jeudi 30 avril 2015

"L'Arme qui mettra fin à la guerre".

Voilà quelques années que je n'avais pas remis les pieds, enfin, les yeux et les neurones, dans l'univers sombre, décalé, parfois oppressant et toujours étrange de Christopher Priest. Voilà qui est réparé, avec le dernier roman en date de cette pointure de la science-fiction britannique, qui nous revient avec une histoire... Allez, je vous fais un aveu : au moment où je tape ces lignes, je n'ai aucune idée d'où je vais : parler de "l'Adjacent" (en grand format chez Denoël) est loin d'être facile. Il s'agit d'une lecture fascinante, exigeante, pour laquelle chaque lecteur aura certainement une vision propre. Un roman où l'on retrouve nombre des thèmes favoris de Priest, superbement agencés. Mais, par-dessus tout, alors qu'on croit s'embarquer pour un roman post-apocalyptique, c'est en fait une histoire d'amour universelle que l'on a entre les mains...



Tibor Tarent, photographe en free-lance, rentre au pays, seul. Son épouse, Melanie, qu'il avait suivie en Anatolie où elle travaillait comme infirmière, est sans doute morte. Sans doute, car elle a disparu sans laisser de trace. Oh, je vous vois venir, couple = routine = érosion = dispute = séparation... Bref, la dame en a eu marre de son cher et tendre et a fichu le camp.

Dire que le couple traversait sa plus heureuse période serait mentir. Il y avait du tangage et du roulis entre les deux, mais non, Melanie n'est pas partie. Elle s'est... volatilisée, alors qu'elle était sortie de l'enceinte protégée dans laquelle elle travaillait, et ce, malgré le danger encouru. Et, là où elle se trouvait, on ne voyait plus qu'un sinistre triangle équilatéral parfait... Inexplicable, incompréhensible...

Alors, Tibor est rentré en Angleterre, décision qu'il avait déjà plus ou moins prise du vivant de Melanie. Il rentre dans un pays qu'il a du mal à reconnaître. Il sait bien que son pays est désormais la République Islamique de Grande-Bretagne, mais, malgré tout, dès qu'il essaye de regarder le paysage, lors de ses transferts, c'est comme si on l'en empêchait.

Quant à savoir où on l'emmène et pourquoi exactement, mystère et boule de gomme, là encore. L'occasion de faire quelques rencontres, dans le véhicule collectif blindé dans lequel on le conduit. Mais, pas de grands bavards, en général. Ou alors, franchement susceptibles, comme cette femme, couverte d'une burqa, qui semble en savoir énormément sur lui et lui reproche de l'avoir prise en photo...

L'ambiance est particulièrement tendue, Tibor le ressent confusément, mais ne parvient pas à savoir ce qui semble à ce point inquiéter nombre de ses interlocuteurs. Et, lorsqu'il apprend la raison, il en reste ébahi : quelques semaines plus tôt, un épouvantable attentat a rayé de la carte une partie de la ville de Londres. En Anatolie, coupé du reste du monde, il n'en avait rien su.

Il comprend soudainement pourquoi, lors de son transfert, on a soigneusement évité de le laisser regarder à l'extérieur au moment du bref passage dans la capitale. Et sa surprise ne s'arrête pas là : sur le lieu de l'attentat, où aurait dû se dresser la ville, un immense triangle équilatéral parfait... Comme celui qui se trouvait sur le lieu de la... disparition de Melanie...

Un mot est apparu au cours des explications, partielles, qui lui sont données : l'adjacence. Mais qu'est-ce que c'est que ce truc-là ? Et voilà, c'est toute la question. Car, une fois ce mot lâché, le lecteur va être entraîné dans différents lieux, différentes époques, à la rencontre de différents personnages, tout en revenant régulièrement dans cette Angleterre dystopique (et franchement flippante) qui nous accueille dans la première partie.

Des tranchées de la Première Guerre Mondiale au jardin d'un Prix Nobel, en passant pas une base aérienne de la RAF pendant le Blitz ou encore l'étrange île de Prachous, on voyage beaucoup dans "l'Adjacent", avec quelques fils conducteurs visibles, d'autres qui le sont moins. Quelques indices, rien de plus. Mais on se pose alors énormément de questions, autant qu'on est entraîné dans ces histoires qui sont quasiment des nouvelles.

Et, dans chacune d'elle, on retrouve des sujets chers à Christopher Priest, déjà présents dans ses précédents livres. Je ne vais pas faire la liste exhaustive, je ne suis pas un assez grand spécialiste, mais les plus évidents, ce sont bien sûr la magie et l'aviation, ainsi qu'une incroyable facilité à brouiller les contours de la réalité.

Eh oui, la magie revient. A plusieurs reprises, d'ailleurs, de façon assez étonnante, la première fois, car il s'agit d'une utilisation particulière de l'illusionnisme, et puis, plus tard, de façon beaucoup plus classique, cette fois. Pas de resucée du "Prestige", c'est tout à fait autre chose, mais après tout, dès les première page, il est quasiment question d'escamotage, lorsque l'on décrit la disparition de Melanie.

Alors, oui, la magie, l'illusion, la manipulation, les faux semblants, tout cela est au coeur de "l'Adjacent". A sa façon, moins visible que son précédent roman consacré à ce sujet, ce livre est aussi un livre sur la magie et son application concrète, pas seulement sur scène, mais dans la vie de tous les jours.

Et puis, il y a l'aviation. Et là, forcément, les amoureux des appareils anciens devraient être aux anges. Car, si Priest nous emmène d'abord sur la piste des fondus qui ont, les premiers, lancé la guerre aérienne, aux commandes de bouts de bois aussi incertains techniquement que visibles pour les défenses ennemies.

Au-delà du défi que cela représentait, il y a la folie de se lancer dans de telles aventures, dont on n'était vraiment pas certain de revenir entier. Et, comme c'est un début, on cherche déjà comment améliorer les choses. Alors, oui, on parle de guerre, d'espionner son ennemi, voir de lui porter quelques coups durs par la voie des airs, mais c'est vrai que c'est impressionnant de se mettre dans la peau de ces pionniers.

Ensuite, c'est à bord de ses forteresses volantes que furent les Lancaster, que nous emmènent Priest. Mais, et la couverture en témoigne, le véritable hommage que rend le romancier est pour le roi des avions de chasse : le mythique Spitfire. On n'est pas dans la revue technologique ou les mérites comparés, non, simplement, il y a cet avion et le plaisir qu'il donne à ceux qui le pilotent, malgré l'effroyable danger d'une guerre à son paroxysme.

Car, de partie en partie, de lieu en lieu, d'époque en époque, "l'Adjacent" nous emmène d'univers sombres en univers sombres. Le plus souvent, la guerre fait rage, larvée ou très visible, parfois loin, mais jamais sans conséquence. Ce sont des mondes sens dessus dessous que nous décrit Christopher Priest pour servir de décors à ses histoires.

Des mondes en proie à la violence, crue, inouïe, injuste, terrible. Comme lorsqu'il nous plonge dans l'invasion de la Pologne par les armées nazies. Mais il faut cela aussi pour que s'accomplissent son récit plus global. Pour, encore une fois, brouiller les pistes, séparer (tiens, encore un terme très "priestien") et repousser le lecteur dans ses retranchements.

Et toujours, au coeur de ces différentes scènes, ce mystérieux phénomènes d'adjacence. Si je devais vous l'expliquer, je vous avoue que je serais bien embarrassé. Heureusement que cela fait partie des éléments qu'il faut laisser dans l'ombre et vous laisser découvrir. Mais il est là, partout, évoqué, parfois expliqué, narguant quasiment le lecteur.

Je l'ai dit en préambule, il y aura certainement bien des lectures différentes de "l'Adjacent". Peut-être même une pour chaque lecteur. Difficile, en effet, pour un tel livre, d'avoir des certitudes. Je serais même franchement curieux de connaître la lecture de l'auteur lui-même. Peut-être suis-je complètement à côté de la plaque, remarquez...

Parce que, malgré tout ce que je viens de vous raconter, j'ai vu dans "l'Adjacent", prioritairement à tout le reste, une fantastique et magnifique histoire d'amour. Un amour universel, qui transcende tout. Comment en arrivé-je là, me direz-vous ? Car, jusqu'ici, il faut reconnaître que j'ai peu parler d'amour. Ce sont plutôt la mort et la violence qui semblaient planer sur ce billet.

Eh oui, that is the question, comme écrivait un auguste compatriote de notre ami Christopher Priest. Ce n'est pas ici que je vais vous expliquer ce paradoxe. Juste vous titiller avec ce raisonnement tortueux, dont je ne suis pas l'unique responsable, sachez-le ! Tout est là, pourtant, des premières aux dernières pages, et c'est bien d'amour dont il est question.

Que se passe-t-il entre la page 11 et la page 552, pour qu'on croie lire à ce point un roman de guerre alors que c'est un roman d'amour qu'on a en main ? Et la voilà, la magie du romancier ! Et surtout, Priest met en scène à sa façon l'éternelle confrontation, collision, même, entre Eros et Thanatos. Jamais bien loin l'un de l'autre, ces deux-là, inséparables, jumeaux, siamois, même.

Adversaires et complémentaires, l'amour et la mort s'offrent ici un chassé-croisé de chaque instant, les quêtes des différents personnages étant sans cesse mises en danger, parfois s'arrêtant net, violemment, même, d'autres fois, poursuivant des chemins incertains. Mais le mouvement, quoi qu'en dise ce rabat-joie de Thanatos, est perpétuel.

Le titre de ce billet est évidemment extrait du livre. Il illustre, à mes yeux, mais je vous ai déjà expliqué à quel point tout ce que je raconte est à prendre plus que jamais avec des pincettes, parfaitement ce combat allégorique que nous propose Christopher Priest. Lorsque l'on ouvre le livre, avant même la page de garde, on trouve un extrait, qui se situe d'ailleurs pas loin de l'endroit où j'ai pioché la phrase-titre, et ce passage se termine par "essayer de refermer la boîte de Pandore"...

Avec "l'Adjacent", Christophe Priest nous plonge dans les maux ainsi libérés et leurs tourbillons nous embarquent. Mais, alors que tout n'est que peur, crainte, doute et destruction, c'est pour mieux tisser ce qui est, si ce n'est un remède, au moins la meilleur des réponses au pire : une histoire d'amour. Rien n'est simple, bien au contraire, les obstacles sont nombreux, mais le jeu en vaut la chandelle.

Et si, finalement, la véritable définition de l'adjacence, c'était cela : nous faire croire qu'on nous raconte une histoire de guerre, sans espoir, pour finalement, nous surprendre avec une histoire d'amour qui se sort du pire des contextes ? En quelque sorte, un énième tour de passe-passe d'un romancier magicien...

mardi 28 avril 2015

"Bella matribus detestata" (Horace).

Un petit hommage à notre ministre de l'Education Nationale, avec cette phrase en latin, trouvée dans notre roman du jour (et un roman de science-fiction, en plus !). Mais, au-delà de cette petite pique, bien méritée, c'est aussi une phrase parfaite pour introduire notre billet du jour, consacré à un thriller d'anticipation plein de bruit et de fureur, une guerre futuriste dans une France post-apocalyptique, où une nouvelle génération de merveilleux fous volants dans de drôles de machines vont tenir un rôle capital. "Les étoiles s'en balancent", de Laurent Whale, est sorti récemment en poche chez Folio et c'est à conseiller à tous les amoureux d'aéronautique. Pour les autres, c'est un thriller d'anticipation enlevé et créatif, dont on découvre les tenants et les aboutissants au compte-goutte, jusqu'à embrasser l'ampleur du problème qui se présente. Et se demander sérieusement s'il y a vraiment un camp des bons et un camp des méchants...



2065. Voilà un quart de siècle que la France ne ressemble plus du tout à celle qu'elle fut au début du XXIe siècle. Les grands centres urbains ont tous disparu et sont devenus inhabitables. Restent quelques villes moyennes où la population, assez rare, se bat pour survivre et obtenir le nécessaire pour subvenir à ses besoins, en particulier pour ce qui est de la nourriture.

Entre ces villes, devenues de vraies forteresses, la forêt a repris ses droits, comme il y a bien longtemps. Et les hommes et animaux qui y vivent encore sont retournés à l'état sauvage, ou presque. Il est donc difficile de voyager d'une ville à l'autre. D'abord parce que les véhicules sont peu nombreux et le carburant drastiquement rationné, mais aussi parce qu'il faut traverser ces zones dangereuses.

Alors, c'est la voie des airs qui est la plus pratique, lorsqu'on veut aller d'un point à un autre. Tom Costa, lui, pilote un ULM, qui lui permet d'aller de Pontault à Melun, là où se trouve Sen, la femme qu'il aime. Au passage, lors de ces voyages sentimentaux, il en profite pour faire du tric, clandestinement, pour améliorer l'ordinaire.

Il ne vit en effet pas seul à Pontault. Il partage son appartement avec son père, Armand, un vieil hippie qui affiche son érudition en toute occasion, possède une incroyable bibliothèque et n'hésite jamais à sortir une citation latine, quelles que soient les circonstances. Et puis, il y a Miki, un gamin que les deux hommes ont pris sous leurs ailes et qui est devenu comme un fils pour Tom, qui a perdu son frère, aviateur, comme lui, quelque temps plus tôt.

La vie n'est pas parfaite, loin de là, mais Tom réussit tant bien que mal, grâce à ses escapades, à leur offrir un train de vie assez correct, sans plus. Mais, petit à petit, la situation va se tendre. Et Tom va être contacté par les autorités politiques locales. Ce n'est pas qu'il leur fasse particulièrement confiance, car Pontault est dirigée par un clan qui a tout d'une famille mafieuse, mais comment refuser de les écouter ?

Comment refuser de se mettre à leur service, même s'il redoute ces hommes, le père, le fils, et l'éminence grise, un certain Nemo. Pourtant, Tom va accepter un voyage vers Meaux et va se rendre compte que la situation est aussi inexplicable que sérieuse : depuis le nord, un véritable exode est en cours. Hommes, animaux, même ces tribus qui occupent les forêts, tous fuient.

Mais devant quoi détalent-ils tous ? Bientôt l'évidence se matérialise, au gré des observations aériennes : une invasion a débuté et semble tout écraser sur son passage. Quelle est cette armée, semble-t-il parfaitement équipée, qui menace de submerger désormais la région parisienne ? Peu importe, l'urgence n'est pas là.

Tom va alors devenir le chef d'un escadron aérien qu'il va former lui-même, afin de surveiller mais aussi de contrarier l'avancée de cet ennemi implacable. Pour cela, il ne dispose que d'ULM qui sont bien peu de chose face à l'armada qui approche. Mais Tom et ses amis sont très motivés pour survivre et aider les leurs, au sol, qui ne pourront jamais s'enfuir assez vite pour échapper à cette armée noire.

Outre les dangers évidents des missions aériennes qu'il doit mener, Tom va devoir se méfier de bien d'autres choses. Eh oui, même en situation désespérée, les bas instincts humains, la cupidité, la soif de pouvoir, de domination, tout cela ressort rapidement. Dans les airs, il est libre, Tom, mais au sol, il est à la merci de tous ceux qui sont prêts à tout pour avoir une once de pouvoir. Et pas seulement cela...

Que ce soit la première partie, quand Tom est encore à peu près libre de ses mouvements, malgré le péril de se faire attraper pour contrebande ou de connaître la panne ou le souci technique qui le fera tomber quelque part au milieu d'une nature qui ne sera pas la seule à être hostile, ou que ce soit dans la deuxième partie, lorsque la guerre éclate et qu'il se retrouve au coeur du conflit, la passion de Tom pour les airs ne se démentira jamais.

"Les étoiles s'en balancent" est vraiment un roman où l'aéronautique, sous la plupart de ses formes, tient une grande place. Les technologies, qu'elles soient rudimentaires ou, au contraire, à la pointe d'un progrès perdu de vue par l'humanité depuis les événements qui ont plongé la France, et sans doute le monde, dans le chaos.

Et cela offre au lecteur quelques moments de gloire, avec de belles batailles aériennes, mais aussi d'autres vols où en prend plein les mirettes. Je dois avouer que ces voyages par procuration en ULM ont quelque chose de rassurant, je ne suis pas certain (et vu mon gabarit, je ne pourrais peut-être même pas monter dedans) que je ferais le fier si je devais prendre place dans ces engins...

Dans la sécurité de mon canapé, j'ai pu profiter à plein de ces scènes d'action, souvent mouvementées, et le fait d'être tranquille au chaud chez soi ne veut pas dire qu'on n'est pas embarqué avec Tom et les membres de son escadron, qu'on ne ressent pas la tension, l'adrénaline ou même la peur avec eux.

A ce propos, un mot sur un personnage dont je n'ai pas encore parlé, car il entre tardivement dans l'histoire. Il s'appelle Cheyenne et va devenir, avec Tom, l'autre fer de lance de cette drôle d'escadrille. Plus encore que Tom, ce garçon, issu de ces populations vivant dans les forêts environnant les villes, n'a rien à perdre, si ce n'est sa liberté, qu'il a chevillée au corps.

Une vraie tête brûlée, même si Tom et les siens n'ont pas grand-chose à voir avec "Pappy" Boyington et les hommes placés sous ses ordres. Mais, ils entrent dans cette guerre qui n'est pas la leur, parce qu'ils n'ont pas le choix. Soit ils luttent, soit ils sont voués à disparaître, écrasés, effacés, par cet ennemi inconnu qui déferle sur eux.

C'est d'ailleurs tout le dilemme qui habite Tom Costa au long du livre : il n'est pas belliqueux pour un sou, l'aviation, pour lui, c'est son rêve, un besoin, une source de plaisir autant qu'un gagne-pain (mot inadéquat, car du pain, pas sûr qu'on en trouve tellement...), elle ne devrait pas être synonyme de bataille, de combat, de mort...

Pourtant, il s'adapte et, peu à peu, devient un redoutable concurrent, une sorte de Baron Noir du XXIe siècle, rivalisant avec mieux équipé que lui, malin, rusé, habile, efficace, pragmatique... Tout en attendant le moment où il sera libéré de ce fardeau pour que voler redevienne simplement une source de plaisir, une forme de liberté, inaliénable.

Il ne faudrait pas toutefois réduire le roman de Laurent Whale à sa dimension aéronautique, même si elle en est le sel, la force. Il y a aussi, à travers ce conflit imminent, qui arrive tel l'hiver à Winterfell, une vraie tension qui se dégage et enfle rapidement. Le fait de ne pas pouvoir mettre de nom sur cet ennemi, invisible pour ceux qui restent au sol, ajoute à la dimension dramatique.

Par ailleurs, comme dit en préambule, difficile pour Tom de faire confiance, y compris dans son propre camp. L'organisation y est aussi rudimentaires que les infrastructures et, on l'a compris, certains intérêts personnels vont vite affleurer... Au lieu de faire front, les villes se livrent, parfois malgré elles, à une rivalité aux airs de suicide.

A qui faire confiance ? Cette question aussi traverse le roman. Tom Costa va vite l'apprendre à ses dépens, à la fois sur un plan très personnel mais aussi, plus généralement, pour ses proches, ses amis, ceux qu'il défend, en risquant sa vie... Il n'empêche, l'odeur de trahison qui flotte autour de lui est tenace et augmente un peu plus le sentiment latent de danger.

Suivant les pas de Tom (oui, il marche, aussi, il ne fait pas que voler), le lecteur va découvrir peu à peu les éléments qui lui manque pour comprendre la situation. Pas seulement le pourquoi de cette guerre en train d'éclater et les différentes forces en présence, mais aussi sur les raisons qui ont conduit le pays à cet état de décrépitude avancé.

On tient là un bon thriller d'anticipation, spectaculaire et prenant, avec un personnage central, Tom, qui saura plaire, je pense, à ceux pour qui il est indispensable pour apprécier un livre d'apprécier son héros. A la fois bravache et plein de doutes, romantique et rebelle, courageux mais rongé de doutes, épris de liberté et pourtant tellement attaché aux siens...

Alors qu'il pourrait fuir, plus au sud, dans des régions où, sans être parfaite, la vie est, dit-on, plus douce, il reste, par fidélité, par amitié. Un coeur pur, ce Tom, peut-être un peu naïf, aussi, mais qui va vite se faire à l'idée qu'il n'y a pas vraiment d'alternative : tuer ou être tué... On ne l'envie pas, dans ces situations, au contraire, on le plaint sincèrement.

Précisons que "les étoiles s'en balancent" est le premier volet d'un diptyque. On termine donc sur un traditionnel clifhanger, mais je crois que, même sans cela, retrouver Tom, Cheyenne et les autres serait très tentant. Eux, mais aussi l'univers dans lequel ils vivent, afin de voir comment celui-ci va également évoluer.

Et retrouver de nouvelles sensations aériennes, sentir le vent, le froid, la pluie, même, mais aussi le frisson à l'idée d'accomplir ce rêve inouï que l'homme a si longtemps nourri : voler... Et pas dans d'énormes boîtes de conserve aux moteurs gigantesques, mais bien aux commandes d'un deltaplane monté sur un moteur de tondeuse à gazon... Moi, exagérer ? A peine !

Oh, j'ai failli oublier ! On me dit dans l'oreillette que, dans le contexte actuel, il serait bon que le sinistre élitiste que je suis expliquât le titre de ce billet... "Bella matribus detestata", traduisons-le par "la guerre détestée des mères". Une façon de rappeler les douleurs qu'entraînent les conflits, depuis la nuit des temps.

Et, si je n'ai pu résister à ces vacheries visant à défendre les humanités, j'aurais parfaitement pu mettre en en-tête de ce billet la phrase qui suit la citation latine : "les guerres sont détestables, mais nous n'avons pas commencé celle-ci". Un parfait complément à Horace et une réalité frappante et terrible qui convient absolument au livre de Laurent Whale.

jeudi 23 avril 2015

"Les meilleures manipulations sont celles dans lesquelles tout le monde se trouve persuadé de détenir la vérité".

ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE 2e TOME D'UNE SERIE.

Il y a des sorties qu'on attend avec impatience, mais aussi un peu de crainte. Parce que c'est la suite d'un livre qu'on a beaucoup aimé. Alors, on est heureux de retrouver un univers, des personnages, une intrigues, mais on se dit aussi qu'il faut absolument que ce soit au même niveau ou même mieux que le premier tome. Pari réussi pour notre livre du soir, deuxième volet du "Bâtard de Kosigan", de Fabien Cerutti, tout juste sorti aux éditions Mnémos; intitulé "le fou prend le roi". Pari réussi, parce que ce deuxième volet, tout en gardant les recettes du premier, est un livre sensiblement différent, qui ne laisse aucun répit au lecteur, embarqué dans un tourbillon incessant de rebondissements et d'action. Sensiblement différent, ai-je écrit ? Oui, car, si le premier volet faisait la part belle à la dimension historique, dans un contexte particulier, mais tout de même, celui-ci est un pur roman de fantasy historique, avec magie et créatures à gogo. Un kif... ENORME !



Pas de round d'observation. Lorsque nous retrouvons le Bâtard de Kosigan, il est en fâcheuse posture. En cet été 1340, il essaye de sortir la fille du Connétable de France, Adelys de Quiéret. Les voilà sur le toit d'une auberge proche de Lens, investie par des soldats anglais. Et la posture n'est pas fameuse, il va falloir ruser pour espérer se sortir de là...

On comprend, alors que la situation empire, que cette opération aurait dû être une formalité, puisque montée en concertation avec le Bâtard... Mais voilà, le plan ne se déroule manifestement pas sans accroc et Kosigan n'adore pas ça, mais alors pas du tout. Parce que cela ressemble à un magnifique guet-apens, alors qu'il aurait dû, lui, tenir les rênes...

Sorti in extremis de ce piège, le Bâtard en profite pour se retrouver au plus près du Roi de France. Une aubaine, c'était le but de l'opération. Mais aussi quelque chose de délicat, parce qu'après son intervention dans l'affaire de Champagne, quelques années plus tôt, il n'est pas franchement en odeur de sainteté auprès des Français.

Et l'accueil est pour le moins frais. Les accusations fusent. Dont une, qui surprend quelque peu le Bâtard : on verrait bien en lui l'assassin du Prince Jean, le fils aîné du Roi, tué la veille... Décidément, la période est bien mouvementée et Kosigan va devoir gagner la confiance de Philippe VI, le Roi de France, quitte à enquêter pour lui. Mais il lui faudra jouer serré, puisqu'il sera en mission à la fois pour les Anglais et pour les Français.

Voilà cependant l'occasion idéale de comprendre ce qui se joue exactement dans cet été caniculaire, dans le comté de Flandres... Les tensions sont telles d'un côté comme de l'autre que la guerre semble devoir inéluctablement éclater. Tout geste, tout propos, toute action prend des allures de trahison et, à Lens, on a vite fait de se retrouver en prison, en attendant de se balancer au bout d'une corde.

Rien ne va vraiment comme il devrait aller et le Bâtard de Kosigan, condottiere, chef d'une brigade de mercenaires, commencent à trouver que les événements s'agencent un peu trop bien afin de précipiter l'affrontement entre les deux plus grandes puissances européennes de l'époque. Habitué à maîtriser ses missions à la perfection, Kosigan est clairement dans le brouillard.

Mais, ce qui va petit à petit se dessiner devant lui dépasse tout bonnement tout ce à quoi il pouvait s'attendre. Et le complot qu'il met au jour est simplement gigantesque et pourrait, s'il aboutissait, changer complètement la face du monde, rien que ça, et non, je ne plaisante pas. D'un seul coup, Kosigan comprend que ses missions et ses manigances personnelles ne sont rien en comparaison.

Le danger, désormais, est partout, immense et mortel. Et Kosigan va se mettre en péril lui-même, mais aussi toute sa meute de mercenaires pour découvrir les tenants et les aboutissants du plan qui est à l'oeuvre. Le Bâtard de Kosigan sait que des forces occultes sont là et qu'il va lui falloir convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé...

Et, pendant que l'on découvre ce que traverse Kosigan, en 1340, son descendant, Michaël Konnigan, lutte contre la mort, suite à l'explosion intervenue à Maulnes. Ses amis, Charles Chevais Deighton, le professeur Ernest Lavisse et Léopold Delille se débattent pour comprendre ce qui a pu se passer, mais aussi pour décrypter les mémoires du Bâtard de Kosigan.

Avec elles, de nouvelles surprises, qui remettent en question l'Histoire de France telle que nous la connaissons. Mais, comment accréditer cela ? Les trois hommes, dans différents lieux, de la Bourgogne à Bruges, en passant par Londres et Paris, se lancent eux aussi dans une enquête aussi délicate que dangereuse, que l'on suit à travers leur correspondance.

Fabien Cerrutti se lance dans ce deuxième épisode sur les chapeaux de roue. Il attrape son lecteur par le col et ne le lâche pas, enchaînant à un rythme effréné les scènes d'action ou de suspense. Avec un avantage : il a plusieurs théâtres d'opérations, qu'il peut manier à sa guise, sans que jamais la tension ne redescende, puisque, en 1340 comme en 1899, le danger rôde.

Et, comme si cela ne suffisait pas, il donne un rôle un peu plus important à certains des loups de Kosigan. Edric, le jeune écuyer, et Dun, la Changesang, ont ainsi droit à leurs moments à eux, sur le devant de la scène, en pleine lumière. Cette dernière, surtout, se voit attribuer un rôle de confiance très important, qui pourrait être décisif pour l'avenir de la meute. Et sans doute plus encore.

Kosigan délègue, et il faut bien ça, tant il est mis à rude épreuve dans cette histoire. Toujours sur le fil du rasoir, sentant le souffle de la Faucheuse sur sa nuque à plusieurs reprises, faisant face à une multitude d'adversaires, dont le principal, qu'il va dénicher et pousser à sortir de sa cachette, est certainement le plus coriace qu'il lui ait été donné d'affronter.

L'intéressant, c'est qu'on est loin de l'archétype du chevalier sans peur et sans reproche. Quand Edrin est proche de faire dans ses chausses, on peut aisément le comprendre, car c'est encore un jeune homme peu aguerri. Dun, qui a déjà connu son lot de souffrance, cela surprend un peu plus. Mais Kosigan aussi ressent cette sensation crue et glaçante : la trouille.

Il n'est pas du genre à se laisser paralyser par elle, mais il lui faut aussi l'affronter, et avec elle, celui qui l'accompagne bien souvent dans son sillage : le doute. Douter de tout. De tous. Peut-être aussi de lui-même. Kosigan reste un héros roublard, pragmatique, intelligent, réactif, courageux et, évidemment, adroit et fort, mais on le sent à plusieurs reprises envisager l'échec.

Ce n'est certainement pas la première fois qu'une mission se goupille mal, on l'imagine, mais ici, l'échec n'aboutit qu'à une seule issue : la mort. Pas seulement la sienne, mais beaucoup de morts. La pression et l'urgence pèse sur les épaules de Kosigan et, au mieux, il va y laisser des plumes. Et sans doute aussi des amis.

Je l'ai dit, le rythme de ce roman est intense. On a droit à un nombre de scènes d'actions incroyables, utilisant aussi bien les situations classiques du roman de cape et d'épée que d'autres, tout aussi oppressantes, des poursuites, des interventions in extremis, des pièges qui se referment, des adversaires qui ont tout en contrôle...

D'ailleurs, c'est vraiment l'impression que j'ai eue au cours de cette lecture : dès le début, tout échappe au Bâtard de Kosigan, qui se retrouve sans cesse contraint à la réaction plus qu'à l'action. Et, lorsqu'il croit enfin reprendre les choses en main, c'est vite démenti par les faits. Comme une corde qui vous glisse entre les mains et fait que vous descendez bien plus vite que vous ne souhaiteriez le faire.

Vous remarquerez que je n'entre que peu dans les détails, que j'ai laissé bien des éléments dans l'ombre. C'est évidemment volontaire, car il faut laisser un maximum d'effet de surprise au lecteur. En revanche, et nous allons nous arrêter un peu sur cet aspect-là, "le fou prend le roi" est un pur roman de fantasy.

Le premier tome l'était aussi, mais les données de fantasy étaient plus contextuelles et on était, dans le récit lui-même, plus proche d'un roman de chevalerie. Ici, dès les premières pages, on comprend que les éléments de fantasy seront plus nombreux, plus présents et surtout, étroitement liés au récit lui-même. Magie, créatures diverses et variées, sans oublier l'adversaire principal du Bâtard...

Un Bâtard lui-même sur lequel on en apprend plus. Dans le premier tome, on avait déjà compris qu'il avait quelques secrets, le surprenant parfois lui-même. Disons-le tout net, si on commence à en savoir un peu plus sur ce personnage, on n'aura pas encore toutes les réponses. Mais, il est certain que ses spécificités et ses origines seront là encore des idées forces des tomes à venir.

Vrai roman de fantasy, disais-je, et grand spectacle en perspective, avec un déploiement tout à fait fascinant, au milieu de la Guerre de Cent Ans naissantes, de forces surnaturelles en nombre. Et pas franchement des plus sympathiques, pour la plupart. La magie, elle, est discrètement présente, mais partout, car les charmes volent bas.

A noter que j'ai hésité un temps à mettre une autre phrase, qui me semblent poser un peu mieux le coeur du roman, mais elle en dévoilait plus que je ne le souhaitais sur l'intrigue. Elle avait pourtant le mérite d'aborder la question des religions, des cultes et des croyances. Le sujet est abordé de manière très intéressante par Fabien Cerutti dans ce deuxième volet.

On le sait, si on a lu le premier tome, l'Eglise a largement contribué à éliminer tout autre culte sur le sol européen. La lignée elfique de Champagne, au coeur du premier tome, était une des rares résurgences de l'ancien monde. Ici, on note certes quelques tolérances, en particulier pour les sangs mêlés, mais la méfiance qu'ils inspirent est forte.

On a même, parmi les personnages ayant un rôle important dans ce deuxième livre, un inquisiteur. Avec des pouvoirs un peu particuliers, il est vrai, mais tel qu'on peut imaginer un personnage de ce genre. Encore un protagoniste qui ne nourrit guère de sympathie pour notre Bâtard... Et, si la religion catholique occupe une fonction coercitive, elle va plutôt se retrouver à son avantage au vu des circonstances qui vont émerger.

Pour une fois, cette question souvent posée par la fantasy historique, on le voyait encore il y a quelques jours lors du billet consacré à "la Voie de l'Oracle", penche plutôt du côté de la religion du Christ, par rapport aux cultes anciens. J'ai trouvé que cela avait une certaine originalité et surtout, c'est parfaitement cohérent avec l'ambiguïté entretenue sur la dimension uchronique du récit du Bâtard.

La dimension religieuse est vraiment au coeur de ce tome 2. Une terrible lutte d'influences avec, à la clé, la menace d'une situation chaotique au possible. Voilà ce que doit affronter un Bâtard qui n'est plus seulement coincé entre le marteau français et l'enclume anglaise, mais se retrouve à devoir combattre des forces bien plus puissantes encore.

Voilà, je me laisse emporter et le billet dure, dure, s'allonge... J'aimerais vous en dire plus encore, entrer dans le coeur, les tripes de ce livre, vous évoquer telle ou telle scène, vous emmener sur mer, sous terre, dans les airs, que sais-je encore, mais non, il vous faudra me croire sur parole. J'ai pris un énorme plaisir à ce deuxième tome, où l'on a pas le temps de s'ennuyer une seconde.

Un bémol ? Allez, je me suis creusé la tête, mais peut-être la fin est-elle un peu abrupte. Mais, c'est vraiment pour chipoter. Quant aux situations que l'on laisse, aussi bien en 1340 qu'en 1899, à la fin de ce volet, elles promettent de nouvelles péripéties passionnantes, avec une nouvelle direction prise par le Bâtard et sa troupe, qui laissent présager de nouvelles embrouilles.

Et de nouvelles découvertes sur les différents personnages des différentes époques. Avec aussi, espérons-le, un peu de répit pour nos braves protagonistes, car ils ont été durement éprouvés dans cette histoire. Oui, c'est sombre, oui, c'est douloureux, parfois, oui, c'est compliqué et rien de ce qui a été acquis n'est définitif, mais le lecteur, lui, sort le pop-corn et profite. Un vrai plaisir de gamin dévorant des romans d'aventures, vraiment !

mardi 21 avril 2015

"La vision est l'art de voir les choses invisibles" (Jonathan Swift).

Pour être franc, je ne suis pas tout à fait satisfait de ce titre, mais bon, c'est Swift, quand même ! Et puis, on va avoir quelques paragraphes pour parler de notre roman du jour, qui appartient à un genre en vogue en France, ces temps-ci : la fantasy historique. Et je dois dire que, personnellement, j'aime bien ça. Questions de repères, sans doute. Mais aussi parce que je trouve passionnant la façon de confronter l'imaginaire et l'Histoire telle qu'on la connaît, de travailler aussi autour de la place de ce que nous qualifions de surnaturel dans les sociétés. Avec "la Voie des Oracles" (tome 1 publié chez Scrinéo), Estelle Faye, auteur "Coup de coeur" de l'édition 2015 des Imaginales, a choisi une période parfaite pour cela : le Ve siècle de notre ère. Je vais essayer d'expliquer tout cela dans ce billet, sans évidemment perdre de vue ce "road-movie" médiéval, plein de surprises, et qui devrait en réserver encore bien d'autres dans les prochains volets...



Nous sommes en Gaule, territoire de l'Empire romain, au Ve siècle après Jésus-Christ. Après de longues années de guerre, les Huns ont été repoussés et, désormais, la paix semble régner sur la région, même si les Vandales n'ont sans doute pas renoncé à conquérir ce territoire. Paix relative, mais paix tout de même, et les populations en profitent.

Près d'Aquitania, lors d'une sortie avec son fils en bord de la Dorononia, le sénateur romain Gnaeus Sertor est attaqué, sans doute par des pirates pictes, et laissé pour mort. Un personnage considérable, considéré comme un héros pour avoir, vingt ans plus tôt, vaincu les Vandales. Mais, l'ancien général a la peau dure et il lui reste un souffle de vie, une fois les assaillants repartis.

Le lecteur, témoin de la scène, a assisté, suite au drame, à une transaction entre Aedon, le fils de Gnaeus, et le chef de la bande. Tiens donc... Ainsi, ce rejeton qui ne semble pas avoir grand chose avec la noblesse et l'envergure paternelle aurait manigancé cet assassinat... Mais, le plan a connu un accroc : le sénateur n'est pas mort, bien que plongé dans un profond coma.

La nouvelle bouleverse l'autre enfant de Gnaeus Sertor : sa fille, Thya, encore adolescente. Celle-ci vit depuis plusieurs années à Aquitania, loin de l'agitation romaine, mais aussi de ses proches, et la présence de son père auprès d'elle était une joie. Thya nourrit une admiration sans borne pour son héros de père.

En retour, elle est l'enfant préférée du sénateur qui l'avait exilée pour son bien, et à son grand désarroi... Mais, Thya a un secret qui ne doit absolument pas être révélée : Thya est une oracle. Une des dernières encore en vie, dans un empire où la montée rapide du christianisme a entraîné leur traque systématique.

Thya sait cela, elle a d'ailleurs régulièrement des visions, qu'elle provoque aussi, parfois, en interrogeant les oracles. Mais elle sait également qu'elle doit se montrer extrêmement prudente et que personne, pas même ses proches, ne doivent savoir ce qu'elle est. La tentative d'assassinat sur son père a donc de quoi l'effrayer encore un peu plus, car, s'il meurt, elle sera livrée à elle-même.

Craignant que son père ne passe rapidement de vie à trépas, et ne se faisant guère d'illusion sur son frère, Thya décide donc de prendre le risque d'une vision. Des moments toujours très particuliers, dont elle ne perçoit que rarement le sens, au moment où les images lui apparaissent... Et là, ce qu'elle découvre va la pousser à agir.

Son père, debout, bien vivant, comme au temps de sa splendeur et de ses exploits guerriers. Mais où est-il ? La réponse lui vient aussi au coeur de sa vision : à Brog. Un nom qui parle à la jeune femme : une forteresse, dans les Monte Vosego, où Gnaeus Sertor a connu ses heures de gloire. Sans savoir exactement pourquoi sa vision lui montre ce lieu, désormais abandonné, elle décide de s'y rendre.

Thya, demoiselle de la noblesse romaine, qui a toujours connue une vie douillette et a toujours eu une domesticité à son service, va maintenant devoir se lancer dans une aventure dont elle ignore même le sens et, pour cela, va devoir traversée le pays, avec tous les dangers que cela peut receler. Heureusement pour elle, elle ne va pas voyager seule.

Sur son chemin, avant de quitter la région d'Aquitania, elle va en effet faire deux rencontres très importantes : Mettius, un ancien soldat qui a servi sous les ordres de son père, et surtout Enoch, un jeune homme qu'elle va sauver des mains d'une troupe bien mal intentionnée, qui voulait lui faire la peau.

Enoch n'est pas un soldat. Tout au contraire, il travaille comme perruquier et manie bien mieux les fards que les armes. Mais, son bagou et sa débrouillardise pourraient aussi être très utiles. Même si le garçon n'est pas forcément le plus courageux du lot... Et puis, lui aussi, a ses petits secrets inavouables et des origines qui le hantent...

Poursuivie par son frère, qui a remarqué la fuite de Thya, sans la comprendre, la fille du sénateur mène sa quête, obligée de rester discrète sur ses dons et aussi de se déguiser (merci, Enoch !) pour échapper le plus longtemps possible à ceux qui veulent lui mettre la main dessus. Mais, Thya n'a pas que des ennemis, bien au contraire...

Et l'on va aborder un aspect de "la Voie des Oracles" que, volontairement, j'avais laissé de côté jusque-là. Car, Thya bénéficie du discret soutient de tout un monde devenu invisible, ce petit monde du merveilleux et ses mille et unes créatures. D'ailleurs, le premier personnage que l'on rencontre dans le roman est un faune.

Et l'enjeu, pour eux, est immense : menacés, réduits à la clandestinité dans un monde qui les a déjà relégué à un rôle imaginaire ou pire, contraire aux valeurs de la religion dominante, ils comptent sur Thya pour rester un de ces traits d'union entre les humains et les mondes désormais païens... Alors, tous, créatures, esprits et dieux vont donner un coup de pouce à la jeune fille dans son périple...

Estelle Faye a choisi une période historique parfaite pour planter son histoire. En ce Ve siècle mouvementé, des changements profonds s'opèrent. L'Empire romain est devenu chrétien, la religion monothéiste s'impose pour tous et partout, et repousse tout autre croyance ou culte dans l'ombre. Mais, cet empire est déclinant, menacé et, malgré les dernières victoires sur les Huns ou les Vandales, il vacille.

L'effondrement est proche et les entités qui le composent, à l'image de cette Gaule, si durement conquise, va entrer dans une autre ère, avec l'arrivée des Francs et le couronnement de Clovis, Reims, Saint Rémy, le vase de Soisson, tout ça, tout ça... La naissance de notre cher et beau pays, donc. Et forcément, ce flou et ce bouillonnement de l'histoire sont parfaits pour intégrer le récit de "la Voie des Oracles".

Ainsi, l'opposition entre notre monde, même encore en genèse, et celui du merveilleux peut devenir une des clés de l'histoire, le surnaturel, nié et renié, s'affirmant au fil des pages, jusqu'à ce que les masques tombent et que Thya, mais aussi ses compagnons, comprennent qu'ils ne forment pas un simple trio et, qu'en cas de coup dur, il devrait y avoir du renfort.

Malgré tout, cela ne minimise pas les dangers, à commencer par le félon Aedon, qui a le bras long, une soif de pouvoir inextinguible et peut compter sur d'autres tristes sires dans son genre. Et sur la menace, qu'il pratique volontiers... et certainement pas à la légère. En plus d'être long, le chemin de Thya sera semé d'embûches.

Avec un grand mystère : que trouvera-t-elle une fois dans les Monte Vosego ? Comme toujours, la dimension générale et la quête individuelle sont étroitement liées. Et bien des révélations attendent Thya, mais pas seulement elle. Des informations qui vont totalement bouleverser son monde à elle aussi, car plus jamais elle ne pourra considérer son existence de la même façon.

Et, en fin de volume, on arrive à un point où l'on se languit fortement de connaître la suite des opérations... Car on se laisse emporter dans la foulée de Thya, certes encore naïve, mais pleine de déterminations, aux pitreries d'Enoch, personnage qui n'est pas pour autant dénué de profondeur et d'ambiguïté, au courage de Mettius et aux mystères qui les entourent.

On sent qu'on est vraiment arrivé à une charnière dans cette histoire. On possède un certain nombre de réponses, mais pas toutes, et surtout, on se demande quelle direction va prendre l'histoire et quelles nouvelles difficultés vont se présenter aux protagonistes. L'évolution de Thya est bien amorcée et nul doute qu'elle va se poursuivre par la suite. C'est d'ailleurs, à mes yeux, un des enjeux du tome 2 : nous faire découvrir quasiment un nouveau personnage, comme une chenille devenue papillon.

Le mélange entre réalité et surnaturel fonctionne très bien et va crescendo, jusqu'à cette arrivée dans les Vosges où, soudain, tout semble permis, comme si les nouvelles lois, humaines et divines, ne s'appliquaient plus comme ailleurs. Une zone tampon entre l'Empire et les Vandales, dans laquelle dominent des forces et des hiérarchies bien différentes.

La plume d'Estelle Faye m'a semblé assez différente de celle que j'avais découverte dans l'excellent "Porcelaine", dont nous avons déjà parlé ici. Question de contexte, historique, géographique et même littéraire, puisque, pour "la Voie des Oracles", on n'est plus dans le domaine du conte. On est dans un pur roman de fantasy historique, aventures à la clé, mais aussi un roman picaresque qui parlera aussi bien aux adultes qu'à un public adolescent, je pense.

Vous l'aurez compris, ce tome 1 de "la Voie des Oracles" est un livre riche, possédant plusieurs niveaux de lecture. Et la confirmation du talent d'Estelle Faye, que j'espère, vous serez de plus en plus nombreux à découvrir. Cela fait bien deux semaines que j'ai terminé cette lecture et Thya est encore là, quelque part, dans mon esprit. Un beau personnage féminin, sur lequel repose ce cycle, ce n'est pas si courant.

dimanche 19 avril 2015

Le cannibale de Cleveland.

Voilà qui a le mérite d'être clair... Comme d'hab, le petit avertissement d'usage : éloignez les âmes sensibles ! Vous raterez un thriller bien sombre, bien glauque, mais surtout, très intéressant dans sa construction. En attendant, en route pour l'Ohio dans les années 1980, pour une enquête qui sent le soufre, et pas que le soufre, d'ailleurs, à la poursuite d'un tueur en série soupçonné d'un nombre de meurtres qui dépasse l'entendement, mais surtout, des crimes qui transgressent bien des tabous, à commencer par celui du cannibalisme. Dans "la compassion du diable" (en grand format aux éditions Fleur Sauvage), Fabio M. Mitchelli propose une véritable fiction mais la construit autour d'un monstre véritable : Jeffrey Dahmer, un des plus fameux serial killer américains. Il ne s'agit pas d'une biographie romanesque du tueur, mais le sinistre Blake, que nous suivons à la trace, si je puis dire, reprend le parcours meurtrier de Dahmer. Et ça remue un peu...



Juin 1981, dans le parc national de Cuyahoga Valley, près de Cleveland, deux containers sont découverts par des membres de l'unité forestière, chargé de faire des travaux. Dans ces gros récipients bleus, l'horreur absolue : des corps en décomposition dégageant une odeur abominable. Aussitôt, l'alerte est donnée et la police criminelle se rend sur place.

Les deux inspecteurs forment un duo qu'on peut juger on ne peut plus mal assorti. Freddy Lawrence, l'aîné des deux, est quelqu'un qui use les équipiers à la douzaine. Pas commode ? Possible, mais ce n'est pas ce qui pose le plus problème. Je n'en dis pas plus, on reviendra dans ce billet sur certains éléments, mais n'en disons pas trop.

Sa dernière équipière en date s'appelle Victoria Fletcher et la demoiselle semble plus coriace que les hommes qui l'ont précédés auprès de Lawrence, car elle s'accroche, malgré tout. Il faut dire que la jeune femme a elle aussi des fantômes qui la hantent et elle s'est forgée un caractère de dur à cuire, langage de charretier et attitude de bouledogue à l'avenant...

Voilà notre étrange duo en charge d'une drôle d'affaire. Car, manifestement, les corps découverts dans ces tonneaux ne sont pas complets et il semble bien qu'avant de finir là, ils aient subi un véritable calvaire... De là à imaginer que celui qui les a planqués là après les avoir fourrés en vrac dans ces tonneaux, n'en soit ni à son coup d'essai, ni à son dernier assassinat, il n'y a qu'un pas...

Un pas qui va être rapidement franchi, avec la découverte d'une seconde scène de crimes, encore pire que la première. En plein centre-ville, cette fois, sous une maison en passe d'être démolie... Une dizaine de corps, dans des états de décomposition divers et variés. Un charnier abominable, et on ne parlera même pas de l'odeur... Et encore ces récipients bleus, comme une signature.

Cette fois, plus de doute, il y a un tueur en série à Cleveland, et la liste de ses crimes commence à être longue, très longue. Quant à son modus operandi, il est difficile à déterminer, étant donné l'état des corps, mais il est certain que les victimes ont subi bien des sévices avant de se retrouver entassés dans cette sépulture plus que sommaire.

L'enquête qui s'annonce pour Lawrence et Fletcher est donc d'autant plus compliquée que l'affaire va forcément être médiatique, avec les pressions hiérarchiques et politiques que cela suppose, et qu'il n'y a pas vraiment de pistes pour espérer retrouver un des plus atroces assassin qu'ait connu la ville de Cleveland...

Mais, cette enquête va aussi être l'occasion pour les deux flics de se découvrir un peu plus. Ils ne sont plus simplement deux numéros de matricule qu'on a associés parce qu'on ne pouvait pas faire autrement, mais deux flics à la poursuite d'un monstre. Et, malgré tout, Fletcher n'est pas complètement indifférente à Lawrence...

"La compassion du diable", c'est le récit de cette traque, mais pas seulement. Car, la construction du livre, au moins dans la première partie, nous propose autre chose. Bien sûr, on a les éléments que je viens de vous donner, cette enquête qui est le coeur de l'intrigue. Mais, pas seulement, car on va, en parallèle, découvrir deux autres personnages très importants de cette histoire.

Il y a d'abord Patrick MacCallaugh, un jeune romancier, dont le premier livre a défrayé la chronique par les révélations qu'ils contenait et a eu la chance de devenir un best-seller. Pour les besoins de son prochain livre, il mène l'enquête, et cela passe par une maison de retraite. Patrick y rencontre Jo, un vieil homme très malade, dont la fin approche.

Il y a urgence, car l'écrivain est certain que Jo détient des renseignements capitaux, pour son livre, mais sans doute pas seulement. Mais le vieux est un dur de dur et le faire cracher le morceau n'est pas simple. Il va falloir se montrer particulièrement convaincant, mais également patient. Gagner la confiance de l'homme en espérant qu'il s'ouvrira enfin.

Et puis, il y a Blake. Le fil rouge de ce roman. On le suit depuis le ventre de sa mère et l'on retrace à ses côtés l'incroyable parcours du criminel hors norme qu'il est. Eh oui, Blake, c'est le tueur que recherchent Lawrence et Fletcher. Et voilà près de 20 ans qu'il "oeuvre" sans jamais avoir été soupçonné, même si, pour cela, il lui est arrivé d'avoir pas mal de chance...

Les éléments qui manquent aux enquêteurs nous sont révélés au fil des chapitres, par des flashbacks. La liste est non seulement impressionnante, mais aussi l'horreur des actes commis, qui vont de l'assassinat au viol, en passant par la nécrophilie et donc le cannibalisme. Sans oublier diverses autres "joyeusetés" que Blake réserve à ses victimes.

Le portrait de ce garçon est tout simplement effrayant, tant il semble jouir de ses actes. Qu'il serait facile de se dire qu'il est dément, un fou furieux, sans doute cela nous aiderait-il à mieux appréhender de tels actes ! Sauf que ce n'est certainement pas le cas, les calculs de Blake, les photos prises avec les corps, par exemple, viennent contredire tout cela : rien n'est gratuit, chez Blake.

Presque vingt années à tuer et c'est un malheureux hasard qui révèle l'existence de sa série de meurtres, totalement ignorée jusque-là... Rien que cela a de quoi faire frissonner les plus solides. Surtout quand on mesure la violence et la perversité en action. Tout ce temps, Blake a mené sa vie, parfaitement intégré à la société dans laquelle il évolue, et se muant, la nuit venue, en ce monstre impitoyable...

Je le redis, Blake n'est pas Jeffrey Dahmer, en revanche, Fabio M. Mitchelli lui attribue ce que l'on sait des actes du "Cannibale de Milwaukee" (l'authentique surnom du tueur). Cette remontée chronologique, de ces débuts, hésitants, jusqu'à cette diabolique routine qui lui fait lever de jeunes hommes dans des lieux de rencontres homosexuelles parfaitement connus avant de sacrifier ses victimes, et tout cela vient parfaitement s'intégrer au récit fictif.

Quand je vous disais qu'il flottait une odeur de soufre sur cette histoire, vous me croyez, non ? Seulement, le soufre n'est pas la seule odeur à planer sur ce roman. "La compassion du diable" est un thriller olfactif. Oh, soyez prévenus, ça ne sent pas la rose, bien au contraire. D'un bout à l'autre, on est agressé par les odeurs omniprésentes dans le récit.

Depuis quelques temps, je me prends à rêver du jour où, grâce au numérique, des éditeurs auront l'idée de publier des romans en "Odorama", comme certains films. Histoire de profiter d'une atmosphère florale délicate, d'une ambiance de campagne, de vieux cuirs et de vieux livres d'une bibliothèque, des milles parfums d'une cuisine raffinée...

Alors, s'il vous plaît, oubliez "la compassion du diable", si ce système est un jour au point. Parce que là, vous risquerez très probablement des plaintes des voisins et une visite inopinée de la police ! Si John Waters, dans "Polyester", avait eu l'idée taquine (c'est tout John Waters, ça, la taquinerie), de glisser au milieu d'odeurs tout à fait classiques, quelques surprises tel du gaz ou mes sécrétions d'un putois, ici, c'est un festival de fragrances qui vous feraient regretter le musc pur...

Cette sensation, toute virtuelle qu'elle soit, ajoute à l'oppression que ressent le lecteur devant les actes de Blake, mais aussi les situations que rencontrent les autres personnages. Car "la compassion du diable", outre l'entremêlement de différents fils de récit, est une traque, une poursuite menée tambour battant et qui ne voit jamais sa tension baisser.

Une tension accrue par quelques recettes narratives tout à fait intéressantes que je ne peux abordez ici, je suis sûr que vous le comprendrez aisément. La première partie du roman est redoutable, car elle en dit autant qu'elle brouille les pistes, suscite des interrogations, pose des questions sans donner immédiatement de réponses...

Le parcours individuel de chaque personnage, principal comme secondaire, ne vient pas baliser le chemin de petits cailloux blancs, non, c'est plutôt de la mie de pain, vite disparue... On s'égare, on cogite, on pense, on croit que... Chacun son hypothèse, l'une semblera peut-être plus évidente à suivre que les autres, mais restera encore à assembler tous les morceaux de cette histoire, qui regorge de rebondissements.

J'ai été happé par cette lecture, certes par moment, difficile à supporter, tant on nage dans l'horreur, mais qui sait embarquer le lecteur. Comprendre, traquer, coincer... On se lance dans cette enquête pour simplement arrêter ce monstre, capable de poursuivre son chemin pavé de cadavre démembrés et en partie boulottés, pendant encore longtemps...

L'injection de fait réels dans l'histoire fictive ajoute évidemment au malaise que l'on ressent. On relativise évidemment plus que lorsque Ann Rule reprend l'enquête sur Ted Bundy, dans "Un tueur si proche" et comprend qu'elle s'est trompée sur ce jeune homme qu'elle trouvait pourtant si sympathique, mais l'horreur des faits est là, sans même parler de ceux, fictifs, qui viennent s'ajouter au fil du récit.

J'avais pas mal entendu parler de ce livre avant de m'y lancer. C'est toujours ambivalent, on se laisse influencer, dans un sens ou dans un autre, même lorsqu'on essaye de rester imperméable. Je n'ai pourtant pas été déçu et je crois avoir lu un roman qui, s'il était signé par un américain, aurait sans doute bien plus de retentissement encore.

Mais, il faut le dire, haut et fort, nos auteurs de thrillers français sont désormais au niveau. Pas parce qu'il joue la surenchère dans l'horreur, non, mais parce qu'ils savent écrire des romans haletants, dérangeants, flippants, qui s'accrochent à vous un moment après qu'on a tourné sa dernière page. Et Fabio M. Mitchelli, avec "la compassion du diable", rejoint cette génération qui nous fait trembler.

Un mot, pour terminer, sur le titre. Difficile de le développer sans en révéler trop sur l'histoire, car on le comprend dans la dernière partie du livre. Mais il y aurait beaucoup à dire aussi sur cette compassion et ce qu'elle induit... Là encore, il y a de quoi se sentir pas très confortable. Et pourtant... Au mal absolu, il existe peut-être une autre réponse que la vengeance ou la loi du Talion.

samedi 18 avril 2015

Dans la poudrière malienne...

Le Mali. Un pays souvent sous le feu de l'actualité ces dernières années, et pas souvent pour des événements joyeux et positifs, hélas. C'est dans ce pays que nous emmène notre roman du jour, un pays grand comme deux fois la France, curieusement dessiné, comme souvent les Etats africains, avec une partie nord désertique et une partie sud où se trouve la capitale, Bamako, là où se concentre une grande partie de la population. Un pays en proie aux maux contemporains que sont l'islamisme et le terrorisme, avec la guerre qui en a découlé, mais pas seulement, comme on s'en rend compte à la lecture de "Black Cocaïne", thriller de Laurent Guillaume, désormais disponible en poche chez Folio. Un livre qui commence comme un roman noir avant de se muer en thriller utlra-violent, mais placé sous haute tension. Et un personnage central qui n'a plus rien à perdre...



Souleymane Camara, alias Solo, était flic des stups en France. Mais, suite à un drame dont on va comprendre l'ampleur au fil du livre, il a dû quitter ses fonctions, ainsi que la France. Fugitif, il a choisi de se réfugier dans le pays de son père où il a décidé de devenir détective privé. Une sorte de Philipp Marlowe malien.

A Bamako, tout le monde connaît Solo, et Solo connaît tout le monde. Comprenez, les personnes qui ont le plus d'influence et les pattes qu'il faut graisser pour que les choses avancent sans grincer. Ce n'est pas que la présence de l'ex-flic ravisse tout ce beau monde, mais, dans un pays gangrené par la corruption, quelques billets viennent à bout de n'importe quelle réticence.

Un jour, à l'entrée de son bureau, un femme, pardon, une femme ravissante l'interpelle. Elle vient l'engager. Cette jeune femme s'appelle Faten Tebessi et elle est avocate en France et sa jeune soeur, de passage au Mali, a été arrêtée à l'aéroport, juste avant de regagner l'Hexagone. Dans son sac, 13 kilos de cocaïne (mal) dissimulés...

De quoi se voir condamner à une lourde peine, dans un pays où, on l'imagine, les prisons n'ont rien de palaces 5 étoiles... Alors, Faten propose à Solo un somme énorme. Pas pour enquêter, non, mais pour acheter le juge chargé du dossier afin qu'il ferme les yeux. La jeune femme, mère de famille, a été piégée, son aînée en est certaine.

Comme tout bon privé qui se respecte, Solo tire gentiment le diable par la queue. Avec ce que lui propose l'avocate, il a de quoi se remettre à flots pour un moment. Alors, il accepte et remplit tranquillement sa mission, non sans se mettre, au passage, une bonne partie de la somme dans la poche. On n'est jamais mieux servi que par soi-même.

Au passage, il a rendu visite à la détenue, afin d'avoir un autre son de cloche, et essayer de savoir dans quel pétrin exact elle s'était fourrée en venant au Mali pour y jouer, volontairement ou non, les mules pour des trafiquants visant le marché français. Grâce à lui, Bahia Tebessi devrait rapidement rentrer chez elle, auprès de son bébé. Affaire rondement menée !

Mais, la nuit suivante, la police vient réveiller le détective. Avec une sale nouvelle : Bahia a été découverte morte, et sa gorge grande ouverte ne plaide pas en faveur d'un accident. Surtout, son cadavre a été découvert dans un quartier bien loin de l'aéroport ou de l'hôtel où loge sa soeur. Une soeur qui accuse le coup, forcément, avant que la colère ne monte, irrépressible.

Solo, venu pour essayer de réconforter l'avocate, est témoin de cette colère, qui va culminer avec une demande peu ordinaire : retrouver les assassins de Bahia... et les tuer. L'avocate est prête à verser énormément d'argent pour obtenir la maigre consolation que représente une vengeance. Mais, malgré cela, le privé refuse, trop conscient de ce que représente ce genre de quête.

Il pense tourner la page quand on s'en prend à lui et à son entourage. C'en est trop. La quête de vengeance devient alors personnelle et la recherche de la vérité, totalement accessoire. La dernière amarre qui retenait Solo a sauté, cet homme désespéré n'a plus rien à perdre et il entend bien retrouver les protagonistes de cette affaire pour les mettre hors d'état de nuire. Quitte à rester lui-même sur le carreau...

"Black Cocaïne" débute donc comme un roman noir, le détective aux abois, désabusé, et même plus que cela, encore, la belle femme qui vient frapper à sa porte, le contrat providentiel qui va le remettre à flots pour un moment et s'avère être un bâton merdeux de la pire espèce... Et l'engrenage qui pousse ledit privé à mettre sa vie en danger, et pas qu'une fois, pour des motifs bien moins nobles que la gloire ou l'honneur...

Mais, lorsque Solo décide de prendre les choses en main, hors contrat, hors boulot, hors la loi, hors tout système de valeurs, on quitte alors le roman noir et son rythme piano pour entrer dans un thriller pur et dur, qui n'épargne pas le lecteur. Âmes sensibles, vous entrez dans ce livre à vos risques et périls ! Car Solo, qui n'en est pas un non plus, n'a clairement pas affaire à des enfants de choeur.

Et, de Bamako, épicentre du récit, on va suivre Solo dans une grande partie du Mali, à la découverte de la diversité de cet immense pays, si pauvre en ce qui concerne ces populations, et pourtant si riche, en potentiels, comme si souvent les pays africains. Et l'on comprend surtout que le pays est devenu une plateforme idéale pour les narcotrafiquants.

Le pays devient alors un personnage à part entière du roman, par la diversité de ses paysages, fabuleux terrain de jeu pour un romancier. On fait des kilomètres, aux côtés de Solo, dans sa gagnole assez pourrie, en 4x4, même en mobylette, on crapahute dans le désert ou dans des villes fantômes, on plonge dans les quartiers les moins fréquentables de Bamako comme dans les bureaux ministériels.

Et l'on voit ce pays en proie à bien des soucis, souvent venus de l'extérieur. Oh, je ne dis pas qu'il n'y a que des saints, côté malien, ce serait évidemment faux, et on le constate d'ailleurs dans le cours du roman, mais force aussi est de remarquer que le pays est au coeur d'ambitions qui le dépassent. Et qui ont sans doute de quoi inquiéter, là aussi bien au-delà de cet immense pays.

Solo, lui, est un personnage qui marque. On peut le trouver antipathique, ou en tout cas mettre du temps à s'y attacher, mais il ne laissera certainement personne indifférent. De par son parcours passé, très étonnant et forcément compliqué à vivre, jusqu'à la déflagration qui l'a mené à son exil malien. Le reste, c'est un homme au bout du rouleau, ou pas loin, qui ne vit plus que sur sa rage profonde.

Mais, Solo, c'est aussi cet humour plein de cynisme, propre aux privés de la littérature, accentué par ce désespoir qu'il a chevillé au corps. Solo, c'est aussi un grand coeur, attentif, fidèle en amitié et, sous ses manières d'ours mal léchés, un homme de confiance. Certes, c'est d'abord pour lui qu'il se lance dans sa furieuse épopée, mais la justice et la vérité ne sont pas si loin.

Pour le reste, ténacité, courage, inconscience, même, le garçon reste particulièrement intrépide, se lançant seul contre tous dans cette poursuite insensée. Son caractère entier le pousse parfois à l'imprudence, mais comme il n'a plus peur, ayant tout perdu, vivant en sursis dans un monde qu'il exècre, peu importe.

J'ai été frappé, je pense que ça se ressent, j'en parle beaucoup, par l'état d'esprit de Solo. Oui, je le place dans la lignée des privés fameux de la littérature noire, souvent usés et désabusés, mais Solo est bien plus loin que cet état fripé et mal rasé, un peu trop alcoolisé. Il est tout cela, et plus encore, hanté par des fantômes qui ne lui laissent que peu de répit.

Solo est un dur à cuire, qui a dû en voir tout au long de sa carrière de flic avant de se retrouver obligé de quitter la France. Depuis, ce n'est plus le même. Et, sans ce passé, sans aussi ce contexte très particulier du Mali, où il ne peut guère compter que sur lui-même, sans doute n'aurait-il pas réagi de la même façon face à cette histoire.

Mais là, c'est David contre Goliath et il va lui falloir compenser son infériorité par de la ruse et de la perspicacité. Il est bon, Solo, dans son job. Il en connaît les ressorts et sait parfaitement faire jouer ses relations, même si, il le sait, sa situation de paria en agace beaucoup. Il va devoir se muer en joueur d'échecs pour anticiper les coups de l'adversaire.

Alors oui, c'est un personnage rude et fermé, malgré sa façade parfois bravache. Le rôle du lecteur, ce n'est pas de juger ce personnage. Et que penser de ce qu'il a fait, finalement ? Une bombe à retardement qui a déjà sauté une fois. Et peut-être d'autres. Et qui pourrait encore exploser pour faire de nouveaux dégâts. Voilà ce qu'est Solo.

Et pourtant, j'ai eu envie à certains moments, de le prendre dans mes bras, simplement pour qu'il lâche, crache, vomisse, expulse de quelque manière que ce soit le chagrin qui le ronge. Solo est le mieux placé pour savoir que la vengeance ne guérit pas. Voilà sans doute pourquoi il refuse d'emblée le marché de Faten : parce qu'il est vain. Parce qu'elle souffrira toujours de la perte de sa soeur.

Lorsque, finalement, et pas pour les beaux yeux (enfin, les yeux, pas vraiment...) de l'avocate, pour son pognon ou pour la justice, truc auquel il a cessé de croire, il se lance dans sa vendetta, je crois sincèrement que son souhait profond, même inconscient, est d'y rester. D'en finir enfin avec toute cette mascarade qu'est devenue sa vie, terminer dans le mur sa course en avant effrénée.

Suicidaire, Solo ? Sans doute en partie, oui. Mais, au moment de franchir ce pas, il ne peut s'y résoudre. La dernière étincelle qui subsiste en lui irradie alors et il trouve les ressources pour échapper à une mort quasi certaine. Comme si la seule personne capable de mettre un terme à son calvaire, c'était lui-même. Sans qu'il puisse s'y résoudre.

Un dernier mot sur Laurent Guillaume, dont je découvre ici le travail. Il fait partie de cette nouvelle génération de romanciers ou de réalisateurs qui ont connu l'autre côté de la barrière avant de se lancer dans la carrière artistique. Comprenez : il a été flic lui-même, avant de commencer à écrire. On avait eu les avocats, surtout américains, dans les années 90, désormais, le policier choisit de partager son expérience à travers la fiction.

Lui a travaillé en coopération au Mali afin de lutter justement contre le développement du trafic de drogue dans ce pays. Il connaît donc bien son sujet et, malgré la violence très dure et très crue qu'il installe tout au long de son histoire, on comprend bien qu'il ne parle pas à la légère. Dans ce domaine, on ne fait clairement pas dans la dentelle...

La grande qualité de ce roman, c'est sa tension permanente, la manière dont tout s'emballe lorsque Solo est directement visé et qu'il réplique, comme sur un ring. Mais pas seulement avec les poings. Ensuite, l'énergie folle qui anime Solo fait le reste. Inépuisable, invulnérable, en mode warrior, il joue aussi bien le rôle du chasseur que celui de la proie pour arriver à ses fins. Et quelles fins !

C'est, sauf erreur de ma part, la première enquête de "Solo, le privé malien", comme on peut le lire sur la couverture de cette édition Folio. Il serait intéressant d'en découvrir d'autres, ne serait-ce que pour voir évoluer ce personnage, écorché vif et plein d'aplomb, autant que de doutes. Avec, en prime, un contexte qui offrira forcément de nouvelles options, puisque l'histoire de "Black Cocaïne" se déroule en 2009.

En attendant, j'ai bien envie de poursuivre la découverte du travail de Laurent Guillaume, avec une autre série dont il est l'auteur, autour de Mako, flic de la BAC. Une autre facette de l'expérience de l'auteur au sein de la police. Et un personnage qui semble tout aussi sombre et vénéneux que Solo, son alter ego malien.

mardi 14 avril 2015

"Les distinctions, médailles, citations, avancements, tout cela était fait pour récompenser des actes de bêtes".

Être un héros... Beaucoup en rêvent, ou rêvent devant leur exploits, réels ou sortis des diverses fictions qui reposent sur cette marque de caractère. Pourtant, être un héros n'est sûrement pas si simple. Parfois, on le devient malgré soit et on vit mal la reconnaissance des autres. Dans "le collier rouge" (tout juste sorti en poche chez Folio), Jean-Christophe Rufin se penche sur un héros qui n'en demandait pas tant et qui s'est révolté contre cette situation. Mais pourquoi ? Tout est là. Un court roman, construit à partir d'une anecdote racontée à l'auteur et qu'il a intégrée à une fiction historique. Trois personnages et un chien en sont les acteurs principaux. Et, outre l'héroïsme, il est aussi beaucoup question de fidélité, mais aussi d'engagement, d'amour, de colère...



Hugues Lantier du Grez est juge militaire, en poste à Bourges, en cet été 1919, le premier été en paix depuis bien longtemps. Issu d'une petite aristocratie et élevé en conséquence, ce juge, encore jeune, a laissé pas mal d'illusions dans cette épouvantable boucherie et, aujourd'hui, il aimerait bien quitter l'uniforme, retrouver sa famille à Paris et entamer une nouvelle vie.

Malgré le peu d'entrain qu'il ressent pour cette nouvelle mission, il brave la chaleur de ce mois d'août caniculaire pour se rendre dans une petite ville du Bas-Berry, où se trouve emprisonné un soldat pas comme les autres. Un gars parti au front en 1915, revenu avec plusieurs blessures mais surtout la Légion d'Honneur pour acte d'héroïsme sur le front d'Orient.

Pourquoi alors, est-il dans une cellule, en attente d'un jugement qui ne sera certainement pas clément, tant le climat est encore au patriotisme exacerbé et au respect de la Nation et de ses symboles ? Avant de le rencontrer, le juge songe que, le fameux jour, le brave poilu avait dû croiser une bonne bouteille de bibine et l'alcool fait parfois faire des folies...

Mais, pas du tout. Face à lui, dans cette cellule, seul prisonnier d'un établissement qui attend son départ pour ne plus être une prison militaire, il y a Jacques Morlac, parfaitement sain d'esprit, à jeun depuis un bail, maintenant, et animé par une farouche détermination sous laquelle semble poindre une profonde colère.

Et le héros déchu ne parle pas. Il va falloir de la patience à Lantier pour amadouer son interlocuteur et le pousser à parler. Pendant ce temps, il va avoir du temps pour mener sa petite enquête et chercher à comprendre qui est ce farouche enfant du pays qui, depuis son retour du front, n'a vraiment pas eu les comportements qu'on pourrait attendre d'un homme libéré de ses obligations militaires.

Et, en premier lieu, il y a ce chien qui aboie jour et nuit à la porte de la prison. Ce chien qui n'a pas quitté son maître depuis le jour de sa mobilisation jusqu'à son incarcération. Un animal d'une fidélité inouïe qui a déployé des trésors de ruse pour suivre son maître des tranchées françaises aux tranchées grecques, à Salonique.

Le voilà désormais désespéré, hurlant jusqu'à l'épuisement, sous le cagnard, mourant de soif la journée pour ne surtout pas s'éloigner trop de cet homme dont il n'avait plus été séparé depuis 1915... Quelle incroyable fidélité, et pourtant, lorsqu'il évoque l'animal, Lantier ne perçoit pas d'amour de la part de Morlac. Au contraire, une certaine rancoeur...

Ensuite, il y a les gens du bourg, ceux qui ont connu le détenu avant qu'il ne devienne un soldat, un héros. Après un aussi long conflit, la popularité des militaires n'est pas au beau fixe, dans le coin, encore moins quand on essaye de faire condamner l'enfant du pays qui les a tous rendus fiers. Alors, il faut du tact.

Et le portrait qu'obtient Lantier ne fait que compliquer un peu plus la donne. Jacques Morlac est un bien étrange personnage... Le juge découvre tout de même l'existence du quatrième protagoniste de notre histoire : Valentine. Cherchez la femme, pourrait-on dire ! Mais, là encore, tout est bien moins évident qu'on pourrait le croire.

Malgré le peu de coopération que lui accorde Morlac, le juge ne veut pas expédier son dossier. Au contraire, il voudrait bien connaître le fin mot de l'histoire. Sans doute aussi parce qu'il sait qu'on ne revient pas indemne d'un conflit comme celui qui s'est achevé quelques mois plus tôt. Alors, peut-être se trompe-t-il, mais il se dit que cet homme a peut-être des raisons concrètes d'avoir agi comme il l'a fait.

Au fait, que s'est-il donc passé pour que Morlac se retrouve derrière les barreaux ? Parce que c'est bien toute la question : les faits et ce qui a mené cet homme à les commettre. Vous vous doutez bien qu'on ne le sait pas d'emblée et qu'on ne va assembler les pièces du puzzle que petit à petit. On n'est pas dans un roman à suspense, mais la construction y ressemble pourtant.

Car les rôles de chacun vont s'éclaircir grâce à la ténacité de ce juge qui n'a pas voulu entrer dans l'arbitraire militaire et a choisi la voie de l'humanité après presque 5 années d'inhumanité absolue. L'occasion d'évoquer la guerre, le départ non souhaité, la mort, omniprésente, les tranchées, les combats au corps à corps, le désespoir, les fraternisations, les tentatives de désertion ou de mutineries...

Mais aussi de parler de cet héroïsme dont on se gargarise. Et pourtant ? Que vient sacraliser ce mot, si ce n'est des actes le plus souvent honnis et condamnés en temps de paix. Qu'est-ce qu'un héros, finalement ? Est-ce si noble que cela ? Jacques Morlac, manifestement, s'est fait un avis sur la question et il est loin d'afficher la fierté ou la modestie du commun des héros.

Il refuse ce titre, il le vomit littéralement. et sa colère semble éclabousser tout le monde. Morlac est toujours en guerre, contre la terre entière, cette fois. Une guerre métaphorique, certainement, mais sans pitié. Attention, ne voyez pas en lui un chien de guerre qui ne vit plus que du goût et de l'odeur du sang, non, ce n'est pas du tout cela.

En fait, en y réfléchissant, ce n'est pas contre le monde, qu'il est en guère, mais contre ce coquin de sort qui vient toujours s'en mêler et complique des existences qui pourraient être tellement simples... Reste alors une immense frustration. Et sous le coup de la frustration, il arrive qu'on se lâche et que la raison s'éclipse, même quelques instants. Un coup de folie...

Et puis, il y a la fidélité. Autre valeur positive, en tout cas dans une situation classique. Et qui, ici, est une pierre d'achoppement. Pour Morlac, rien ne cadre. Rien ne se déroule comme il le souhaiterait. Pas plus qu'il n'a maîtrisé le processus qui a fait de lui un héros, il ne contrôle cet aspect-là de son existence et cela aussi le rend malade.

A y regarder de plus près, la vision des choses de Morlac n'est peut-être pas si incompréhensible : la guerre a tout mis sens dessus dessous, dans les corps, les têtes, les familles, les nations, les économies, les hautes sphères... Et dans les systèmes de valeur, aussi. Voilà qu'on agite des valeurs positives sous son nez comme la muleta sous le mufle du taureau, et lui ne voit que sa vie dévastée.

Il n'y a pas de logique, on le célèbre pour ce qu'il a fait, alors que cela l'écoeure, on le salue pour ce chien qui ne le lâche pas d'un pas, alors qu'il ne veut pas de cette fidélité-là. On en fait un exemple alors qu'il rentre sans plus rien, qu'il doit repartir de zéro, ce que sa médaille, son héroïsme et tout le reste ne suffiront pas à corriger.

Ah, je n'en dis pas plus, la mécanique de ce court roman de 150 pages que j'ai lu d'une traite, quasiment, est très efficace, jouant sur les hasards, les coïncidences, les non-dits, aussi. Et sur l'humeur forcément peu diplomatique et amène d'un garçon qui a côtoyé l'abomination pendant quatre années interminables, cela va va entraîner la déflagration.

Jean-Christophe Rufin a pris pour matériau de départ de son livre une histoire, une anecdote, un souvenir de famille, qui lui a été raconté. La situation, qui, en plus, avec la distance d'un siècle, prend un relief plus absurde encore, a de quoi faire s'agiter les neurones du romancier. Le voilà donc qui, s'éloignant des faits originels, se lance dans une trame où le point de départ ne se révèle que dans les dernières pages.

La relation entre le juge et le prisonnier, entre conflit, méfiance, sévérité et complicité, est une sorte de classique du genre, mais il est certain que Lantier, marqué lui aussi par cet atroce conflit, a un regard plutôt bienveillant sur cet homme. Il cherche à le comprendre, quand tant d'autres de ses confrères, auraient sans doute sanctionné sans pitié, ni recherche.

Il instruit à charge, parce que les faits sont là, mais aussi à décharge, parce que ce jeune homme l'intrigue et n'a rien, au premier abord, ni d'un voyou, ni d'un subversif. Oui, je crois qu'on peut le dire, le juge a à la bonne son prisonnier. Et c'est sans doute ce respect qui va lui permettre de gagner un minimum de confiance pour que Morlac se livre à lui.

On me reprochera sans doute de ne pas parler plus du chien, ici. Mais que dire de plus ? Il est là, increvable, malgré tout, pris en affection par la population locale, qui le nourrit et le choie. Il est là et attends sans relâche celui qu'il a choisi pour maître, au point d'avoir bravé tant de dangers à ses côtés et d'avoir même été blessé sérieusement lui-même.

Je ne peux pas aller plus loin, tout en reconnaissant que cet animal tient un rôle tout à fait particulier dans cette histoire, dont il est l'un des fils rouges. Et qu'on a sérieusement envie de le grattouiller derrière les oreilles, parce que des chiens comme celui-là, on n'en croise pas tous les jours ! Et, jusqu'au bout, il n'a pas fini de surprendre le lecteur.

Avec cette histoire très simple, ne vous attendez pas à quelque chose de gigantesque, d'extraordinaire, d'effroyablement dérangeant ou amoral, non, ce n'est pas là que se trouve la symbolique, Jean-Christophe Rufin en profite pour dénoncer la guerre, celle de 14-18, en l'occurrence, mais toutes les autres à travers elle.

Et surtout, il insiste sur le fait que l'héroïsme qui en rejaillit n'est certainement pas aussi noble qu'on le dit, qu'il repose sur l'horreur, la mort... Comme l'écrivait Olivier Péru, dans un contexte si différent, puisqu'il s'agit d'une phrase tirée de "Druide", un roman de fantasy, "la guerre n'engendre que des martyrs, pas des héros".

Il y a un peu de cela, dans "le collier rouge". Avec, aussi, en filigrane, la difficulté pour les survivants de retrouver leur place dans une société qui, certes, les célèbre, mais a évolué sans eux, a su se passer d'eux... Eux ont changé, mais le monde aussi, et le décalage est important. Il va falloir du temps pour que tout rentre dans l'ordre.

On serait curieux de retrouver quelques années après ces personnages qu'animent Jean-Christophe Rufin, pour voir comment ils ont digéré les choses. Plus que tout autre, Morlac, évidemment, bien amoché par cette expérience et qui aura sans doute besoin de bien des soins et des attentions pour atténuer sa rage, sa souffrance.

lundi 13 avril 2015

"Pour les hommes, le risque infectieux venait de la luxure. Pour les femmes, de ce christianisme qui ordonnait d'aimer les pauvres".

Disons-le tout de suite, j'ai choisi pour titre de ce billet une citation pleine de provocation, extraite de notre roman du soir. Mais, pour moi, elle symbolise parfaitement le contexte dans lequel cette histoire, très riche, se déroule, mais aussi celui dont vont s'extirper ses deux héroïnes. Voici un roman historique au vrai souffle épique, porté par des personnages forts, pas épargnés, loin de là, par les événements, dans une société en plein chamboulement, un changement d'ère, et qui, en plus, se révèle sur la fin être quasiment un roman d'aventures. "La part des flammes", de Gaëlle Nohant (publié aux éditions Héloïse d'Ormesson), est un des vrais bons moments de lecture de ce début d'année, en ce qui me concerne, parce qu'il y a tout ce qu'on peut aimer dans un roman historique. Et l'occasion de vivre, presque comme si on était, une des pires catastrophes de la fin du XIXe siècle...



Violaine de Raezal est une jeune veuve dont la réputation, parmi l'aristocratie parisienne, est loin d'être bonne. Son passé, qu'on va découvrir petit à petit, lui colle aux basques, et son mariage, en seconde noce, avec feu Monsieur de Raezal a fait grincer de nombreuses dents, à commencer par celles du fils et de la fille de ce dernier, pas ravis de se retrouver avec une belle-mère à peine plus âgée qu'eux.

Alors, elle essaye coûte que coûte de se faire accepter par cette belle société qui la méprise, en vain. Mais, en ce printemps 1897, elle a une nouvelle idée qui, elle l'espère, lui permettra enfin de gagner sa place parmi cette caste qui la rejette : tenir un comptoir au Bazar de la Charité, qui doit se tenir au mois de mai suivant.

Depuis une douzaine d'années, cette vente de bienfaisance est l'événement philanthropique en vogue à Paris. Nombreuses sont les femmes issues de l'aristocratie à y participer pour se donner bonne conscience, plus que par véritable esprit de charité, il faut bien le dire. Isolée, au propre comme au figuré, depuis que la République a été instaurée, semble revenue au temps des indulgences et cherche à gagner comme elle peut son paradis.

Violaine de Raezal ne se pose même pas ces questions, ce qu'elle recherche, c'est la reconnaissance de sa classe, enfin, et une absolution pour ce passé qu'elle traîne comme un boulet. Mais, la Marquise de Fontenilles l'éconduit, il va lui falloir trouver une autre solution pour parvenir à ses fins. Proche du désespoir, si seule depuis son veuvage, elle ne va pas renoncer aussi facilement.

Constance d'Estingel est une jeune femme qui sort à peine de l'institution religieuse où elle a été éduquée. L'objectif était d'en faire une future parfaite épouse afin de conclure un beau mariage, avec un jeune aristocrate, évidemment. Mais, auprès des Dominicaines, Constance a commencé à voir la vie autrement.

A-t-elle eu une vocation ? C'est bien possible. Disons que le doute concernant le destin que ses parents ont écrit pour elle s'est emparé d'elle. Le mariage ? Ce n'est peut-être plus vraiment une priorité. Et tant pis si elle a un fiancé qui n'attend que le feu vert pour l'épouser. Il s'appelle Lazlo de Nérac, un jeune homme de bonne famille même si, personnellement, ses prises de position ont souvent heurté, comme lorsqu'il a pris la défense de la Commune.

Malgré tout, les parents de Constance se sont résolus à accepter ce mariage. Mais Constance n'en veut plus, comme elle ne veut plus de cette tutelle familiale, maternelle, en particulier, qui lui pèse atrocement sur les épaules. Alors, entrer dans les ordres, oui, pourquoi pas, mais elle a encore du chemin à faire avant d'arriver à cette décision.

Et ce chemin va passer par le Bazar de la Charité, auquel elle va participer. Sans doute, cette oiselle est-elle une des participantes les plus sincères, car elle est bien décidée à consacrer sa vie aux autres, et plus particulièrement aux pauvres. Introvertie, la jeune femme a pourtant la force d'imposer ce choix, portée par la certitude d'avoir été choisie par Dieu.

Ces deux jeunes femmes ne se connaissent pas, jamais avant ce fameux Bazar de la Charité, elles n'avaient eu l'occasion de se rencontrer, Mais, une personne va les réunir et lier leurs destins : la Duchesse d'Alençon. Personnage de roman, à la vie incroyable, dont on va découvrir d'ailleurs quelques bribes dans "la Part des Flammes", elle est l'une des soeurs de l'Impératrice Elizabeth d'Autriche, autrement dit, Sissi.

Pieuse et sincèrement dévouée aux plus pauvres, la Duchesse d'Alençon multiplie les actions caritatives, se déplacent dans les quartiers les plus défavorisés de la capitale pour y mener des campagnes de santé publique, et en particulier, convaincre les malades de la tuberculose, mal qu'elle ne semble pas craindre une seconde, de rejoindre les établissements de soin, pour essayer d'empêcher la contamination de s'étendre.

Le Bazar de la Charité sera un des moments forts de l'action de la Duchesse, comme chaque année. Et, cette fois, elle sera accompagnée par Violaine et Constance, impressionnées par la personnalité de leur mentor et prête à faire de cet événement un moment fort de leurs jeunes existences. Mais rien ne va se passer comme prévu.

Le 4 mai 1897, peu après l'inauguration par le nonce du chapiteau situé rue Jean-Goujon, dans le 8e arrondissement, près de l'avenue Montaigne, un incendie se déclare. Sans doute a-t-il pris dans le coin où l'on avait installé cette nouvelle invention dont on parle tant, le cinématographe. Le feu gagne rapidement du terrain et va tuer plus de 120 personnes, essentiellement des femmes.

La catastrophe est terrible. Le bilan est monstrueux, mais les blessés sont également très nombreux, aussi bien chez les participants que chez ceux qui ont cherché à aider les victimes à sortir du brasier. Le feu a laissé sa marque indélébile sur nombre d'entre eux, défigurant certains, ruinant d'autres existences, terrible, implacable.

Séparées dans la cohue, Violaine et Constance vont pourtant survivre à cette catastrophe. Mais leurs vies en seront à jamais bouleversées, chacune de façon très différentes. "La part des flammes" retrace les mois qui vont suivre, dans la vie de ces deux jeunes femmes pour qui ce drame sera, paradoxalement, un nouveau point de départ.

Et, en particulier, le carcan social qui les entravait, chacune à leur façon, va rompre. Mais rien ne sera simple, il faudra encore du temps, des efforts, des sacrifices et bien des souffrances pour gagner le droit de profiter d'un bien si précieux, plus encore pour une femme : l'indépendance. Et c'est évidemment tout l'objet de ce roman.

Il me faut tout de même évoquer quelques autres personnages du livre de Gaëlle Nohant. Des personnages qu'on qualifiera de secondaires, mais qui pourtant sont des protagonistes-clés de l'histoire. Et ce sont deux hommes, dans un roman où la question de la femme est centrale. Il y a Lazlo, que j'ai déjà cité, le fiancé éconduit de Constance, et Joseph, le cocher de la Duchesse d'Alençon.

Lazlo, c'est un peu le mouton noir de sa famille. La forte tête, celui qui s'affirme en choquant. Il se rêve écrivain, mais ne perce pas, alors, il va devenir journaliste. Sa plume trempée dans l'acide fait mouche et lui vaut autant d'inimitiés que de reconnaissance. Profondément blessé par sa rupture avec Constance, le jeune homme met dans ses articles tout son ressentiment.

Il sera l'un des premiers sur place, le jour de l'incendie, participant comme il le peut aux secours. Mais, s'il va rapporter un article qui marquera les esprits, il sera aussi sans nouvelle de Constance, dont il est tombé amoureux au premier regard. Lui aussi va voir sa vie entièrement remise en cause par la catastrophe. Et va devoir se défendre.

Quant à Joseph, il est l'un des rares personnages importants de ce roman à ne pas être issu de l'aristocratie. Tout au contraire, il travaille pour elle. Cocher du Duc d'Alençon, mais surtout, particulièrement attaché à la Duchesse, pour qui il a une admiration sans borne. Lors de l'incendie, présent sur les lieux, il aura un comportement héroïque, risquant sa vie au milieu des flammes.

Puis, le vide, terrible. Alors, on se rattache aux souvenirs, et surtout au sentiment horriblement enivrant ressentis alors qu'il bravait les flammes, ramenant à l'air libre et loin des flammes plusieurs personnes... Il va falloir combler cela, trouver de quoi être digne à la fois de sa réputation et de l'aura de la Duchesse.

Je dois dire que j'ai une affection particulière pour ce personnage. Il m'a touché, il est le prototype de l'homme qui, toute sa vie, s'efface, se met au service de quelqu'un et qui, peu à peu, par la suite de ce drame, va voir sa condition changer. Ce qu'il va accepter de faire par la suite, dangereux, fou, mais si humain, est un formidable exemple d'altruisme, même s'il n'est pas exempt d'orgueil.

Enfin, il y a la Duchesse. Ce personnage réel est une sorte de figure tutélaire de ce livre. Elle le traverse, de sa stature si particulière, grande dame, grande force, et pourtant, pleine de failles et de faiblesses. Son portrait s'affine au fil des pages et change le regard que l'on porte sur elle entre son entrée en scène et la fin du livre. Elle aussi, quoi qu'on puisse penser d'elle, est un personnage bouleversant, issue d'une famille que le sort n'aura jamais épargnée.

Je constate que ce billet est déjà bien long, alors qu'on n'a pas encore abordé quelques-uns des thèmes dont je voulais parler. Argh... Il va falloir faire cours et précis. Comme je l'ai dit plus haut, ce qui frappe, c'est la sensation de caste de cette aristocratie qui essaye encore de vivre en République comme sous le Second Empire.

Coupée du reste de la société, elle vit en vase clos, l'endogamie est la norme alors même que la bourgeoisie s'impose dans les sphères dominantes, tandis qu'il ne reste à cette noblesse que des rentes, des particules, des statuts... La religion, attaquée par cette République qui rêve de laïcité, est un refuge pour ces dames, en particulier.

Et, effectivement, comme les hommes vont au bordel, les femmes de la haute société participent à des oeuvres de charité. Pardon pour la crudité du propos, il ne faut sans doute pas le généraliser aussi abruptement, mais plusieurs personnages ne viennent pas franchement donner l'image la plus flatteuse de cette aristocratie.

Par ailleurs, toute haute naissance qu'elle soit, cette noblesse est une prison, parfois. Violaine et Constance doivent faire avec toutes les conventions qui pèsent sur elles parce qu'elles sont femmes. Violaine est mise à l'écart alors qu'elle est surtout victime, alors que Constance, douce, naïve, souffre du manque d'amour de sa mère et lui a trouvé un substitut.

Ces deux-là vont, après l'incendie, suivre des chemins aussi tortueux, mais très différents. Chacune à sa façon vers la libération de ces contraintes sociales dont elles ne veulent plus. Liées par les événements alors qu'elles n'ont rien en commun et qu'elles se connaissent à peine, elles vont se retrouver après bien des péripéties.

La Belle Epoque s'ouvre pratiquement avec ce drame, elle s'achèvera sur la boucherie de 1914, accentuant encore la fin de cette aristocratie déclinante et vivant dans sa tour d'ivoire, au profit de la bourgeoisie issue de la révolution industrielle. Une ère s'achève et l'émancipation de Violaine et Constance fait aussi partie de ce mouvement.

Ce qui est formidable, dans ce roman, c'est la sensation d'être dans une époque très lointaine, alors que, finalement, cela ne fait qu'à peine plus d'un siècle. Il y a, dans cette aristocratie mise en scène par Gaëlle Nohant, quelque chose de fondamentalement anachronique. Et cet incendie, sans rentrer dans des interprétations tordues, a quelque chose d'un gigantesque bûcher des vanités.

Mais, ce ne sont pas des objets que les flammes ont réduit en cendres, pour effacer la vanité et obtenir rédemption des péchés, mais bien des personnes vivantes, dévorées par le feu lors de cet événement où l'hypocrisie et la bonne conscience n'étaient certainement pas absentes. Le feu purificateur d'une classe qui a oublié l'essentiel...

Il me faudrait entrer plus dans le coeur du récit pour vous parler de son côté épique, de scènes passionnantes, du rôle de la psychiatrie, car, si les corps sont abîmés, les séquelles sur les esprits sont grandes également, et cette science, en plein essor, va pouvoir trouver un champ d'essai particulièrement propice à des recherches troublantes, choquantes, des enfants de Raezal, mesquins et lâches, de ce final qui met à mal toutes les conventions, et même, l'ordre et la morale...

Mais je vais simplement vous dire que "la Part des Flammes" est un roman captivant d'un bout à l'autre. Le récit de l'incendie pour fera frissonner, vous fera ressentir la fournaise, la fumée, la panique, l'horreur... L'écriture de Gaëlle Nohant permet de visualiser les événements à la manière d'un film. D'autres scènes, un esclandre à l'opéra, un duel, tout cela bénéficie de ce même effet qui donne l'impression d'assister aux situations relatées...

Et puis, il y a les dernières pages. Non, je ne vous dirai pas de quoi il s'agit, bien sûr, mais ces lignes qui clôturent le roman m'ont touché. Elles sont la parfaite conclusion de ce récit, ode à la foi et à la liberté, notions paradoxales pour certains, mais pas ici, bien au contraire. Et l'on tourne la dernière page la gorge serrée...

vendredi 10 avril 2015

"Le spiritisme est une science (...) qui traite de la nature, de l'origine et de la destinée des esprits, et de leurs rapports avec le monde corporel. Il faut y croire. Mais pour y croire, il faut comprendre".

Cette citation, longue, oui, je sais, mais c'était difficile de la raccourcir sans lui faire perdre de son sens, est parfaite pour introduire notre roman du jour, aussi bien dans le fond que dans la forme, nous y reviendrons plus en détails. Et, si nous avons devant nous un polar historique avant tout, force est de constater qu'il faudra lui ajouter une mention fantastique. Eh oui, le grand vilain sceptique que je suis n'est pas en désaccord fondamental avec le titre de ce billet, mais, il me manque certaines clés. Alors, en attendant... En attendant, je suis ravi de retrouver Achille Bonnefond, laissé bien mal en point à la fin de sa première enquête, "la Vierge-Folle". Et cette fois, il s'attaque à du lourd, des adversaires plus que redoutables et dangereux. Dans "59, passage Sainte-Anne", de Frédérique Volot (aux Presses de la Cité), on retrouve Paris sous le Second Empire, mais c'est un monde occulte et hostile qu'il va falloir visiter pour réussir à mettre fin aux agissements d'un tueur de chair et de sang, celui des esprits...



Après ses (més)aventures récentes, Achille Bonnefond s'est mis au vert en Touraine, dans sa propriété, avec sa maîtresse, Marthe, et quelques amis, dont Félix et Baise-la-Mort, rencontré lors de sa précédente enquête et qu'il a nommé régisseur des lieux. Du calme, du bon air, de la bonne nourriture et de la bonne humeur, un cocktail idéal pour se requinquer.

Mais, cette parfaite convalescence est bientôt bouleversée par un télégramme. Celui-ci annonce à Marthe la mort brutale d'une de ses amies, Mimi Pattes-Maigres. Une comédienne, une courtisane, mais qui n'aura pas eu la chance, comme Marthe, de trouver assez tôt le protecteur (comprenez le riche mari) qui puisse lui assurer un confort matériel à long terme.

Comédienne médiocre, cantonnée aux rôles secondaires, Mimi Pattes-Maigres avait dépassé l'âge d'être l'élu d'un coeur vieillissant et solitaire. Sans amant, encore moins mari, elle a vite dépérit, plongeant dans l'alcool et la pauvreté, jusqu'à commettre l'irréparable : un suicide. L'annonce de son décès et de la cause de celui-ci ne sont donc pas franchement une surprise pour Achille.

Mais Marthe, elle, n'en démord pas : impossible que son amie, même dans la mouise jusqu'au cou, même désespérée et sans ressource, ait pu attenter à ses jours. Cette mort, c'est un meurtre, clame-t-elle à qui veut l'entendre ! Et ils ne sont pas beaucoup à le vouloir... Pas plus Achille que les autres. Entre les amants, la routine a fait son oeuvre, il y a maintenant carrément de l'eau dans la gaz.

Quelques semaines passent et, un jour de novembre 1861, alors que Achille a regagné son domicile parisien, on vient lui apporter un message. Anonyme, comme il se doit. Un rendez-vous, à propos de Mimi Pattes-Maigres... Et si Marthe avait eu raison ? La curiosité l'emporte, Achille se rend au lieu dit, à l'heure dite, mais la rencontre tourne au drame.

Rien d'accidentel, bien au contraire... La mort de Mimi Pattes-Maigres prend alors un tout autre relief et Achille n'est plus du tout certain de son suicide. Voilà sa nouvelle enquête. Mais quel point de départ choisir ? Son équation ne comporte que des inconnues. Exceptée Mimi Pattes-Maigres. La fouilles des rares affaires de la défunte va pourtant être riche, avec un étrange message découvert dans la doublure d'une de ses robes.

Commence alors une enquête incroyablement dangereuse pour Achille, dans laquelle va l'accompagner sa cousine Garance (qui ne le laisse pas indifférent). Une enquête qui l'emmènera, entre autre, au 58, passage Sainte-Anne, au domicile d'un personnage dont la célébrité ne cesse de grandir à cette époque : Allan Kardec.

Le chantre du spiritisme, activité en plein essor, à cette époque. Toute la haute société s'y adonne, même des figures telles que Victor Hugo y ont recours. D'autres en ont fait une activité de loisirs, où l'on se fait peur à peu de frais, en convoquant des esprits malins. Mais, Allan Kardec, lui, prône une toute autre vision du spiritisme. Un lien entre foi et raison.

C'est là qu'intervient notre digression sur le titre de ce billet, le fond, la forme, tout ça... C'est Allan Kardec qui prononce ces phrases. Mais, elles sont plus qu'un dialogue de roman. En effet, s'il n'est pas rare de croiser dans les romans historiques, des personnages ayant existé, il est moins courant, sauf dans un contexte biographique, de leur faire dire leurs propres mots.

Ici, Frédérique Volot a pris comme option d'utiliser les écrits d'Allan Kardec, incroyablement populaires à l'époque, pour façonner ses dialogues. Et, pour cette phrase en particulier, elle est une mise en situation d'un passage-clé de "Evangile selon le spiritisme", dont on retrouve l'extrait in extenso en fin d'ouvrage.

Vous le savez, si vous êtes de fidèles de ce blog, il n'a ni vocation à ouvrir des débats de fond, ni à expliquer ce qu'il faut lire ou ne pas lire, simplement parler des livres tels qu'ils sont. Nous ne poserons donc pas la question "pour ou contre le spiritisme ?", puisque ce n'est pas le sujet de ce roman. Le spiritisme en est une part importante, et ce qu'il est tout à fait passionnant de découvrir.

Quelque part, je me dédit, en ajoutant la mention fantastique aux libellés de ce billet, mais c'est ainsi : les séances de spiritisme auxquelles nous allons assister dans le cours de cette histoire ont tout de manifestations surnaturelles, et c'est d'ailleurs, par moment, particulièrement réaliste. Au contact d'Achille, Kardec va être rattrapé par la fiction et son expérience du dialogue avec les esprits va en être durement éprouvée.

La manière dont le spiritisme vient s'intégrer à l'intrigue est très bien mené, alors qu'on pouvait craindre un côté un peu didactique au départ. Mais, bien vite, on n'y pense plus, même si on ne perdra pas de vue les réflexions d'Allan Kardec, qui méritent qu'on y réfléchissent par soi-même une fois le livre refermé.

Et cette dimension-là donne un caractère tout à fait particulier dans ce livre. En fait, très curieusement, j'ai repensé à "la Vierge-Folle", roman dans lequel Achille "s'infiltrait" dans le Paris des chiffonniers, devenait l'un d'eux, découvrait les us et coutumes d'un monde différent du sien, comme s'il était passé dans une dimension parallèle.

Dans "59, passage Saint-Anne", c'est la même chose, même si le passage d'un monde à l'autre est plus abstrait. Là encore, Achille Bonnefond pénètre dans un univers qui, au départ, lui est parfaitement inconnu. Sceptique, il l'est certainement d'emblée... avant de devoir se rendre à l'évidence et surtout, accepter les règles édictées par Allan Kardec.

Evidemment, tout cela est bien plus complexe que de demander à un esprit frappeur, un coup pour oui, deux coups pour non, qui est l'assassin, ah, ah, ah... Et surtout, infiniment plus dangereux, car on ne pénètre pas sans risque le monde des esprits. Cela donne une deuxième partie de roman non seulement passionnante, mais aussi très impressionnante et menée grand train.

Un rythme de thriller fantastique où Achille doit se démultiplier, car son enquête se passe aussi bien dans son décor habituel, Paris, que dans ce sombre panorama qu'entraînent les séances avec Allan Kardec. Et, face à lui, que ce soit en chair et en os, ou en esprit, il doit faire face à des adversaires redoutables, déterminés et mus par le mal...

Pour le reste, on retrouve la vie dans le Paris du Second Empire, même si, cette fois, on ne s'aventure guère dans des quartiers hors de ce coeur moderne façonné par le Baron Haussmann. Cette seconde enquête est très nettement centrée sur Achille, car, outre ses investigations à proprement parler, c'est lui qu'on voit changer sensiblement (même si cela restera à confirmer).

Célibataire endurci, séducteur mais un tantinet misogyne, Achille Bonnefond s'est toujours fait fort de rester un homme, un vrai, un indépendant, et, la pauvre Marthe peut en témoigner, n'est pas née celle qui lui passera la bague au doigt. Voilà comment on pourrait décrire l'Achille de "la Vierge-Folle", ce qui lui occasionnera quelques désagréments à la fin de ce livre.

Fidèle à lui-même, Achille se comporte comme un goujat avec Marthe, au début de "59, passage Sainte-Anne", lui faisant fermement comprendre que leur relation ne dépend que de son bon plaisir à lui... Mais, voilà que Garance, sa cousine, perdue de vue depuis un bail, réapparaît dans sa vie. Et ce bon vieil Achille, qui n'a jamais vraiment été un fan des réunions de famille, y trouve, brusquement, un intérêt certain...

L'armure n'est pas encore fendue, mais elle a peut-être un peu fondu. C'est un Achille amoureux que nous avons là, Mesdames et Messieurs, pour de vrai, pas pour la galerie ou pour le menu plaisir, non, il a le coeur qui bat la chamade, les papillons dans le bide, les pensées, qui s'évadent... Un vrai adolescent en pleine montée de sève !

J'ai l'air un peu moqueur, dans ces quelques lignes, mais je crois que si j'étais un proche d'Achille, c'est exactement ce que je ferais, tant sa métamorphose en amoureux transi a de quoi susciter de gentilles taquineries. Mais, au-delà de l'anecdotique, Frédérique Volot en fait aussi un élément important de son intrigue et Achille se mue en preux chevalier, lui, l'homme des conquêtes éphémères.

J'avais beaucoup aimé le côté roman historique du premier tome, ici, les sensations sont différentes. D'abord, c'est un roman plus sombre que le précédent où, malgré l'immense pauvreté qui y régnait, il y avait une certaine joie et une certaine lumière. Ici, c'est l'obscurité que l'on fend, lorsqu'on en appelle aux esprits. La plongée se fait dans le noir et la plupart des scènes importantes s'y déroulent.

Ensuite, je n'y reviens pas, il y a cette dimension fantastique, qui n'est pas surjouée ou surchargée d'effets faciles, mais au contraire, très dense et bien exploitée pour mettre le lecteur sous tension. On part nous aussi dans l'inconnu, on a un peu peur que ce monde des esprits nous aspire, un peu comme un trou noir. Qu'à la suite d'Achille, funambule de l'entre-deux-mondes, on y tombe, inexorablement.

Enfin, il y a ce personnage d'Achille, aussi attachant qu'il peut être pénible, pédant et insupportable. J'aime son côté bon vivant et sa détermination, mais son caractère est loin d'être parfait. Pourtant, on le suit aveuglément dans ses aventures, bravant les dangers considérables qui se dressent devant lui. Ce n'est pas l'inconnu qui l'effraie, au contraire, ça le motive. Et cela le rend passionnant.

Si vous découvrez cette série, il est évidemment mieux de commencer par la première. Mais les deux enquêtes sont indépendantes. C'est vraiment un plaisir de lecture, richement documenté, bien mené, on apprend plein de choses. Sans oublier un épilogue glaçant, parce que tout est fini, mais rien ne l'est vraiment...

Allez, Achille, remets-toi de tes émotions, on t'attend pour une troisième aventure qui, je l'espère, nous emmènera encore dans des domaines, des lieux, des recoins surprenants et fascinants. Une nouvelle enquête forcément pleine de dangers pour l'intrépide détective. Un peu trop, même, parfois, car il ne se ménage guère !