 30 ans qu'il ne l'a pas vue, bien sûr, elle a vieilli, mais il est sûr de lui. Et, pour en avoir le coeur net, il va ressortir de la naphtaline le Max un peu escroc, un peu mauvais garçon qu'il a été et se faire passer pour un des clients de l'hôtel...

Et en effet, il ne s'est pas trompé, la femme est bien Mecha Inzunza, qu'il a connue tant d'années auparavant. Et ces retrouvailles inopinées vont raviver ce passé commun et montrer que cette relation pourtant épisodique, le mot est même faible, est peut-être la plus importante de leurs vies respectives...

En 1928, Max était danseur mondain sur un paquebot transatlantique. Comprenez : l'homme est engagé par la compagnie pour danser, le soir, avec les femmes seules ou dont les maris se sont pas versés dans cette activité. Et plus, si affinités, imagine-t-on... Et Max, en plus d'être un remarquable danseur, est un bel homme, plein de charme...

Alors qu'il travaille sur un bateau faisant le trajet entre l'Europe et l'Amérique du Sud, il fait la connaissance d'un couple originaire d'Espagne. L'homme s'appelle Armando de Troeye et est l'un des compositeurs les plus en vogue de l'époque en Espagne. Seul Manuel de Falla gagne plus que lui, dit-on.

Sa ravissante épouse l'accompagne. Elle s'appelle Mercedes, diminutif Mecha. Il va la faire danser, sous l'oeil d'un mari complaisant, et, le temps de la traversée, un jeu de séduction étrange se noue entre eux... Mais, Max les intéressent pour une autre raison : il connaît Buenos Aires, où il a grandi avant de partir s'installer en Europe.

Armando a en effet fait un drôle de pari : son ami Ravel vient de créer un boléro et lui, se moquant de son ami, lui a affirmé pouvoir faire un plus grand succès avec... un tango. Or, si cette danse est à la mode en France et en Espagne en cette fin de décennie, elle s'est assagie en traversant l'Atlantique. Elle n'a pas perdu de sa sensualité, mais de son indécence et Armando veut remonter à ses racines pour en saisir l'essence originelle.

Il va donc demander à Max de les guider dans les bas-fonds de la capitale argentine, là où se joue le tango le plus pur, dans des gargotes mal famées, entre des prostituées de troisième zone et des maquereaux irascibles... Max va accepter, mais aussi profiter de la situation... L'escapade donnera naissance à un morceau inoubliable, "le tango de la Vieille Garde", tandis que Max s'enfuira pour reprendre sa vie de gigolo ailleurs...

C'est à Nice, en 1937, qu'il reverra Mecha. Plus d'Armando dans les parages, emprisonné en Espagne alors que la guerre civile y fait rage... Mais la belle espagnole n'a rien oublié des frasques de Max à Buenos Aires. Si l'attirance réciproque reste la même, le contexte a changé radicalement. Et surtout, au moment de la rencontre, Max est engagé, à contre-coeur, mais il ne peut faire autrement, dans une sale histoire...

Mecha, très en colère, est persuadée qu'il veut jouer les Arsène Lupin chez une de ses amies chères... Elle lui lance un ultimatum, il en sera tout autrement... Mais, Max et Mecha, loin des langoureuses figures de Buenos Aires, s'affrontent autant qu'ils se désirent... Difficile de savoir ce qu'ils pensent l'un de l'autre, tant ils restent, malgré leur intimité, avares en matière de sentiments...

Mais Nice sera le théâtre d'un drame et il faudra que Max choisisse une nouvelle fois la fuite. Pas d'autre alternative et Mecha comme lui pensent alors qu'ils ne se reverront plus... Jusqu'à la rencontre de Sorrente, presque 30 ans après... Beaucoup de choses auront changé, pas le lien entre ces deux personnages... Mais, désormais, Max est vraiment redevable envers Mecha...

Alors, il va devoir redevenir le Max d'avant, insouciant, séducteur, dégourdi et peu regardant sur la morale... Lui qui se croyait trop vieux pour ces bêtises, lui qui aspirait à une vie calme et rangée, jusqu'à ce qu'il voit la femme et que la flamme se rallume, il va se retrouver dans un sacré pétrin... Car Sorrente n'est pas que la capitale des échecs, elles fourmille aussi d'espions...

Je n'en dis pas plus sur l'histoire en tant que telle, car même si "le tango de la Vieille Garde" n'est pas à proprement parler un roman noir ou un polar, on y trouve quelques rebondissements clés au cours desquels la tension monte et met en équilibre précaire nos deux personnages. Mais, il faut parler de la forme du livre d'Arturo Perez-Reverte.

Car le récit, tel que je vous le propose ci-dessus, est un peu trompeur. En effet, Perez-Reverte n'a pas choisi une narration au fil de la chronologie, avec 3 parties qui se succèdent. Mais, il a mis en place une construction élaborée qui dévoile les 3 périodes en les entrecroisant, comme ces parties d'échecs jouées en simultané par un joueur contre plusieurs adversaires...

L'épisode de 1966 joue les fils conducteurs, il est présent tout au long du livre, tandis que les épisodes de 1928 et de 1937 se succèdent, à peu près pour moitié. Mais on comprend bien que tout est lié, et que, sans 1928, il n'y a pas de 1937 et donc, pas de 1966... Le romancier a cependant choisi de brouillé un peu plus les pistes et de donner du fil à retordre à ses lecteurs...

En effet, chaque chapitre alterne donc entre les époques, mais rien ne matérialise les changements. Juste un saut de paragraphe et un gros interligne. Ah oui, ça demande un peu de gymnastique mentale une fois qu'on s'est rendu compte du truc, mais c'est aussi un exercice assez virtuose et très réussi.

J'ai déjà comparé cette méthode au jeu d'échecs, qui est l'un sujets importants du roman. Il reste le tango. Et là aussi, je trouve que cette manière de faire, ajoutée à la confrontation permanente entre les deux protagonistes principaux, pourrait rappeler cette danse, ses passes à la fois langoureuses et syncopées, sensuelles et violentes.

Il y a une scène, dans la première partie du roman, où Max et Mecha dansent... Et ce passage met le feu aux pages. Sensualité, c'est évident, érotisme, à chaque lecteur son impression sur ce sujet précis, ma religion est faite ! Quant au "tango de la Vieille Garde", cette mélodie traverse aussi le roman, comme pour renvoyer Max et Mecha à leur rencontre première...

Tout au long des 530 pages de son roman, Arturo Perez-Reverte fait de son couple de personnages des danseurs de tango et des joueurs d'échecs... Quel point commun peut-il y avoir entre ces deux activités, une tout en mouvements et contacts, l'autre cérébrale, immobile et à distance ? Les réponses apparaissent dans le fil du texte.

Commençons par les échecs. Mecha dit à Max : "les échecs, c'est ça : l'art du mensonge, de l'assassinat et de la guerre". Tout est présent, dans le roman. Si le mensonge est un lien direct entre eux, Max est quasiment un menteur pathologique, tandis que je reste persuadé que Mecha joue admirablement de son savoir-faire en matière d'omission... La guerre et l'assassinat y sont aussi, mais ce sont les mouvements induits par les actes de l'une et de l'autre, exactement comme un mouvement sur l'échiquier est la cause d'autres mouvements parfois imprévus, jusqu'au sacrifice...

Pour le tango, autre citation, prise quelques lignes au-dessus de la (longue) phrase qui sert de titre à ce billet. Attention, je préviens d'avance que la citation n'est pas politiquement correct, MAIS, rassurez-vous, mon raisonnement va la démentir dans quelques instants. Bref, revenons à la citation : "Qu'était d'autre le tango dansé ainsi, sinon soumission de la femme ? (...) Qu'était-il d'autre, dansé à la façon de jadis, loin des salons et de l'étiquette, sinon, abandon absolu et complice". Suit la phrase de titre...

On est au coeur de la relation entre Mecha et Max : un jeu de soumission autant que de séduction. Mais, précisons-le, c'est Max qui pense la phrase ci-dessus, d'où l'allusion à la soumission de la femme. Et Mecha a du répondant et elle aussi, au moment opportun, essaiera de soumettre Max à sa volonté... Leur danse est aussi violente que sensuelle et va laisser bien des traces au corps et à l'âme...

Là encore, on est dans les points communs avec les échecs, dont le but est de soumettre le roi adverse, soit le mettre mat en le bloquant, soit pousser à l'abandon ou à la partie nulle (grande spécialité de Sokolov dans le roman, d'ailleurs). Les trois rencontres de Mecha et Max sont donc comme trois parties d'échecs simultanées où l'on essaye de se mettre mat...

Et, quand on croit que l'un ou l'autre a réussi, il y a un dernier sursaut, un dernier coup, in extremis, si ce n'est désespéré, qui permet de conclure au nul. Jamais Max ne soumettra Mecha, jamais Mecha ne soumettra Max. Ils sont indissociables l'un de l'autre, leurs trois brèves rencontres en quarante ans auront peut-être compté dans leurs vies plus que toutes leurs autres expériences...

Non, jamais ils ne parviendront à se soumettre, comme les deux danseurs qui finissent par se désenlacer, épuisés, grisés, échauffés, séduits mais pas vaincus... Comme deux joueurs d'échecs qui au bout d'échanges acharnés, de coups d'attaque audacieux, de défenses habiles, de sacrifices osés, d'agressivité latente, se séparent en se serrant la main sans qu'aucun des deux n'ait cédé...

Pour être franc, sur le coup, la fin du livre m'a laissé sur ma faim. Mais, j'avais commencé à esquissé ce raisonnement tordu que vous venez courageusement de lire... Alors, j'ai voulu laisser décanter quelques jours cette affaire et, au fil des réflexions, cette fin m'est apparue comme logique... Peut-être aurais-je préféré quelque chose de plus spectaculaire, dramatique...

Mais non ! Non, cela ne peut se terminer que sur une partie nulle, encore une fois. Parce que tout le parcours de ces deux-là montrent à chaque instant qu'ils ont, Mecha comme Max, chevillée au corps une qualité intrinsèque, qu'ils ont toujours privilégiée quelles que soient les circonstances : ce sont des êtres libres (nan, y a pas de numéro, dans cette affaire, bande de petits rigolos !)...

Et je n'ai pu m'empêcher de penser que cette rencontre de 1966 ne serait peut-être pas la dernière entre ces deux êtres magnétiques qui se repoussent autant qu'ils s'attirent... Ils sont au coeur d'une magnifique fresque, visuelle, riche et ambitieuse, une histoire d'amour au long cours qui ne se nourrit que de rareté, dans un XXème siècle montré comme on le voit rarement.

J'ai été emporté dans ce tango avec ce romancier que j'apprécie et j'en suis encore bouleversé, ébouriffé...

mardi 17 décembre 2013

L'art français de la "guerre sale"...

Et tout d'abord, pardon à Alexis Jenni d'avoir quelque peu détourné le titre de son roman, prix Goncourt en 2011, pour servir de titre à ce billet. Pourtant, notre livre du jour a des thématiques communes avec cet autre roman, même si le traitement (et sans doute pas mal d'autres orientations) divergent. C'est un roman noir que je vous propose de découvrir, qui s'intéresse à un recoin sombre et méconnu de notre Histoire nationale. Et pas franchement glorieux, il faut bien dire les choses... J'ignorais complètement les faits racontés dans "Sur nos cadavres, ils dansent le tango", roman publié en 2011 aux éditions JIGAL, par Maurice Gouiran, et je suis resté comme deux ronds de flan... Mais il n'y a pas que ça, dans ce roman, qui est un vrai roman noir à la française, avec une intéressante galerie de personnages et une enquête délicate.





Vincent de Moulerin vient d'être abattu de plusieurs balles dans un parking souterrain de Marseille... Les premières observations des enquêteurs semblent aller vers un vol de voiture qui a mal tourné, la victime arrivant au mauvais moment... Mais, l'identité du mort est loin d'être anodine et il est difficile de ne pas envisager que ce meurtre ait eu d'autres motivations.

En effet, Vincent de Moulerin est un notable et un élu. Conseiller municipal, il a longtemps dirigé la société de gardiennage qu'il a créée au début des années 80, avant de la céder à son fils, Antoine, et de prendre une retraite bien méritée... Jusqu'à cette funeste rencontre. Forcément, ce crime met la cité phocéenne en ébullition, et les flics sont sur les dents.

Parmi eux, une jeune femme. Qui dénote, clairement, par son look autant que sa personnalité. Elle s'appelle Emma Govgaline, elle est entièrement vêtue d'amples habits noirs et portent ses cheveux, noirs aussi, très, très courts, presque ras, et sa peau est pâle... Pas franchement le look traditionnel de l'officier de police. De plus, elle semble quelque peu rétive aux questions hiérarchiques et n'a pas plus d'affection pour ses collègues que pour la ville de Marseille, qu'elle abhorre.

Et d'emblée, elle a du mal à adhérer à la piste des voleurs qui auraient éliminé un témoin gênant, alors que tout le monde a l'air de vouloir s'engouffrer là-dedans... Alors, elle va en revenir au b.a.-ba de l'enquête policière : plonger dans la vie de la victime pour comprendre qui aurait pu en vouloir à cet homme, au point de le cribler de balles...

Né en 1930, Vincent de Moulerin a fait l'Indochine, puis l'Algérie. Typiquement le genre de personnage que Emma ne peut pas encadrer. Disons les choses clairement : pour elle, c'est un facho... Une impression première que semblent confirmer les informations qu'elle glane ici et là. Avant de devenir un notable respecté, Moulerin a sans doute été tortionnaire puis proche de l'OAS et favorable à l'Algérie française... Pas un ange, loin de là.

Mais, cela ne suffit pas à expliquer le meurtre. Une vengeance est possible, certes, mais si longtemps après ? Alors, pourrait-il y avoir un lien avec ses affaires, son entreprise ? Là encore, rien ne saute aux yeux de l'enquêtrice, mais sait-on jamais... Et puis, apparaît un vide... Qu'a fait Vincent de Moulerin entre son retour d'Algérie et l'ouverture de sa société ?

Alors que ses supérieurs lui font comprendre que cette enquête est superflue et qu'elle doit rapidement y mettre un terme, Emma s'entête, de plus en plus persuadée que cet assassinat n'a rien à voir avec un vol raté. Et c'est auprès de la famille de la victime qu'elle espère remplir les blancs et trouver des réponses à ses interrogations... Et donc, des pistes pour démaquer l'assassin.

Désormais, c'est donc la veuve de Vincent de Moulerin qui se retrouve à la tête du clan. Eva est une vieille dame très digne dans la douleur et celle qui connaît le mieux le passé tumultueux de son époux. D'origine espagnole, elle reste pourtant peu prolixe face aux questionnements d'Emma. Le récit de son mariage est lisse et immaculé. Un peu trop, même...

Aux côtés d'Eva, son fils, Antoine, l'héritier. Un homme plutôt discret et introverti qui ne semble pas avoir hérité de l'autorité naturelle de son père, ni de ses qualité d'entrepreneur. Antoine est marié à Cristel et ils ont un fils, Kevin, qui est un drôle d'oiseau... Agé de 13 ans, voilà plusieurs années qu'il vit reclus dans sa chambre, n'en sortant que très rarement, de la maison familiale encore moins, préférant au monde réel celui de Second Life, univers dans lequel il s'est parfaitement épanoui et a même commencé à faire des affaires, et bien d'autres choses encore...

Le clan joue, volontairement ou non, l'omerta, c'est donc ailleurs que Emma va devoir trouver les informations qui lui manquent pour étayer sa théorie, et plus encore, pour qu'elle soit assez solide pour convaincre des supérieurs plus que sceptiques. Patiemment, usant de contacts aussi officieux que bien informés, Emma va soulever le voile. Et quand elle va se retrouver en danger, elle va comprendre qu'elle est sur la bonne piste...

A partir de maintenant, soyez prévenus, nous allons parler de ce qui se trouve au coeur du livre. Certains pourront trouver que j'en révèle trop, ce qui est fort possible. Mais, la quatrième de couverture évoque le sujet et il me semble important, au-delà même du livre, d'évoquer ces questions qui nous concernent tous, nous citoyens Français... Il est donc possible, si vous ne souhaitez pas risquer d'être "spoilé" (c'est laid, ce mot, non ?), de vous arrêter ici.

"Sur nos cadavres, ils dansent le tango" va nous emmener en Argentine. Mais pas l'Argentine actuelle, non, l'Argentine dans sa période sans doute la plus sombre, celle de la dictature des généraux. Petit point historique : en mars 1976, une junte militaire menée par le général Jorge Videla (c'est lui, si je ne dis pas de bêtise, qu'on voit en couverture, ceint des couleurs du drapeau argentin) prend le pouvoir par la force et instaure un régime totalitaire d'une violence inouïe, dans le pays mais aussi dans toute la région, en participant à l'Opération Condor.

En 8 années, ce régime sera responsable de la mort de dizaines de milliers de personnes, dont un grand nombre n'a jamais été retrouvé. On les appelle "los desaparecidos", les disparus, en français. Et, durant cette période, toute forme d'opposition, plus encore si elle affiche des idées de gauche, sera traquée sans merci.

Ce que m'a appris Maurice Gouiran, et je ne pense pas que je serai le seul à découvrir cela grâce à lui, c'est que la France, notre cher et beau pays, a joué un rôle dans cette triste période. Oh, pas un rôle direct, rien à voir avec le soutien de la CIA à Pinochet pour renverser Allende, mais un rôle bien en amont.

Tout vient des "savoir-faire" élaborés en Algérie en matière de, appréciez les mots, ils sont "savoureux", guerre antisubversive... Comprenez, de répression du soulèvement et des velléités d'indépendance des Algériens (qui, eux aussi, ne l'oublions pas, n'ont pas toujours fait dans la dentelle...). Et, dans cette répression, c'est la partie comprenant "les interrogatoires musclés" et l'usage de la torture, parce qu'il faut bien appeler un chat, un chat, qui sont devenus le plus étonnant outil de promotion du "Made in France" à l'étranger...

La France a donc mis en place une véritable école de guerre antisubversive dans laquelle sont venus se former un certain nombre de sympathiques personnages, dont la plupart ont ensuite présidé aux destinées de leurs pays d'origine, appliquant avec zèle leur enseignement barbare... Parmi eux, Jorge Videla, justement, et la plupart des hauts gradés argentins qui formeront les juntes successives au pouvoir entre 1976 et 1983...

Ca secoue, quand on ne s'y attend pas trop, comme c'était mon cas.

La grande qualité de Maurice Gouiran, homme dont on ressent les engagements politiques très ) gauche à chaque ligne, est de parvenir à incorporer ces faits, et la dénonciation qui va avec, dans son roman noir sans que cela l'alourdisse, bien au contraire, car cela nourrit carrément la tension qui l'habite et son côté noir, très noir.

En jouant sur les flash-back pour nous révéler petit à petit des événements clés de l'histoire, Maurice Gouiran nous fait revivre la folie paradoxale d'un pays tiraillé entre cette sanglante dictature et son patriotisme exacerbé au cours d'une inoubliable Coupe du Monde de football. Une partie du roman qui s'avère aussi bouleversante que le reste, autour de la famille de Vincent de Moulerin, semble dénué de toute émotion... Et ce sont, hélas, des faits terribles et qui se sont effectivement produits à cette période, que l'on va voir apparaître...

Je reviens à la partie contemporaine du roman, parce qu'il y a deux personnages qui sont très intéressants : Emma, la lieutenant de police, et Kevin, le "cyber" petit-fils de la victime. J'ai trouvé beaucoup de points communs entre ces deux-là, en particulier leur rébellion et leur rejet de la famille et de l'autorité très militaire qui y régnait.

Ces deux-là n'ont jamais été heureux dans leur famille, c'est ailleurs qu'ils vont s'épanouir. Dans la marginalité, sous des formes sensiblement différentes, c'est vrai, mais le fait est là. Emma a ensuite, contre toute attente, y compris les siennes, choisi la voie de l'ordre, en entrant dans la police. Mais sans jamais se départir de sa personnalité provocatrice et hors norme. Qui peut dire ce que deviendra Kevin, en grandissant ? Suivra-t-il un parcours du même acabit ou rompra-t-il plus encore avec son carcan familial ? Difficile à dire, même si j'ai une petite idée là-dessus (mais je sors alors du strict cadre du livre).

Et pourtant, ces deux-là, si loin, si proches, vont n'avoir que très peu de relation l'un avec l'autre au cours du roman. Non que je les imagine lier une amitié, ils sont quand même très différent, sans oublier leur âge. Mais ce parallélisme, au sens strict, ces trajectoires qui ne se rejoignent jamais, sont aussi au coeur de l'intrigue.

J'ai beaucoup aimé la construction de ce polar noir, au dénouement assez surprenant. Emma est un flic complètement atypique, tandis que ses collègues semblent réunir tous les stéréotypes du genre. Mais, dans son originalité, il y a aussi sa manière d'agir, de travailler, d'échafauder des hypothèses et de les étayer... Pas si facile, ce travail de fourmi, et pas seulement parce qu'il lui faut agir vite, pour ne pas déplaire un peu plus à des chefs pointilleux...

Mais c'est aussi sans doute cette personnalité qui va permettre le dénouement de l'affaire, de façon assez inattendue. Je crois vraiment que c'est d'abord son travail de fond, sa persévérance qui vont payer, mais également, ce côté iconoclaste. Sans parler même de compétence, je ne crois pas qu'aucun de ses collègues aurait pu obtenir de tels résultats en agissant comme les flics de base qu'ils sont...

Pour finir, une précision chronologique. J'ai précisé que "Sur nos cadavres, ils dansent le tango" avait été publié en 2011. Ce n'est pas pour rien. D'abord, parce qu'on est encore sous la présidence Sarkozy. Ce n'est pas fondamental, mais quelques allusions, dans le cours du roman, nous le rappellent, et cela ne vous étonnera point, venant d'un auteur aussi engagé que Maurice Gouiran.

Mais, plus important, c'est le climat qui règne à Marseille à ce moment-là. On est dans les premiers temps de cette période que nous traversons encore où les assassinats se multiplient dans la ville. Règlements de comptes, guerres de territoires entre trafiquants, résurgences des pratiques des truands d'antan... En marge de l'affaire "Vincent de Moulerin", d'autres crimes violents viennent rappeler aussi cette réalité marseillaise...

Il ne s'agit pas alors de stigmatiser une ville (je me suis d'ailleurs demandé tout au long du livre ce que Maurice Gouiran, lui-même natif d'une commune proche de Marseille, pensait vraiment de cette cité...), mais juste d'utiliser une certaine actualité afin de brouiller les pistes, mais aussi d'éloigner Emma de son enquête personnelle, car on a d'autres chats à fouetter...

L'écriture de Maurice Gouiran est sans doute moins lyrique que son éminent compatriote Jean-Claude Izzo, lui aussi remarquable auteur de roman noir, mais j'ai découvert un écrivain que je ne connaissais pas (merci Paco, pour le tuyau, au passage !) et nul doute que cette lecture m'aura donné envie de poursuivre ce voyage livresque en terre marseillaise.