dimanche 29 mars 2015

"Ma famille, tous toubibs depuis Molière".

Une petite heure. Voilà le temps qu'il vous faudra pour dévorer d'une traite notre livre du jour. Un bref roman très drôle et plein de fantaisie sur un monde pas toujours joyeux, celui des hôpitaux. Et des aréopages médicaux, si souvent sérieux et compassés, et, ici, passés à la moulinette par un des écrivains français contemporains les plus allumés : Daniel Pennac. Folio vient de publier en poche "Ancien malade des hôpitaux de Paris", que Gallimard avait publié en 2012. On y retrouve tout à la fois la légèreté, le sens du comique et de la dérision de l'auteur, mais aussi ce sens de l'observation qui égratigne sans aucune méchanceté. Une soixantaine de pages, menées tambour battant et crescendo, jusqu'à la chute finale, hilarante et remarquablement bien vue. Un petit bonheur de lecture, sans prise de tête, juste pour passer une bonne après-midi dominicale quand il pleut et fait frais dehors et que l'ambiance générale est bien pourrie...



L'inconvénient, quand on est écrivain et qu'on est un peu connu, c'est qu'il arrive qu'on vous reconnaisse. Une fois encore, l'auteur est interpellé par un homme qui n'a jamais sans doute lu aucun de ses livres, mais c'est qui il est. Et, ça tombe bien, il en a une bien bonne à lui raconter. Une histoire qui pourrait, pourquoi pas, inspirer à l'écrivain, un des romans bien tordus dont il a le secret...

Commence alors le monologue de Gérard Galvan, celui d'une nuit de garde pas comme les autres qu'il a vécue il y a une vingtaine d'années, alors qu'il était tout jeune dans cette carrière médicale à laquelle les membres de la famille Galvan semble inéluctablement destinés depuis des générations. Jeune et ambitieux, rêvant à sa future carte de visite, véritable panégyrique sur rectangle Bristol, Galvan se donne corps et âme.

Lors de ces gardes de nuit, alors que les urgences ne désemplissent pas, que les malades s'accumulent et doivent patienter (dans tous les sens du terme) pendant des heures, Gérard Galvan multiplie les diagnostics, soigne à tour de bras, réconforte, aiguille vers les autres services les malades les plus touchés et doit faire des choix, parce qu'il ne peut pas s'occuper de tout le monde en même temps.

A Gérard Galvan, incombe ce choix au combien injuste du choix, des priorités, des patients qui vont accéder aux soins rapidement et à ceux qui vont devoir poireauter encore et encore, parce que leur cas ne semble pas, à vue de nez, trop grave. Mais, parfois, l'instinct... Alors, quand un homme que Galvan voit depuis des heures dans la salle d'attente, s'effondre d'un seul coup, tout bascule.

L'homme va mal, très mal. Galvan le croit même mort, un instant, tant il a semblé tomber comme une masse. L'interne déclenche aussitôt le branle-bas de combat, car il faut certainement intervenir au plus tôt, dans l'espoir de sauver ce malheureux bien mal en point. Les symptômes semblent indiquer que le patient va devoir illico passer sur le billard.

Alors, Gérard Galvan s'efface, parce qu'il n'est que l'interne, en charge des urgences. Place aux spécialistes, ceux dont les cartes de visite sont déjà bien remplies, les pontes, les sommités du monde médicales, qui ne se déplacent pas pour un ongle incarné ou un petite grippe saisonnière, mais pour des problèmes sérieux qui vont nécessité autant leur savoir que leur savoir-faire.

Après la panique du premier moment, la confiance revient, l'homme sera entre de bonnes mains, vite et bien soigné et on n'en parlera plus... Mais, Gérard Galvan n'est pas au bout de ses peines. Car, des patients comme celui-là, on n'en croise pas souvent dans une vie de médecin, qu'on soit débutant ou chef de service expérimenté.

Non, ce patient-là, débarqué précisément ce soir-là, alors que Gérard Galvan était aux commandes des urgences de l'hôpital dont il rêvait de devenir lui-même un de ces pontes, non plus docteur, mais Professeur, Professeur Gérard Galvan, ça en jette, n'a rien à voir avec les patients habituels qui s'entassent dans ce service. Celui-là va carrément mettre l'hôpital entier sens dessus dessous.

Vous aimez "Dr House" ? On s'attend presque à le voir débarquer, boitant bas, s'appuyant sur sa canne, l'air préoccupé et l'oeil qui frise. Parce que ce patient, celui dont Gérard Galvan a hérité ce jour-là, il aurait pu tout à fait être au coeur d'un épisode de la fameuse série médicale. Et, de l'interne aux plus "cartedevisités" des médecins de l'établissement, on va s'arracher les cheveux.

Non seulement ce patient est insaisissable, malgré sa prostration, mais en plus, les catastrophes vont s'enchaîner, au point de faire oublier à Gérard Galvan tous ses rêves de gloire, telle Perrette et son pot au lait, voyant s'envoler ses veaux, vaches, cochons, couvées... Le faisant douter de sa vocation, lui, le dernier rejeton d'une lignée de médecins !

Mais qu'a-t-il donc, ce gars-là ? Eh oui, tout est là. Le titre de ce billet est une phrase prononcée par Gérard Galvan au début de son monologue. Et ce taquin de Pennac joue avec cela, la médecine d'aujourd'hui, qui possède un savoir immense, mais parfois se retrouve confrontée à l'incompréhensible.

Cette nuit-là, les urgences vont ressembler à ces pièces de Molière où les médecins, ces doctes savants parlant latin et si sûr de leurs savoir, entourent le patient en énonçant leurs vérités, rapidement contredites par les faits. Il ne leur manque que la veste noire et le chapeau haut de forme sur la tête. Les blouses blanches qui les remplacent n'y changent rien, les pontes sont changés instantanément en Diafoirus.

A ce propos, bravo à Manu Larcenet, qui signe la couverture de cette édition Folio. Une illustration parfait, parce qu'on y retrouve à la fois ce qui se passe dans le livre de Pennac, tout en rappelant ces scènes des pièces de Molière dont nous nous souvenons pour la plupart, après avoir planché dessus à l'école.

Plus de clystères, mais un sacré mystère à résoudre, pour Gérard Galvan. Un interne qui n'est pas au bout de ses peines, car, si le livre est court, sa nuit de garde, elle, est terriblement longue... Et ce n'est pas fini ! On suit les péripéties de cette folle soirée le sourire aux lèvres, en rigolant même franchement par moment, tant Pennac est capable d'insuffler de burlesque même dans une situation potentiellement dramatique.

Je me suis énormément amusé avec cette histoire de cartes de visite, running gag qui sert de fil conducteur à cette histoire, et qui semblent avoir remplacé les diplômes comme preuve irréfutable de savoir et de talent. Quelques centimètres carrés de papier, plus ou moins épais, plus ou moins chics, selon le niveau et les moyens. Et quelques lignes, pur concentré de vanité qu'on affiche fièrement.

Et puis, j'ai aussi vu remonter quelques souvenirs personnels, lorsque j'étais moi-même patient avec des symptômes difficiles à déchiffrer. Bon, pas au point de ce lui que doit prendre en charge Gérard Galvan, n'exagérons pas. Mais, je me rappelle de certaines scènes, de certaines phrases, qui n'auraient pas déparé chez Pennac. L'humour noir, un bon antalgique !

Il n'y a jamais de méchanceté, chez Pennac. Son humour fait mouche sans être blessant, il raille sans mépriser. Ici, ce sont les mandarins du monde médical, parfois un peu perdus dans leurs tours d'ivoire (ivoire, comme la couleur du papier de leurs cartes de visite, tiens) qui en prennent pour leur grade, peut-être parce qu'il leur arrive d'oublier qu'il ont pour matière première des êtres humains.

Attention, ne nous méprenons pas. Le pauvre bougre qui souffre mille maux sur son brancard, ils veulent le sauver, c'est indéniable. Mais, son cas les excite par sa complexité et le diagnostic devient alors oeuvre d'art. Celui qui décrochera la timbale en trouvant de quoi souffre le malade et contribuera à la soigner pourra ajouter une ligne à sa carte de visite, un titre de gloire à son palmarès.

C'est cette vanité-là que dénonce, rigolard, le créateur des Malaussène. Celui qui fait de la science, du savoir, un outil de gloriole, pas franchement désintéressé. Et le patient, dans tout ça ? Qu'est-il réellement aux yeux de ces importants ? Il y a dans ce "Ancien malade des hôpitaux de Paris", quelque chose d'une fable où Pennac se mue en moraliste. Et il y parvient avec brio.

samedi 28 mars 2015

"Quand on a une fois offensé un Corse, il ne faut se fier à lui ni durant ni après sa vie" (Proverbe corse).

C'est un véritable western, que je vous propose de découvrir, aujourd'hui. Mais il ne se déroule pas dans les Grandes Plaines, au Far West, dans la Californie de la ruée vers l'or ou dans le désert du Nevada. Non, c'est en Corse, que nous allons, la Corse du XIXe siècle, en proie à ces bandits entrés dans la légende par leur violence, leur cruauté, mais aussi, à leur façon, leur honneur... La vendetta permanente... C'est au crépuscule de cette époque que se déroule "Orphelins de Dieu", de Marc Biancarelli, publié chez Actes Sud, un roman dense, puissant, à la fois sombre et terriblement lumineux, servi par une écriture magnifique et incroyablement visuelle. Enthousiaste, moi ? Oui, très clairement, car c'est pour ce genre de romans que j'aime lire, ceux auxquels j'ai l'impression d'assister en direct, de tout voir, de tout ressentir... Et puis, surtout, il y a au centre de ce livre, un fascinant et improbable duo. Et impitoyable, malgré tout.



Vénérande vit seule avec son frère dans un coin reculé de Corse. Quand on dit reculé, c'est vraiment reculé, en pleine montagne, loin de tout. Et la jeune femme doit tout faire car son frère n'est plus capable de l'aider. Un jour, alors qu'il gardait un troupeau, il a été attaqué par un groupe d'hommes venus se servir parmi les bêtes.

Mais les voleurs de bétail ne se sont pas arrêtés là. Tous les quatre, sur les recommandations du chef de la bande, un homme aux yeux vairons, se sont acharnés sur le garçon, le défigurant et le laissant traumatisé au point qu'il ne s'en est jamais remis. Physiquement, parce que les cicatrices terribles qu'ils lui ont laissées ne s'effaceront jamais et parce que, faute de langue, il ne parlera plus.

Et puis, dans la tête aussi, ça a coincé, à partir de ce jour-là. Le frère de Vénérande n'était déjà pas le plus éveillé des garçons de l'île, mais la dérouillée qui lui a été savamment administrée a fait de lui un éternel enfant, incapable de penser et d'agir comme tout un chacun. Peut-être aurait-il mieux valu qu'ils le tuent, mais ils l'ont laissé ainsi, au grand désespoir de Vénérande.

Alors, un jour, elle quitte sa maison au milieu de nulle part et gagne la ville voisine. Oh, elle n'y vas pas par hasard, elle a même une idée bien précise en tête : offrir une forte somme d'argent à un homme pour qu'il retrouve les bourreaux de son frère et les tue. Pas d'alternative, une vendetta dans les règles et sans espoir de retour ; soit elle sera vengée, soit elle aura tout perdu, y compris sa vie.

Là encore, elle ne fait pas cette démarche par hasard. Elle sait que dans un des débits de boisson de cette ville, elle trouvera en train de boire ses derniers deniers un certain Ange Colomba. Ange, ça a été un cador, une épée, moi, j'suis objectif, on parlera encore de lui dans cent ans, aurait pu écrire Michel Audiard sur cet homme.

Un bandit vrai de vrai, un des derniers survivants de cette époque mythiques des bandits corses qui ont mis l'île en coupe réglée et que personne, si ce n'est eux-mêmes, par vengeances et massascres successifs, n'a réussi à arrêter. Ange, dans sa jeunesse, après la chute de l'Empereur, a fait partie de la bande d'un des plus célèbres d'entre eux : Théodore Poli.

Par la suite, il a survécu quand la plupart de ses compères sont morts, et pas de vieillesse dans leur lit. Lui-même, chaque jour que Dieu a fait et fait encore, n'en revient pas de survivre. Car, il le sait, son destin, c'est de finir truffé de plomb, comme tant d'autres avant lui. Jusqu'à présent, il a toujours été du bon côté du fusil et a gagné dans l'affaire un surnom qui fait frissonner à travers l'île quand on le prononce : l'Infernu, l'Enfer.

Mais, lorsque Vénérande vient lui proposer son marché, l'Enfer jette manifestement ses derniers feux. L'homme est vieux, usé, abîmé, plus souvent ivre qu'autre chose, malade, au bout du rouleau... Il n'est pas certain de pouvoir réussir ce que lui demande la jeune femme. Mais il sait un chose : ce sera sa dernière campagne, quoi qu'il arrive. Parce que soit il y reste, soit il n'aura plus assez de temps pour dépenser ce qu'elle lui offre, même en choisissant les alcools les plus coûteux. Et à un contre quatre...

Malgré ton, son instinct premier lui dit de refuser ce marché. Pour elle. Il n'est pas dupe, Ange, il sait d'expérience comment tout cela fonctionne, les interminables spirales de violence qui se déclenchent sur cette île depuis toujours et traversent les générations. Et la gamine, pour lui, c'en est une, elle n'a pas les épaules pour cela. Les gars qu'elles veut voir refroidis, ce ne sont pas des tendres. Car, celui aux yeux vairons, Ange le connaît...

Finalement, c'est la détermination de la jeune femme qui va l'emporter. De l'airain, et de la lave dans les veines, cette Vénérande. S'il avait refusé, elle n'aurait pas renoncé, aurait cherché un autre pour accomplir ses basses oeuvres, un moins bon que lui, et elle aurait été bien plus en danger. Alors, il ira, dessoudera tout ce beau monde et basta. Enfin, s'il tient jusque-là et se montre plus malin qu'eux...

Vénérande et Ange, c'est l'alliance de la carpe et du lapin, de l'ange et du démon... Ils sont tellement différents, il est vieux, elle est la jeunesse, elle est ravissante, il n'est plus qu'un cadavre ambulant, elle est déterminée, il est au bout du chemin, elle est en colère, il est désabusé, elle est timide, il bouillonne encore de violence... Et pourtant, c'est ce curieux attelage qui va partir en guerre...

Une quête de vie et de mort, de vengeance et d'absolu, d'accomplissement et aussi, malgré tout, de rédemption. Car Ange le sait, pour une fois dans sa chienne de vie, dans son existence d'orphelin de Dieu, il agira du côté du bien, dans cette histoire, en châtiant des hommes de son acabit, des monstres sans coeur, sans âme. Sans honneur.

Et, tout au long de cette recherche, alors que Vénérande se referme comme un coquillage, Ange raconte son glorieux passé. Enfin, glorieux... Il raconte comment le jeune garçon destiné à reprendre la ferme familiale est devenu un bandit craint et redouté à l'infernal surnom. Réveillant ainsi la cohorte de spectres qui le hantent au fur et à mesure qu'il se rapproche de la fin.

Mais bien plus que l'histoire elle-même, intéressante, profonde, bien plus que cette étrange relation que nouent Vénérande et Ange, bien plus que ce passé aux allures d'Armée furieuse, ce qui fait la force, que dis-je, la puissance du roman de Marc Biancarelli, c'est son écriture, qui sublime véritablement le récit.

Une écriture au cordeau, sèche mais pas aride, descriptive mais pas chiante, capable de créer un climat sombre et oppressant et pourtant, plein de lumière et d'éblouissement. C'est simple : Marc Biancarelli écrit, on y est. On voit, de nos yeux, la scène se dérouler. On ressent tout, le climat, les odeurs, les sons, la tensions, tout, on est dans l'histoire.

Me sont revenus en mémoire des sensations connues lors de la lecture d'un roman en particulier, pas de son ensemble, d'ailleurs, mais de sa première partie : "le soleil des Scorta", de Laurent Gaudé, autre auteur Actes Sud. La même impression de sentir la chaleur sur ma peau, le soleil, quand il est là, me réchauffer, me cuire, ou la nuit me faire frissonner.

Il y a, pour moi, dans l'écriture de Biancarelli, comme dans celle de Gaudé, cette capacité à faire ressentir aux lecteurs jusqu'aux détails les plus infimes, tout en les embarquant dans l'histoire presque malgré eux. Chaque phrase est ciselée, aucun mot n'est inutile, c'est rude comme la Corse et en même temps terriblement envoûtant.

Mais cette écriture-là n'épargne rien, à commencer par la violence, qu'elle rend également parfaitement, douloureusement. Et il n'en manque pas, dans "Orphelins de Dieu". C'est un livre dur, sanglant, mais la violence est aussi dans les rapports humains, dans la déshumanisation de ces bandits qui, peu à peu, deviennent stricto sensu des desperados et des êtres sans foi ni loi.

Des chiens de guerre retournés à l'état sauvage, voilà dans quelle meute Ange est devenu démon. Peut-être même le pire de tous, puisqu'il a survécu sans jamais se ranger. Cette troupe, avec sa hiérarchie, ses codes, ne défend aucun idéal. Ses membres prennent même sans doute plaisir aux rapines, aux bagarres, aux fusillades, aux meurtres...

Ils sèment la désolation sur leur passage, on ne les admire plus, on les fuit, on a peut d'eux. On veut les abattre. Il n'y a plus de retour en arrière possible et, au fur et à mesure que ses compagnons disparaissent, parfois après avoir cru qu'on pouvait quitter une telle carrière, Ange va assimiler l'idée que seul la mort mettra un terme à cette cavalcade...

L'Infernu est épuisé, lorsque Vénérande vient le trouver. Elle n'a pas l'air, jolie comme elle est, mais elle est la faucheuse, enfin, celle qui vient lui mettre en main le marché qui achèvera ce parcours imprégné du sang des victimes. On se dit que, dans l'état dans lequel on le découvre, il pourrait croire à une mort, si ce n'est douce, au moins naturelle.

Mais, pas du tout, l'Infernu sait que la boucle doit être bouclée et qu'elle ne le sera que s'il en finit sur le terrain. Et c'est parti pour un dernier tour de piste. Sanglant, forcément sanglant. Histoire de graver les dernières lignes de cette légende qui devrait lui survivre. Mais que va-t-il rester de la légende de l'Infernu, le dernier des grands bandits corses ?

Crépusculaire, c'est le mot devenu presque un cliché qu'on emploie dans ces cas-là. Alors, allons-y, puisqu'il correspond parfaitement à la situation. Quoi qu'il arrive, la fin est proche pour Ange, alias l'Infernu. Et l'écriture à la fois sombre et lumineuse de Marc Biancarelli accompagne autant qu'elle décrit le déclin de cet homme qui a longtemps fait peur, rien qu'à l'évocation de son nom.

La beauté et la violence de ce roman sont inextricablement liées, comme deux brins d'ADN formant leur spirale. Parce que cette île de Beauté est violente. Parce que la violence est belle aussi, malgré son atrocité. Le final de ce roman, si on s'attend à une partie, prend une tournure très différente ensuite. Et offre une vision plus noire encore des choses.

Orphelin de Dieu, l'Infernu ? C'est possible, mais peut-être pas Ange, le si mal prénommé. Cela reste à voir... Et, si l'Infernu verra sans doute sa légende se perpétuer, si son nom, tel celui d'un terrifiant croquemitaine, servira à calmer les enfants désobéissants, que restera-t-il de l'homme ? Le roman de Biancarelli est aussi cela : une réflexion terrible sur le décalage entre la légende et la réalité.

Et Vénérande ? Pour elle, c'est différent, car jamais elle n'a aspiré à la légende. Juste à la vengeance. Et elle devra vivre avec ce poids, sans doute. Le poids de cette alliance délétère avec un assassin sans pitié. Et la rupture qu'a marqué le passage à tabac de son frère, jour où elle aussi est devenue orpheline de Dieu.


Ah, un dernier mot. Ou plutôt une photo. Un objet qui revient beaucoup au fil des pages, et qui existe vraiment : la gourde de Théodore Poli... Parce que la légende de l'Infernu s'inspire de l'histoire réelle d'un certain nombre de ces bandits corses. Parce que, malgré tout, il y a derrière la solitude terrible de ces derniers moments, une formidable histoire d'amitié et de fidélité.


mardi 24 mars 2015

"Même si nous nous quittons aujourd'hui entre ces pages, nous ne cesserons jamais de nous aimer".

Ah, l'amour, toujours l'amour... Ses débuts. Sa fin... Des moments-clés de nos existences, qui nous marquent, nous pèsent, s'effacent parfois, mais peuvent aussi laisser de profondes blessures. L'amour qu'on sent à portée de main et qu'on ne saisit pas, l'amour qui dure et ne passe jamais, l'amour qui obsède et fait souffrir... Le destin amoureux, c'est le sujet central du nouveau roman de Harold Cobert, "Lignes brisées" (en grand format chez Héloïse d'Ormesson), qui, après la relation au père, dans son précédent livre (désormais disponible en poche) joue habilement de l'autobiographie, des faux semblants et de la mise en abyme pour parler du premier amour, le plus beau, le plus vrai, le plus fort. Un court roman, à la narration très travaillée, dont le morceau de gloire est une rencontre paroxystique entre les deux personnages du livre (les autres comptent peu, finalement). Sur un thème très classique, Harold Cobert offre un drame amoureux quasiment théâtral dans lequel la violence des sentiments va d'un extrême à l'autre.



Gabriel est un romancier à succès. Son dernier livre, "Lignes brisées", vient d'ailleurs de recevoir un de ces fameux prix littéraires capables, à eux seuls, d'assurer le succès d'un ouvrage en librairie. L'homme est populaire, demandé, et, ce jour-là, il se rend à Bruxelles, pour un entretien à la radio, une rencontre avec ses lecteurs et une séance de dédicaces.

Dans le train, il feuillette son roman, cherchant les extraits qu'il lira plus tard, lors de la rencontre à la librairie. Et le lecteur, comme en "caméra subjective", découvre ces passages qui semblent raviver dans la mémoire de l'écrivain, bien plus que les souvenirs de la rédaction du roman. Petit à petit, on comprend que ce voyage est tout... sauf anodin.

"Lignes brisées", le roman dans le roman, raconte l'histoire d'un amour. Un amour fou, immense, dans lequel on se consume jusqu'au jour où il s'arrête. Et; avec, la désillusion qu'on ressent lorsqu'il faut passer à autre chose. Un amour inoubliable, indélébile, comme entrer dans le code génétique de ceux qui l'ont vécu.

Or, c'est à Bruxelles que vit la jeune femme que Gabriel met en scène dans son histoire. Le narrateur, c'est lui, lui qui s'adresse par le tutoiement à son immense amour, inachevé, interrompu brutalement. Elle s'appelle Salomé et fut danseuse... Avec un prénom et une passion pareils, pas étonnant que le futur écrivain en ait perdu la tête...

Dans son train, Gabriel espère autant qu'il redoute de voir Salomé présente à la librairie, au milieu des autres lecteurs, avec, à la main, l'exemplaire de son livre qu'il lui a fait parvenir, attendant d'obtenir la précieuse signature de l'écrivain vedette... Mais, cette vague inquiétude n'est rien face à l'excitation de simplement la revoir, tant d'années après leur séparation.

Et Salomé, dans tout cela ? Evidemment, elle est le troisième point de vue de cette histoire. Elle travaille au Parlement Européen, a fait sa vie, mariage, enfant, loin de Gabriel, qu'elle n'a bien sûr pas oublié. Elle sait qu'il arrive, qu'il sera là, ce soir-là, et l'envie de le voir est forte, autant que celle de l'éviter. Une attraction-répulsion qui plonge ses racines dans leur histoire, commencée plus de 20 ans auparavant et qui a connu une longue éclipse, jusqu'à ce jour.

Que va-t-il advenir, lors de cette escale bruxelloise ? C'est évidemment l'enjeu de ce roman, celui que nous tenons en main, pas celui qui se trouve dans le livre. Suis-je clair ? Bref, pour faire plus simple : Gabriel et Salomé vont-ils se rencontrer, et si oui, comment se passeront ces retrouvailles, qui pourraient bien voir resurgir les vieilles rancoeurs.

A partir de maintenant, on entre dans la phase plus approfondie. Sois prévenu, ô lecteur qui passe par ici, qu'on va parler d'éléments qui pourraient constituer (mais quel vilain mot !) des spoilers... Enfin bref, le gars, y va causer du bouquin, alors, si ça ne te plaît pas, passe ton chemin, il est encore temps pour cela !

Gabriel et Salomé. Salomé et Gabriel. Qu'a-t-il bien pu se passer entre ces deux-là pour qu'ils n'aient pas vécu un véritable conte de fée, "ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants" compris ? C'est ce que dévoile peu à peu cette triple narration, l'anxiété actuelle des personnages et leurs préoccupations du moment, mais aussi leur histoire commune.

Jusqu'à LA rencontre. Longtemps, on se demande si elle va avoir lieu ou si les deux ex vont tout faire pour s'éviter. Une sorte du jeu de chat et à la souris autour de la dédicace bruxelloise. Une incertitude qui correspond bien au paradoxe de cette histoire : tout en menant leur vie chacun de son côté, tout en restant sans nouvelle de l'autre pendant des années, on comprend bien qu'il n'ont rieeeeeeeen oubliéééééé (mode Aznavour ON).

Mais, ce qu'on va découvrir, ce sont les non-dits, les culpabilités, les accusations, les responsabilités que chacun garde en lui, comme enkystés, depuis tout ce temps. La rencontre va être chaude ! Pas comme vous le pensez, petits coquins... Non, ça va chauffer, enfin, on va se dire les quatre vérités, tout ce qu'on a sur le coeur depuis si longtemps.

Et de cet affrontement, venimeux, injuste, blessant, même, vont sortir d'autres aspects qui vont surprendre même les premiers intéressés. Car oui, Gabriel et Salomé ce sont aimés, oui Gabriel et Salomé se sont quittés, mais tout cela a eu des causes et des conséquences qu'ignorent même les deux (ex-)amoureux et qui vont forcément changer la manière d'envisager leur relation.

Tout ce livre est là : non pas dans la dispute, presque inévitable, en cas de retrouvailles, ni la complicité, jamais démentie, ni les sentiments, sans doute en sommeil, mais comme les volcans, pouvant se réveiller brutalement... Mais bien dans ce coup de théâtre que représentent ces révélations qui vont frapper droit au coeur les deux anciens amants.

Le terme "coup de théâtre" n'est pas anodin, sous mes doigts. En effet, la scène charnière de ce livre, c'est la rencontre, on l'aura compris. Mais, elle ne se passe pas en public, à la librairie. Non, il lui faut de l'incertitude, de l'intimité, de l'isolement, pour que les sentiments contrastés, de la colère à la tendresse, s'expriment librement. Et que les voiles se lèvent...

Et cette scène, dans un parc de la capitale belge, m'a irrésistiblement fait penser à une pièce de théâtre. Un dialogue qui aurait de la gueule sur scène, avec une belle palette d'émotions à exprimer pour l'un comme pour l'autre. Une collision violente et douce dont ils sortiront forcément différents. Mais ensemble ?

"Lignes brisées", c'est le rappel qu'une vie amoureuse, c'est plus que la relation directe entre deux êtres, ce sont aussi des individualités, des existences, des choix... Des erreurs, aussi, des incompréhensions, des occasions et des actes manqués. Bref, l'amour n'est pas un long fleuve tranquille, et parfois, les courants sont contraires et l'eau efface sur le sable les pas des amants désunis... Tiens, ça me rappelle quelque chose, ça...

Le sujet est mélodramatique, voire dramatique sans mélo. Parce que ce sont deux moitiés d'orange qui n'ont pas su se réunir qu'on a là. Deux âmes soeurs, sans doute, qui se sont ratées. Et les raisons de leur rupture ont de quoi toucher le lecteur aussi, tant tout cela a des allures de gâchis terrible... Malgré tout, le talentueux et sempiternellement ironique Harold Cobert va y mettre son grain de sel.

Comment ce dandy (si, si) un tantinet sale gosse (re-si, si) pourrait-il aborder ce sujet autrement qu'avec un brin de dérision, de distance aigre-douce et d'humour qui grattouille ? Cela donne avant tout un dialogue brillant et plein de rebondissements entre les personnages, mais aussi ce canevas narratif plus complexe qu'on ne le croit.

Avec, au final, une curieuse inversion entre le réalité et la fiction. Car, le roman de Gabriel, fortement autobiographique, devient obsolète lorsque se révèle les raisons de cette histoire avortée. Et du coup, devient une véritable fiction, puisqu'il ne retrace plus qu'un point de vue et non les faits avérés. Ah, oui, vous étiez prévenus, mise en abyme...

Harold Cobert va plus loin encore dans ce gentil mélange des genres, en glissant à plusieurs reprises dans son roman, des clins d'oeil à lui-même et à ses autres livres... On voit clair, dans son jeu, nous laisser accroire que Gabriel, c'est lui, et que cette histoire, c'est la sienne. Loin de moi l'idée de tirer les conclusions, l'homme est très joueur et la fiction tient sans doute une bien plus grande part de "Lignes brisées" qu'il n'essaye de nous faire croire.

Et, sous ses airs bravaches, on comprend bien que c'est un grand sensible, notre Harold, qui cache ses émotions sous cette armure de "coolitude" échevelée que nous connaissons. Comme dans "Au nom du père, du fils et du rock'n'roll", l'armure se fend lorsqu'on arrive au coeur de ce roman. Et le grand coeur tendre et palpitant se révèle alors, l'auguste devient clown blanc et la larme n'est pas loin de perler au coin des paupières.

J'aimerais retrouver Gabriel et Salomé dans dix ans (nan, pas sur la Place des Grands Hommes, pfff...), vingt ans, voir ce qu'il sera advenu d'eux. Voir comment leurs lignes de vie, brisées, ont évoluées. Si elles ont pu être redressées, raccommodées, si elles ont suivi des trajectoires parallèles ou divergentes, si elles ne sont pas comme ces lignes qui, entrant dans l'eau, subissent, par effet d'optique, d'étranges déviations.

Et puis, surtout, savoir ce qu'il reste de leur adolescence et de ces retrouvailles bruxelloises, quels effets l'érosion du temps aura eu sur eux, leurs sentiments, leurs relations... Je les pense indissociables, mais... Le vie, ma brave dame, la vie ! Rien n'est acquis, certainement pas ce genre de choses... Alors, ne jouons ni les Bisounours, ni les oiseaux de mauvais augure et laissons-les vivre. Tout simplement...

dimanche 22 mars 2015

"La vie était là : dans la zone d'ombre qui séparait la perfection d'une part, et d'autre part, le chaos du flux et du reflux humains qui empêchaient de l'atteindre".

Voici un roman qui est un savant mélange des genres entre roman historique, saga familiale, chronique d'une époque et fantastique. De quoi dérouter certains lecteurs, sans doute, mais il se dégage tellement de choses de ce roman, il vit encore si longtemps après la fin de la lecture qu'il devrait aussi en ravir d'autres. Graham Joyce, son auteur, est décédé l'an passé, mais son oeuvre demeure et mérite qu'on la découvre. "Lignes de vie" est récemment sorti chez Folio SF et le choix de ce roman particulier, sur un monde qui renaît sur un tas de ruines, est judicieux pour saluer sa mémoire. Curieusement, le dernier livre paru chez Folio dont nous avons parlé évoquait une famille nombreuse et presque exclusivement féminine. Rebelote ici, puisqu'on plonge dans le quotidien d'une famille qui compte sept soeurs et leur mère. Mais, cette fois, ce n'est pas l'actuel pays Basque, mais le Coventry dévasté des années 1940 qui abrite cette histoire...



La IIe Guerre Mondiale se termine. Coventry, visée par les bombardements nazis dès 1940, n'est plus que décombres. Mais la vie continue, coûte que coûte. Cassie, jeune femme de 20 ans, vient d'avoir un enfant. Le deuxième depuis le début de la guerre. Mais, sa mère, Martha, estime que sa fille, un peu spéciale, pas très mature et à l'humeur instable, n'est pas apte à devenir mère.

Sa première petite fille, elle l'a abandonnée à un couple en mal d'enfants. Il était prévu qu'elle fasse de même avec ce garçon, mais, au dernier moment, Cassie a renoncé. Elle est repartie avec ce gamin, qu'elle va appeler Franck et qu'elle va élever au sein de sa fratrie, des six soeurs que préside donc Martha, mère inflexible, sévère mais juste.

Celle-ci va s'incliner devant le choix de sa benjamine. Difficile de faire autrement, maintenant qu'elle est rentrée à la maison avec le bébé. Mais Martha ne croit pas que Cassie puisse seule l'élever. Alors, elle va proposer à toutes ses filles de participer à l'éducation de Franck en s'occupant de lui à tout de rôle, lorsqu'il sera en âge de passer de l'une à l'autre.

Autour de Martha, les sept filles se réunissent régulièrement, aux fêtes, bien sûr, carillonnées ou pas, mais aussi pour des conseils de famille quand la situation l'exige. Il y a, outre Cassie, la petite dernière, qui n'a jamais vraiment grandi, Aida, Olive Beatie, Ina, Una et Evelyn. Quant au père, il a dit stop à la naissance de sa septième fille avant de s'effacer...

C'est au sein de cette famille incroyablement unie et qui le reste même lorsque, une à une, les filles font leur vie, tant bien que mal, que Franck va grandir, petit garçon discret, timide, secret. Mais aussi ouvert et curieux. Qui va se retrouver au fur et à mesure dans des univers extrêmement différents et déroutants pour un garçon de son âge.

A la ferme, dans une communauté où l'on révolutionne plus les moeurs que la politique, chez les jumelles, vieilles filles confites en dévotion, qui essayent de parler aux esprits, ou encore chez l'oncle thanatopracteur, le moins qu'on puisse dire, c'est que Franck va avoir, dès le plus jeune âge, l'occasion de faire des expériences étonnantes et enrichissantes, mais aussi parfois déroutantes.

Autant de situations que l'enfant aborde de façon assez stoïque. Pour cela, il tient beaucoup de sa mère. Comme si tout, ou presque, glissait sur lui comme l'eau sur les plumes d'un canard. Mais Franck n'a pas seulement hérité ce caractère particulier de sa mère. Il possède aussi quelques aptitudes qu'il ne comprend pas bien, forcément, à son âge.

Des aptitudes qui le plongent dans un monde d'esprits, de fantômes, avec lesquels il semble aussi capable de communiquer, tout du moins de façon rudimentaire. Franck n'est pas un garçon comme les autres, sur lequel veille sa grand-mère, elle aussi bien placé pour savoir que son petit-fils est un enfant qu'il faut protégé.

Sous l'excentricité de sa mère (qui, au vu de ce qui se passe chez ses soeurs, ne l'est peut-être pas autant qu'on l'imagine), se cache des secrets lourds à porter, qui feraient osciller n'importe quel esprit sain entre la raison et la folie. Cassie est borderline, c'est certain, qu'on appelle ça, avec des termes actuels, comme maniaco-dépressive ou schizophrène. Mais, en réalité, ce qu'elle vit est bien plus profond et difficile à gérer.

Au milieu de cette famille nombreuse, la grand-mère, les sept filles, les gendres, les enfants des uns et des autres, un axe fort se dégage, formé par Martha, Cassie et Franck. Trois complices muets qui ont scellé leur union sans rien exprimer ouvertement. La connaissance parfaite qu'a Martha de ses filles, et plus particulièrement de Cassie, fait qu'elle veille avec une acuité accrue sur l'enfant.

Mais le personnage de Franck a un autre intérêt. Né à la fin de la guerre, il grandi sur les décombres d'un pays qui doit se reconstruire, mais va aussi reconstruire toute sa société. Une nouvelle génération prend les commandes avec d'autres aspirations, une nouvelle vision du monde, de l'avenir qu'ils veulent bâtir.

Au sein même des Vine, entre les filles de Martha, il y a des désaccords, des rivalités profondes, entre la tradition et la modernité, entre une soeur ancrée profondément dans le monde d'avant, et celle, Beatie, qui veut tout chambouler, s'engage idéologiquement, politiquement et porte haut l'étendard des femmes, avant tout, mais aussi de pensées progressistes.

Un des personnages secondaires incarne parfaitement cette transition d'un monde ancien vers un monde nouveau. Il s'agit d'Annie-les-Chiffes, sage femme, sans doute rebouteuse et plein d'autres choses encore, qui travaille "à l'ancienne", on va dire, et qu'on va évincer pour instaurer des pratiques plus modernes, plus scientifiques et rationnelles.

Pourtant, comme elle le dit, elle a mis au monde au cours de sa carrière des centaines d'enfants, dont tous ceux de la famille Vine, sans jamais de souci, ni de plainte. Son savoir-faire ne correspond plus aux canons d'une époque qui veut tourner la page et entrer dans une nouvelle ère. La table rase a été faite à coup de bombardements, alors, effaçons tout.

Car "Lignes de vie", c'est aussi cela : un monde qui change, au sortir d'un épouvantable cataclysme. L'Angleterre n'a pas été protégée par son insularité, elle lui a même valu de terribles destructions et pertes. De la sueur, du sang et des larmes, pour citer Churchill. Désormais, il faut recommencer à vivre, et si possible, pour que ces horreurs ne se produisent plus. Pour qu'autre chose pousse dans les décombres.

Ne vous attendez pas du tout à un roman plein de suspense, d'action et d'effets fantastiques. Ce n'est pas du tout l'objet de ce roman, qui est plus une chronique de cette époque des années de l'après-guerre. Le fantastique, distillé avec parcimonie mais justesse, n'est pas là pour faire de l'esbroufe, impressionner, mais bien pour ajouter quelque chose de spécial.

Faire de Franck un petit bonhomme super attachant, renfermé, taiseux, capable même de quelques bêtises énorme, qui va devoir apprendre à faire son chemin dans ce monde nouveau, renaissant, imparfait, inquiétant, matérialiste, duquel on exclut peu à peu le merveilleux, qui peut aussi avoir des aspects effrayants.

D'une certaine façons, les aptitudes de Franck entrent parfaitement dans cette catégorie, car il ne les maîtrise pas, ne les comprends pas, ne provoque pas leurs manifestations. Mais c'est en lui. Et si tout cela a sans doute largement à faire de Cassie cette femme fragile, "instable", dirait Martha, il faut s'assurer que son éducation ancrera suffisamment le garçonnet pour qu'il puisse gérer au mieux cet état de fait.

Effrayant, inquiétant, et fascinant, aussi. A l'image d'une scène hallucinée, crépusculaire, éprouvante et pourtant pleine de magie et de luminosité, lorsque Cassie erre dans Coventry sous les bombes, cherchant à aider son prochain et faisant diverses rencontres qui vont changer sa vie. Un flashback plein d'ampleur, de danger et pourtant de douceur. Là où l'on voit sans doute pour une des rares fois la véritable Cassie...

Difficile de dire ce que Graham Joyce a mis de lui dans ce roman, car il était né en 1954, plus tardivement que Franck. Il a grandi dans un Coventry différent, sans doute pas guéri de toutes les séquelles de la guerre, mais dans un pays et un monde différents. Déjà établis. De tout cela, il nous raconte la genèse dans ce livre, à travers les yeux et les vies de cette famille Vine.

Il y instille toutefois une certaine nostalgie de l'enfance, mais aussi de cette Angleterre (et cela vaut certainement pour d'autres pays, comme la France) de cartes postales anciennes qui n'existe plus. Mais aussi la nostalgie de la vie de famille, qui, au fil des ans, s'éteint. Soit parce qu'on s'éloigne, soit parce que les lignes de vie s'arrêtent...

La famille Vine, malgré ses différences et ses différends, restent tout au long du livre incroyablement unie jusqu'au bouleversant dénouement de ce récit, qui se présente en plusieurs temps. Et chacun de ces moments, à sa façon, vient marteler un peu plus qu'une page se tourne, que le monde change, que l'avenir appartient à d'autres que ce qui ont vécu avant le cataclysme.

Ce roman, chose assez peu courante, a reçu deux fois le Grand Prix de l'Imaginaire, un des prix majeurs en France, pour les littératures de genres. Le premier lui a été décerné pour le roman lui-même, à sa sortie en version originale, puis, quelques années après, pour sa traduction, remarquable de sensibilité, signée Mélanie Fazi.

Merci à elle de nous faire ressentir la force, les émotions contrastées, les lignes de faille, les inquiétudes des personnages, leur bonhomie et leur confiance en l'avenir, aussi. Le roman, s'il est plutôt sombre, parfois dramatique, n'est pas exempt de fantaisie. Certains passages sont même très drôle, comme cette scène au funérarium lorsque le "mort" se réveille alors qu'on va l'embaumer.

Cette saga familiale est un roman d'aventures quotidiennes, un roman picaresque et une quête initiatique. pas seulement pour Franck, mais aussi pour sa mère, jamais vraiment entrée dans l'âge adulte. Mais, au-dessus de tout cela, il y a cette statue du commandeur qu'est Martha, formidable personnage de matriarche, fascinante par l'amour qui émane d'elle sans pour autant se départir d'une autorité qui permet de garder sa petite troupe particulièrement soudée autour d'elle.

Je découvrais l'univers de Graham Joyce à travers cette lecture, je m'y suis senti très à l'aise et j'espère m'y replonger un jour. Voilà encore un écrivain qui montre que les étiquettes, les genres, les classements peuvent être transcendés. Car, peu importe sur quelle étagère on le range, un grand écrivain est un grand écrivain, n'en déplaise aux grincheux qui croient encore que les genres de l'imaginaire son mineurs.

lundi 16 mars 2015

"Marseille est ville de lumière. Et de vent. Ce fameux mistral qui s'engouffre dans le haut de ses ruelles et balaie tout jusqu'à la mer" (Jean-Claude Izzo).

Jean-Claude Izzo, pour évoquer Marseille, personnage central de notre roman du jour, quoi de plus logique ? Et même si ce n'est pas le Marseille qu'arpente Fabio Montale, puisqu'on sera dans un autre siècle, cette citation colle parfaitement. Un premier roman, vivant, épique, remarquablement construit et qui nous présente un événement historique méconnu, en tout cas, que j'ignorais personnellement. "Royaume de vent et de colères" (aux éditions ActuSF), de Jean-Laurent Del Socorro, nous emmène dans la cité phocéenne à la fin du XVIe siècle et nous propose un roman historique, d'aventure, de cape et d'épée et même, de fantasy. Je rassure tout de suite ceux que ce dernier mot pourrait effrayer, il y a effectivement un peu de magie, mais franchement, c'est léger ça passe tout seul. Le reste, c'est un roman choral avec des personnages riches et profonds qu'on découvre au fil des pages jusqu'à un dénouement attendu, redouté, une page qui va se tourner. Pour la ville comme pour les personnages.



Février 1596. Voilà 5 années que Charles de Casaulx, leader de la Ligue à Marseille, s'est auto-proclamé Consul, à la tête d'une cité phocéenne devenue République. L'homme, qui a le soutien d'une grande partie de la population, refuse d'accepter Henri IV, protestant converti, comme légitime roi de France. Alors que le souverain a repris Paris, Marseille est la dernière enclave de son royaume qui ne reconnaît pas son règne.

Henri IV décide de lancer ses troupes plein sud pour faire tomber cette République et enfin étendre son pouvoir sur la totalité de son Royaume. Avec l'espoir, enfin, de tourner la page des guerres de religion, près d'un quart de siècle après la Saint-Barthélémy. Mais, Casaulx et ses partisans ne l'entendent pas de cette oreille et, bénéficiant d'alliances, certes fragiles, avec la Savoie et l'Espagne, ils se préparent à résister.

C'est dans ce contexte que le lecteur entre à la Roue de la Fortune, une auberge marseillaise bien achalandée. Le lieu est propre, on y mange bien, l'accueil y est cordial... La réputation du lieu dépasse largement les limites de la ville et nombreux sont les habitués et les gens de passage à s'y retrouver. Voilà notre principale unité de lieu.

Axelle est la patronne de la Roue de la Fortune. Depuis quelques années, elle a pris les commandes de cette auberge avec son époux, Gilles, faisant table rase d'un tumultueux passé, qui la démange encore parfois. La dynamique jeune femme, qui a récemment donné naissance à une fille, n'est pas seulement connue pour la qualité de sa cuisine et son caractère bien trempé, mais aussi pour sa peau noire, peu courante encore en Métropole, à cette époque.

Cette semaine-là, l'auberge est bien remplie, comme souvent. On y croise Victoire, Une vieille femme, d'allure plutôt noble et austère. Mais qu cache bien son jeu. Car, Marseille n'a aucun secret pour elle, elle connaît la ville comme sa poche pour y avoir exercé des activités peu avouables pendant de nombreuses années. Et, si elle est là, c'est pour mettre un plan à exécution. Sans doute son dernier plan.

Gabriel lui aussi, loge à la Roue de la Fortune. Un client permanent depuis longtemps. Un vieux chevalier qui, de temps à autre, de rechigne pas à donner quelques cours d'escrime à Axelle. Débonnaire en apparence, il cache lui aussi de sombres secrets et surtout, il est rongé depuis bien longtemps par une effroyable culpabilité. Pour lui aussi, l'heure d'expier tout cela approche.

Enfin, il y a Armand. Lui n'est pas seul. Il s'est installé avec son compagnon Rolland, dans l'attente du bateau qui pourra leur permettre de quitter la France. Car les deux hommes sont en fuite. On le comprend rapidement. Et pas uniquement en raison de leur intimité. Ils sont Artbonniers et possèdent des savoirs qui pourraient pousser leurs poursuivants éventuels à vouloir les faire disparaître. Le temps presse aussi parce que la santé de Rolland semble plus que fragile.

Axelle, Victoire, Gabriel et Armand sont nos narrateurs. En alternance, ils sont le centre des chapitres d'un roman découpé en trois parties. Ah, stop, je n'en dis pas plus, surtout si vous ne connaissez pas, comme c'était mon cas avant d'ouvrir ce roman, l'épisode historique en question. Mais je vais quand même vous parlez d'eux, sans en dévoiler plus que nécessaire.

Pas sur leur histoire personnelle, qui va se dévoiler peu à peu au lecteur par une ingénieuse construction narrative qui donne un pep's fou à cette histoire. La deuxième partie, qui s'intéresse de près à ces quatre-là, utilise des chapitres très brefs, très vif, donnant presque un effet stroboscopique à la lecture, mais lui confère aussi quelque chose de terriblement addictif, dans l'envie de suivre les trajectoires agitées des uns et des autres.

Non, ce qui m'intéresse dans ce billet, c'est de vous parler de leurs caractères, qui éclairent le titre du roman, très beau titre, au passage. On comprend mieux ce pluriel au mot "colères", car voilà ce qui les anime, ce qui les alimente, ce qui leur donne une raison de vivre. Chacun d'entre eux à en lui une colère immense qui couve, parfois contradictoires entre elles, et qui ne demande qu'à exploser.

Une colère née de ce passé qui est le leur, des vicissitudes et des injustices de l'existence, de vie pas vraiment choisies, mais plus subies. Sans oublier cette culpabilité, que j'ai évoquée plus haut pour Gabriel, mais qui vaut aussi pour les trois autres. La tension qui monte dans la ville à l'approche des troupes royales pourrai bien aussi mettre le feu à ces poudres-là.

Axelle, la volcanique, la bagarreuse, Victoire, la forte femme, qui a su s'imposer malgré le mépris et la défiance des hommes qui l'entouraient, Gabriel, hanté par ses souvenirs et se nourrissant de la haine qu'il ressent pour lui-même, pour sa lâcheté, Armand, trompé, bafoué, condamné malgré lui, amoureux clandestin et qui refuse le destin tracé pour lui, inéluctable.

Voilà ces personnages tellement différents les uns des autres qui, rassemblés à la Roue de la Fortune, vont tous participer, plus ou moins directement, aux événements qui vont se dérouler à Marseille en ce mois de février 1596. Leurs rôles, leurs motivations, leurs actes, leurs forces mais aussi leurs faiblesses, c'est tout l'enjeu du roman de Jean-Laurent Del Socorro.

Et puis, il y a Marseille. La ville n'est pas seulement un décor. Sa position géographique en fait un personnage-clé de l'histoire. Là encore, je n'entre pas dans les détails, mais Jean-Laurent Del Socorro n'a rien inventé. En particulier, ce vent, qu'on retrouve dans le titre, aux côtés des colères. Ce vent qui rend fou, dit-on, le mistral.

D'aucuns verraient rapidement un signe (divin ?) dans le rôle que va jouer le mistral dans cette affaire. Mais, au-delà de ça, ce vent fripon a le don de taper sur les nerfs et donc d'accentuer un peu plus les tensions qui s'exacerbent. Il attise, comme de nos jours les incendies de forêt qui frappent régulièrement la Provence.

Et le souffle de ce roman n'est pas seulement éolien, il est aussi épique (ça, c'est de la transition !). Au-delà du pur aspect historique, que Jean-Laurent Del Socorro respecte scrupuleusement, même s'il l'adapte dans son final pour les besoins de sa trame romanesque, il crée quatre magnifiques destins qu'il nous raconte comme si on y était.

Là encore, on ne nous épargne ni bruit, ni fureur, ni sang. Des champs de bataille, nombreux en cette époque tourmentée, aux quais de Marseille où les savonniers ont des activités bien moins nobles que la transformation d'huile d'olive en savon, sans oublier la quiétude qui devrait régner sur un monastère, tous ces décors sont propices aux aventures.

Chaque personnage en a eu son content avant d'arriver à la Roue de la Fortune et le prologue du roman a des airs d'oeil du cyclone, d'accalmie avant que la tempête ne se déchaîne encore plus sauvagement. Un temps de pause. Avant le dénouement qui va décider du sort de nos quatre personnages.

Tous, on s'en doute, ne sortiront pas indemnes de cette affaire, mais ceux qui en réchapperont verront, à l'image de la France et de la ville de Marseille, une page se tourner et une nouvelle ère débuter. Certains seront vus comme des héros ou comme des traîtres, selon le point de vue, d'autres vont chercher à sauver leur peau, à avancer, mais tous vont foncer tête baissée quand les événements vont se précipiter.

Dans l'interview qu'on peut lire en fin d'ouvrage, Jean-Laurent Del Socorro explique se sentir plus à l'aise dans les formats courts, en particulier la nouvelle. Pourtant, ce premier roman est une vraie réussite pour le lecteur que je suis. Peut-être parce que, d'une certaine manière, il s'agit d'un faisceau de nouvelles mettant en scène chacune un personnage, rassemblées et mixées pour converger vers ce mois de février 1596.

En lisant "Royaume de vent et de colères", j'ai pensé à un autre auteur de la région, l'Aixois Jean d'Aillon. Il n'y a pas chez Del Socorro la profusion d'informations qu'on peut trouver chez le créateur du personnage d'Olivier Hauteville et qui font de ses livres une véritable chronique de l'époque. Mais, j'y ai retrouvé la même passion de l'histoire et le même souffle qui anime les personnages.

La magie, que j'ai brièvement évoquée, reste très légère, mais tient tout de même un rôle très important pour l'un des personnages, surtout en influant sur son destin de différentes manières. Mais, je le redis, si cette présence vous inquiète, vous effraie, passez outre, je ne pense pas que vous serez déçu, c'est même un petit plus imaginaire qui amène un grain de sel supplémentaire.

Un dernier mot, puisque j'ai évoqué le goût de l'auteur pour les nouvelles, Le livre s'achève par un court texte, dans lequel on découvre un peu mieux deux personnages secondaires du roman, Gabin, le jeune commis qui travaille à la Roue de la Fortune, et Silas, le sicaire maure, dont le rôle dans les événements de février 1596 est obscur mais fondamental.

Un texte qui éclaire certains aspects du roman que, de par la construction narrative, Jean-Laurent Del Socorro ne pouvait développer dans le corps de son texte principal. Et je dois dire que Gabin, ce "gamin sans aime", comme il se surnomme, n'en devient que plus attachant. Un minot, un vrai, et un sacré petit bonhomme.

Et cette nouvelle, qui ne dénote pas du roman, au contraire, dont il est une sorte de "spin-off" pour employer un jargon bien contemporain, permet de terminer agréablement ce bon moment de lecture. Bravo à ActuSF d'avoir encore une fois su dénicher un nouveau talent français dans le domaine de l'imaginaire. Dont on attendra avec impatience la confirmation.

samedi 14 mars 2015

"Dans un monde qui en a rien à foutre, il est le comble des mecs qui en ont rien à foutre".

Enfin un peu de temps pour écrire ! Ouf, les temps sont durs. Enfin, chargés. Mais nous allons pouvoir nous pencher sur le dernier roman en date du Maître Stephen King, revenu depuis trois ans à son meilleur et qui nous propose un hommage au roman noir, dans sa forme la plus classique, Chandler, Hammett, bien loin de ses univers fantastiques ou horrifiques, mais toujours avec cette même acuité à regarder son pays évoluer et à en faire un portrait critique. Avec "Mr. Mercedes", publié chez Albin Michel, il ne déroge pas à la règle, proposant une galerie de personnages en marge, évoluant dans une société bien superficielle... Au milieu de tout cela, un méchant vrai de vrai, qu'on suit de la première aux dernières pages, avec un certain plaisir, je dois dire, en ce qui me concerne. Et une tension qui va crescendo, jusqu'à un point d'orgue final qui ne manque pas sel. Attention, c'est un roman noir, donc mené à un rythme qui n'est pas celui d'un blockbuster hollywoodien, soyez prévenus !



Un matin, à l'aube, devant un centre pour l'emploi, des centaines de chômeurs font la queue, parfois depuis des heures. Ils ont passé la nuit là, sous la pluie, dans le froid, protégés par des sacs de couchage afin d'être les premiers, quand les portes s'ouvriront, à postuler à un des postes proposés lors de cette foire aux bes... pardon, à l'emploi.

Mais cette attente tourne à l'horreur quand une voiture, une Mercedes, déboule et fauche u grand nombre des personnes présentes dans la file d'attente. Un carnage, gratuit, sordide, des personnes tués, dont un bébé venu avec sa mère, d'autres mutilées, handicapées à vie. Et pas de coupable sur qui passer sa haine : le conducteur a profité du chaos et de l'obscurité pour fuir sans laisser de trace autre qu'un masque de clown.

Billy Hodges est flic. Non, était flic. Le massacre perpétré par celui qui a bien vite été baptisé "le tueur à la Mercedes" dans les médias, a été une des dernières affaires de sa carrière. Une affaire qu'il n'a pas pu, su résoudre avant de prendre une retraite bien méritée. Quelques mois ont passé et Billy Hodges a beaucoup de mal à se faire à sa nouvelle vie.

Il a grossi, passe le plus clair de son temps avachi devant la télé à regarder des émissions de télé-réalité plus consternantes les unes que les autres. Mais ce sont elles qui rythment son quotidien, désormais. Son seul compagnon, c'est son flingue, et il ne se passe quasiment pas une journée sans qu'il se demande s'il ne ferait pas mieux de mettre son canon dans la bouche et...

Dur de continuer à vivre quand on a été un bon flic, toujours sur la brèche, intègre et capable de se livrer corps et âme à une enquête pour la mener à bien. D'ailleurs, l'histoire de Mr. Mercedes, il l'a encore en travers de la gorge. Il n'a pas oublié comment il a malmené Mrs Trelawney, la propriétaire de la funeste Mercedes, qui n'avait manifestement rien à voir avec le massacre mais qui est ressortie traumatisée de cette histoire.

Bref, Billy Hodges broie du noir, un peu plus chaque jour, espérant désespérément rajeunir au cours de la nuit afin de retrouver son insigne, son poste, son bureau, ses collègues, ses affaires... et l'adrénaline. Tout ce qui lui manque cruellement désormais et fait qu'il s'encroûte en attendant une fin anonyme, sans doute un infarctus dû à l'alimentation tout sauf diététique qui est la sienne.

Quand, un jour, il reçoit un étrange courrier. Anonyme, comme il se doit. Mais pas besoin de le lire jusqu'au bout pour savoir qui l'a écrit : "le tueur à la Mercedes", en personne. Et qui vient revendiquer son geste, narguer Billy Hodges, se moquer de lui, le menacer aussi, la totale. C'est comme si on l'avait giflé avec un gant pour le provoquer en duel.

Soudain, fini le gros magot assis devant sa télé, l'instinct du flic est de retour. Hodges sait bien que s'il apporte la lettre à ses anciens collègues, ils se chargeront de tout et le tiendront à l'écart. Or, consciemment ou non, l'officier retraité Hodges vient de se trouver une nouvelle raison de vivre. Parce qu'il ne va pas laisser l'assassin un peu trop vantard le tuer. Parce qu'il veut que ce soit lui qui le coince, et personne d'autre.

A partir de maintenant, c'est entre eux deux. Hodges veut empêcher Mr Mercedes de nuire à nouveau car, il en est certain, l'attaque des demandeurs d'emploi n'a été qu'un coup d'essai. Et la lettre qu'il a reçue montre que son adversaire est si mégalo qu'il ne peut envisager qu'un nouvel attentat de plus grande ampleur encore...

Le temps, voilà un des principaux obstacles que Hodges devra franchir. Il n'a aucune idée du délai avant que le tueur ne frappe à nouveau. Mais il n'a sans doute pas énormément de temps pour le démasquer avant qu'il agisse. Alors, hop, on se bouge, on se remue et, si possible, on va aller provoquer ce monstre sur son propre terrain.

Et, dans son improbable quête, Hodges va pouvoir compter sur d'improbables soutiens : Jerome, jeune Black qui gagne de l'argent de poche en tondant les pelouses en attendant d'être admis à Harvard, Janey, soeur de l'infortuné propriétaire de la Mercedes utilisée pour tuer les demandeurs d'emploi, ou encore Holly, elle aussi membre de la famille Trelawney, dont elle est le vilain petit canard.

Avec un fil conducteur : Mr Mercedes a réveillé Billy Hodges, sans doute l'homme le plus déterminé à le mettre hors d'état de nuire. Et, dans son délire mégalomaniaque, il avait misé sur tout autre chose. Maladresse coupable qu'il va falloir corriger. Le duel ne fait que commencer entre le tueur fou et le vieux flic sur le retour. Et il sera sans merci.

Si "Mr Mercedes" commence, pardonnez ce jeu de mots atroce, sur les chapeaux de roues, avec ce préambule terrible de cette voiture fonçant sur une foule, on comprend vite ensuite qu'on est dans un roman noir. Le rythme qu'installe King n'est pas effréné, parce que ce n'est pas le but et surtout, que son personnage central, l'officier à la retrait Billy Hodges, n'en a pas les moyens.

C'est un homme à bout de souffle qui va se lancer, contre toutes les règles et même contre tout bon sens, dans une espèce de vendetta personnelle. Car, si enquête il y a, elle est totalement en marge de toute autorité et l'envie de faire payer ses différents affronts au tueur, ceux d'avant la retrait et ceux contenus dans sa lettre, est un des principaux moteurs de Hodges.

Un retraité obèse, Hodges cumule les tares dans une société aussi normative que celle des Etats-Unis en ce début de XXIe siècle. Officiellement, il n'y a plus de ségrégation, mais l'exclusion se fait de façon plus sournoise et la race n'est plus son seul critère : l'âge, le sexe, le poids, le statut social et/ou matrimonial, l'orientation sexuelle, le travail, la maladie, etc.

Les exemples sont nombreux dans le livre de Stephen King et on pourrait les rassembler sous un seul terme : la différence. De Hodges à ses amis et jusqu'au tueur lui-même, même si je ne développerai pas cet aspect ici, évidemment, la plupart des personnages présents dans "Mr. Mercedes" sont concernés et son les symptômes d'une société qui se délite.

Cette première scène, digne des romans de Steinbeck sur la Grande Dépression, rappelle que les Etats-Unis, première puissance mondiale, ou en tout  cas sur le podium, est un colosse aux pieds d'argile qui vacille et connaît des difficultés inédites. Le modèle américain ne fonctionne plus si bien, et c'est dans ce décor que s'installe l'intrigue de ce roman.

A côté de cela, il y a ce divertissement permanent qui est là pour faire oublier ces difficultés et rassembler. Mais sous quel étendard ? Celui de la télé-réalité la plus affligeante ? Celui des boys bands, aux textes indigents, qui deviennent l'alpha et l'oméga de la création musicale ? Je précise, évidemment, que ces deux exemples ne sont pas choisis au hasard et que Stephen King devrait écrire des textes de chansons, il serait certainement brillant dans l'exercice !

Je ne vais pas jouer les moralistes, je n'aime pas ça et je ne crois pas que ce soit mon rôle. Mais, on sent bien que King dénonce vigoureusement cette pseudo-culture, avant tout commerciale, qui n'a pour conséquence que d'abrutir et certainement pas d'émanciper les masses. On n'apprend plus rien, en tout cas plus grand-chose, et on s'extasie devant un génie bien terne.

Dans son costume de chroniqueur de l'Amérique telle qu'elle va, Stephen King nous offre ici un nouveau volume de sa "Comédie humaine". "Mr. Mercedes" n'est sans doute pas son meilleur livre, je ne crois pas qu'il s'installera parmi les titres inoubliables et immortels de l'auteur, mais c'est un instantané d'une société qui dysfonctionne, et, en cela, il est passionnant.

Voilà aussi pourquoi j'ai choisi cette phrase pour titre de ce billet (je précise qu'elle est citée telle qu'elle apparaît dans le livre). C'est Mr. Mercedes, ce mec qui en a rien à foutre. Et ce tueur est assez symbolique de cet état de fait : ce qui le pousse à tuer ? Rien de particulier. En tout cas, pas de grand idéal, pas de revendication idéologique particulière, pas de justification noble ou d'ambition particulière. Mais une espèce de nihilisme qui le rend plus flippant encore.

Tout va mal, et tout le monde s'en fout, parce que c'est la fête permanente, l'hypnose par le spectaculaire et le divertissement. "Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle", a écrit Brassens, pour l'album qu'il n'a pas eu le temps d'enregistrer. La honte ? Elle ne fait pas partie des valeurs de l'American Way of Life !

La légèreté pour lutter contre le destin contraire, oui, pourquoi pas, mais pas sans réflexion, pas sans perdre de vue l'essentiel... Une Amérique qui part à vau-l'eau parce qu'elle devient un gigantesque cirque à ciel ouvert, sans racine culturelle forte pour l'ancrer solidement. Oui, ça va mal, alors, on fuit la réalité dans le factice absolu.

C'est en tout cas la lecture que j'ai eu de ce roman qui m'a rappelé à plus d'un titre, comme dit en introduction, les classiques du roman noir des années 40-50. Stephen King en récupère les codes et les met à sa sauce (le masque de clown, le marchand de glaces..), avec un certain cynisme et même, par moments, avec cruauté. Hodges a tout d'un héritier de Marlowe, enquêteur usé jusqu'à la corde, se fourrant dans les emmerdes jusqu'au cou.

Mais, après tout, lui aussi, qu'en a-t-il à foutre de tout ça ? Ne fait-il pas un concours avec son ennemi invisible pour être "le comble des mecs qui en ont rien à foutre" ? S'il laisse sa vie dans cette enquête, qui le regrettera ? Comme tous les autres "anormaux" qui hantent ce roman, il est invisible, oubliable, jetable... Ce qui lui donne aussi une sacrée marge de manoeuvre.

Quand j'évoque les codes du roman noir, c'est jusque dans la relations entre certains personnages, à commencer par le duo Hodges/Janey, le vieux briscard revenu de tout et blasé de chez blasé, et la femme fatale, la vamp aux longs cheveux blonds seule capable de "faire rejaillir le feu d'un volcan qu'on croyait trop vieux".

Il y a du Bogart/Bacall, dans ce duo étrange, si mal assorti en apparence et si harmonieux dans les faits. Janey, on s'attendrait presque à l'entendre dire à Hodges : "vous savez comment on siffle ? On rapproche ses lèvres et son souffle", avec une sensualité et cette voix rauque, seules capables de se damner un cortège de saints...

Comme souvent, je parle de livres en général, il y a bien plus à prendre dans ce roman que sa simple histoire, dont le dénouement vaut son pesant de cacahuètes. Sous l'intrigue, à laquelle on adhère ou pas, il y a une peinture d'une Amérique que, je crois, King n'aime pas. Comme Hodges, sans doute se sent-il déphasé, perdu dans une époque qui n'est pas la sienne, même s'il ne fait pas vibrer la corde de la nostalgie, cette fois.

Le roman vaut aussi par ce méchant, espèce de Norman Bates 2.0, qui est quand même un sacré numéro auquel on finirait presque par s'attacher. Totalement amoral mais pas dénué d'un certain cynisme désabusé, il hante ce roman d'un bout à l'autre. Le lecteur sait qui il est, le suit dans ses propres tribulations, ses propres problèmes, ses propres doutes.

J'en finis ici, avec cette vision personnelle du dernier roman paru en France de Stephen King. On peut ne pas partager cet avis très subjectif, bien sûr, y voir tout autre chose, franchement détester... Après "22/11/63" et "Dr Sleep", qui pour moi, étaient les meilleurs romans de l'auteur depuis longtemps, celui-là est un agréable divertissement, mais aussi une façon pour l'auteur, de creuser, inlassablement, son sillon.

jeudi 5 mars 2015

"Le mal m'a obligée à revenir, les fantômes sont sortis de leurs tombes, encouragés par ma présence et ils m'ont retrouvée".

Alors que je disais récemment, à propos de "l'homme qui a vu l'homme", de Marin Ledun, que je trouvais que le Pays Basque me semblait un sujet sous-employé, voilà qu'une série débarque sur Canal+ et qu'un autre roman sortait en poche. C'est de ce dernier, dont il sera question aujourd'hui. Un roman, je le précise, qui n'évoquera pas du tout la situation politique de ce territoire, mais sa culture, ses traditions. Dolores Redondo nous emmène du côté espagnol de la frontière, en Navarre, d'ailleurs, si on s'en tient à la stricte géographie, dans la vallée du Baztan. "Le gardien invisible" (disponible en poche chez Folio) est un roman noir, une quête initiatique et presque une saga familiale, dans un contexte terrible, celui d'une série de meurtres de jeunes demoiselles. Et, sur cette enquête, plane la présence de croyances, de mythes et de créatures qui, forcément, donnent un caractère étrange et mystérieux à ce roman...



Lorsqu'on retrouve le corps d'une adolescente sur les bords du Baztan, avec une mise en scène très particulière, la police locale se dit qu'il vaut mieux faire appel aux policiers de Pampelune, la grande ville la plus proche. Ce second assassinat dans des conditions sordides nécessite l'intervention de spécialistes de ce genre de crimes qu'on n'a pas l'habitude de voir dans cette vallée paisible.

Au grand dam de l'inspecteur Montes, qui espérait être nommé à la tête de cette enquête, celle-ci est confiée à l'inspectrice Amaia Salazar. Une jeune femme choisie parce qu'elle est justement originaire de la vallée et que sa famille y vit toujours. Elle connaît  les lieux, les gens, les mentalités, elle a donc été jugée plus à même de mener l'enquête.

Le temps presse, on ne sait pas quand le tueur va frapper de nouveau, mais cela semble une évidence. Et le problème, c'est qu'il n'y a quasiment pas d'indice. Ce tueur, méticuleux, organisé, violent, frappe avec une incroyable discrétion et ne laisse rien derrière lui, si ce n'est les chaussures de ses victimes en guise d'indicateur de l'endroit où se trouve le corps et quelques éléments assez intrigants...

Mais rien qui ne constitue une piste viable pour entamer les recherches. Pas même ces poils, relevés sur et autour du corps. Des poils d'animaux, très certainement, peut-être d'ours, bien que le plantigrade ne s'aventure plus dans cette région depuis longtemps. Et, à part jouer les charognards, ce qui n'a rien de certain, quel rapport entre un ours et le meurtrier ?

C'est alors qu'une autre hypothèse, folle, apparaît. Celle dont les médias vont s'emparer, plus tard. Ces poils, ces lieux, cette présence... Tout cela évoque à certains une créature mythologique, le basajaun, un personnage mi-ours, mi-homme, qu'on ne voit que très rarement et qui veille à ce qui se passe dans cette forêt ancestrale. Un gardien invisible, donc...

Bien évidemment, difficile d'y croire lorsqu'on est un des policiers chargés de retrouver un assassin qui n'est sûrement pas une créature légendaire sortie d'un imaginaire collectif profondément enraciné. Seule Amaia, originaire de cette région, a connaissance de ce mythe, ce qui ne la tracasse pas plus que ça, en tout cas, dans un premier temps.

Non, elle a d'autres sujets d'inquiétude. La pression qui pèse sur ses épaules, en tant que responsable de l'enquête. Elle sait qu'elle n'a pas vraiment le droit à l'échec et, avec horreur, elle constate le peu d'indices dont elle dispose. Seuls de nouveaux meurtres pourraient lui donner de nouvelles pistes à exploiter, peut-être même l'assassin commettra-t-il une erreur... Dur à encaisser.

Mais pas autant que ce retour dans cette région qu'elle a fuie, il y a bien des années de cela. Cette région, je m'égare. C'est sa famille que Amaia a fuie, avant tout. Une famille qui lui a donné bien des souffrances et qu'elle retrouve, bien malgré elle, à l'occasion de cette enquête. Ses tantes, ses soeurs, une famille matriarcale, avec sa hiérarchie.

Tout ce qu'a rejeté, plus jeune, Amaia. Partie pas si loin que ça, à Pampelune, une cinquantaine de kilomètres, tout au plus, et pourtant, c'est comme si elle s'était installée à l'autre bout de la galaxie. En tout cas, hors de portée de cette étouffante famille et de son sinistre passé. Mais, Amaia est allée encore plus loin que ça.

Elle s'est déracinée, totalement. Elle est devenue policier, a été formée aux Etats-Unis, dans une région elle aussi riche en mythes et légendes, la Louisiane, mais elle y a appris le profilage, les procédures de police scientifique et les plus modernes méthodes d'investigation. Puis, à son retour en Espagne, elle a épousé un riche Américain.

En cela, elle a brisé l'ancrage familial, la succession dans la pâtisserie familiale, devenue une véritable industrie, prospère et populaire, l'installation d'un foyer à Elizondo, dans un périmètre restreint, comme un lien invisible qui les retiendrait ad vitam aeternam dans cette vallée, près des siens. Des siennes.

Amaia s'est rebellée contre ce destin tout tracé, on comprend peu à peu la raison de ce choix radical. Elle est la seule à avoir rejeté le clan et son retour va réveiller ce douloureux passé. C'est elle qui prononce la phrase qui sert de titre à ce billet, je pense que vous l'avez déjà compris, à ce point du billet. Et, au-delà de l'intrigue liée directement au crime, pour moi, le coeur du roman est là.

Dans la lutte d'Amaia contre sa famille, son destin, ses démons personnels, il y a aussi cette rupture nette avec sa culture. Pas dans une ignorance ou une opposition, mais dans un matérialisme qui a tué en elle ce qu'il pouvait rester de rêve et de merveilleux. Et, avec ce retour au pays, ce ne sont pas seulement ses démons, qu'elle réveille, mais aussi la petite fille qu'elle a été, et les croquemitaines qui la hantent.

Comme souvent, bien sûr, je ne peux pas trop développer certaines thématiques dans ce billet, car nous en dirions trop sur le récit. Mais, évoquons quand même la question de la maternité. Elle aussi est omniprésente, à différents degrés, dans ce roman. Je l'ai dit, cette famille Salazar est une famille matriarcale. Les hommes sont des pièces rapportés, des époux, des beaux-frères, des gendres... Et ils sont tous effacés, affaiblis, malheureux, dépassés.

La maternité est abordée de différentes manières dans "le gardien invisible", je ne développe pas, à vous de voir. Mais, et c'est finalement ça qui est très intéressant, le personnage de la mère n'apparaît pas uniquement sous un angle positif. Il est même au centre de la bataille féroce que se livrent le bien et le mal, endossant alternativement les oripeaux de l'un et de l'autre.

Accessoire en apparence, par rapport à la trame du récit, cette facette prend de l'ampleur au fil des pages pour devenir très importante, voire capitale. Pour l'enquête elle-même ? Peut-être. Mais pour Amaia, certainement. Et à plus d'un titre. Comme si ce retour au pays n'était ni un pèlerinage, ni une quête expiatoire, mais qu'il pouvait devenir un exorcisme.

Entre les tantes et les soeurs d'Amaia, on a là une galerie de personnages féminins tous très différents, mais inextricablement liées entre elles, et pas seulement par le sang. Des relations entre forts et faibles, dominantes, dominées, dont s'est extraite Amaia dès qu'elle l'a pu. Et pourtant, malgré ses défauts, cette famille a quelque chose de presque anachronique dans le monde qui est le nôtre.

Une famille qui évolue dans une vallée presque hors du temps, où la modernité ne s'est que modérément installée. On y conserve les croyances et la culture populaire chevillées au corps. Même la surpuissante église catholique n'a pas réussi à effacer tout cela, alors, elle a essayé de les récupérer, sans vraiment y parvenir. parfois, ces vieilles lunes affleurent. Comme le basajaun...

Ce roman, c'est aussi cela : l'irruption de la modernité dans ce havre de tradition et la lutte profonde, titanesque entre les deux. Mais, il serait faut de s'arrêter à cela. Les véritables mobiles des drames sont ailleurs. On les découvre petit à petit et les soupçons qu'on peut avoir tôt au cours de l'histoire ne résistent pas vraiment.

Plus roman noir que thriller, les amateurs de rythme effréné et de rebondissements permanents pourraient rester sur leur faim, "le gardien invisible" est aussi un roman introspectif qui ouvre une trilogie consacrée au personnage d'Amaia Salazar. A travers cette enquête, on la découvre, on sait d'où elle vient, on comprend aussi qu'elle doit faire ses preuves dans une carrière où elle n'a encore rien acquis.

Son retour au sein de la famille crée des tensions terribles et plongent le lecteur dans un passé violent qui ajoutent encore à la noirceur de l'intrigue. L'atmosphère est oppressante du début à la fin, et pas seulement à cause des humains. Cette nature, cette vallée, sa forêt, son cours d'eau, tout cela doit être très bucolique, comme il peut prendre des allures particulièrement menaçantes.

Il y a quelque chose dans le Baztan d'une forêt de Brocéliande qu'on aurait installée dans le nord de l'Espagne, à deux pas des Pyrénées. Il plane au-dessus de cette histoire un je-ne-sais-quoi d'inquiétant, à l'image de ce mythe du basajaun, dont on se demande, alternativement, si c'est une figure bienveillante ou dangereuse.

Oui, en disant cela, je donne probablement l'impression que ce basajaun existe... Un moment, j'ai faili intituler ce billet "la marque basajaun", mais le calembour était si mauvais que j'ai préféré attendre la dernière partie de ce billet pour vous en faire part... Plus sérieusement, oui, j'accrédite, j'accrédite. Car, c'est l'une des énigmes de ce livre.

La présence est fugace, fugitive, mais bien réelle... A moins que l'imagination des uns et des autres leur joue des tours. Et celle du lecteur avec... Ce côté fantastique, car, pour notre oeil de citoyen du XXIe siècle, cela relève de cette dimension, est un vrai plus dans ce roman, en lui insufflant un mystère qui... Ah non, je n'en dis pas plus !

Si vous aimez les romans qui ont une gueule d'atmosphère, où le contexte participe pleinement au malaise que peut ressentir le lecteur, alors "le gardien invisible" devrait vous convenir. Il y a dans ce livre cette angoisse latente qui agit comme une substance addictive. On a envie d'avancer, on a envie de comprendre, de démêler l'écheveau, les écheveaux, même : celui dans lequel est emberlificotée Amaia sur un plan personnel et l'autre, cette enquête sur cette série de meurtres horribles.

Jusque dans l'utilisation de la météo, de la nuit, tout ce qui obscurcit, Dolores Redondo joue avec ces ambiances plombées pour nourrir et renforcer l'ambiance globale de son livre. Au grand jour, en plein soleil, en plein été, tout prendrait un aspect différent. Ici, entre l'hiver, le froid, la pluie, le gel et la présence de la nuit, on est plongé dans des ténèbres qui menacent de se refermer sur Amaia la lumineuse.

Si je voulais, aller, juste trouver un bémol, mini-bémol, c'est que la question culturelle aurait pu tenir un peu plus de place. Mais je crois que c'est ma curiosité qui s'exprime, l'envie d'en apprendre plus sur ces légendes, leur origine, leur survivance aujourd'hui, la façon dont on les entretient encore, peut-être pas lors de veillées au coin du feu, mais presque.

Pour le reste, j'ai passé un très bon moment à la lecture de ce livre et j'aimerais vite pouvoir retrouver Amaia Salazar, savoir dans quelle genre d'histoire encore bien sombre Dolores Redondo va la plonger et quels recoins de son âme elle la poussera à aller examiner. Mais il va encore falloir patienter, apparemment, le second volet arrive dans quelques jours !