vendredi 4 mars 2016

"On ne pourrait pas vivre, si on avait de la peine pour tout le monde, il n'y a que les saints, pour faire ça !"

Voici un livre qui m'a pris par surprise. Eh oui, lorsque je l'ai eu en main la première fois, il avait une couverture et, peu de temps après, lorsque je l'ai repris... il en avait une autre ! Un livre qui se lit par les deux bouts, j'en avais déjà vu, mais je ne crois pas en avoir déjà lu. Pourquoi cette drôle de présentation ? Pour raconter deux histoires qui se complètent l'une l'autre. Et ici, c'est encore plus criant, puisqu'on a même deux textes appartenant à deux genres différents : une fiction d'un côté, un récit historique de l'autre... "Prends garde" (désormais disponible en poche dans la collection Piccolo chez Liana Levi) est signé par la romancière Milena Agus et par Luciana Castellina, journaliste, parlementaire et personnalité de gauche reconnue en Italie. A deux, chacune dans leur domaine, elles se sont attaquées à un pan de l'histoire de l'Italie assez méconnu, y compris dans le pays, et à un fait divers tout à fait représentatif de cette époque. Direction les Pouilles, dans le sud du pays, à la fin de la IIe Guerre Mondiale...



Les Pouilles, c'est la région d'Italie qui correspond au talon de la Botte. Une région qui longe la Mer Adriatique, où l'on trouve les villes de Bari, Brindisi ou encore Foggia. Et puis, plus à l'intérieur des terres, des cités comme Andria, par exemple. Dans les années 1940, c'est l'une des régions les plus pauvres d'Italie, essentiellement agricole.

Lorsque Mussolini tombe et que les Alliés entament la reconquête en remontant la péninsule italienne, en 1943, les Pouilles sont parmi les premières à être libérées. Mais, le fascisme abattu, règne une totale anarchie, faute d'un pouvoir politique bien établi. Et les plus pauvres parmi les pauvres se retrouvent sans travail, sans ressource, sans pouvoir se nourrir...

Ces populations sont pour la plupart des ouvriers agricoles, des métayers qui proposent leur force de travail aux grands propriétaires terriens, dont beaucoup se sont bien accommodés du fascisme. En fait, la situation est digne du féodalisme médiéval, avec des propriétaires qui semblent considérer leurs employés comme des serfs, donnant du travail au jour le jour et pas à tout le monde.

Une situation qui va devenir plus explosive encore, avec le retour des prisonniers, les réfugiés des Balkans, les Italiens fuyant la guerre qui s'éternise plus au nord, etc. Pendant cinq années, en fait, ces populations qui ne trouvent plus de travail et se meurent de fin quand les plus riches continuent leur existence comme si de rien n'était, vont, à intervalle régulier, se soulever.

Cette Guerre des Pouilles est une période mal connue même des Italiens, qui pourrait rappeler nos jacqueries, par exemple. Avec toutefois des éléments plus contemporains, et en particulier le retour aux affaires des partis et syndicats de gauche, en particulier le Parti Communiste, interdits sous la période fasciste.

Mais, syndicalistes comme politiques sont débordés, dans ces années-là, par les poussées virulentes de colère et de désespoir de ces paysans sans travail, et nombreux seront les incidents sérieux, souvent suivis de fortes répression, qui vont se dérouler dans ces années d'immédiat après-guerre dans différentes villes de Pouilles.

C'est une de ces histoires terribles qui est au coeur de notre livre du jour. A Andria, en mars 1946. Ma ville doit accueillir un meeting de l'un des plus importants syndicats italiens, la CGIL. Une de ses grandes figures, Giuseppe Di Vittorio, lui-même ouvrier agricole, doit prendre la parole devant une foule compacte, qui, très tôt, a commencé à se rassembler sur la place de la mairie.

Il y a de l'impatience et de la tension, une tension qui s'est d'ailleurs manifestée depuis quelques jours, avant même l'arrivée de Di Vittorio à Andria. Ainsi, deux jours plus tôt, des hommes ont forcé l'entrée du Palazzo Porro, qui donne aussi sur cette place. Une rumeur avait laissé entendre qu'on y avait caché des armes... La fouille n'a rien donné.

Il faut dire que, dans cette maison, appartenant à une de ces fameuses riches familles terriennes, ne vivent que quatre soeurs, toutes âgées de plus de 50 ans et n'ayant pas franchement le profil de tueuses sanguinaires... Ce sont trois vieilles filles à qui la quatrième soeur, mariée mais sans doute pas très heureuse, vient rendre visite presque tous les jours...

Pourtant, lorsque le 7 mars, alors que la foule attend le discours de Di Vittorio, un bruit se fait entendre, la réaction est immédiate : le bruit est un coup de feu, on a tiré sur la foule et le tireur se trouve au Palazzo Porro ! La pagaille est énorme et la foule va prendre d'assaut la maison dans le but manifeste de lyncher les soeurs...

Cette folie collective, qui va durer moins d'une heure, est le sujet que traite Milena Agus dans le roman. L'auteure choisit, sans pour autant lui confier la narration, qui reste à la troisième personne, d'adopter le point de vue d'une femme, amie des soeurs Porro, qui vient les voir très souvent et les connaît très bien.

Cette femme, bien qu'issue des milieux très aisés, est assez ouverte sur le monde, sensible aux idées progressistes qui se sont libérées avec la fin du fascisme. Elle est même fascinée par la personne de Di Vittorio, sur lequel, disons les choses clairement, elle fantasme même carrément. Même sans cette dernière donnée, elle est tout l'opposé des soeurs.

Car les soeurs Porro vivent dans un monde à part. Ne sortant que très peu, si ce n'est pour aller à l'église, elles ne font quasiment rien les unes sans les autres, vivent dans une partie minuscule de leur immense demeurent, ont un train de vie austère, passent leur temps à coudre pour des bonnes oeuvres, exclusivement liées à l'Eglise...

Il y a chez les soeurs Porro quelque chose de ces recluses volontaires qui, au Moyen-Âge, se faisait emmurer vivantes en forme de dévotion ou pour expier une faute. Elles sont ternes, invisibles, en retrait du monde qui les entoure, dont elles ne savent rien, ne s'occupent pas des affaires terrestres et ne font qu'entretenir le souvenir de leur famille, qui est leur unique univers.

C'est dire si les événements de mars 1946 vont les prendre de cours... Milena Agus, en nous faisant entrer dans leur quotidien, prépare le terrain au drame annoncé. Il est très délicat d'avoir un jugement sur ces dames, tant elles sont insolites. Mais, à part leur appartenance à une famille riche, difficile de voir en elle des coupables de quoi que ce soit...

La phrase que j'ai choisie en titre de ce billet est intéressante, parce que, sauf erreur de ma part, elle est prononcée à deux reprises dans la partie roman, la première, par les soeurs Porro à leur visiteuse, la seconde fois, toujours à cette même femme que l'on suit, mais par une de ces femmes très pauvres, dont les semblables ont pris d'assaut le Palazzo Porro.

Avec, à chaque fois, une réflexion faite par cette observatrice à travers les yeux de laquelle nous suivons les événements : ni d'un côté, ni de l'autre, on ne voit de personne ayant une tête d'assassin. Ni les soeurs, ni ces pauvres hères ne sont des monstres, tout le monde est victime de ce système terriblement imparfait et injuste...

L'histoire des soeurs Porro conserve, plus de 70 ans après les faits, encore bien des zones d'ombre, et a été suivie d'arrestations massives et de procès gigantesques, débouchant sur de sévères condamnations alors qu'on ne sait pas vraiment qui a fait quoi. En cela, elle est exemplaire de ce qui s'est déroulée pendant la Guerre des Pouilles.

Luciana Castellina, elle, s'intéresse à la dimension historique, retraçant la période, le contexte global, géopolitique, politique, idéologique et économique. L'histoire des soeurs Porro est un peu le petit bout de l'entonnoir. Un point de départ qui va lui permettre ensuite d'élargir son sujet pour l'embrasser au final dans son ensemble.

En fait, le récit de l'histoire des soeurs Porro est le prologue à son développement, qui reprend ce que j'ai expliqué plus haut, en début de billet, mais va plus loin, puisque ce sont les années 1943-1948 qui sont balayées. Avec des situations qui deviennent vite tragiques, mais qui débutent par des moments d'une absurdité presque risible.

Je pense en particulier à l'arrivée particulièrement ridicule de la famille royale italienne à Brindisi, dans les Pouilles, toujours, le 10 septembre 1943. Personne n'est au courant de cette arrivée impromptue, rien n'est évidemment préparé, la réception est organisée en catastrophe, dans un scénario digne d'une comédie à l'italienne.

De quoi donner une idée du désordre qui règne dans un pays qui, un mois et demi après la chute de Mussolini, est encore à moitié en guerre, n'a aucune institution ou administration (ne parlons même pas de gouvernement) en état de marche. Et l'occupation alliée, qui ne se présente pas ainsi mais l'est, de fait, n'arrange rien.

De là, on suit cette visite dans une région désolée, si bien mise en lumière par Laurent Gaudé dans "le Soleil des Scorta", par exemple, et l'on prend conscience de la pauvreté de cette région, de son abandon, aussi, et de l'irresponsabilité des familles de grands propriétaires qui, au lieu d'intervenir, vont se laver les mains du désespoir des populations. A se demander dans quel monde ils vivent...

Le procédé fonctionne donc parfaitement : d'un côté le roman, qui s'intéresse à un événement, presque anecdotique mais très représentatif de la période. Car, malgré leur candeur, les soeurs Porro incarne parfaitement cette classe riche et déconnecté des réalités qui attirent la rancoeur générale. Et puis, de l'autre, l'explication plus générale d'un contexte historique qui nous donne les clés de compréhension.

Si j'en crois la mise en page, la position de la page de garde et celle du code-barre, la logique voudrait qu'on attaque par le roman de Milena Agus. Personnellement, j'ai fait le contraire, pas par esprit de contradiction, mais parce que je voulais d'abord me pencher sur le contexte avant de lire le roman et son histoire particulière.

Au final, peu importe l'ordre que vous choisirez, la lecture doit fonctionner tout aussi bien dans un sens que dans l'autre. Avec, malgré tout, j'ai trouvé, une grande modération dans le propos, de la part de Milena Agus, comme de Luciana Castellina. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas un engagement politique et un constat forts, dont la portée doit encore nous interpeller : sans justice sociale, pas de paix, dirai-je, en substance.

Qu'on soit politiquement engagé ou, comme c'est mon cas, qu'on reste un simple lecteur et observateur du monde tel qu'il va (mal), il y a beaucoup de choses à retenir de cette double lecture. Et on pourrait même se dire que nos sociétés de 2016 pourraient bien se retrouver rapidement dans une situation assez proche, en tout cas dans les rapports sociaux et les tensions qui en découlent.

Un mot sur le titre, pour finir : "Prends garde". Le titre original est un peu plus long : "Guardati dalla mia fame", soit, si je ne me trompe pas dans la traduction, prends garde à ma faim... L'expression "émeutes de la faim" est désormais entrée dans le langage commun, on sait très bien qu'un ventre affamé ne devient pas seulement sourd, il perd la raison et plonge facilement dans la violence.

Mais, ce titre prend encore une dimension plus puissante lorsqu'on le replace dans son contexte. Des vers du poète palestinien Mahmoud Darwich : "Prends garde... / Prends garde / à ma faim / et à ma colère". Quatre lignes extraites d'un texte intitulé "Carte d'identité", qu'on retrouve en exergue du texte de Luciana Castellina et qui, sans même aller plus loin, plantent parfaitement le décor de ce qu'on va trouver dans les deux textes composant l'ouvrage.

Il y a énormément de violence mais plus encore de souffrances dans ces deux parties complémentaires. Et l'une comme les autres auraient sans doute pu être, en grande partie, évitées. Il y a aussi l'incroyable capacité de l'être humain à disjoncter... Qu'on juge cela juste ou dément, peu importe, cela ne peut qu'inquiéter.

Dans le roman de Milena Agus, le personnage que l'on suit, cette femme riche mais ouverte au monde, est également profondément non-violente. Elle espère, comme Di Vittorio et beaucoup d'autres, qu'on puisse faire évoluer une société sans recours à la violence, sans assassinat. Les faits la contredisent, et ce qui s'est passé à Andria en ce printemps 1946 n'est sans doute pas inédit.

En lisant la partie romanesque, je repensais au roman de Jean Teulé, "Mangez-le, si vous voulez". Pas pour le contexte ou la tonalité du livre, très différents de celui de Milena Agus, mais pour l'inéluctable et effarante mécanique collective qui transforme des êtres ordinaires en monstres dénués de raison, dans un laps de temps bref, mais au cours duquel le pire se produit.

J'ai repensé à ce même livre en lisant les compte-rendus des procès, parce qu'il y a la même incompréhension chez les accusés. A une différence notable : chez Teulé, on tient vraiment les coupables, chez Agus, c'est beaucoup moins le cas. Mais l'effarement est le même, l'incapacité à expliquer ce qui a pu se passer, aussi.

Je me rends compte, en me souvenant de ma lecture, que je n'ai jugé personne après avoir découvert l'histoire des soeurs Porro. Ni ces vieilles dames complètement perdues dans un monde à elle, sans aucun repère social ; ni cette foule, prise d'une folie passagère, engrenage terrible dont il est impossible de dégager les responsabilités.

Et dire qu'on ne sait même pas si c'est vraiment un coup de feu qu'on a entendu, à Andria, ce funeste jour de printemps 1946 ! Ce bruit, ces quelques secondes où il a résonné, concentrent toute l'absurdité de cette histoire. Mais, dans le même temps, ce sont aussi ces quelques instants qu'il faut retenir, car elles cristallisent les tensions extrêmes et irrationnelles qu'une absence de justice peut engendrer.

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