vendredi 31 janvier 2014

"En mer, quand on a des problèmes, on sait au moins pourquoi. Avec les êtres humains, on ne sait jamais à quoi s'attendre".

Voici un roman qui est une nouveauté sans en être une. Je m'explique. Ce roman a été publié il y a une vingtaine d'années dans son pays d'origine et qui ressort ces jours-ci en poche chez nous. Un thriller entre terre et mer, dans un univers qui a de quoi faire rêver ou cauchemarder, baignant dans des interrogations permanentes, une inquiétude latente et un mystère à propos de ce qui donne son titre au roman : "le cercle celtique". Un roman signé Björn Larsson que Folio vous propose donc de nouveau, 15 ans après la première publication en poche. Mettez vos gilets de sauvetage, accrochez-vous à la ligne de vie, direction la Mer du Nord, loin des terrains vagues cher à Jacques Brel, mais près de ces terres écossaises et irlandaises riches de légendes et d'une culture millénaire.





Ulf est Suédois et a choisi de vivre à demeure sur son voilier, le superbe Rustica, et sans port d'attache. Mais, en cet hiver 1990, il a décidé de mouiller dans un port danois et de prendre le ferry pour aller travailler en Suède, car, à cette saison, prendre la mer n'est pas toujours facile dans cette région d'Europe.

Un soir de janvier, alors qu'il monte dans le ferry reliant Malmö à Copenhague pour rentrer à son bateau, il se rend compte qu'il est l'unique passager... Mais, au dernier moment, alors que la passerelle va être remontée, surgit un second passager... Les deux hommes discutent au cours de la traversée, l'autre s'appelle MacDuff, il est écossais et, sous ses airs sympathiques, son attitude intrigue Ulf.

Dans la discussion, arrive un autre nom : Pekka. Ulf aurait-il vu ce Finlandais ? Non, mais quand le Suédois essaye d'en savoir plus, MacDuff se referme... Arrivés à terre, les deux hommes se séparent et l'Ecossais se fond dans la nuit, laissant Ulf sur le quai, dubitatif, qui n'imagine plus entendre parler de ce curieux bonhomme...

Mais, dans la nuit, c'est bien le fameux Pekka que va rencontrer Ulf. Incroyable, il aurait traversé la Mer du Nord en plein hiver sur son petit catamaran ! Difficile à croire, mais surtout à comprendre... Pourquoi prendre de tels risques ? A-t-il voulu échapper à Mac Duff ? Ulf va discuter également avec le Finlandais et il découvre qu'il n'est pas seul sur son bateau : une certaine Mary l'accompagne...

Et si tout cela se résumait à une histoire d'amour qui tourne mal, une femme qui s'enfuit avec son amant et que son conjoint poursuit ? L'idée tient la route, ou plutôt la mer... Mais, là encore, les événements vont se précipiter : à l'arrivée des douaniers, Pekka a juste le temps de donner à Ulf un objet emballé et de lui souffler quelques mots à l'oreille : le cercle celtique...

Voilà qui est très étrange... Que veut dire cette expression ? Quant à l'objet que lui a remis le Finlandais avant de suivre les douaniers, c'est son journal de bord, là où tout marin consigne son parcours, les incidents éventuels, bref, là où Pekka a retracé son périple en Mer du Nord, en plein hiver... Ulf s'y plonge et ce qu'il y lit ne fait que renforcer sa curiosité...

Ca ne lui en dit pas plus sur "le cercle celtique", mais les étapes choisies par Pekka sont loin d'être anodines, elles font écho avec la culture celte, effectivement... Alors, sur un coup de tête, Ulf décide de mettre en action son rêve, jusque-là inachevé : larguer les amarres, au sens propre comme au figuré, partir en mer pour de bon, sans plus se soucier des affaires terrestres...

On se doute bien que son idée, c'est d'aller voir de l'autre côté de la Mer du Nord, malgré les risques climatiques, la glace, les tempêtes, le trafic, les plateformes pétrolières, et pourquoi pas de retrouver MacDuff, Mary ou Pekka et leur demander des explications... Mais, comme Ulf ne s'estime pas assez connaisseur des choses touchant à la culture celtique, il propose à un de ses amis danois, Torben, de s'embarquer avec lui.

Ulf ne lui dis rien encore de ses vraies intentions, de ses rencontres impromptues et de ses interrogations. Mais, il sait que le temps venu, la culture de Torben, passionné de livres et de textes en rapport avec les civilisations celtes, lui sera utile. L'autre sait bien qu'un tel voyage à cette époque de l'année comporte des risques, mais l'aventure le séduit et il accepte. Les voilà lancé à travers la Mer du Nord...





Jolie traversée, car l'essentiel de l'intrigue se déroule sur les côtes écossaises, à Inverness puis les fameux lochs, le canal calédonien et son escalier de Neptune jusqu'à Oban et enfin, dans les myriades d'îles qui se trouvent sur le côté occidental des îles britanniques, au nord de l'Irlande, qu'on voit sur la carte ci-dessous... Une fois le plus gros effectué, la partie comprise entre la Scandinavie et l'Ecosse, évidemment, les choses ne seront pas forcément plus simples (et je ne parle là que de la navigation) mais les mouillages bien plus nombreux...




Promis, on en a fini avec la géographie ! Mais on est dans un "sea-trip", si je puis dire, et se repérer sur les cartes n'est pas superflu (celles-ci ne sont d'ailleurs pas assez précises, il faudrait de vraies cartes marines pour vraiment suivre la dernière partie de la "croisière" d'Ulf et Torben...). Sans compter que certains éléments évoqués joue un rôle important dans notre histoire...

Car, bien vite, les deux hommes à bord du Rustica vont se rendre compte que leur traversée n'a rien d'un voyage d'agrément... C'est bizarre à dire dans une telle immensité, mais ils ont l'impression d'être suivis... Un bateau aperçu à plusieurs reprises, qui les devance ou les rattrape... D'autres informations, découvertes dans la presse, ont aussi de quoi les inquiéter...

Dans quoi se sont-ils donc embarqués ? Car, si l'hospitalité écossaise n'est jamais démentie, toutes leurs rencontres prennent un tour, disons, embarrassé, dès qu'ils essayent d'évoquer, avec candeur, le cercle celtique, MacDuff ou Pekka...

Une gêne palpable, mais pas d'explications, jamais... En tout cas, pas clairement... Au contraire d'une menace qui plane, puis se fait plus pressante... Et si le cercle celtique avait un rapport avec l'IRA ? L'histoire se déroule en 1990, l'idée d'un accord de paix en Irlande du Nord n'est même pas envisageable... Alors, derrière tout cela, un trafic d'armes ?

Au fur et à mesure de leur voyage, Ulf et Torben s'enfonce dans le brouillard, dans tous les sens du terme... Ils ne parviennent pas à comprendre ce qui peut relier Pekka, MacDuff et Mary, ni même ce mystérieux cercle celtique... Ces mots, ces personnes, partout où ils passent, on sent bien qu'ils évoquent quelque chose aux autochtones, mais le seul indice récolté, c'est de la tension supplémentaire... Et, à défaut de réponses, c'est vers le danger qu'ils naviguent...

Je sais que ce résumé manque un peu de clarté. Mais, il est très délicat de vous donner ici certains éléments clés de ce roman. Dites-vous juste que Björn Larsson prend un malin plaisir à brouiller les pistes et à jeter ses personnages dans des situations délicates et des décors somptueux. On prend un bol d'air, on boit un peu la tasse, aussi, et quand ça se met à secouer, sur terre comme sur mer, on doit s'accrocher !

Précisons que l'auteur a lui-même vécu quelques années sur un bateau, la navigation en Mer du Nord n'a aucun secret pour lui, en tout cas, pour ce qui est rationnel, évidemment. C'est vrai que, parfois, si on n'est qu'un marin d'eau douce dans mon genre, on a un peu de mal avec les manoeuvres, mais on s'en sort !

En revanche, il est évident que la mer et le Rustica sont des personnages à part entière du livre. Je l'ai dit, l'hiver n'est pas la saison idéale pour s'aventurer en voilier sur la Mer du Nord. Et encore, Ulf et Torben sont tombés sur une saison plutôt clémente de ce côté-là... Seule la dernière partie du livre, qui se déroule dans une purée de pois à couper au couteau...

Un petit air de roman de Conan Doyle ou de série britannique des années 60, "le Saint" ou "Chapeau melon et bottes de cuir", qui savaient aussi parfaitement créer ces atmosphères inquiétantes, vénéneuses... Ici, il faut en plus faire avec l'hostilité de la mer, qu'il faut dompter... Et cela nous donne quelques scènes de navigation extrêmement spectaculaires et qui vaudraient le coup d'oeil à l'écran...

Mais, vous aurez compris à l'extrait choisi en guise de titre que la mer n'est, d'une certaine manière qu'un impondérable dans l'aventure de nos deux marins. Face à eux, le vrai danger vient de ces hommes qui ont manifestement des secrets à garder coûte que coûte. Comme s'il fallait faire partie des initiés... Comme si les non-celtes venaient se mêler de ce qui ne les regarde pas...

Eh oui, le mot important, bien sûr, c'est "celte". On plonge dans cette culture, pas seulement celle qui fait les légendes arthuriennes, mais aussi sa partie contemporaine, l'attachement des Ecossais et des Irlandais, mais aussi des Bretons et jusqu'aux Galiciens à ces racines si solides et qui n'ont jamais, malgré tous les efforts des Etats européens concernés, été arrachées...

L'intrigue est un peu plus complexe que cela, tout n'est pas si simple, d'autant qu'on découvre que la notion de nation ou de frontière n'existait pas chez les Celtes (pas plus que celle de mensonge, d'où, probablement, cette propension au silence de bien des personnages quand Ulf et Torben essayent d'en apprendre plus...), ce qui n'empêche pas certains désaccords...

Mais "le cercle celtique" est aussi pour moi un roman sur la liberté. Il y a la volonté d'Ulf de s'affranchir de toute contingence administrative, de vivre sur la mer, sans entrave, au gré des vents et des envies... Il y a ces communautés celtes, dans tous l'ouest de l'Europe, qui aspire à vivre librement leur "celtitude", si vous permettez ce néologisme...

Et puis, il y a Mary, qui, elle aussi, incarne une forme de liberté. Je ne vais pas en dire trop sur elle car elle est extrêmement discrète, on la voit peu, l'entend peu, sa personnalité et son rôle ne se dévoilent que très tard dans le roman alors qu'elle en est, d'une certaine manière, le pivot. Elle aussi s'est affranchie de beaucoup de règles, de normes, de carcans...

C'est d'ailleurs en pensant à elle que j'ai failli intituler ce billet : "ne prenez jamais le morceau de pain brûlé". L'explication de cette phrase est évidemment dans le roman. La phrase, elle, est signée Heinrich Steinfest, auteur de polars lui-même, qui signe une courte préface pour cette nouvelle édition Folio.

Dans tous les cas que je viens d'évoquer, on se rend compte à quel point il est difficile de la gagner, cette liberté, chère liberté... Qu'il faut braver bien des dangers pour cela, prendre bien des risques, parfois renier son éthique pour ne pas renier ses convictions profondes (je pense à l'IRA, en disant cela)... Et, dans ce roman, si la liberté devient un enjeu au fil des pages, on comprend bien que rien n'est acquis, tout est à acquérir... Et qu'il n'est pas certain que quiconque y parvienne...

"Le cercle celtique" est un très étrange roman... Roman d'aventures maritimes, thriller psychologique énigmatique à souhait, il devient, au fil de la montée de la tension et des interrogations, un vrai thriller, avec des moments forts, en mer et sur terre, et une dernière partie en apothéose, étouffante et qui fait monter l'adrénaline.

Un roman à (re)découvrir, en se rappelant qu'il a été publié avant que la vague du polar nordique ne déferle (ah, ah, ah...), ce qui en fait d'une certaine manière un précurseur, même s'il est aussi assez atypique dans cet univers littéraire-là. Mais, si vous aimez la mer, la voile et la culture celte, ce livre devrait vous intéresser...


Oh, un dernier point, hasard des lectures... Alors que ce roman évoque donc les communautés celtes en Europe, à commencer par celle d'Ecosse, je suis tombé cette semaine, le jour où j'ai attaqué "le cercle celtique", sur un papier de "Courrier International" expliquant que l'Ecosse, en cas d'indépendance, lorgnerait vers... la Scandinavie ! Sacrilège !! A vous de juger...

mercredi 29 janvier 2014

"Le sang le plus abject vous était précieux" (Jean Racine).

C'est Burrhus, conseiller de Néron, qui, dans la tragédie de Racine, "Britannicus", adresse ces mots à l'empereur pour essayer de le persuader de renoncer à assassiner son rival... J'ai quelque peu tiré ce vers de son contexte, mais il me semble résumer l'objet de notre roman du jour, un thriller fantastique mener à un rythme effréné, "l'Axe du sang", de Pierre-Yves Tinguely (en grand format chez MA Editions). Attention, précision utile, c'est le second volet d'une trilogie, initiée avec "Codex Lethalis", déjà évoqué sur ce blog (et qui sort en poche aussi chez MA Editions) ; il est mieux de les lire dans l'ordre, même si les histoires sont assez indépendantes. Dans un registre différent du premier tome, Tinguely propose un thriller choral et syncopé, très efficace et qui annonce d'ores et déjà un épilogue en apothéose...





Dans la campagne, au nord de Varsovie, Teodor Cepek se rend dans une ferme où il est attendu... Cet ancien prêtre a, malgré son départ des ordres, poursuivi son activité d'exorciste. Et c'est pour exercer cette fonction qu'il se rend dans cette ferme. Mais, une fois en place, il se rend compte que le démon qu'il est chargé de faire déguerpir est particulièrement puissant...

Ne le cachons pas, l'exorcisme tourne au massacre général au cours d'une première scène atrocement spectaculaire et particulièrement sanglante... Seul Teodor survit. Un automobiliste le trouve allongé au milieu de la route et prévient les autorités. Emmené à la clinique Kubiak dans un état très grave, quasi comateux, l'homme parvient tout de même à prévenir le personnel qui le prend en charge : ils ne doivent à aucun prix toucher à son sang...

Un avertissement à prendre au sérieux car Cepek a bien compris que le démon qu'il était venu chasser est bel et bien entré en lui et qu'il a colonisé son sang... Surtout, un avertissement plus qu'utile, car ce sang démoniaque est capable de faire des ravages lorsqu'on le laisse entrer en contact avec l'air...

On va vite le constater et les médecins de la clinique, le docteur Oscar Dowbor en tête, vont déployer des trésors de prudence, mais aussi d'ingéniosité, pour apporter des soins à leur dangereux patient, sans faire prendre de risques à personne... Et on va aussi essayer de comprendre ce qui rend ce fluide plus dangereux à manipuler que la nitroglycérine dans "le salaire de la peur"...

La police aussi est sur les dents, forcément, devant de telles manifestations de violence... Mais que cherche-t-elle exactement ? Les inspecteurs Dabik et Kleika, sous les ordres du commissaire Bejm (l'entente entre les deux subordonnés et leur supérieur n'est pas franchement cordiale) se retrouvent à devoir gérer ce casse-tête monstrueux...

Ils vont avoir du pain sur la planche car, manifestement, les événements n'ont pas tardé à être connu à l'extérieur de la clinique. Oh, ce ne sont pas les journalistes qui vont être à redouter, même s'ils vont rapidement débarquer à la ferme dans le sillage des forces de police, mais des personnes encore moins bien intentionnées...

Le sang de Teodor Cepek et l'homme lui même, malgré son état de santé plus que précaire, font l'objet de convoitises et certaines personnes, certains groupes, semblent même prêts à tout pour s'en emparer et utiliser cette puissance terrifiante à de funestes projets... Bientôt, Dabik et Klaika vont devoir se démultiplier, car autour du sang de Cepek, vont se produire des séries d'événements violents, particulièrement difficiles à anticiper... Et même à élucider... Les empêcher ? Si seulement...

Et, pendant qu'en Pologne on se bat contre une force invisible au pouvoir dévastateur et contre des forces visibles redoutables et sans scrupules, à Los Angeles, on travaille avec méticulosité. Albert Tustin, lui aussi ancien prêtre, collectionneur de livres et grand spécialiste en ésotérisme, travaille sur les indices récoltés lors de la récente enquête à laquelle il a prêté un concours précieux.

Car, si on a pu mettre fin aux agissements du tueur, on n'a pas encore retrouvé le fameux "Codex Lethalis" qui lui a permis d'ourdir sa vengeance... Une mission prioritaire, car il ne faudrait pas que le mystérieux ouvrage tombe de nouveau entre de mauvaises mains... Avec l'aide de son neveu, le détective privé Marc Davis, il va faire plusieurs découvertes décisives.

Dont une aussi surprenante qu'effrayante : le "Codex Lethalis" n'est pas un livre unique ! Il y a au moins un autre ouvrage au pouvoir redoutable... Qui sait quels dégâts cela peut entraîner ? Eux aussi vont avoir du pain sur la planche, bien loin des événements polonais dont ils ignorent d'abord tout, pour enrayer une nouvelle malédiction...

Je ne peux faire le tour de tous les personnages qui jouent un rôle important dans ce roman car ils sont nombreux, mais surtout, il faut vous laisser les découvrir. On peut quand même évoquer brièvement Mgr Adamiak, évêque de Varsovie, qui, avant d'accéder à ces hautes fonctions, fut un spécialiste des questions ésotériques, Roman Rickstein, étudiant d'une vingtaine d'années à Berlin, génie précoce et geek notoire et en proie à des visions tout à fait réelles, ou encore Adrian Cosandey, la vingtaine lui aussi, patron de la boîte d'expertise informatique qu'il a montée à Genève et qui, suite à un événement traumatisant, s'est juré de ne plus jamais se laisser faire par qui que ce soit...

Une galerie de personnages très importante en nombre, qui atomisent les rôles mais qui permet aussi à Pierre-Yves Tinguely de mettre en place une mise en scène digne de la série "24h chrono". Ca va à très grande vitesse, changeant sans cesse de scène, de lieu, de personnage central, et à chaque fois, c'est dense, ça bouge, il se passe quelque chose, rebondissement, action ou information importante révélée...

"L'axe de sang" fonctionne par capillarité. Tout part d'un événement central puis tout se ramifie ensuite, exactement comme des vaisseaux sanguins qui se divisent pour aller alimenter différents organes. Et gare aux nombreux anévrismes présents au cours de l'histoire !! Parce que le sang coule, souvent et beaucoup, même si je préviens les âmes particulièrement sensibles que la scène la plus impressionnante et détaillée est celle qui ouvre le roman.

L'action principale se situe en Pologne, j'ai évoqué les Etats-Unis, où une partie de l'enquête est menée à distance. "L'axe du sang" déborde aussi vers la Suisse et l'Italie. Pour chacune de ces destinations, on a des motivations bien particulières, qui, toutes, incarnent des maux gangrenant les sociétés occidentales contemporaines... Sans oublier la vengeance, mobile éternel et universel...

Amusant de voir comment Tinguely met en évidence les dérives matérialistes de ce siècle qui se marient parfaitement avec des dérives, disons, spirituelles, si l'on peut parler ainsi, en plein essor. Et, comme les petits ruisseaux font les grandes rivières, chaque projet, parmi ceux qu'alimentent la soif (abstraite) du sang de Cepek, on se demande s'ils ne sont pas les prémices de quelque chose de bien plus énorme, de bien pire...

En lisant "l'Axe du sang", j'ai été frappé et j'ai apprécié les différences notables entre ce volume et le précédent. Comme si, à l'image des livres qui se trouvent au coeur des histoires respectives, ils étaient à la fois proches et très différents. "Codex Lethalis" était un techno-thriller, ici, on flirte bien plus ouvertement avec l'ésotérisme et une entité assez étonnante...

D'ailleurs, si j'ai un reproche à faire à "l'axe du sang", c'est d'avoir laissé un des aspects les plus originaux et hardis de l'histoire un peu trop de côté... L'entité est surnommé "le Musicien", mais je trouve que Tinguely n'exploite pas vraiment cet aspect, s'en sert trop brièvement (alors que c'est sans doute le passage le plus... hum... drôle (?) du roman)... J'aurais été curieux de voir ces aptitudes utilisées plus largement et également voir quelles parades auraient pu être trouvées pour lutter contre...

Refermons la parenthèse. Tinguely allie au rythme digne des plus ébouriffants thrillers une intrigue qui marie "l'exorciste" de Blatty, les scénarios chorals à la Altman, où des personnages qui ne semblent rien à voir les uns avec les autres finissent par converger les uns vers les autres, et la série de Dan Brown mettant en scène Robert Langdon. Mais, Tinguely ne tombe pas gratuitement dans le conspirationnisme, sa démonstration est ailleurs et prendra sans doute toute son envergure dans le prochain roman de la série.

Car il reste encore beaucoup à découvrir, beaucoup à comprendre, aussi. Et pas seulement pour le lecteur, mais pour un certain nombre de personnages, qu'on devrait retrouver. Enfin, je m'avance peut-être un peu, car, dans "l'Axe du sang", Tustin et Davis sont les seuls "rescapés", si je puis m'exprimer ainsi, de "Codex Lethalis", et leur rôle, certes important, n'est pas central pour autant.

J'avais trouvé que "Codex Lethalis" brillait par un certain nombre d'originalités, en tout cas dans le contexte du thriller français. Je trouve que Tinguely transforme l'essai, avec "l'Axe du sang", un degré en dessous en terme d'originalité de l'histoire, mais à la construction très intéressante. Un page-turner redoutablement efficace, nerveux et dense qui demande tout de même une certaine concentration, puisque, je l'ai dit plus haut, on change sans cesse de point de vue.

Et, pour finir, avec les dernières pages, l'impression terriblement frustrante de s'être fait balader pendant toute la durée du livre par un auteur aussi machiavélique que certains des personnages (discrets, ceux-là, au combien discrets...) ! Et donc, l'impatience (tic-tac, tic-tac...) de tenir en mains le troisième tome pour y voir plus clair, mesurer l'ampleur des dégâts et du danger qui plâne, tel un rapace, prêt à piquer sur sa proie...

mardi 28 janvier 2014

"Je ne suis pas un Marocain, je ne suis pas un Français, je ne suis pas un Espagnol, je suis plus que ça".

Il est toujours intéressant de se tenir au plus près de l'actualité littéraire, de lire les livres dès leur sortie ou dans les semaines qui suivent immédiatement. Mais, parfois, le recul du temps qui passe donne un regard particulier à ses lectures. C'est le cas avec notre roman du jour, publié à la rentrée d'automne 2012 et que je viens de lire en ce début d'année. "Rue des voleurs", de Mathias Enard (en grand format chez Actes Sud) garde une formidable et puissante actualité, même un an et demi après sa sortie. Mais surtout, et cela mériterait quelques questions à l'auteur, j'ai eu la sensation de lire le roman exactement inverse de celui que Mathias Enard avait publié auparavant, le magnifique et envoûtant "Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants" (désormais disponible en poche chez Babel). Tentative de démonstration...





Lakhdar vit à Tanger. Adolescent de son temps, il s'amuse avec son meilleur ami Bassam, lit beaucoup, pas le Coran, mais plutôt des romans, en particulier des "Série Noire", achetés d'occasion dans la petite échoppe d'un libraire de quartier... A côté de ça, il drague, il rêve de franchir un jour le détroit qui sépare Tanger de l'Europe, mais n'en fait pas un objectif prioritaire...

Mais, un jour, il est surpris par ses parents en fâcheuse posture : à force d'avoir fantasmé sur sa cousine Meryem, d'avoir maté ses ravissantes courbes, Lakhdar l'a séduite et... bon, je ne vais pas vous faire un dessin, non plus. Flagrant délit, ils sont nus et près de passer à l'acte... Un déshonneur, une catastrophe familiale...

Lakhdar est renié, chassé de chez lui, contraint de s'enfuir pour échapper aux coups de son père et livré à lui-même... Une vie de vagabond commence, pour quelques mois, et si Lakhdar, narrateur du roman, en dit peu sur cette période, on comprend que cela n'a pas été rose, qu'il a dû tomber très bas pour remonter...

Et cela passe par un retour à Tanger, qu'il avait quittée. Là, il retrouve Bassam et les deux garçons, qui ont un peu mûri, tombent dans les bras l'un de l'autre. Bassam propose même à Lakhdar de l'aider, sachant pertinemment qu'il est hors de question que son ami retourne chez ses parents qui ne lui ont rien pardonné.

Et Bassam d'inviter son ami... à la mosquée... Il va le confier au cheikh Noureddine, qui est à la tête du "Groupe musulman pour la Pensée Coranique"... Le cheikh a l'air d'apprécier Lakhdar et l'embauche pour tenir la librairie de ce groupe, qui vend des ouvrages qui ne risque pas d'offenser les moeurs, voire de formater un peu les esprits qui s'y plongent...

Malgré ce contexte un peu particulier, Lakhdar a repris sa vie d'avant, ou presque, entre lectures de romans noirs, sorties avec Bassam et drague de jolies jeunes femmes. C'est d'ailleurs ainsi que Lakhdar va rencontrer Judit, une jeune étudiante barcelonaise, face à qui il joue d'abord les jolis coeurs, mais qui va peu à peu prendre de l'importance dans sa vie.

Pourtant, sa vie professionnelle l'amène à côtoyer souvent le cheikh Noureddine dont les idées et les méthodes ne sont pas précisément progressistes... Lakhdar comprend que Bassam a été attiré par un groupuscule islamiste, mais il ne se formalise pas plus que ça dans un premier temps et continue même à tenir de son mieux cette librairie qui véhicule les messages du cheikh...

Jusqu'à ce que se produise l'attentat de Marrakech... Lakhdar soupçonne le cheikh et son groupe d'en être à l'origine, car ils ont disparu... Ce doute et d'autres événements simultanés le poussent alors à reprendre son errance, qu'il croyait avoir laissé derrière lui... Commence une nouvelle vie itinérante où il sera le témoin, parfois la victime, des bouleversements que connaissent l'Afrique du Nord et l'Europe en ce débit de décennie...

Il va enchaîner des petits boulots assez pittoresques, comme celui qui consiste à numériser les fiches des poilus français de la guerre de 14-18, d'autres carrément sordides, comme lorsqu'il doit mettre en bière les corps des clandestins morts en voulant traverser le détroit de Gibraltar... De fil en aiguille, cherchant surtout à retrouver Judit, il va atterrir à Barcelone, dans ce quartier cosmopolite qui donne son nom au roman : la "rue des voleurs"...

A chaque étape, je le redis, Lakhdar est surtout spectateur de la marche du monde, qu'il ne comprend pas, ne maîtrise pas. Il faut dire que ce garçon est loin des clichés du moment : il n'a pas franchement l'ambition de venir s'installer en Europe coûte que coûte (il va même si retrouver presque par hasard, saisissant des opportunités), il ne rêve pas de fortune mais plutôt de dolce vita dans sa bonne ville de Tanger.

Une ville qui, elle aussi, est bien loin de l'imagerie qui a longtemps été attachée à son nom, la ville cosmopolite, multiculturelle, où venaient vivre artistes et écrivains du monde entier, même s'il semble y faire plutôt bon vivre... En tout cas, l'endroit reste calme alors qu'en Tunisie, en Egypte, en Libye, débutent ce que l'on va appeler les printemps arabes...

Là encore, Lakhdar est plus spectateur qu'acteur, mais sa soif de liberté s'incarne parfaitement dans ces mouvements populaires, même si la violence leur répond, même s'il sait que "les Barbus", comme il dit, sont à l'affût pour prendre la main. Ce serait un début si la Maroc bougeait enfin, mais le royaume ne suit pas le mouvement...

Idem, une fois qu'il aura traversé le détroit. Là, ce sont les manifestations des Indignés, en Espagne, qui vont attirer son attention, éveiller sa curiosité... Lakhdar, c'est le témoin privilégié de ce monde en ébullition, dans lequel, malgré tout, il a bien du mal à trouver sa place. Et même, le rôle qui serait le sien...

Il a un petit côté Don Quichotte essayant de retrouver sa Dulcinée, ce Lakhdar. Les moulins à vent, ce n'est pas forcément lui qui les charge, mais plus tous ceux qu'il côtoie, d'un côté comme de l'autre du détroit. Intéressant aussi de voir, dans l'évolution des deux plus proches amis de Lakhdar un parallèle entre leur continent respectif...

Tandis que Bassam s'enfonce peu à peu dans la folie extrémiste, Judit se laisse dépérir, comme découragée, sans espoir, sans avenir... Et même le mal qu'on va lui diagnostiquer peu être interprété de façon symbolique... Quant à Lakhdar, il est le pont entre ces deux-là, et l'expression n'est évidemment pas choisi au hasard.

D'abord, Lakhdar, le mot lui-même, a des acceptions particulières qui sont expliquées dans le roman, et qui joue aussi avec une certaine symbolique qu'on peut rapprocher du conte, lorsque chaque élément clé à un sens caché qui permet de le voir avec un autre oeil dans son contexte. Ensuite, parce qu'il est un lien physique entre Bassam et Judit. Encore, parce que c'est lui qui essaye de s'affranchir des différences créées par le détroit qui sépare les continents... Enfin, parce que, à travers Lakhdar, se marient les cultures arabes et européennes, ses lectures rassemblant la littérature classique arabe et les romans policiers occidentaux.

Lakhdar est une espèce de compromis parfait d'humain qui rassemble les deux civilisations, les deux continents, les deux cultures, les deux races, aussi. En lui, aucune opposition entre ces deux mondes qu'on s'acharne sans cesse à séparer et à opposer. C'est même un garçon qui fait fi de tout cela et, comme il le dit lui-même dans la phrase qui sert de titre (et que j'ai sortie d'un contexte particulier), il est plus que ça, plus que ce qu'il semble être, plus que ce que tout le monde voudrait qu'il soit, à Tanger comme à Barcelone.

Oui, Lakhdar est une espèce de pont enjambant le détroit de Gibraltar. Une métaphore pas innocente du tout, car elle renvoie au précédent roman de Mathias Enard, "Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants". Enard y racontait comment Michel-Ange s'étend rendu à Constantinople pour y dessiner les plans d'un pont devant enjamber le détroit du Bosphore et donc, relier l'Orient à l'Occident...

En fait, quand j'ai dit dans mon préambule que ces deux romans s'opposaient, je me rends compte que j'avais à la fois tort et raison. Tort, puisque l'on voit bien qu'à 5 siècles de distances et dans des zones géographiques voisines mais différentes, Enard développe un fond assez proche, autour du lien entre les civilisations qui se côtoient dans le bassin méditerranéen.

Mais là où sont roman historique était une merveille de poésie, de raffinement et de sensualité, "Rue des voleurs" est un roman plein d'âpreté, de bruit, de fureur, de colère, d'absurdités, aussi, générée par des sociétés qui dysfonctionnent, qui se convulsent sous la pression des peuples (qui prennent des formes différentes) parce qu'elles ont trop longtemps laissé leurs peuples sur le bord du chemin...

Lakhdar n'est pas Michel-Ange, mais comme l'artiste légendaire, il est le fruit du monde et de l'époque qui l'ont vu naître. Et comme le peintre et le sculpteur, Lakhdar a su s'affranchir des carcans moraux, religieux, politiques, raciaux, culturels pour essayer, tant bien que mal, d'abolir la distance, pourtant si courte, quelques kilomètres, artificiellement agrandie pour mieux séparer des mondes qu'on affirme si différents...

Avec "Rue des voleurs", Mathias Enard revisite un genre littéraire né en Espagne, au XVIème siècle : le roman picaresque. Il s'agit de romans autobiographiques dont le héros est souvent un jeune garçon, issue de classes très pauvres ou en marge de la société, obligé de vivre d'expédients voire d'actes illégaux et qui se retrouve projeté malgré lui dans une série d'aventures farfelues ou pittoresques qui, à leur manière, illustrent avec ironie, ce qu'est la société de l'époque, du haut en bas de l'échelle sociale...

"Rue des voleurs" remplit toutes ces conditions pour obtenir ce label de "roman picaresque", sauf peut-être en ce qui concerne l'humour, malgré certaines scènes assez cocasses. On sent bien que Mathias Enard n'a pas tellement envie de rire en présentant le monde contemporain tel qu'il est, que la montée des intégrismes religieux, ces révoltes populaires confisquées, ces guerres pour gagner sa liberté dans le sang, cette misère qui monte, comme le découragement... Tout cela n'est pas forcément propice à des grandes envolées comiques.

Reste la question que je me suis longtemps posée jusqu'à ce qu'apparaisse la réponse avec le dénouement du roman : mais quel est le véritable rôle de Lakhdar dans cette histoire ? Car, sur le plan symbolique, je ne crois pas pouvoir en dire plus. Mais concrètement, va-t-il rester toujours un simple spectateur ? Ne prendra-t-il aucune part à aucun événement ?

Eh bien si, il va agir, dans un état second, sans doute pas immédiatement conscient de son geste, de sa portée, de ses conséquences... Il va agir, oui, faisant ce qu'il croit être le mieux, pas pour lui, mais pour ce monde dont il est un des habitants. Non, Lakhdar n'est pas Marocain, n'est pas Français, n'est pas Espagnol, il est effectivement plus que cela : il est un humain.

Lui qui n'a jamais porté de drapeau, brandi de cause, son acte, loin d'être revendicatif, militant, est le seul moyen qu'il a trouvé de faire avancer les seuls rêves qu'il a en lui, ceux d'une certaine harmonie, au-delà de toutes nos différences, entre ces deux pays si proches et pourtant, dans les faits, si lointains...

Mathias Enard offre un nouveau roman fort, plein de sensibilité mais aussi, je trouve, de noirceur... Suis-je le pessimiste des deux ? C'est possible que je sois celui qui voit tout en noir... Mais je parierais volontiers sur le fait que "Rue des voleurs" n'est pas un roman profondément optimiste. A moins que de plus en plus de Lakhdar fasse leur apparition, se lèvent pour boucher le détroit et que, de notre côté, nous soyons prêts à les écouter et à nous entendre avec eux...

Là, ce n'est pas de l'optimisme, c'est carrément de l'utopie !

dimanche 26 janvier 2014

"Les liens du sang ne veulent rien dire".

C'est vrai, j'ai aujourd'hui le physique d'un pilier de rugby des temps anciens, mais ne vous y fiez pas, j'ai aussi été tennisman. Oh, je n'ai jamais fait de compétition, mais j'y ai joué régulièrement pendant des années... Et, surtout, j'ai grandi en rêvant devant les matches de joueurs mythiques comme Connors, Wilander, Lendl, Edberg, Becker, Noah ou Leconte, pour citer aussi des Français, que j'imitais dans le jardin... Et puis, il y avait John McEnroe... Un talent pur et un caractère exécrable, une bête de compétition, une âme de champion et quelques matches mythiques qui restent dans l'histoire de ce sport. Le voir, bien malgré lui, personnage central d'un roman, quelle surprise et l'envie, aussitôt de se plonger dans "le tennis est un sport romantique", d'Arnaud Friedmann (en grand format chez Lattès).





Le 10 juin 1984, le central de Roland-Garros voit s'affronter en finale des Internationaux de France, les deux plus grands joueurs du moment, l'Américain John McEnroe, numéro 1 mondial, et le Tchécoslovaque Ivan Lendl. Finale symbolique à plus d'un titre, en ces temps de guerre froide, véritable affrontement du feu et de la glace...

L'Américain est le grand favori de ce match et il démarre en trombe, menant bientôt deux sets à zéro. Tout le monde l'imagine déjà levant le trophée des Mousquetaires et succéder à Yannick Noah, vainqueur l'année précédente. Tout le monde, sauf le petit Julien. Il a 5 ans, il regarde le match à la télé, à Besançon, dans l'appartement où il grandit avec sa seule maman, Hélène.

L'enfant suit le match, alors que sa mère n'y jette qu'un oeil discret, certaine que le match ne peut échapper au champion new-yorkais... Mais, Julien n'aime pas John McEnroe, il l'appelle "le Méchant" et affirme qu'il va perdre le match... Sa mère intervient, le contredit gentiment, puis de plus en plus fermement jusqu'à s'énerver franchement...

Et, tandis que le match bascule (Lendl l'emportera finalement au finish, en 5 sets serrés et McEnroe ne mettra jamais Roland-Garros à son palmarès), les vies d'Hélène et de Julien vont basculer dans le même temps. Pour avoir le dernier mot, Hélène avoue à Julien le secret qui la hante depuis 6 ans : le père que n'a jamais connu l'enfant, c'est John McEnroe !!

Ca pourrait ressembler à une blague, mais ça n'en est pas une... Hélène, en 1978, a été jeune fille au pair aux Etats-Unis, période au cours de laquelle elle a découvert le tout jeune John McEnroe, espoir du tennis US, sur le court, lors du tournoi qui serait sa première victoire de sa carrière. A cette occasion, elle a découvert le côté terriblement sensuel du tennis et eu un coup de foudre pour le jeune homme...

Coup de foudre concrétisé plus tard, lors d'un passage à San Francisco, par une nuit d'amour, une simple nuit, quasi mutique mais visiblement torride... Nuit au cours de laquelle sera conçu Julien. Depuis, Hélène est rentrée en France, à Besançon, où elle vit seule, sans travail, mais avec ce petit bonhomme né de ses amours avec un des plus grands champions de son sport...

La révélation a l'effet d'une bombe et la déflagration va faire voler en éclat la petite famille. Hélène va plonger dans la dépression et l'alcool, Julien, dans une forme de rébellion qui va passer par l'apprentissage du tennis. Mais là où le père putatif était un artiste, avec un jeu flamboyant et tout à fait personnel, celui de Julien sera tout l'inverse, dans la puissance, la force, l'endurance, la destruction de l'adversaire. Comme une mise à l'épreuve de lui-même...

A la lecture du début de ce résumé, au titre de ce roman, on pourrait imaginer une espèce de comédie romantique, pleine de légèreté, pleine de drôlerie... Et c'est tout le contraire... Arnaud Friedmann nous tisse un terrible drame familial, presque en huis-clos, disons en vase clos, alors. La guerre froide entre un fils et une mère.

Chacun reste campé de son côté du filet, mais les échanges, eux, deviennent de plus en plus rares. En grandissant, Julien ne cesse de s'éloigner de sa mère, ne vivant quasiment plus chez elle, mais chez des amis qui l'accueillent dans leurs familles. Il s'éloigne aussi de ce père lointain, absent, mythique, en rêvant de gagner Roland-Garros un jour, tout en sachant parfaitement qu'il n'a pas le talent pour ça... Saleté d'hérédité...

Et, pendant que sa mère prend un malin plaisir à se détruire sans jamais parvenir à se détacher de cet amour aussi éphémère qu'impossible, le fils essaye de se construire tant bien que mal, dans l'image haïe du père et dans une colère insatiable contre Hélène. Une absence totale de communication s'instaure entre eux, dont on se demande comment ils pourraient bien se réconcilier.

C'est évidemment l'enjeu de ce roman, l'évolution parallèle (presque au sens strict du terme, tant leurs trajectoires finissent par ne plus se croiser) de ces deux vies que la révélation d'un secret (à propos duquel on en sait peu) a séparées. L'un fantasme sa filiation, l'autre, sa relation avec un champion de tennis en herbe... Et la vérité, c'est la soupe à la grimace quotidienne...

Car "le tennis est un sport romantique" est une saga familiale, si l'on peut dire, qui s'étend sur un quart de siècle, au cours duquel il va sa passer pas mal de choses, les aléas de la vie, en fait, mais qui prennent forcément une toute autre dimension à travers le prisme de cette rupture mère/fils jamais vraiment consommée.

Rien n'est linéaire, Hélène comme Julien connaît des états différents au cours de cette période, mais cela reste toujours des démarches individuelles... Plus encore, c'est en faisant leur vie en dehors de la cellule familiale qu'ils vont trouver un équilibre forcément précaire. Presque en rejetant même l'idée de famille.

Sans jouer les psys de comptoir, il nous faut aussi évoquer le rapport à la sexualité des deux personnages centraux du roman d'Arnaud Friedmann. Hélène est une espèce d'Immaculée Conception, sa vie sentimentale et sexuelle est, depuis la fameuse nuit, un véritable désert. Son amour pour McEnroe est devenu un véritable culte et elle se préserve pour lui, pourrait-on dire... Irremplaçable ? Oui et non, nous dira la vie d'Hélène...

Quant à Julien, il se montre précoce dans le domaine, mais aussi brutal, dominateur, autoritaire, n'envisageant ses premières relation que dans la soumission de ses conquêtes. Soit elles s'inclinent (dans tous les sens du terme) et obéissent, soit il les humilie plus encore... Il y a un chapitre terrible, consacré à la soirée d'anniversaire de Julien pour ses 18 ans où il va se comporter comme le pire malotrus (et je suis poli) avec Elodie, son amie d'enfance, son premier béguin...

Je ne vais pas le cacher, même si Julien a sans doute des excuses, je ne le nie pas, c'est un personnage que je n'aime pas. A aucun moment, je ne suis entré en empathie avec lui, alors, le trouver sympathique, c'est juste impossible, et jusqu'au bout. Je comprends sa douleur, je comprends sa colère, je comprends sa volonté de l'expulser par tous les moyens pour ne pas en crever, mais il en devient égoïste et odieux.

Toutefois, je lui laisse le bénéfice du doute, à cause de la fin du livre, pour des éléments que je ne vous dévoilerai évidemment pas ici. Disons que, dans son évolution, se profile une nouvelle étape qui pourrait être une renaissance, une rédemption, un nouveau départ, rayez la mention inutile... Peut-être ce que l'on voit dans ces dernières pages mais aussi ce qu'il adviendra après la fin du roman qui lui permettront enfin de tourner la page de cette jeunesse fracassée d'un coup de raquette.

Reste à parler de... John McEnroe, évidemment ! Il est un personnage à part entière de ce roman, on le croise pour de vrai, lorsque Hélène raconte sa rencontre à distance, lors du tournoi de Hartford (merci à Arnaud Friedmann d'avoir aussi ressorti de l'anonymat un joueur dont j'appréciais le jeu offensif, John Kriek... Par contre, il n'a pas 10 ans de plus que McEnroe !), lorsque la jeune et fraîche française craque sur le teigneux américain au bouillonnant sang irlandais...

Mais, c'est toute la carrière du tennisman qui sous-tend le roman. On le suit, au fil de ses résultats, pas forcément les plus marquants sportivement, mais celles qui ont été des tournants, à la fois pour lui, et pour Hélène et son fils. Il semble même que, tant qu'il a joué au plus haut niveau, même lorsqu'il a perdu de sa superbe, redevenant un joueur pas anonyme mais ordinaire, vieillissant, cela a alimenté les maux des deux Français...

Ensuite, lorsqu'il a raccroché, disparu du devant de la scène, c'est comme si une première amarre avait lâché... Mais, comment Hélène et Julien vont-ils vraiment pouvoir se détacher de lui, car il est l'ancre qui les envoie par le fond ? Une fois retraité, on le voit réapparaître ponctuellement, suivi avec plus de distance mais pas moins d'attention, continuant à hanter, bien malgré lui, la vie de "sa" famille...

Chose surprenante, McEnroe joue quasiment un rôle muet dans le roman. Lui dont les mots, les colères, les "you can not be serious", les insultes, les cris envers les arbitres, résonnent encore sur les courts centraux des quatre coins de la planète, on ne l'entend, si je ne me trompe pas, prononcer une seule phrase dans tout le livre, sujet, verbe, complément... Ironique, non ?

C'est sans doute le mot. Car, si le roman d'Arnaud Friedmann est souvent poignant, dur, presque violent dans l'intensité des sentiments et des douleurs qui s'expriment, il est aussi imprégné de cette ironie aigre-douce qui touche à nos rêves de jeunesse. La quatrième de couverture évoque les rêves d'enfant, il y a évidemment le rêve simple de Julien d'avoir un père, de le rendre fier, de juste lui faire savoir qu'il existe... Mais aussi celui d'être un champion, le plus jeune vainqueur de Roland-Garros, se couvrant de gloire en vengeant son père de sa cruelle désillusion de 1984...

Mais il y a aussi les rêves de jeunesse d'Hélène, jeune fille naïve et éthérée qui se métamorphose en groupie pour les beaux yeux d'un jeune et prometteur tennisman. Ensuite, lorsque s'ouvre le roman, c'est une midinette, une espèce de Bridget Jones bisontine, en attente de son prince charmant qui, elle n'en doute pas, viendra, un jour... Ou elle ira le voir, il la reconnaîtra et ils seront heureux et auront pleins de petits frères et soeurs pour Julien...

Jusqu'où est-on capable de se faire des illusions par amour ? D'autant que, tout au long de ce roman, on ne peut s'empêcher de se poser LA question qui tue : et si tout cela n'était qu'une invention ? Hélène seule connaît l"identité véritable du père de Julien. On a envie de la croire mais, par moments, on a aussi envie de lui dire d'arrêter son cirque, de la secouer et de lui dire de remettre les pieds sur terre...

A elle aussi, on crierait bien : "you can not be serious !" Mais personne n'ose. Le seul qui le pourrait, sans doute, c'est Julien. Il a choisi l'affrontement puis la rupture... Mais pas la rupture avec le modèle qu'on lui a imposé, avec cette hérédité si lourde à porter, d'autant plus lourde qu'on ne peut même pas la crier à la face du monde, en être fier...

L'ironie est aussi dans ce titre et ce mot de "romantisme" dont on ce demande ce qu'il vient faire là... Soyons honnête, à part Hélène, qui est romantique ascendant guimauve, avant de sombrer, il y a peu de romantiques dans ce roman... En revanche, et on retrouve l'ironie de Friedmann, il y a ce voyage à Rome, cité romantique (en un seul mot) s'il en est, où tourisme et tennis (la Ville Eternelle accueille un grand tournoi sur terre battue, disputé quelques semaines avant Roland-Garros) se font une certaine concurrence...

Je n'en dis pas plus, je m'attendais à passer un moment de détente, une sorte de "Coup de foudre à Flushing Meadows" avec une Julia Roberts franc-comtoise poursuivant une star du tennis de ses assiduités, mais, à l'arrivée, je me suis retrouvé avec, en mains, une lecture bien plus rude, plus délicates.

Que vous aimiez le tennis ou pas, peu importe. Evidemment, ce sport est assez présent tout au long de l'histoire mais ne vous en effrayez pas, c'est un décor, un contexte. Mais le drame familial qui se noue sur ce fond ocre et son originalité font de ce roman un livre intéressant, féroce et pourtant tendre, qui montre à quel point nos vies tiennent à peu de choses.

vendredi 24 janvier 2014

"Parfois, j'ai envie de partir, de m'engager, de servir à quelque chose..."

Certes, le titre de ce billet est assez général et pourrait évoquer tout et n'importe quoi... Sachez donc que le personnage qui la prononce est une demoiselle qui va sur ces 18 ans et qu'elle le dit en 1915, alors qu'elle est guichetière à la gare d'Orsay, à Paris... Dans son premier roman, "les petits mouchoirs de Cholet" (aux éditions De Borée), Isabelle Artiges met en scène une héroïne du quotidien, embarquée dans les tourments de l'Histoire et les aventures qu'elle engendre. Une jeune femme qui va aussi prendre en main les rênes de sa destinée, quitte à s'affranchir des normes de la société dans laquelle elle a grandi et qui sortira de cette période profondément changée... Comme la France.





Louise est née dans le Limousin, à la fin du XIXème siècle, cinquième enfant d'une modeste famille paysanne. Une grossesse tardive et inattendue. Elle est donc la benjamine de la fratrie, qui comprend un garçon et quatre filles et est bien plus jeune que ses aînés... La vie de sa famille est simple mais heureuse et elle ne manque jamais de rien.

Jusqu'au jour où son père, victime d'un accident aux champs, meurt d'une septicémie... La mère, perdue, ne peut plus à elle seule entretenir la maison familiale, elle va aller s'installer chez une de ses filles, dans le voisinage. Et Louise ? Eh bien, Louise aussi va aller habiter chez une de ses soeurs. Mais pas en Limousin.

Non, c'est à Paris qu'on va envoyer l'enfant, là où sa soeur vit avec son époux et ses enfants... Paris ! Louise à 10 ans, en cette année 1907, elle n'a nulle envie de quitter sa maman, on peut le comprendre... Et la capitale ne représente pas grand-chose à ses yeux d'enfant... Le déchirement est terrible, plus violent encore qu'un déracinement...

On retrouve Louise 7 années plus tard. Elle est devenue guichetière à la gare d'Orsay. Les rumeurs de guerre se font de plus en plus persistantes et la demoiselle en est très inquiète. Présente sur les lieux de l'assassinat de Jaurès, homme providentiel, dernier rempart pour empêcher la guerre aux yeux de son beau-frère, elle comprend que le pire est à venir.

La guerre éclate, effectivement. A Paris, la vie continue tant bien que mal, ponctuée par des attaques de zeppelins allemands qui bombardent la ville. Les nouvelles du front, de l'est ou du nord, sont rares, censure oblige, mais on comprend bien que la guerre ne sera pas finie pour Noël, comme on le disait à l'été 14...

Au début de 1915, Louise va faire une rencontre décisive. Un usager, ému de la voir transie de froid à son guichet, l'invite à boire un chocolat pour se réchauffer. Il s'appelle Paul Castang, il est médecin et veut, avant de partir sur le front, aller saluer ses parents à Angers. La discussion qu'a Louise avec lui la réveille ; c'est là qu'elle prend conscience qu'elle peut avoir un rôle différent, en cette période troublée. Qu'elle peut, elle aussi, participer à la guerre...

Oh, bien sûr, elle n'a aucune expérience en tant qu'infirmière, poste souvent occupé, à cette époque, par des religieuses. Elle apprendra sur le tas, répond Castang, qui enregistre sa bonne volonté, mais la prévient que ce sera dangereux et que, une fois en poste, il pourra la renvoyer à l'arrière sitôt que la situation lui paraîtra trop précaire...

Louise n'en a cure, elle veut se rendre utile. Et elle choisit d'accompagner le docteur Castang, contre l'avis de sa soeur, qui estime que c'est à Alfred, le beau-frère de Louise, lui-même engagé dans la Territoriale, de prendre les décisions pour elle. Louise sait bien quelle serait la réponse d'Alfred, alors, elle force la décision et part, en obtenant de sa soeur qu'elle ne prévienne ni Alfred, ni la famille, restée dans le Limousin, loin du bruit des bombardements...

Et la voilà à Bruxelles, dans un hôpital tenue par une personne extraordinaire : Edith Cavell. Ici, sous l'égide de la Croix-Rouge, on soigne tous les combattants, peu importe leur uniforme. Mais Bruxelles, à ce moment, est territoire occupé, comme une partie du Nord de la France. Il leur faut donc être particulièrement prudents, surtout quand, clandestinement, il leur arrive d'héberger des soldats britanniques...

Pour le docteur Castang, les risques pris par Louise au sein du réseau de résistance de miss Cavell sont trop grands, il décide de la renvoyer à Paris, où elle sera plus en sécurité, tandis que lui va poursuivre son travail dans un hôpital isolé, à Vadelaincourt, dans la Meuse... Pas très loin de Verdun... Une décision salutaire...

La mort dans l'âme, Louise reprend son poste à la gare d'Orsay. Elle en profite même pour aller voir sa mère, qu'elle n'a plus vue depuis de longs mois. Mais, l'envie de retourner là où l'Histoire se fait, au plus près de cette guerre dont elle a mesuré, en quelques semaines à peine, les horreurs, demeure forte. Si le docteur Castang lui propose à nouveau de venir l'épauler, elle le fera...

Vous vous en doutez, l'occasion va se produire, en 1916, alors que la région de Verdun est désormais une zone de combats féroces, pour l'une des plus emblématiques batailles du terrible conflit... Mais, une fois encore, Louise sera amenée à faire plus que son travail d'infirmière et se lancera encore dans de périlleuses aventures...

Louise est une anti-héroïne, une femme ordinaire dont le destin serait resté anonyme sans les bouleversements de l'Histoire. C'est à la fois terrible, paradoxal et pourtant vrai : comme pour la France et pour bien d'autres domaines, comme la médecine, par exemple, la guerre va être, pour Louise, une opportunité incroyable de franchir un cap, d'entamer une transition vers une existence nouvelle, plus moderne...

Lorsque la jeune femme décide seule de s'émanciper de la tutelle de son beau-frère, elle brise un tabou social : celui de la domination de l'homme sur la femme. Sa soeur, bien loin de cet état d'esprit, est d'ailleurs outrée, elle qui attend sagement son époux, sans prendre de décision. Au plus fort des menaces pesant sur Paris, lorsque "la Grosse Bertha" entrera en action, c'est encore Louise qui saura trouver la force d'agir pour mettre les siens à l'abri...

Mais, la conduite de Louise n'est pas seulement choquante, aux yeux de son époque, que pour cela. En effet, elle part sans autorisation, mais surtout avec un homme, un homme qu'elle connaît à peine, qui plus est ! Les mots de "déshonneur" ou de "honte" sont prononcées, celui de "vertu" n'est pas loin, et les sous-entendus quand à sa situation voisinent avec les reproches...

Tout cela, Louise s'en moque, pourtant. Comme elle le dit elle-même, "elle veut servir à quelque chose". Et pour cela, elle va aller se mettre en danger, là où se déroulent les combats. Elle va apprendre à soigner mais aussi à réconforter des blessés, dont l'état laisse souvent peu de doute quant à leur avenir... Et, si on ne s'habitue jamais vraiment à l'horreur, Louise va se montrer de réelles dispositions pour ce travail pénible.

Cependant, ce n'est pas seulement cette forme d'émancipation que la guerre va amener à Louise. Elle va aussi poursuivre son ascension sociale, déjà entamée lorsqu'elle a quitté, en larme, son village natal, des années plus tôt. Petite campagnarde installée à la ville, elle quitte donc son métier de guichetière pour endosser l'uniforme d'infirmière, métier qu'elle n'exercera sans doute que le temps de la guerre...

Toutefois, ses différentes activités sur le front, et là, je n'en dis pas plus, vous le découvrirez par vous-même si vous le souhaitez, vont aussi l'amener à côtoyer des personnes issues des plus hautes classes de la société. Eh oui, en ce début de XXème siècle, de plus en plus, on raisonne en termes de classes sociales... Louise va pourtant, presque sans le vouloir, se hisser là où elle n'aurait jamais imaginé arriver...

Voilà le portrait d'une jeune femme rebelle, éprise de liberté et faisant fi des convenances et des conformismes, me direz-vous... Oui, c'est certain, elle est même assez indépendante, voire imperméable à tous les courants d'idées, qu'ils viennent de l'Eglise ou du socialisme. Elle a vraiment pris son destin en main, sans oublier sa vie amoureuse...

Mais, elle n'est pas que cela. Car jamais Louise ne va oublier d'où elle vient. Déracinée, privée de père et de mère à un âge où on en a le plus besoin, Louise va pourtant toujours rester attacher à sa famille et à sa région d'origine. On la suit, plusieurs fois, revenant dans le Limousin, retrouvant sa mère, l'essentiel de sa famille et sa terre...

Et, si elle avait malgré tout perdu contact avec tout cela, les petits mouchoirs de Cholet, qui donnent leur titre au roman et qui jalonnent la vie de Louise dans des moments très particuliers, seront un parfait fil (de lin) d'Ariane, la reliant à ses origines. A elle seule, Louise symbolise parfaitement les bouleversements profonds que la guerre va entraîner dans la société française, chamboulant, peut-être pas complètement, mais réellement, sa structure immuable depuis des siècles.

C'est d'ailleurs un des aspects très intéressant du roman d'Isabelle Artiges, évoquer sans tomber dans le didactisme et donc, sans nuire au rythme de son histoire, ces changements... J'ai évoqué Jaurès et Edith Cavell, il faut citer un troisième personnage réel qui croise le chemin de Louise : Pierre Teilhard de Chardin. Lui aussi, dans un registre très différent, veut voir au-delà de ce conflit et sur le nouveau départ qui ne pourra que suivre la catastrophe...

Il est bien sûr question aussi de changements dans la science, la médecine (Castang est un spécialiste des maladies vénériennes et ces temps de guerre lui donne l'occasion de travailler in vivo et de progresser ; idem pour la chirurgie), les transports, avec l'aviation qui prend son essor, ou encore les questions sociales (on imagine bien Louise en suffragette, la guerre terminée...)...

Je ne me suis pas surpris à apprécier ce roman, même si j'ai eu quelques doutes. Mais, Isabelle Artiges réussit à marier roman de guerre, roman d'aventure et roman du terroir avec une certaine habileté. Il y a de vrais moments de tension, en particulier lors des missions auxquelles participera Louise. Mais, tout est vraiment centré sur le personnage et son évolution au fil des années de guerre.

Il y a des bonnes choses, surtout pour un premier roman, mais ce n'est pas non plus parfait d'un bout à l'autre... Peut-être ne suis-je pas le coeur de cible d'une collection, "Terres de femmes", que les éditions De Borée destinent certainement à un lectorat plutôt féminin. Il y a quelques aspects aussi qui m'ont gêné, comme le personnage de Jacques, dont je n'ai pas vraiment compris la présence dans le roman...

Aviateur, grièvement blessé au combat, il est soigné par Louise et tombe sans doute amoureux d'elle. Mais, ce personnage est, à mon goût, sous-employé, à moins qu'il ne s'agisse d'un simple clin d'oeil au "Patient Anglais"... L'idée d'en faire l'instrument d'une jalousie pouvait paraître bonne, mais, pour moi, ce n'est pas assez creusé, ni mis en évidence... On aurait presque pu s'attendre à ce que Louise soit déchirée entre l'aviateur et le médecin, mais non...

Allez, cela reste du détail, encore une fois, nous avons là un premier roman assez intéressant qui donnera une vision originale de la Première Guerre Mondiale, en cette année commémorative, au milieu de la masse de livres attendue. L'écriture d'Isabelle Artiges est prenante, sa façon de raconter également et, sans être le roman de l'année, "les petits mouchoirs de Cholet" est l'occasion de passer un bon moment de lecture.

mercredi 22 janvier 2014

"Tout ce qui s'en va, s'en va vers la mer".

"La vérité sort de la bouche des enfants", dit le dicton... Mais, l'enfant a aussi des yeux, un nerf optique et un cerveau. Et c'est plutôt sous cet aspect, celui de l'observateur, du témoin, que Gilles Paris a pris l'habitude de nous présenter des enfants, personnages centraux de ses romans. Des enfants pleins d'ingénuité, qui peinent à comprendre le monde des adultes, qui nous le racontent avec leur regard... Dans son nouveau roman, "l'été des lucioles" (en grand format chez Héloïse d'Ormesson), on retrouve tous ces éléments, mais aussi pas mal de nouveautés très intéressantes... Et il flotte sur cette histoire, un parfum de fantastique pas désagréable du tout...





Victor a 9 ans et passe, depuis quelques années, ses vacances en famille à Roquebrune-Cap-Martin, entre Monaco et Menton. Sa famille, c'est Alicia, sa soeur adolescente qui cherche activement le "bon" garçon et ses deux mamans, comme il dit. La femme qui lui a donné le jour est libraire à Bourg-en-Bresse et passe ses journées, et même ses nuits, le nez dans des bouquins. Sa compagne, Pilar, est originaire d'Argentine.

Pilar peint. Uniquement des paysages, jamais de personnages. Et ses toiles évoquent avec une grande nostalgie son Argentine natale, la maison de son enfance qu'elle ne retrouvera jamais, elle le sait. Mais elle a ce besoin quotidien de peindre ces souvenirs d'enfance, tout en nourrissant l'espoir d'emmener sa nouvelle famille en Argentine, un jour.

Le papa d'Alicia et de Victor vit à Paris. Il est photographe et les enfants regrettent de ne pas le voir plus souvent. Si leurs parents se sont séparés, c'est parce que cet homme refuse de grandir, de se sentir concerné par les contingences qu'imposent l'âge adulte. Mais voilà, vivre sans jamais se soucier de rien, ça ne colle pas vraiment avec une vie de famille... Quand la libraire en a eu assez de rattraper les oublis de son époux, elle l'a mis dehors, en espérant que l'électro-choc serait salutaire...

Alicia et Victor aimerait plus que tout que leur père vienne passer une partie des vacances avec eux, au bord de la Grande Bleue. Mais, de façon incompréhensible, le père refuse de venir dans cette résidence où il a pourtant passé lui-même des vacances lorsqu'il était enfant, vraiment enfant. L'appartement a ensuite appartenu à sa soeur qui, à sa disparition, lui a légué. Mais jamais il n'a voulu y remettre les pieds...

Dommage, l'endroit est chouette, à deux pas de la mer, idéal pour passer de bonnes vacances. En plus, il y a des papillons multicolores le jour et des myriades de lucioles qui illuminent la nuit... Victor est fasciné par ces insectes dont il n'avait jamais entendu parler. En plus, des adultes qui connaissent bien le coin lui ont assuré qu'on n'avait plus vu autant de lucioles à Roquebrune depuis longtemps.

Ces vacances s'annoncent formidables ! Alicia voit des garçons, les beaux Luigi et Lorenzo lui font les yeux doux ! Victor, lui, s'est trouvé un meilleur ami, Gaspard. Et un béguin, Justine. Une jolie fillette de son âge qu'il s'imagine déjà épouser plus tard, quand ils seront grands... Si sa nurse à l'air sévère lui laisse un peu de liberté, bien sûr...

Victor a aussi rencontré une baronne, rien que ça ! Elle partage sa vie entre Roquebrune et Zanzibar. La vieille dame, qui passe une bonne partie de ses journées sur un banc de la résidence, apprécie le petit bonhomme et les discussions qu'ils partagent plaisent également beaucoup à l'enfant.

Mais, la rencontre la plus marquante de ces vacances, c'est celle des jumeaux, Tom et Nathan. Une rencontre de hasard, presque secrète... Ils n'habitent pas la résidence, mais de l'autre côté de la baie. Ils ont montré à Victor le chemin des douaniers, qui longe la mer. Et ils veulent l'emmener voir les magnifiques maisons qui se trouvent le long de ce chemin. Les voir de l'extérieur, mais aussi y entrer !

Tout cela demande du secret, de la discrétion. Alors, ils communiquent en se laissant des messages dans un vieux tronc creux... Victor entend bien emmener Justine et Gaspard avec lui dans ces aventures qui lui font un peu peur. Car les maisons sont immenses et ont l'air abandonné... Et si des adultes les voient pendant qu'ils se promènent là, tous seuls, ça risque de barder !

Mais, ce risque, c'est excitant, et aller vers l'inconnu avec ces deux frères un peu bizarre, aussi ! Ah oui, parce que je ne vous ai pas dit, mais Tom et Nathan ont un je-ne-sais-quoi de mystérieux... Victor trouve même qu'ils ne ressemblent à aucun garçon de son âge qu'il a pu connaître... Et puis, ils savent tellement de choses sur l'histoire du chemin des douaniers et des maisons !

Oui, ces vacances s'annoncent vraiment formidables, mais aussi pleines de découvertes et de surprises... Pleines de questions qui, peut-être finiront par trouver leurs réponses... Pleines d'énigmes, comme ces pluies qui tombent soudainement alors qu'il n'y a pas de nuage ou cette foudre qui s'abat... Pleines d'étrangetés, comme ces jumeaux au comportement vraiment insolite...

"L'été des lucioles", comme les précédents romans de Gilles Paris, est donc raconté par un enfant. Avec ce regard si particulier et ses questions permanentes auxquelles les adultes ne répondent pas toujours, alors qu'il doit bien y en avoir, des réponses ! Mais, si dans "Au pays des kangourous", Simon, le petit narrateur, était plus spectateur qu'acteur, cette fois, Victor est le moteur de l'histoire de ce nouveau roman.

Certes, il ne sait pas vraiment ni où il va, ni ce qu'il cherche vraiment en suivant les jumeaux le long du chemin des douaniers. Mais, c'est comme si son instinct l'encourageait à aller avec eux visiter les magnifiques maisons qui se dressent là. Comme si Tom et Nathan étaient vraiment venus le chercher, lui, et personne d'autre. Comme s'ils voulaient lui montrer, lui faire comprendre quelque chose...

Victor n'est pas le plus courageux ou le plus aventurier des petits garçons, il confie toujours qu'il a un peu peur, quand il fait quelque chose qu'il sait être défendu, dans le dos des adultes... Mais c'est plus fort que lui. Avec Gaspard, Justine, Tom et Nathan, ils forment une espèce de Club des cinq d'aujourd'hui, loin de la lande anglaise... Peu importe, le mystère qui entoure les jumeaux l'attire irrésistiblement...

Mais, il n'y a pas que les enfants, dans ce roman. Il y a Alicia, adolescente au grand coeur, sans doute trop grand, même. Elle est presque une grande soeur idéale, pour Victor, ils partagent leurs secrets entre eux, ceux qu'ils ne faut pas révéler aux adultes. Mais, adulte, on dirait qu'Alicia a hâte de l'être... Elle fugue souvent avec des garçons, mais ce n'est jamais le bon, elle adopte des comportements qui iraient mieux à des personnes plus âgées, comme fumer, boire de l'alcool, flirter et même un peu plus...

Alicia est mal dans sa peau, elle vit mal l'absence de son père, avec qui elle reste en contact régulier, sans trop le dire à sa mère... Elle n'a rien contre Pilar, mais elle aimerait vraiment que son père et sa mère recommencent à vivre ensemble... Ou au moins passer plus de temps avec son père. Et Victor aussi aimerait tout cela !

Quant aux adultes, eux aussi ont leurs soucis, dans ce roman. J'en ai évoqué certains, je vais développer un peu. Car c'est aussi une des clés du livre. Le père des enfants est donc un adulte qui refuse de grandir. Ce n'est pas le personnage du "Tambour", de Günter Grass, non, mais un homme qui repousse avec force toute forme de responsabilité dans la vie. Lui, il préfère observer et rester invisible, comme l'indique son métier de photographe.

Il est également très peu disert sur sa propre enfance, curieux paradoxe, quand on donne l'impression de ne pas vouloir grandir... Il semble bloqué, refuse d'expliquer quoi que ce soit sur sa vie d'alors, comme s'il cherchait à en effacer jusqu'aux souvenirs de cette époque... Au point de ne pas vouloir les accompagner à Roquebrune... Victor aimerait comprendre pourquoi il réagit comme ça...

Sa mère, elle, ne fuit pas ses responsabilités. Elle est une gentille maman, mais elle travaille sans cesse, sa librairie, ses livres... Victor a toujours l'impression de la voir en train de lire. C'est même à ça qu'il sait si elle va bien ou pas... Mais, on a aussi l'impression qu'elle fuit sans cesse le réel, préférant se plonger dans la fiction romanesque ou la poésie plutôt que de vivre...

Enfin, Pilar, qui revit toile après toile cette enfance évanouie quand sa famille dut quitter l'Argentine pour s'exiler en France. Quand ses parents sont rentrés au pays, elle est restée en France, mais avec la nostalgie chevillée au corps. Pas celle de l'Argentine, qu'elle ne connaît plus, pas celle de ses parents, qu'elle n'a plus vus depuis des années, mais celle de son enfance et de ce bonheur simple qui était le sien alors...

Tous ces personnages, au cours de cet été, vont voir leurs vies bouleversées. Tous, pour différentes raisons, ne sont pas heureux, il leur manque quelque chose... Cet été-là, chacun va voir s'éclairer son existence, tomber certains obstacles. Comme si le retour des lucioles avait montré la voie à suivre. Comme si, dans le sillage des jumeaux, Victor avait servi de guide à tous ses proches...

On retrouve le style plein de tendresse de Gilles Paris et le regard naïf et sans aucun cynisme dont il dote ses jeunes personnages principaux. Mais il plane aussi sur ce roman une aura étrange, pleine de mystères et qui en fait un livre proche d'un conte fantastique. La tension y monte doucement, la Méditerranée n'est pas un pays de grandes marées, mais les tempêtes peuvent y être soudaines et dévastatrices...

Gilles Paris nous offre aussi une galerie de personnages complètes, avec quelques personnages haut en couleurs. J'ai une tendresse particulière pour cette baronne, qui semble sortie d'une Riviera qui n'existe plus et que le jeune Victor va mettre à la page. Mais bien sûr, se détachent les jumeaux, peu présents en quantité dans le roman, mais sur qui repose une grande partie de l'intrigue.

Et puis, "l'été des lucioles", c'est une balade estivale dans un coin de France privilégié. De Roquebrune à Vintimille, de ce chemin des douaniers bordé par ces magnifiques villas, qui constitue une merveilleuse promenade à ne pas rater si vous venez dans la région, au marché de la ville italienne et ses célèbres contrefaçons (merci, Gilles, de m'avoir rajeuni, avec cette scène !), en passant par les plages cannoises, le lecteur part lui aussi en vacances... Ne manquent, avec les papillons et les lucioles, que les stridulations des cigales !

On sent également que Gilles Paris s'est bien amusé en écrivant ce roman, en y semant pas mal de clins d'oeil personnels et en retrouvant toujours ce ton particulier de l'enfance qu'il semble, à l'image du père de Victor, ne jamais vouloir quitter. Les maux qui sont au coeur de l'histoire sont très certainement moins autobiographiques que ceux d' "Au pays des kangourous" et nous plongent dans un roman initiatique... un peu particulier...

Parce qu'il reste un aspect à aborder et je voulais finir avec ça... Vous aurez remarqué que, dans mon énumération des soucis de la famille de Victor, il manquait l'enfant lui-même. Il y a un élément majeur dont je n'ai pas parlé, mais vous le découvrirez rapidement si vous lisez le livre, puisqu'il apparaît à la première page.

J'ai volontairement choisi de l'occulter ici parce que je n'y ai pas prêté tout de suite attention, avant de me rendre compte au final que c'était sans doute bien plus important qu'il n'y paraît... Non, je n'ai pas parlé de la vie de Victor en dehors de cet été-là. Mais, comme tous les membres de sa famille, lui aussi n'est pas aussi heureux qu'il pourrait l'être.

Sans cesse il pose des questions, nous dit-il à un moment. Des questions sur la vie, sur sa vie, qui bien souvent, reste sans réponse. Comme si ses parents ne savaient pas quoi lui répondre... Alors, il ne nous dit pas directement ce qui lui manque, ce petit bonhomme timide mais volontaire. Mais, entre les lignes de son récit, il nous l'explique, avec ses mots, ses idées bien à lui...

Et puisqu'il a du mal à comprendre le monde qui l'entoure et la vie des adultes, puisque personne ne répond aux questions fondamentales qu'il se pose, eh bien, il va le faire lui-même... Parce qu'il n'y a pas que la vérité qui sort de la bouche des enfants... Non, avec elle, ils peuvent aussi nous entraîner dans leur imagination...

lundi 20 janvier 2014

"Il est des fidélités qui conduisent à la trahison".

Il y a peu, je disais sur ce même blog, ma frustration de voir une romancière respecter le fait historique et ne pas laisser libre cours à son imagination pour combler les trous. Rappelons qu'il s'agissait d'une frustration de lecteur et non d'une déception. Mais, voici l'exemple inverse d'un auteur qui annonce la couleur : il va romancer l'Histoire ! Dans "le grand Coeur" (en grand format chez Gallimard et désormais disponible chez Folio), Jean-Christophe Rufin rend hommage à une des figures de la ville de Bourges, dont il est lui même natif : Jacques Coeur. Un personnage méconnu de notre Histoire de France dont le romancier s'empare pour en faire un acteur charnière de son temps, mais aussi pour parler un peu de lui et d'une période particulière de sa vie tout en nous offrant une fresque historique aux airs de roman d'aventures...





Sur l'île de Chio, en mer Egée, un homme se cache. Se terre, devrais-je même écrire. Quelque part au coeur de ce territoire, il vit modestement dans une maison isolée, aidé par Elvira qui s'occupe de tout. Lui attend son heure, persuadé qu'il sera bientôt retrouvé par les hommes qui, dit-il, le poursuivent et en veulent à sa vie. Et le voilà qui décide de profiter de ses derniers jours pour mettre sur le papier la vie incroyable qui fut la sienne.

Cet homme, c'est Jacques Coeur (né à Bourges aux alentours de 1400 et mort en 1456 ; je donne les dates pour situer le propos, jamais Rufin ou le personnage de Coeur ne les citent), qui fut l'homme le plus riche d'Occident quelques années plus tôt avant de connaître une terrible disgrâce, la prison, la torture et enfin, la fuite, dans le dépouillement.

C'est donc ce destin peu ordinaire qu'il nous relate, depuis sa naissance à Bourges, jusqu'à cet exil ensoleillé. Né dans une famille bourgeoise, ni riche, ni misérable. Son père est pelletier et c'est dans le cadre de cette profession que Jacques sera amené, enfant, à voir un animal qui va le fasciner : le léopard. Mais, il n'est pas attiré par ce métier ou ce genre d'activités pour son avenir...

Il a pris conscience de son physique assez fragile et, tandis que ses amis d'enfance rêvent de faire la guerre à l'Anglais (on est en pleine guerre de Cent Ans), il comprend que sa meilleure chance de faire carrière, quelle qu'elle soit, passera par l'esprit... Il fait même montre d'une âme de chef de bande, qu'il mettra en oeuvre, mais bien plus tard...

Car, la première partie de sa vie est tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Un mariage avec Macé, jeune fille de noble famille qui lui apporte une solide dot et avec qui il va vivre des moments heureux. Elle est tout son inverse et, si la vie les séparera de fait, elle sera le pilier de leur famille. Lui se consacre à une vie de monnayeur, celui qui frappe la monnaie en fonction des besoins exprimés par le Roi.

Mais, en ces temps troublés, cette activité est aussi propice à quelques arrangements personnels, en général suivis de quelques désagréments et le naïf Jacques Coeur va connaître la prison pour la première fois. A sa sortie, il décide alors de tout plaquer pour réaliser un rêve : découvrir cet Orient dont il a tant entendu parlé et qui l'attire irrésistiblement.

Il va en revenir avec une vision nouvelle du monde et de la vie et des idées originale qu'il entend mettre en oeuvre à Bourges. Et surtout, il espère bien convaincre le roi Charles VII, qui a bien souvent été à Bourges, que ses idées sont bonnes pour lui aussi, et pour tout le royaume. Des idées qui passent par la paix et l'ouverture d'échanges commerciaux vers l'Orient (et donc la fin des velléités de croisades).

La méthode moderne, avant-gardiste, même, de Coeur, qui repose sur un maillage et un "carnet d'adresses" très denses qui enserre la France mais aussi une partie de l'Europe et du bassin méditerranéen, va vite donner des résultats, et la petite entreprise ne va plus connaître la crise. Il ne lui manque plus que l'oreille et la confiance du roi. Ca va venir...

A partir delà, l'ascension de Jacques Coeur semble irrésistible. Mais l'homme, s'il se plaît dans le luxe et l'aisance, ne place pas l'argent, et la puissance qu'il procure, au-dessus de tout. Il le met avant tout au service de son action et ne le considère que comme le fruit de son travail. Jamais il ne se considère arrivé, sans cesse, il remet son ouvrage sur le métier, renforçant ses positions, continuant à innover, etc.

Face à lui, Charles VII... Un Roi faible, tant sur le plan physique que sur celui de la légitimité... Un Roi qui va s'allier à Coeur pour asseoir son pouvoir. S'allier, mais aussi utiliser Coeur, car ce Charles VII n'a peut-être ni l'allure, ni l'aura d'un monarque, il possède un sens politique aigu. C'est un malin, mais aussi un homme de pouvoir, qui aime diviser pour mieux régner, qui joue de la grâce et de la disgrâce sans ciller, et, malgré sa laideur, il est un séducteur invétéré, plongeant dans la débauche dans la dernière partie de son règne...

Une parenthèse sur ce sujet... Je l'ai dit en introduction, Rufin le reconnait lui-même en deux lignes dans sa postface, "Le grand Coeur" est aussi un roman qui parle de lui. On retrouve en effet dans l'ascension de Coeur, quelques aspects qu'on peut voir dans la carrière de Rufin lui-même. Les deux ne crachent pas sur le luxe mais ne cherchent pas la richesse, les deux allient à la fois idéalisme et matérialisme, des individualistes qui ont pourtant choisi d'oeuvrer pour le bien commun...

Mais, j'ai trouvé que le moment le plus frappant où les destins des deux Berruyers paraissent se rejoindre, c'est dans la troisième partie du roman, intitulée "l'Argentier". Coeur y devient un proche du Roi, lequel le reçoit à plusieurs reprises en tête-à-tête. Coeur observe cet homme dont il est le sujet et dont il ne cessera de se méfier (à juste titre)...

Il y a dans cette relation une espèce de phénomène d'attraction/répulsion de la part de Jacques Coeur qui ne peut pas ne pas faire penser à la relation de Jean-Christophe Rufin avec un certain... Nicolas Sarkozy. Toutes proportions gardées et tout contexte historique mis à part, je n'ai pu m'ôter de l'idée que, derrière Charles VII, il y avait l'ancien président, qui fit de Rufin un ambassadeur mais avec qui les relations ont toujours été tendues...

Rufin fait écrire à Coeur : "les années qui suivirent me donnèrent d'innombrables occasions d'explorer les paradoxes de ce personnage tourmenté dont je me demande encore aujourd'hui si je le hais vraiment. A l'époque, je me contentais de penser, mais sans m'y arrêter, qu'il était peut-être simplement imprudent de l'aimer"... Bon, je suis peut-être un lecteur torturé, dans mon genre, qui cherche un peu trop à lire entre les lignes, parfois, mais avouez que c'est troublant...

Cette troisième partie du roman, sans être un réquisitoire ni un règlement de comptes féroce n'en reste pas moins, à mes yeux, une manière pour l'auteur de solder sa relation avec l'ancien président de la République. Et peut-être aussi de savoir où il en est à titre personnel avec lui. A cela, Rufin ne répond pas directement, même si la fin du roman pourrait laisser penser qu'il continue à avoir du mal à le haïr et qu'il reporte ce violent sentiment sur d'autres personnes de l'entourage de Sarkozy...

Bref, il n'y a pas que cet aspect des choses et, rassurez-vous si vous n'aimez pas ça, "le grand Coeur" se lit parfaitement bien et est tout aussi passionnant même sans rechercher les éventuels tiroirs dissimulés dans le coeur du récit. Mais je pense que cette parenthèse était importante aussi, car elle fait partie de l'esprit qu'a voulu insuffler Rufin à son roman.

La relation entre Coeur et Charles VII est évidemment celle qui sous-tend la majeure partie du roman. Comme Fouquet plus tard, même si la mentalité des deux hommes est sans doute très différente, Coeur va certes servir son roi, mais aussi lui faire de l'ombre, par sa réussite. Il a, à plusieurs reprises, l'occasion de mettre un terme à cet engagement, de se recentrer son activité commerciale voire de vivre confortablement de ses rentes...

Mais, il ne le fera pas. Il n'est pourtant jamais dupe du danger que représente Charles VII pour lui. Il sait pertinemment que la roue finira par tourner et que, tout argentier, tout homme richissime qu'il est, plus que le roi lui-même, il n'échappera pas à une disgrâce que les jalousies qu'il suscite à la Cour, lui qui en est devenu un des membres importants presque sans le vouloir, ne feront qu'amplifier...

Il sera fidèle à Charles VII alors qu'il a maintes fois l'occasion de nouer d'autres alliances politiques... Mais, ce sont ses alliances commerciales, ce réseau remarquable, surtout pour une époque à laquelle transports et moyens de communication étaient rudimentaires, qui va servir à ses détracteurs pour l'abattre. Ils y verront les trahisons que n'aura jamais commises Jacques... La dure loi de la politique... L'honnêteté y devient vite naïveté, la fidélité n'y est que rarement récompensée...

Et puis, il faut bien parler d'une femme. Elle traverse le roman en fulgurance, n'apparaissant que sur 120 pages à peine de ce roman qui en compte près de 500 mais elle marque Jacques Coeur à vie et le lecteur jusqu'au bout de la lecture par sa puissance et son mystère. Cette femme, c'est Agnès Sorel, la première maîtresse officielle de Charles VII.

On ne sait que peu de choses de la relation qu'ont nouée Jacques et Agnès. Ont-ils été amants ? N'ont-ils été qu'amis ? Rufin joue de cette ambiguïté historique mais fait entrer Agnès dans la vie de Jacques comme on lâcherait un chien dans un jeu de quilles : elle bouscule tout. A commencer par les certitudes de Coeur, qui, depuis longtemps, s'est consacré à sa vie d'homme d'affaires, déléguant les questions familiales à Macé, dont il n'a cessé de s'éloigner.

Coeur est nomade, Macé ne pense qu'à asseoir sa position sociale à Bourges, en témoignera le fameux palais Jacques Coeur, qu'il lui fera construire... et qu'ils n'habiteront jamais. Avec Agnès, Coeur se sent en phase, apaisé. Rufin dresse là un magnifique portrait de femme, elle aussi pleine de paradoxes et de contrastes, comme tous les personnages principaux de ce roman, une femme d'une beauté qui irradie, mais aussi une amoureuse éconduite qui, si elle n'aime pas le Roi, vivra terriblement mal sa propre disgrâce... A elle seule, un personnage de roman !

Sa disparition prématurée sera le début de la fin pour Coeur qui connaîtra la disgrâce peu après... Cette dernière partie, malgré les horreurs et l'angoisse qu'elle recèle, est pourtant habitée par une immense sérénité. Coeur (et Rufin, probablement derrière lui) concède qu'il n'a pas la foi. Mais il y a quelque chose de spirituel, malgré tout, dans le calme qui l'habite en pleine tourmente... Le calme de celui qui sait qu'il n'a rien à se reprocher... Et, là encore, c'est par ce qu'il a construit et qui l'a mené au sommet avant de provoquer sa chute qu'il réussira à déjouer les intentions de ses adversaires...

Avant de vous laisser par vous-même vous plonger dans "le grand Coeur", encore quelques mots. Dans sa postface, Rufin évoque l'influence de Marguerite Yourcenar sur son travail (on est corporate, à l'Académie !). Les mémoires de son Jacques Coeur sont écrites dans l'esprit qui préside aux "Mémoire d'Hadrien".

De ce fait, n'abordez pas "le grand Coeur" comme une biographie, ce n'en est pas une, mais bien un roman historique foisonnant et plein d'aventures, de bruit, de fureur, de traîtrise et de désillusions. La véritable biographie de Jacques Coeur est pleine de manques, d'incertitudes, on n'a même pas de portrait de lui, par exemple.

Alors, le romancier Rufin s'engouffre dans ces interstices et les remplit par son imaginaire. En restant, évidemment, dans la crédibilité historique, mais en s'appuyant sur l'imagination pour broder ce grand roman, qui est aussi un roman d'amour sur fond de changement historique majeur. Oh, bien sûr, les acteurs n'en ont pas conscience, de ce changement, nous le voyons avec le recul des siècles...

Mais, Rufin fait de Coeur un des pionniers, au moins dans l'esprit, de ce changement, un des premiers moteurs qui va amorcer le passage de la France médiévale et féodale vers la France de la Renaissance. Il est là, le rôle de Coeur, être un homme de la Renaissance avant l'heure, mais son action sera un signe avant-coureur...

Son expérience en Orient, tout ce qu'il en a rapporté personnellement, mais aussi ce qu'il aura contribué à faire venir, sans oublier un voyage fondamental à Florence, berceau de la Renaissance, tout cela a construit la philosophie de l'homme qu'est devenu Jacques Coeur. Rompant avec les traditions ancestrales, il va révolutionner en douceur tout un pan de la vie du royaume, désormais capable de s'auto-suffire financièrement. Et l'on va voir se matérialiser dans la double architecture du palais Jacques Coeur, à la fois médiévale et Renaissance, cette transition...





Mais, Coeur n'est pas le seul à enclencher ce mouvement. Sans Charles VII, d'ailleurs, cela n'aurait sans doute rien donner. Le Roi a su, c'est vrai, utiliser le travail de Coeur, mais il l'a aussi encouragé et soutenu. Or, dans un autre domaine, Charles VII lui aussi va pousser son royaume vers la modernité en lui faisant définitivement quitter l'ère de la chevalerie.

Il n'était pas encore roi en 1415, quand la chevalerie française est mise en déroute par les Anglais. Mais il en connaît parfaitement les conséquences, aussi bien militaires que politiques. Il sait que c'est de cette bataille qu'est née la situation terrible dont il a hérité en montant sur le trône... Alors, il change tout, tourne la page de ce passé perdant pour entamer une nouvelle période construite sur de nouvelles bases...

Bien sûr, il y aura l'épisode Jeanne d'Arc, mais ce sont les victoires sur les Anglais et la fin de la guerre de Cent Ans qui vont permettre au monarque d'asseoir sa légitimité, de faire taire les oppositions et surtout, d'entreprendre une réforme en profondeur du royaume à de nombreux points de vue...

Certes, son personnage est assez détestable, roué et indigne de toute confiance, changeant et sans scrupule, mais sans lui, pas de Jacques Coeur et réciproquement. Ces deux-là, unis dans le roman de Rufin, le sont aussi dans l'Histoire et, si les choses ont pris plus de temps, si le changement ne s'est pas fait aussi radicalement que peuvent le laisser croire ces mots, ils y ont une part véritable.

Je n'avais pas aimé "Globalia", sorte de sous- "1984" pas très,intéressant, j'ai enfin découvert le genre où je pense, excelle Rufin : le roman historique. Et l'envie est grande, désormais, de découvrir les autres romans historiques de cet auteur, dont "Rouge Brésil", pour lequel il reçut le prix Goncourt, il y a une douzaine d'années.



"Et je leur donnerai dans ma maison et dans mes murs un mémorial et un nom qui ne seront pas effacés" (Isaïe 56, 5).

Ce verset biblique est la devise du mémorial de Yad Vashem où sont honorés ceux qui ont été déclarés "Justes parmi les Nations". Disons-le d'emblée, la sortie de notre livre du jour (pas un roman, cette fois) tombe dans un contexte tendu, que vous devinez sans que j'aie besoin de m'étendre... Avec "l'étoile jaune et le Croissant" (chez Folio), Mohammed Aïssaoui, journaliste au Figaro Littéraire, s'interroge sur le rôle des musulmans de France pendant l'Occupation et sur leur absence totale parmi les Justes. Si la question est non seulement légitime, mais aussi passionnante, on sort de cette enquête, l'auteur, comme le lecteur, je pense, avec un certain malaise à l'esprit. Comme si l'omerta planait sur cette question...





Deux questions ont été à l'origine de l'enquête qui a abouti à la rédaction de "l'étoile jaune et le croissant". D'abord, pourquoi, parmi les 23000 Justes parmi les Nations, ne trouve-t-on qu'une soixantaine de musulmans, et aucun, originaire de France, du Maghreb ou du monde arabe ? Ensuite, quel a été le rôle de la Grande Mosquée de Paris sous l'Occupation et le recteur de l'époque a-t-il, comme on l'entend parfois, permis à certains juifs d'échapper aux rafles et à la déportation ?

De prime abord, le lecteur que je suis se dit : quel excellent sujet, on va en apprendre énormément et surtout, on va prendre une leçon de tolérance... Mais, voilà, je ne sais pas si Mohammed Aïssaoui pensait comme moi au moment de se lancer à corps perdu dans cette enquête, mais force est de reconnaître que rien ne s'est vraiment passé comme prévu...

Il y a, en premier lieu, évidemment, la difficulté du temps qui passe. Les témoins directs sont de moins en moins nombreux et n'ont pas forcément choisi de se confier à leurs descendants. Alors, rabattons-nous sur les archives, les témoignages écrits, des documents divers et variés... Là encore, le bât blesse, parfois de façon très surprenante...

Dans un pays à la tradition bureaucratique aussi profondément ancrée, comment expliquer qu'on trouve si peu de choses sur la question ? Et, allons plus loin, est-ce imaginable que la Mosquée de Paris ne dispose d'absolument aucun service d'archives digne de ce nom, par lequel on puisse reconstituer, au moins partiellement, les événements qui se seraient déroulés dans ce lieu ?

Attention, il ne s'agit pas d'attaquer tel ou tel, mais bel et bien de constater qu'on ne sent pas, sur la question, un empressement à évoquer la période... Dalil Boubakeur, actuel recteur et personnage pourtant au combien respectable, semble lui-même accorder assez peu de crédit à l'idée d'une filière permettant aux Juifs de fuir via la Grande Mosquée de Paris...

Idem du côté des responsables du Mémorial de Yad Vashem. Si l'on comprend bien leur volonté de s'appuyer sur des données vérifiables, vérifiées, recoupées au terme d'une longue enquête, et donc, leur difficulté, faute d'archive, à aborder la question de la Mosquée de Paris, on comprend mal, par exemple, que Mohammed V ne fasse pas encore partie des Justes, alors que son action envers la communauté juive au Maroc, en particulier lorsqu'il refusa la mise en place des lois antisémites promulguées par le régime de Vichy, est de notoriété publique...

Devant l'aspect manifestement épineux de la question, Mohammed Aïssaoui a donc dû renoncer aux voies officielles pour partir à la pêche aux témoignages, afin d'étayer son enquête... Là encore, le temps a fait son oeuvre et les témoins directs ont disparu... D'un documentaire diffusé sur FR3 au début des années 1990 dans une certaine indifférence au film d'Ismaël Ferroukhi, "les hommes libres", les pistes existent, mais comment affirmer que les faits racontés sont avérés ?

Alors, Mohammed Aïssaoui va s'orienter vers une personnalité clé de cette période : Si Kaddour Benghabrit, fondateur de la Grande Mosquée de Paris et son recteur pendant l'Occupation. C'est lui qu'on voit en couverture de l'édition Folio de "l'étoile jaune et le Croissant" et, dans le film de Ferroukhi, c'est le formidable Michaël Lonsdale qui l'incarne...

Si le personnage est fascinant, autorité morale manifeste, grand diplomate sachant parfaitement ménager la chèvre et le chou, homme de grande culture, mais aussi auteur de pièces de théâtre fort légères, voire licencieuses, bon vivant, amateur de bonne chère et volontiers séducteur, il n'en reste pas moins assez difficile de savoir quel a été son rôle exact vis-à-vis des Juifs...

Là encore, Aïssaoui n'aura à se mettre sous la dent que des témoignages indirects, des présomptions, des accusations allemandes qui ont pesé sur lui, des inimitiés fortes des milieux antisémites, y compris au sein de la communauté musulmane, la présence parmi ses proches de résistants, rien ne permet de trouver les éléments décisifs qui feraient sortir son action supposée en faveur des Juifs de la légende pour en faire un fait historique...

Et si les recherches semblent dessiner le portrait d'un personnage plein d'ambiguïtés, peut-être même des zones d'ombre, on découvre aussi que Si Kaddour Benghabrit devait suffisamment déranger nombre de ses contemporains pour qu'on essaye de lui nuire, de le calomnier ou de l'accuser de tel ou tel méfait. Dans un sens comme dans un autre, aussi bien vers la Collaboration que la Résistance... Et tout cela ne tient, bien souvent, guère la route...

Citons deux histoires remarquables, et elles ne sont pas les seules, qui ne peuvent qu'émouvoir mais aussi sérieusement faire réfléchir... La première, c'est celle d'Oro Tardieu. Infirmière, juive née au Maroc, elle travaille à l'hôpital franco-musulman de Bobigny, dont la gestion dépend de la Grande Mosquée de Paris.

Les documents attestant de l'intervention du recteur en faveur de cette jeune femme afin qu'elle conserve son emploi après l'entrée en vigueur des lois anti-juives de Vichy existent. Mais cela suffit-il à démontrer que Si Kaddour Benghabrit l'aura protégée ensuite, qu'il l'aura aidée à fuir Paris en la cachant dans les locaux de la Mosquée ? Non, et rien ne vient accréditer cette thèse...

L'autre histoire concerne une personnalité bien plus connue du grand public : Philippe Bouvard. L'homme de radio et de télé se souvient avoir connu, dans son enfance, Si Kaddour Benghabrit. Sa mère et le recteur semblaient amis et le petit Philippe a souvent fréquenté les locaux de la Grande Mosquée à cette époque...

Là encore, on a un témoignage direct qui atteste que le grand recteur de la Mosquée de Paris n'hésitait pas à inviter des personnes de confession juive dans les lieux, mais, si Philippe Bouvard et sa maman ont survécu à cette période terrible, il ne semble pas que Si Kaddour Benghabrit ait joué un rôle ou qu'ils soient passés par la Grande Mosquée pour se sauver...

Mohammed Aïssaoui retracent d'autres destins qui ont tous eu un lien avec le recteur et la Mosquée de Paris, mais, parmi eux, rares sont ceux qui évoquent la protection de l'institution... Et, quand c'est le cas, comme Albert Assouline, qui évoque une fuite par les égouts, aucun document, aucune autre source ne vient corroborer ce témoignage...

Que d'impasses dans les recherches de Mohammed Aïssaoui, qui ne s'est jamais découragé, n'a jamais renoncé ! Et, souvent, le choc de retrouver les mêmes noms dans des témoignages ou des archives et, peu après, sur les listes des victimes de la Shoah... Mais, qu'à cela ne tienne, le journaliste s'entête et nous parle aussi du contexte qui entoure ces événements.

Et on apprend une foule de choses, en particulier à propos de la communauté musulmane de France (une France encore élargie à ses colonies d'Afrique du Nord, évidemment). On la découvre sujette aux mêmes divisions que l'ensemble de la population française, à cette époque, avec des résistants mais aussi, peut-être plus étonnant, des collaborateurs...

Vous serez sans doute nombreux à découvrir l'existence d'une légion SS musulmane, par exemple... Dans l'idée de Himmler, mais aussi celui des responsables musulmans de cette ahurissante initiative, le vieil adage qui veut que les ennemis de mes ennemis, etc. Eh oui, l'antisémitisme (et je dis bien antisémitisme, même s'il rejoint pour certains acteurs de l'époque l'antisionisme sans s'y substituer) était fortement présent chez certains musulmans qui ont trouvé dans les événements un moyen de l'exprimer de la pire des façons...

Mohammed Aïssaoui, avec "l'étoile jaune et le Croissant", nous propose bien des sujets de réflexion. Mais je suis sorti de cette lecture avec un certain malaise. Un malaise qui n'est pas du tout lié au travail en lui-même du journaliste, bien au contraire, mais plutôt à ce qu'il met en évidence... Lui ne le dit pas ainsi, peut-être me contredirait-il, d'ailleurs, les mots que je vais employer sont ceux d'un lecteur : pourquoi tant de mauvaise volonté, d'un côté comme de l'autre ?

Pourquoi un sujet aussi fédérateur, l'aide des musulmans aux juifs mais aussi l'évidence qu'une vie harmonieuse entre ces deux communautés est possible, ne semble-t-elle pas plus que ça susciter l'enthousiasme ? J'ai été frappé de la froideur, voire du peu d'intérêt pour les questions de Mohammed Aïssaoui, tant chez Dalil Boubakeur que Serge Klartzfeld...

Comment l'idée d'un réseau de résistance protégeant des juifs et les aidant à fuir en zone libre puis outre-mer n'excite-t-elle pas plus les curiosités ? Le prouver, accumuler les sources, les récits concordants, vérifier des dires comme le fait Aïssaoui (en scrutant le plan des égouts de Paris, par exemple) serait d'une portée historique insigne, me semble-t-il !

Eh bien non, on ne se bouscule pas, on se retranche derrière l'absence de preuves matérielles, d'archives, mais est-ce suffisant ? Je veux bien croire que la Grande Mosquée de Paris n'ait jamais eu de services d'archives digne de ce nom, mais ça me sidère, tout simplement... Et, pendant ce temps, les témoins s'éteignent et les preuves éventuelles deviennent de moins en moins directes...

Je me dis que cette enquête (qui sort en poche, donc qui a connu une première vie en grand format) pourrait là aussi réveiller des mémoires, faire resurgir des témoignages, des documents, des récits écrits, etc. Or, il n'y a pas de complément à cette nouvelle édition, comme cela arrive parfois, avec les biographies (je me souviens de la biographie de Simenon par Pierre Assouline, qui avait déclenché un grand nombre de témoignages, au point que, dans l'édition Folio, l'auteur en avait fait écho)...

Nouvelle bouteille à la mer, avec cette sortie Folio ? Je l'espère, pour l'histoire, pour la mémoire, mais aussi pour Mohammed Aïssaoui, qui verrait récompensée sa farouche volonté. Je vais finir en parlant de lui, car il ne faut pas seulement mettre en avant son travail, mais aussi parce qu'il fait briller une lumière dans la tourmente actuelle...

Il y a un esprit de tolérance et de respect de l'autre chez Aïssaoui comme on aimerait en voir plus souvent, alors que des idées nauséabondes sont mises à la une par des individus bien peu recommandables... On le sent, à chaque page, lutter contre les tentations communautaires, contre un antisémitisme de bon aloi dès lors qu'on est musulman, et son enquête va toute entière dans ce sens (ce qui m'énerve encore un peu plus, quand je vois le peu de réaction que cela suscite parmi les figures des deux communautés...).

Mais, il y a un autre élément qui me paraît devoir être souligné pour saluer le travail littéraire et mémoriel que Mohammed Aïssaoui a entrepris. Car, son précédent livre, "l'affaire de l'esclave Furcy" (disponible aussi chez Folio), prix Renaudot de l'essai, retraçait un autre drame humain, s'appuyant sur des archives oubliées et jamais exploitées.

Oui, on peut aussi bien parler de l'esclavage que de la Shoah, on peut, sans les mettre en compétition dans un jeu mémoriel des plus malsains, rappeler quels drames humains, individuels et collectifs, ils ont provoqué. On peut entretenir le souvenir de ces abominations pour que s'effectue de générations en générations la transmission et que jamais ne gagne l'indifférence...

En exergue de "l'étoile jaune et le Croissant", Mohammed Aïssaoui cite Elie Wiesel, qu'il a rencontré au début de son enquête : "celui qui écoute le témoin devient témoin à son tour", lui a dit le prix Nobel de la paix. On retrouve aussi dans ces mots la volonté d'un Primo Levi, celle de témoigner pour lutter contre l'oubli et le passage du temps.

Le paradoxe n'est pas mince : Yad Vashem n'accepte que des témoignages étayés par des documents officiels, la seule transmission orale ne suffit pas... Pourtant, c'est aussi par elle que traversent les époques les récits de ceux qui ont connu et souffert de la barbarie. Sur ce même blog, nous avons parlé de "Kinderzimmer", le roman de Valentine Goby, qui repose sur le récit de survivantes, et ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres...

Mohammed Aïssaoui se veut témoin à son tour, témoin de ce qu'il a pu lire, dénicher, entendre, recevoir de la part de ceux qu'il a rencontrés, qu'il a parfois replongés dans un passé douloureux. Oui, il transmet, et, à notre tour, lecteurs de ce livre, nous serons témoins, certes toujours dans le doute quant aux faits, mais pas à l'esprit, je pense, ni à l'idée que Juifs et Musulmans peuvent vivre ensemble et s'entraider dans les pires circonstances... On en est si loin...

Mais, Aïssaoui, en terminant son livre par cette fameuse phrase, "celui qui sauve une seule vie, sauve le monde entier", rappelle qu'elle est présente à la fois dans le Talmud et dans le Coran. Puisse-t-elle, au-delà des questions de race, de religion, d'origine de toutes sortes, nous inspirer et nous aider à ne jamais oublier les pires heures de l'Histoire afin d'éviter qu'elles puissent se reproduire...