jeudi 30 juin 2016

"Elle devait mourir pour ne pas mourir. Comme une mort de cinéma".

Le 5 août 1962, s'éteignait Marilyn Monroe, star des stars, sex-symbol absolu et actrice bien moins médiocre qu'on a voulu le faire croire. Une mort entourée de mystères, de rumeurs, de légendes, aussi, qui, plus d'un demi-siècle plus tard, continue d'intriguer... Sujet passionnant, mais sujet casse-gueule aussi, parce qu'on peut tout à fait basculer dans le grand-guignol si on s'y attaque. Philippe Laguerre s'est pourtant lancé ce défi et propose avec "Manhattan Marilyn" (publié aux éditions Critic), un thriller contemporain qui repose sur la fin de vie de l'héroïne de "Certains l'aiment chaud" et des "Désaxés". Paranoïaque et complotiste juste comme il faut, voici un thriller au rythme haletant, qui offre au lecteur quelques idées tout à fait intéressantes sur ce qui est arrivé entre le printemps et l'été 1962... Mais, en arrière-plan, on ne trouve pas Hollywood, mais bien New York, ville que Marilyn préférait nettement à Los Angeles.



Kristin Arroyo est une pure new-yorkaise, mais son père lui a légué ses gènes mexicains qui lui ont valu de connaître une jeunesse difficile. Même à Big Apple, on n'est pas à l'abri d'un racisme primaire et imbécile. Alors, devenue adulte, elle a fait le choix que font nombre de migrants pour pallier aux insuffisances du melting-pot : entrer dans l'armée.

Devenue officier des marines, elle est partie combattre en Irak et en Afghanistan. Revenue avec quelques cicatrices, dont une au visage, qui la complexe énormément, et d'autres blessures moins visibles, elle a vu son contrat au sein de l'armée non reconduit. La voilà donc libre, à un peu plus de 30 ans, de vivre sa vie comme elle l'entend.

Et, comme ce monde et la société américaine qu'elle retrouve ne lui plaisent guère, un de ses premiers gestes a été de s'engager au sein du mouvement "Occupons Wall Street". Lorsque le lecteur la rencontre, elle est d'ailleurs en train de manifester à Times Square, symbole du capitalisme US triomphant, avec ses publicités et ses écrans géants.

C'est alors qu'elle fait une rencontre tout à fait inattendue : elle est interpellée par un homme qui veut la prendre en photo. Nathan Stewart est tombé sous le charme de la jeune femme et propose de la suivre, de prendre divers clichés d'elle et, si elle est d'accord, de monter une exposition dans une galerie de la ville autour de ces images.

Avouez qu'on peut se sentir surpris. D'autant que Kristin ne s'est jamais considérée comme une belle femme. Après quelques hésitations, elle accepte finalement de jouer le jeu et de devenir l'image centrale d'une exposition, prévue quelques semaines plus tard. Entre le photographe et elle, le courant passe bien.

Mais surtout, cette rencontre réveille un souvenir dans l'esprit de Kristin : son grand-père était lui aussi photographe et elle a récupéré pas mal de cartons lui appartenant dans lequel elle n'a jamais pris le temps de mettre le nez. L'occasion est belle de réparer cet oubli. Et elle ne va pas le regretter, car elle va faire, par hasard, une étonnante découverte.

Des photos de Marilyn Monroe, en personne ! Des photos qui, selon Nathan, sont probablement inédites ! Et si l'exposition à venir associait les deux femmes, la blonde Marilyn et la brune Kristin ? L'ancienne militaire n'en revient pas de cette idée, s'imaginant mal associée à une telle icone, mais, finalement, elle va se rendre aux arguments du photographe.

L'exposition est un succès, sans doute en raison de ces photos de Marilyn, se dit Kristin. Avec la présence d'un des grands responsables de la Fondation Monroe. Michael Pear est un homme riche, amoureux de la star au point d'avoir intégré cette fondation chargée de gérer son image. Mais, le philanthrope est aussi tout ce que Kristin combat, alors l'ambiance devient électrique...

Mais ce n'est rien à côté de ce qui va suivre... Car, peu de temps après l'exposition, la jeune femme va être la cible de tueurs et va devoir retrouver tous ses réflexes de soldat pour leur échapper. Mais que lui veut-on ? Les photos de son grand-père pourraient-elles être la raison de ces attaques ? C'est avec l'aide de Michael Pear qu'elle va essayer de comprendre...

Les thrillers reposant sur des courses poursuites, on en lit souvent quand on aime ce genre-là. C'est toujours très visuel, très prenant, très hollywoodiens, aussi, avec des voitures dont les pneus crissent, qui s'encastrent ou font des tonneaux, des personnages qui courent, courent, courent, ou encore, des fusillades avec des gens qui tirent super mal...

Bon, je caricature un peu, c'est vrai. Philippe Laguerre reprend évidemment ces codes obligatoires, et les installe au coeur de New York, cadre unique de ce roman, mais New York n'a rien d'une unité de lieu, tant la ville est étendue et diverse. On sent l'amour que lui porte l'auteur, qui nous entraîne dans bien des lieux remarquables de cette cité.

Avant "Manhattan Marilyn", Philippe Laguerre avait déjà choisi de faire de New York le décor d'un de ses livres : "Manhattan Ghost", une nouvelle (fantastique, j'espère ne pas dire de bêtise) que son fils, Mickaël, avait illustrée de photos de Big Apple. Il y revient donc cette fois avec un thriller qui juxtapose la ville mythique et la star des stars, Marilyn...

Puisque je parle de l'auteur, allez, je lève le voile, il ne m'en voudra pas... Sachez que Philippe Laguerre est déjà présent, et plus d'une fois sur ce blog. Pas sous ce nom qui, sauf erreur de ma part, est son véritable patronyme, mais sous son habituel nom de plume : Philippe Ward. Pas de dieux égyptiens ou de culture basque, cette fois, mais un pur thriller dont j'ai trouvé l'argument tout à fait intéressant.

Les années 60 aux Etats-Unis, les questions mafieuses sous la présidence Kennedy, les magouilles diverses et variées et les assassinats plus ou moins discrets, c'est un terrain de jeu que connaissent bien les lecteurs de James Ellroy, qui en a fait son pré carré. Philippe Laguerre n'entre pas dans une concurrence frontale, puisque nous avons un thriller contemporain et non un roman noir historique.

Mais, les sujets qui sous-tendent l'histoire de "Manhattan Marilyn" n'ont finalement pas grand-chose à envier à l'auteur de "LA Confidential". En s'emparant des légendes et des mystères qui entourent la mort de Marilyn, Philippe Laguerre prend un risque car c'est un sujet dont tout le monde a entendu parler et sur lequel beaucoup ont des idées, des opinions.

Et le risque, c'est aussi de jouer avec la théorie du complot, de taquiner la paranoïa du lecteur. Une affaire de funambule, car l'auteur se retrouve sur le fil. Depuis Dan Brown, on sait très bien que ce genre-là peut vite tourner au grand n'importe quoi si on n'y prend pas garde. Et puis, dans le cas présent, il faut trouver un truc suffisamment solide pour surprendre sur un sujet vu et revu.

Pour moi, dans ce domaine, le pari est réussi. Car ce qu'a imaginé Philippe Laguerre est tout à fait intéressant. On reste dans le domaine du thriller et donc de la fiction, on a le droit de ne pas y croire une seconde, d'avoir son point de vue personnel sur les causes de la mort de Marilyn et même, des circonstances de cette mort.

Mais, j'ai trouvé que l'intrigue de "Manhattan Marilyn", en jouant à contre-pied avec bien des idées en vogue concernant cette nuit du 5 août 1962, proposait quelque chose de tout à fait passionnant. D'autres lecteurs estimeront peut-être que l'auteur va trop loin, pas moi, je trouve au contraire qu'il a eu raison d'aller au bout de son idée.

Oh, il y a un élément dont on se doute rapidement, c'est vrai. Mais reste à découvrir comment il va intervenir dans le roman et comment tout va s'agencer autour de ce fait fondamental. Le reste, ce sont les codes du genre, à qui faire confiance ? Qui sont les assassins ? Pourquoi Kristin doit-elle être éliminée ? Comment déjouera-t-elle les plans de cet ennemi surpuissant ? Etc.

On se prend au jeu, au rythme de ce livre qui tient en haleine jusqu'au bout et on en a pour son argent, si je puis dire. Rien ne manque, ça court, ça roule, ça freine, ça carambole, ça flingue, ça zigouille, ça menace, ça feinte, ça trahit, ça se renverse, ça révèle... Bref, tout ce qu'on attend de ce genre de livres et qui vous offre, au final, un bon divertissement.

Et les codes, Philippe Laguerre les utilise jusqu'au bout, en fabriquant un tandem improbable entre Kristin Arroyo, la militante alter-mondialiste, et Michael Pear, le philanthrope plein aux as. L'alliance de la carpe et du lapin qui va se révéler très efficace, même si rien ne sera simple, on s'en doute. Mais, chacun ses ressources pour juste essayer de se sortir du cauchemar...

Avec un personnage féminin qui est le moteur de ce couple central, et non le faire-valoir, c'est toujours intéressant de souligner ce qui n'est pas qu'un détail. D'ailleurs, Kristin forme un autre duo avec Marilyn, ne l'oublions pas, l'idée de les associer dans l'exposition photo créant un lien entre ces deux femmes, dont l'ancienne militaire se serait certainement passée...

Amusant, d'ailleurs, de voir à quel point Kristin et Marilyn sont différentes, et pas seulement dans le physique ou la perception qu'on peut avoir de leurs caractères, mais aussi dans le rôle qu'elles occupent dans la société, à cinquante ans et quelques d'intervalle. Avec, pourtant, à chaque fois, ce même soupçon de dédain avec lequel on les considère parce qu'elles sont femmes...

Kristin est le personnage central du roman, Marilyn en est un fil conducteur, mais les deux femmes sont les cylindres principaux qui font fonctionner le moteur de ce thriller. A Kristin de dissiper le mystère qui entoure Marylin depuis si longtemps, mais aussi ce que tout cela dissimule... Comme si la blonde platine passait le relais à l'ex-militaire, dans un même engagement pour changer le monde.

Je ne vais pas aller plus loin dans ce billet. A vous de vous faire une idée sur ce thriller qui utilise des outils assez classique, ne révolutionne pas le genre mais fait passer au lecteur un agréable moment. Avec, j'insiste là-dessus, une excellente idée centrale qui est très bien exploitée. Et je me demande même s'il n'y aurait pas comme une ouverture dans les dernières lignes vers une nouvelle aventure mettant en scène Kristin...

mercredi 29 juin 2016

"Celui qui porte sa part du fardeau commun vivra assez pour voir l'heure de la consolation".

Une phrase extraite du Talmud pour ouvrir notre billet du jour sur un roman qui m'a totalement pris à contre-pied. A la lecture de la quatrième de couverture, je m'attendais à une histoire façon série noire, entre polar et comédie, avec un ton bien cynique comme savent si bien faire les Américains. Et puis, au fil des pages, j'ai réalisé que j'étais en train de lire un vrai roman noir, et même très noir. Mea culpa... Bon, ça ne change pas grand-chose, finalement, juste l'état d'esprit du lecteur qui doit oublier la comédie pour se plonger dans cette histoire bien sombre. "Gangsterland", de Tod Goldberg (paru ce printemps aux éditions Super 8), est ce roman noir, au point de départ surprenant, mais qui abandonne vite l'idée d'une version mafieuse des "Aventures de Rabbi Jacob" pour offrir au lecteur un duel à distance entre deux hommes désormais dans une situation bien délicate...



Sal Cupertine exerce la difficile profession de tueur. Et, dans son domaine, il est clairement l'un des meilleurs. Exécuteur des basses oeuvres pour la mafia italienne de Chicago, il n'a jamais commis la moindre erreur, débarrassant inexorablement la Famille de tous ceux qui risquaient de mettre en danger ses intérêts.

Méticuleux, doté d'une mémoire exceptionnelle qui lui vaut le surnom de Rain Man, capable d'agir comme un ombre, Sal est insaisissable depuis des années. Travaillant principalement sur demande de son cousin Ronnie, l'implacable tueur est, le reste du temps, un paisible père de famille, aimant et chaleureux.

Et puis, un jour de 1998, la boulette... Une grosse boulette, une boulette de compétition, même. Il flingue trois agents du FBI et se débarrasse, pour faire bonne mesure, d'un de leurs indics présent sur place. Pourquoi ce coup de folie, en plein jour, dans un hôtel rempli de monde, lui qui ne tue habituellement que la nuit et dans des endroits isolés ?

Possible que la drogue au coeur de la transaction soit une explication. La goûter n'était pas la meilleure idée qu'ait eue Sal. Elle lui a embrouillé les idées et lui a fait oublier tous les principes essentiels qui en ont fait un tueur implacable et inarrêtable. Il a pété les plombs et le voilà dans une situation impossible...

Logiquement, il devrait avoir signé son arrêt de mort. Aucun clan mafieux ne pourrait laisser en vie un maillon aussi faible, qui a donné une bonne raison au FBI de se mêler de leurs affaires. Oui, mais Sal est le cousin de Ronnie, et ce dernier a le sens de la famille, alors il a décidé de passer l'éponge. Mais, à une condition...

Que Sal s'éloigne de Chicago. Pour toujours. Et, pour cela, Ronnie a trouvé une solution radicale : vendre Sal à une autre famille mafieuse, basée à Las Vegas. Avec, à la clé, un tout nouveau visage, une toute nouvelle vie, un tout nouveau métier... Le programme de protection des témoins, à la mode mafieuse, en quelque sorte.

Adieu, Sal Cupertine, et bonjour... au Rabbin David Cohen !

Ah oui, dit comme ça, ça surprend... Et, croyez-moi, le plus surpris de tous, c'est Sal lui-même. Enfin, David. Lui, l'athée, se retrouve converti au judaïsme en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire et, mieux encore, il va devoir suivre des cours de religion accéléré pour rapidement devenir le bras droit du Rabbin Kales, propriétaire d'un funérarium dans la ville du jeu et du vice...

Avec peu d'espoir de revoir rapidement sa femme et son enfant... Un souci de taille pour Sal/David, qui découvre également rapidement qu'on ne l'a pas envoyé à Las Vegas par hasard, et qu'il se pourrait bien que les compétences qui étaient les siennes dans sa vie passée lui soient très utiles dans sa nouvelle et pieuse existence...

Pendant ce temps, Jeff Hopper, agent spécial du FBI, paye les pots cassés du fiasco de son opération bouclée dans le sang par Sal. Ses chefs ont choisi de jeter un voile pudique sur le massacre et de faire sauter quelques fusibles, dont Jeff. Un beau placard pas du tout doré l'attend, ce qui ne lui plaît pas du tout. Il sait qu'il a commis une erreur funeste et il culpabilise.

Et il se dit que retrouver l'assassin de ses collègues et de son indic serait un excellent moyen de faire taire cette culpabilité. Mais aussi de redorer son blason auprès de son employeur... Enfin, s'il réussit son coup. Une partie de quitte ou double s'engage, Jeff se lançant sur les traces de Sal Cupertine, l'homme qui a ruiné sa carrière...

Quand j'ai vu en quatrième de couverture cette histoire de tueur à gages transformé en rabbin pour se faire oublier, j'ai donc pensé tenir en main un bouquin propice à la rigolade. Oh, "Gangsterland" n'est pas dénué d'humour, mais ce n'est pas du tout, du tout une comédie... On est dans un pur roman noir, au-dessus duquel plane l'ombre des mafias, peut-être plus discrètes qu'au temps de leur splendeur, mais toujours bien présentes.

D'un côté, Sal devenu David qui doit s'adapter à son nouvel univers et comprendre également ce qu'on attend de lui. Rabbin prêchant en brodant plus souvent sur les chansons de Bruce Springsteen que sur les textes saints habituels, il peine à entrer dans son nouveau costume. Là encore, Tod Goldberg joue là-dessus sans excès, préférant mettre l'accent sur les états d'âme du personnage.

De l'autre, l'enquête de Jeff, justicier solitaire déterminé à retrouver le tueur, quitte à se mettre à peu près tout le monde à dos, aussi bien du côté des mafieux que de celui du FBI... En sautant à pieds joints sur la tapis sous lequel tout le monde a soigneusement caché la poussière et le cracra, il va produire un sacré nuage... Et une grosse collection d'emmerdements.

Au coeur de l'histoire, la mort. Sous des formes différentes, d'ailleurs, brutales ou naturelles, prématurées ou fruit du destin... Le cynisme évoqué, s'il n'apparaît pas comme je l'imaginais avant de plonger dans cette lecture, est tout de même présent, les pratiques entourant le funérarium de Vegas n'ayant rien de très cath... euh, pardon, orthodoxe...

Mais, c'est aussi la question de la relation d'un tueur professionnel à son métier. Sal/David ne cesse de se poser des questions qui ne l'avaient probablement jamais effleuré avant que sa vie ne bascule. Tuer, quel métier étrange ! Mais qui est-il ? Un psychopathe, un taré ? Sans doute, en tout cas, lui-même se classe plutôt dans cette catégorie que dans celle des méchants.

Oui, il tue, mais n'y prend aucun plaisir, c'est juste le moyen qu'il a trouvé pour gagner sa vie, et voilà. Il tue avec une habileté diabolique, ne laissant jamais rien derrière lui, ce qui est, finalement, la partie la plus délicate du boulot. Mais, en dehors de ça, c'est un mec qui pourrait être n'importe qui, un ami, un proche, en tout cas un mari et un père qui aime les siens.

Sans doute sans cette famille, son acceptation de son sort aurait-elle été différente. Quand on n'a rien à perdre, fuir, changer de bobine et d'identité, devenir rabbin ou n'importe quel autre boulot sans rapport (en tout cas apparemment) avec la mafia, tout cela est plus simple. Mais là, laisser derrière soi sa famille, avec un espoir très, très mince de les revoir un jour, c'est difficile à supporter.

La vie et l'amour, même pour un homme qui vit pour et par la mort, ne sont pas un détail de l'existence. Sal devenu David est travaillé par cela, même s'il sait bien que renouer avec ses proches signerait probablement leur arrêt de mort à tous... Alors, il ronge son frein, mais le coeur n'y est plus vraiment... Sal Cupertine est mort, idée pénible à accepter de son vivant.

Oui, j'y reviens, j'ai été surpris de la tonalité du livre. Par sa noirceur, qui va en se densifiant au fur et à mesure que l'histoire avance. Par ces deux personnages centraux qui ont fait, bien involontairement, le malheur l'un de l'autre et qui n'ont plus vraiment en main leur destin. Et par le fait qu'on ne voit pas du tout comment ils pourraient s'en sortir...

Avec "Gangsterland", Tod Goldberg propose un roman qui offre un nouveau regard sur la mafia. On est clairement plus proche des Sopranos que du Parrain, avec une touche de "Six feet under". La mafia qui a pignon sur rue, installée dans l'économie légale et la vie quotidienne pour masquer ses activités illégales.

On n'est pas au coeur de la mécanique mafieuse dans la partie se déroulant à Chicago, Sal n'étant qu'un exécutant. En revanche, à Vegas, David a de nouvelles responsabilités et l'on voit mieux se mettre en place les projets les plus lucratifs sous le vernis de respectabilité. Sans oublier les basses oeuvres, qui restent la norme mafieuse toujours et partout.

A Vegas, on pense jeu, avec la mafia, on pense drogue, mais dans "Gangsterland", on découvre toute l'ingéniosité des familles pour faire leur beurre, avec, ici, un trafic des plus originaux. On entrevoit aussi la mosaïque mafieuse qui tisse ses fils un peu partout, et encore, on n'évoque là que des mafias implantées de longue date, l'italienne à Chicago et la mafia juive, fondatrice de Vegas.

On peut entrer dans une Famille, mais on n'en sort pas autrement que les pieds devant, et parfois bien avant son heure et sans l'avoir choisi... Sal Cupertine a obtenu un sursis, un cadeau empoisonné mais qui lui laisse un infime espoir de mener une vie plus normale, un jour... Peut-être... Auprès de sa femme et de son fils.

Ou, au contraire, d'entamer une seconde carrière avec cette double casquette si paradoxale de tueur et de rabbin. Mais à qui peut-il faire confiance ? Ne sera-t-il pas un jour lui-même sur la liste de ceux dont on doit se débarrasser ? Quand je parle de noirceur, je le fais aussi en ayant lu le livre jusqu'au bout et ces dernières lignes poignantes, qui résument si bien la situation de Sal...

mardi 28 juin 2016

"Vous êtes comme un brave chien de berger baloutche, honnête et courageux, au milieu d'un troupeau de hyènes affamées".

Et là, je dis tout de suite : méfiez-vous du brave chien de berger baloutche ! Ce constat lapidaire, que je mets en tête de ce billet, concerne le personnage central de notre roman du jour, mais il ne faudrait pas trop vite le prendre au pied de la lettre : le Qomaandaan Oussama Kandar a plus d'un tour dans son sac pour louvoyer au milieu des hyènes... Cinq ans après "l'homme de Kaboul", Cédric Bannel nous emmène à nouveau en Afganistan pour une nouvelle enquête d'un flic pas comme les autres, intègre au milieu de la corruption général, cherchant à faire respecter la loi dans un pays qui ne connaît que le chaos... "Baad", publié chez Robert Laffont dans la collection qui monte, qui monte, la Bête Noire, est un polar au carrefour de plusieurs genres, violent mais non dénué d'espoir. Avec un point de vue original, puisque c'est le regard des Afghans qui est choisi par l'auteur...



Pour la troisième fois en un mois, la police criminelle de Kaboul est appelée sur une atroce scène de crime. Difficile en effet de ne pas faire le lien entre ces trois meurtres, puisque, à chaque fois, la victime est une petite fille qui a été abusée avant d'être tuée et abandonnée sur la voie publique, vêtue d'une robe de fête...

Oussama Kandar, chef de la police criminelle, ne se fait pas d'illusion : un tueur en série de la pire espèce est à l'oeuvre dans sa ville et il va vite lui falloir trouver sa piste s'il ne veut pas, d'ici peu, déplorer de nouvelles victimes. Mais les indices sont minces. Minces, et pourtant, assez spécifiques pour être considérés comme un bon point de départ à son enquête.

Mais le temps presse : à partir des dates présumées des morts des premières victimes, Kandar déduit qu'il a 10 jours devant lui avant que le tueur ne frappe. Mais qui sait exactement ce qu'il aura pu faire à sa prochaine proie, d'ici là... Alors, avec son équipe, il doit mettre les bouchées doubles et exploiter le moindre élément.

A ses côtés, Gulbudin, son premier adjoint, ancien combattant dans les troupes du commandant Massoud, comme Kandar, mais aussi deux jeunes pousses très prometteuses, Chinar et Rangin. Sans oublier Babour, passionnés de science et qui, influencé par les séries venues d'Occident, se pique désormais de techniques de recherche scientifique, réalisées avec brio, malgré des moyens inexistants.

C'est d'ailleurs lui qui apporte un premier élément fort : l'arme du crime, très inhabituelle, avec une lame longue et fine comme on n'en voit pas en Afghanistan... Une arme qui amène les policiers à penser qu'elle vient de l'étranger... Comme le tueur ? Mais, dans l'Afghanistan d'aujourd'hui, trouver un Occidental n'a rien de simple. Et Kandar s'engage dans une enquête pleine de danger, avec sa détermination coutumière.

Pendant ce temps, en France, Nicole Laguna connaît de sales moments. Kidnappée avec toute sa famille, elle se retrouve confrontée à un chantage de la pire espèce... Pourtant, voilà quelque temps qu'elle a quitté la DGSE et la PJ, institutions au sein desquelles elle a exercé les plus hautes fonctions. Désormais dans le privé, elle croyait avoir trouvé le calme...

Mais, voilà son mari et ses deux enfants aux mains de mystérieux criminels prêts à tout pour qu'elle les aide... Car c'est bien cela, le deal : sa vie et celle des siens contre un coup de main pour retrouver un homme, à partir de bien peu de choses. Une cible qui est un caillou dans la chaussure des ravisseurs de Nicole. A elle de le démasquer, et vite...

Deux enquêtes, deux continents, deux univers complètement différents. Des enjeux, aussi, qui n'ont rien en commun... Et deux trames narratives que l'on suit en parallèle, avec l'enquête de Kaboul en priorité. Deux traques placées sous le signe de l'urgence, pour des raisons certes différentes, mais qui impose aux deux enquêteurs d'agir vite, malgré le peu d'éléments dont ils disposent.

L'enquête d'Oussama Kandar est bien sûr la partie la plus importante de "Baad". De par son contexte si spécial, elle plonge le lecteur dans une ville et une société placé au bord du gouffre et vacillant dangereusement. L'Afghanistan ne connaît que la guerre depuis près de 40 ans. Avec le départ, si ce n'est total, du moins important, des forces occidentales, la menace des Talibans resurgit, alors qu'un pouvoir corrompu est aux affaires.

Oui, il est clair que cette situation propre à l'Afghanistan est l'un des éléments forts de ce polar qui vient mêler plusieurs sous-genres : le polar, classique, avec une équipe de flics qui enquête sur des meurtres, le roman de serial killer, mais aussi le roman mafieux et le techno-thriller à la Forsyth... Le tout, donc, dans ce pays si lointain qui ne quitte plus vraiment notre actualité européenne depuis une vingtaine d'années...

C'est là qu'intervient cette idée de "brave chien de berger"... Kandar est un homme droit, intègre, pieux sans être fanatique, conscient du parcours qui est le sien, sans en être fier, au contraire. Engagé très jeune contre l'envahisseur soviétique, il a connu la guerre la majeure partie de sa vie, luttant ensuite contre les Talibans, et n'a finalement troqué son rôle de combattant que pour endosser celui de flic.

Dans tous les cas, il espère agir avec justesse, pardon, avec justice. S'il n'hésite pas à tuer, il n'en tire aucun plaisir, au contraire. Et, dans son travail de flic également, il ne rechigne pas aux méthodes violentes, mais il n'aime pas ça. Car, il en a parfaitement conscience : en agissant ainsi, il s'avilit, s'abaisse au niveau de ceux qu'il a toujours combattu et qu'il combat encore... Ceux qui ruinent ce pays qu'il aime.

En cela, celui qui prononce notre phrase de titre se trompe : Kandar sait parfaitement que la fin justifie les moyens. Il sait aussi que c'est en adoptant le comportement des hyènes qu'on les combat le mieux. Mais, ça ne le réjouit pas, bien au contraire... D'autant que, dans cette affaire de tueur de petites filles, il y a une urgence qui le pousse à recourir aux agissements qui le répugnent le plus.

En France, un flic doit parfois jongler avec quelques écueils liés à la politique. En Afghanistan, il joue sa vie à chaque rencontre, doit nouer des alliances avec les pires personnages possibles, tout en espérant qu'ils ne le poignarderont pas dans le dos la minute d'après, se fier à ceux qu'il a combattus hier et combattra de nouveau le lendemain, froisser les puissants, réveiller des haines anciennes...

"Baad", c'est donc non seulement l'enquête, et les difficultés afférentes, mais aussi tout le contexte politique (au sens le moins noble du terme), entre chefs de guerre, talibans, religieux, narco-trafiquants, ambitieux de tous bords, sans oublier les questions ethniques qui tiennent une grande place là encore... Et comme tout le monde connaît les vilains petits secrets des uns et des autres, c'est une fiesta permanente...

J'ai déjà évoqué tout cela ces derniers mois, à travers plusieurs lectures ayant pour cadre l'Afghanistan : "Pukhtu", de DOA, "Aime la guerre !", de Paulina Dalmayer ou encore "le Bout du Monde", de Marc Victor... Trois livres, entre autres, qui ont pour point commun d'adopter le point de vue des Occidentaux arrivés en masse dans le pays depuis l'après-11 septembre 2001.

Cédric Bannel, lui, choisit de mettre en scène avant tout des Afghans, à commencer par son personnage principal. Oussama Kandar considère son pays et son état sans concession, mais avec l'espoir qu'un jour prochain, enfin, il se relève... Mais, d'abord, il faudra se débarrasser des politiciens corrompus qui ont fait école dans toute la société ou presque, des fanatiques religieux, des mercenaires, des opportunistes qui attendent leur heure, etc.

Oui, dit comme ça, ça n'a rien de simple. Ajoutez la question de la place de la femme dans la société afghane, aussi peu enviable dans la société traditionnelle que dans celle héritée du passage des Talibans... Cédric Bannel aborde la question frontalement, à travers le sort qu'il réserve à ces fillettes victime de son croquemitaine.

Mais, pas uniquement. Pauvreté, soumission, mariages forcés, drogue, prostitution... Le portrait que brosse l'auteur est tout simplement effrayant, et plus encore lorsqu'il est vu à travers le grillage qui constitue la seule ouverture des niqabs... Mais, comme il fait percer un rayon d'espoir à travers Kandar, il nous offre des personnages féminins qui, là aussi, essayent de surnager : Malalai et Nihad.

La première est l'épouse de Kandar. Une femme libre, une combattante, médecin, athée, laïque, militante au sein d'un mouvement féministe, le RAWA, bête noire des fanatiques... Un sacré caractère qui ne semble avoir peur de rien, dans un pays où la plupart des femmes se terrent, en redoutant la prochaine correction.

Elle offre un bon équilibre à Kandar et leur amour, sincère, véritable, est là encore très iconoclaste dans une société où la femme est souvent une marchandise ou une monnaie d'échange... Si le personnage occupe une place secondaire dans l'intrigue de "Baad", elle n'est pas négligeable, vous le découvrirez en lisant le roman, et l'on comprend que, sans elle, Kandar ne serait pas le même personnage.

Quant à Nihad, je ne peux pas trop vous en parler, car j'ai choisi de ne pas évoquer le pan de l'histoire dans lequel elle intervient... Mais, croyez-moi, les risques qu'elle va prendre et les raisons pour lesquelles elle agit ainsi font souffler un vent d'humanité rafraîchissant dans un pays où l'on étouffe quand même beaucoup...

Vous allez me dire que Cédric Bannel n'est pas Afghan, que son regard reste celui d'un Occidental. Oui, c'est vrai. Mais Kandar est le parfait électron libre qui permet de montrer l'envers du décor de ce pays si particulier. Et l'ont comprend bien, à travers ce voyage livresque, que 15 années de présence occidentale ou presque n'ont rien arrangé du tout, tout au contraire...

On comprend aussi à quel point un pays qui ne connaît qu'une succession de conflits depuis près de 40 ans mettra longtemps à retrouver une organisation cohérente. A l'image de cet homme tout ce qu'il y a de plus normal, le mec passe-partout qui, pourtant, se mue en quelques secondes en bourreau sans pitié ni émotion, obtenant toujours les informations qu'il recherche...

"Baad" est un polar mené tambour battant où le contexte est tout aussi important que l'intrigue elle-même. C'est aussi un livre assez violent, et assez créatif en la matière. Avec, en particulier, une scène d'interrogatoire tout à fait originale dans la dernière partie du livre, à déconseiller aux âmes sensibles. La seule règle en vigueur est celle du plus fort (et parfois du plus malin, mais armé jusqu'aux dents quand même), alors, forcément...

Cédric Bannel offre un suspense soutenu par une sorte de compte à rebours angoissant, délimité par la possible mort d'une nouvelle petite fille. C'est bigrement efficace et Kandar et son équipe, personnages faillibles, fragiles, sans cesse sur le fil du rasoir, constituent un groupe de personnages auxquels on s'attache au milieu du chaos général.

Il y a eu cinq années entre les deux enquêtes de Kandar, je ne sais pas si Cédric Bannel va tenir ce rythme, ni si Nicole Laguna reviendra, dans un cadre européen ou dans celui de Kaboul... A lui de décider de ce qu'il fera. Il me trouvera en tout cas certainement comme lecteur, comme je le fus de ses premiers thrillers scientifiques remarquables, comme "le huitième fléau" ou "Elixir".

lundi 27 juin 2016

"Les lieux sauvages n'existent que dans le sursis".

J'ai de la chance. J'ai de la chance, parce qu'il arrive qu'on me demande d'animer des rencontres littéraires et que j'adore ça. J'ai de la chance, parce que, dans ce cadre, je découvre des écrivains et des romans, et parfois, je tombe sur un livre qui me laisse dans un état émotionnel particulier, incertain, bousculé, fragilisé... Et j'adore ça, aussi. Le dernier exemple, je le dois au Festival Pays Paysages, qui s'est tenu il y a une grosse semaine sur la Colline de Sion, en Lorraine. Et le livre qui m'a scotché, c'est "l'Apaisement", de Lilyane Beauquel, paru au mois de mai dernier chez Gallimard. Une histoire riche et forte, une lecture qui aura sans doute une interprétation par lecteur, un univers entre rêve et cauchemar, un personnage en quête d'accomplissement... Il y a des ressentis qu'on explique pas, ce livre m'a profondément marqué, voilà tout.



Jim est Français mais voilà des années qu'il a choisi de vivre au Japon. Il y est d'ailleurs devenu dessinateur et y a fait sa vie : il a rencontré la charmante Itoé avec qui il a eu un garçon, Kyo. Une vie rêvée, pourrait-on penser, et pourtant, à y regarder de plus près, Jim n'est pas heureux, au point d'envisager de tout plaquer et de rentrer en France.

Aime-t-il Itoé ? On peut se poser la question... Quant à Kyo, il ne semble y avoir aucune affinité entre le père et son enfant... Coeur de pierre, égoïste, ce sont des impressions qu'on peut rapidement avoir au sujet de Jim. Et lui-même est conscient que ce qu'il ressent et que le choix de vie qu'il envisage n'ont rien de très glorieux.

Jusqu'au jour où tout bascule. Jusqu'au jour où va s'abattre la Vague... Nous sommes le 11 mars 2011, Jim a emmené Kyo pour une visite au zoo, histoire de se rapprocher de cet enfant, de son enfant. La terre tremble, mais surtout, l'océan se déchaîne. Un terrible tsunami déferle sur les côtes japonaises, vous vous en souvenez forcément.

Jim et Itoé habitent justement dans la région de Fukushima, là où se trouve la centrale nucléaire submergée par le Vague et, lorsque le père et le fils rentrent chez eux, tout a changé. Le paysage, d'abord, sens dessus dessous. L'atmosphère, morbide, affligée... Mais, le pire, c'est que Itoé a disparu sans laisser de trace.

Est-elle morte, emportée par la Vague ? A-t-elle pu fuir, en gagnant l'intérieur des terres et la montagne ? L'incertitude est grande dans un pays sous le choc, où il est difficile encore d'avoir des informations claires... N'ayant plus de maison, Jim et Kyo se rendent chez Izumi, la soeur d'Itoé, qui les accueille volontiers, malgré la méfiance que Jim inspire à sa belle-famille.

Débute alors une nouvelle période bien compliquée pour le Français : impossible, désormais, de mettre son projet à exécution. Sans Itoé, il ne peut laisser Kyo et refaire sa vie ailleurs. Peut-il alors retrouver Itoé, ou au moins une trace expliquant ce que la jeune femme a pu devenir ? L'incertitude est totale et, plus que jamais, Jim peine à se situer...

Mais, c'est aussi le moment où pour la première fois, le Français s'intéresse à cet enfant qui est le sien. Enfin, il le regarde vivre, évoluer... Un premier lien, ténu, se crée alors. L'autre lien fort va se nouer avec Itoé... La jeune femme est toujours disparue, mais Jim découvre un projet sur lequel elle travaillait et auquel elle souhaitait l'associer.

Des notes, des écrits, allant de textes à des haïkus, beaucoup de choses très disparates, évoquant un lieu inconnu, mystérieux, un voyage, aussi. Le voyage de la mère d'Itoé vers cet endroit si particulier... Itoé a donné à l'ensemble un nom, "l'Arbre-Monde", et, à travers ce récit, la jeune femme semble suivre les traces de sa mère, elle aussi disparue.

Se pourrait-il que Jim trouve dans ces papiers les réponses qui lui manquent ? Peut-il, à son tour, retrouver la trace d'Itoé, qui aurait ainsi échappé au tsunami ? Je serais bien incapable de vous dire si Jim pense à cela lorsqu'il se lance dans la lecture de ces textes. Mais, une chose est sûre, cette lecture va bouleverser son existence...

Voilà pour le factuel... Car "l'Apaisement", c'est tout autre chose que la simple histoire de Jim. C'est une véritable quête personnelle qui commence et, au-delà du récit, c'est toute une symbolique qui va se mettre en place, menant ce personnage vers une forme d'équilibre qu'il ne possédait pas auparavant, et sans doute depuis longtemps.

On ne sait rien de la vie de Jim avant le Japon. Mais, pour entreprendre une telle démarche, un tel déracinement, on peut tout à fait se dire que sa vie en France n'était déjà pas idéale. Incapable de se sentir bien dans ses baskets, c'est un personnage désemparé que l'on voit, incapable d'accepter sa relation avec Itoé ou sa paternité.

Mais sa découverte de "l'Arbre-Monde" va changer la donne. Quel est donc ce voyage ? Cherche-t-on un lieu réel, hors du temps et de la modernité, ou bien faut-il y voir une démarche symbolique ? Jim, lui, suit cette voie que lui a laissée Itoé, comme avant elle la mère d'Itoé. Et soudain, tout change, à commencer par son regard sur les autres et sur l'existence...

Lilyane Beauquel s'inspire de la littérature japonaise, de ce mélange de poésie et de drame, de symbolique et de mythologie. Elle joue aussi bien avec les mots et la structure des phrases qu'avec les dessins, Jim n'exerçant certainement pas par hasard cette profession. On part de quelque chose de très concret, d'un drame horrible et on suit ensuite une voie qui nous emmène... ailleurs.

Le ton est donné dès la première phrase : "J'ai quitté la France et je suis venu vivre dans ce pays pour ses cinquante façons de désigner la pluie". Je ne vais pas faire le malin en vous affirmant mordicus que ces cinquante expressions sont présentes dans le livre, mais ce dont je suis sûr, c'est qu'on en croise un bon nombre au fil des 215 pages que compte le roman.

Elle est omniprésente, cette pluie, tout au long du livre. Elle tombe, tombe, tombe, larmes d'un ciel qui n'en peut plus de pleurer le drame qui a frappé l'archipel. L'eau par qui la tragédie est arrivée et qui continue à s'abattre sur le pays, comme de funestes embruns... L'eau, un des éléments forts de la culture japonaise...

De même, j'ai été frappé par la présence permanente des mousses tout au long du récit. Elles prolifèrent, sans doute de par cette humidité constante. Elles sont là, changeantes, variées, diverses. Elles sont là et s'immiscent, s'imposent... Faut-il y voir un symbole particulier ? Je ne saurais le dire, même si elle est l'expression de la nature, on va y revenir.

Un mot, juste avant, parce que cette histoire de mousse me taraude depuis que j'ai fini de lire "l'Apaisement". Alors, je suis allé sur un moteur de recherches, fureter, fouiller, et je tombe sur cet entretien avec l'éditeur Philippe Picquier, publié dans Télérama deux semaines après le tsunami... Et dans lequel il dit des choses sur la mousse qui font écho à mes remarques...

Mais revenons à la nature... D'un côté, il y a ce Japon ultra-moderne, frappé de plein fouet par la catastrophe. Cette modernité qui met aussi tout le pays en danger, à travers la centrale de Fukushima et ses rayonnements. Cet ennemi invisible tellement craint, qui renvoie aussi forcément à toutes les peurs post-Hiroshima...

De l'autre côté, il y a cette nature préservée qui se trouve au coeur de "l'Arbre-Monde", comme un but ultime à atteindre. Pas un retour en arrière, non, un retour à l'essentiel, et c'est bien plus fondamental. Que le lieu décrit par Itoé et par sa mère avant elle existe ou qu'il ne soit qu'un symbole, peu importe, tout est là, dans cette opposition entre le superflu et l'essentiel.

Jim suit les pistes laissées par Itoé vers ce lieu qui semble protégé, vierge de ce que l'homme est capable d'inventer, quitte à ruiner son bien le plus précieux, sa terre. Et, au fil de ce voyage, il change... Un élément frappant : lui qui dessine exclusivement en noir et blanc lorsque débute le livre, il voit apparaître peu à peu de la couleur dans ses dessins, qui eux aussi vont en se modifiant...

Quand je vous dis qu'il y a quelque chose d'onirique, de magique, dans cette histoire ! Plus on avance et plus on se dit qu'il faut abandonner l'idée d'un dénouement cartésien, clair et net. Non, il faut s'attendre à autre chose. A la dernière page, je suis resté en suspens, indécis, cherchant à apporter ces réponses claires, précises. Réelles. Et c'était impossible.

Tout ce qui se joue, se joue à un autre niveau que celui de la simple rationalité. La quête de Jim, qu'elle le concerne lui-même, ou bien Itoé, ou même Kyo, tout cela doit se lire, se vivre, mais c'est bien moins évident à verbaliser. Oh, je vous dirais bien ici mes questionnements, mes doutes, mes interrogations, mais ce serait vous en dire trop...

Je me suis fait une idée de ce roman, j'ai élaboré une hypothèse personnelle, qui vient s'ajuster à la fin ouverte du roman de Lilyane Beauquel, à vous de vous faire une idée propre de cette histoire. Je suis entré sans problème dans cet univers si particulier, qui passe progressivement du noir et blanc à la couleur, du drame à l'espoir, de la morosité à l'optimisme... De la mort à la vie, oui, osons cela aussi.

Et non seulement j'y suis entré, mais je m'y suis senti à l'aise. Et puis, tout cela m'a touché, vraiment, sincèrement... Des impressions que sont venus renforcer mes questionnements sur les faits, la réalité, tels qu'on peut les dégager. L'émotion a commencé à monter, pas une vague, encore moins la Vague, non, c'est un processus régulier qui gagne peu à peu du terrain.

L'antipathique Jim change sous nos yeux et ce qu'il traverse, la réalité comme la quête, tout cela concourt à nous bouleverser. Et puis, il y a cette écriture, ces images, ces paysages, ces décors, ce lieu mythique qu'on aimerait atteindre, nous aussi... Cette cabane, ces montagne, la sérénité de cet endroit, la paix qui y règne...

Du chaos provoqué par la Vague à cet apaisement recherché dans ce lieu hors du monde, il y a tout un parcours de vie, toute une acceptation. Là encore, je m'avance, peut-être un peu loin, je n'écrirai pas le mot que j'ai en tête et qui me semble aller de paire avec cela, car j'en dirai trop... Mais, c'est bien tout cela qui est en jeu.

En quatrième de couverture, on évoque le shintoïsme. J'aurais pu jouer les savants dans ce billet en vous expliquant ceci, cela, les symboliques, et tout... Mais j'en suis bien incapable. En revanche, le peu que je connais de cette religion fondatrice aussi, à sa manière, de ce qu'est le Japon, me permet de vous dire que toute l'histoire en est empreinte...

Je ne vais pas aller plus loin, tout simplement parce que je ne sais pas comment partager ce que j'ai pu ressentir à la lecture de ce roman. En suis-je sorti différent ? J'aimerais répondre oui, vous dire que, comme Jim, je ne suis plus le même, mais ce serait sans doute exagéré... Mais je le regrette... Car j'aimerais aussi le trouver, cet apaisement...

"Et puis j'ai découvert que seul le silence est libre. Lorsqu'on fait voeu de se taire, on tranche les dernières attaches, on échappe à tout ce qui retient. Il y a quelque chose d'absolu dans le silence, une fierté qui m'a sauvé la vie" (Yannick Haenel).

Je cherchais une citation sur le silence pour illustrer notre roman du jour. Et celle-là, extraite de "Jan Karski", m'a semblé coller plutôt bien. Mais, si le silence joue un rôle important dans le livre dont nous allons parler, ce n'est pas l'unique intérêt d'un roman qui va nous emmener dans l'Europe en plein bouleversement de la première moitié du XXe siècle, avec des aspects que je trouve assez originaux. Pour écrire "Toutes ces choses à te dire", paru en mai aux Presses de la Cité, Frédérique Volot s'est inspirée de la vie pas ordinaire de son grand-père. Elle nous offre le récit du premier tiers d'une vie longue et bien remplie, qui a valu à cet homme de se sentir un étranger partout en un temps où être considéré comme un étranger s'avérait facilement dangereux. Mais, on n'échappe jamais vraiment à ses racines, pas même le vieil Ettore, personnage central de ce livre...



Ettore est plus que nonagénaire lorsque, un jour de 2003, son corps le lâche. Cette fois, il le sait, il n'y aura pas de rémission. La mort l'attend, dans quelques heures, quelques jours au plus. Le vieil homme tient pourtant à s'accrocher assez longtemps pour qu'un ultime voeu se réalise : raconter son existence mouvementée à Ange, sa petite-fille adorée.

Mais Ange vit à Moscou, et la capitale russe est bien loin de cette Lorraine où Ettore, que Lucie, la femme de sa vie, celle qui a été à ses côtés toutes ces années, appelle Hector, en francisant son prénom, a passé la plus grande partie de son existence. Ettore agonise, mais il doit tenir jusqu'à ce que Ange arrive à son chevet, car il veut lui raconter ce qu'il n'a jamais raconté à personne.

Car les 35 premières années de la longue vie d'Ettore ont été tout sauf un long fleuve tranquille. Et, dans ces temps troublés, dangereux, même, il a retenu une leçon inculquée dès l'enfance : le silence est un allié et se taire évite bien des ennuis... Alors, il s'est tu. Il n'a jamais dit d'où il venait à personne, pas même à Lucie. Ange sera la première à entendre ces souvenirs. Si elle arrive à temps...

Privilège de lecteur, c'est nous qui allons recevoir les confessions d'Ettore sur son lit de mort. Et l'on revient loin en arrière, en 1916, dans un coin d'Europe qui, on l'oublie, a aussi donné lieu à de féroces et meurtrières batailles : les régions frontalières entre l'empire austro-hongrois et l'Italie, en particulier le Frioul et l'actuelle Slovénie.

C'est là que Ettore a grandi avec sa mère et son jeune frère, dans la ville de Gorizia. Il n'a jamais connu son père, dont il ne sait rien, sans doute la grande blessure de sa vie, et grandit dans une famille aux origines slaves. Sa famille est citoyenne de l'empire austro-hongrois, jusqu'à ce que les aléas de ce premier conflit mondial en cours ne viennent tout chambouler.

Gorizia devient alors une ville italienne, dans laquelle le fascisme va bientôt débarquer en force... Le nouveau régime entend réaffirmer la férule italienne et se débarrasser de tout ce qui n'est pas purement italien, on connaît le refrain. Les populations slaves sont les premières dans le viseur des partisans de Mussolini. Ettore et les siens se doivent d'être prudents.

Et de cacher au mieux leurs origines... Eh oui, le silence, le voilà, plus sûre protection contre un arbitraire fasciste qui ne connaît que force et violence... Pourtant, se taire ne sera pas suffisant et l'étau se resserre. Ettore, devenu un jeune adulte à la fin des années 1920, va alors choisir l'exil. Direction la France, et la Lorraine...

La nouvelle vie d'Ettore peut débuter, avec en point d'orgue sa rencontre avec Lucie, à Vittel. Mais, malgré tout, rien n'est simple pour le jeune homme. Même s'il a appris très vite la langue française, même s'il montre une assiduité au travail et de réelles compétences en tant que tapissier, il reste un étranger dans une période de crise où l'on n'est pas bien vu lorsqu'on vient d'ailleurs...

Une situation qui ne va pas s'arranger quand va éclater la deuxième guerre mondiale... Ettore, qui a quitté sa famille, son pays, ses attaches pour fuir le fascisme, se voit rattraper par lui et par le pire de ses avatar : le nazisme... Eternel recommencement de l'histoire, nouveaux dangers et plus que jamais la nécessité du silence, de tout refouler, de tout enfouir au plus profond de soi...

Voilà rapidement esquissé le parcours d'Ettore qui est au coeur de ce roman. Le détail, vous le découvrirez dans le livre, car, en 35 ans, il aura connu plus d'une vie, de la plus paisible des existences aux expériences les plus rudes et violentes... Avec, à la clé, un secret qui lui sera confié et qu'il conservera jusqu'à ses derniers instants...

Il a beau être taiseux, discret, secret, cet Ettore, découvrir son parcours si spécial, les sacrifices consentis et les douleurs profondes dont il n'a rien laissé paraître, jamais, en font un personnage éminemment attachant. On le suit, frappé par son calme devant les événements qui se succèdent et ne cesse de mettre à mal l'existence paisible qu'il essaye de construire.

Enfant de la guerre, constamment bousculé par la violence des hommes, de la simple injure, comme lorsqu'on refuse de lui servir du lait parce qu'il n'est pas Français, jusqu'à ces conflits sanglants qu'il lui faut traverser, Ettore est un homme profondément paisible, cherchant toujours à éviter les accrochages et les bagarres, mais aux prises avec la folie de ses contemporains...

J'insiste beaucoup, et depuis le début de ce billet, sur l'importance du silence dans ce roman. Fou de voir que Ettore ne se confie à personne, pas même à Lucie, qui, d'ailleurs, respecte ce silence et ne cherche jamais à savoir, épouse fidèle jusque dans cette absence de curiosité. Mais, comme d'autres entretiennent une relation particulière à la nourriture après avoir connu le manque, lui ne parle pas, ne s'ouvre pas.

Mais, il y a une autre dimension très forte chez Ettore qui va aussi revenir tout au long du livre. Celle-là, elle est un peu différente, parce qu'il ne la maîtrise pas. C'est plus le clin d'oeil que lui fait ce coquin de sort qui le ramène sans cesse, comme une vague échouant sur la grève, à ses origines : l'appel des gènes slaves.

Ettore est né slave, mais bien malin qui pourrait le dire autour de lui, puisqu'il n'en a jamais parlé et a toujours caché cette appartenance. Pour beaucoup, c'est un Italien, un rital, ce qui est assez ironique, puisque, pour ces mêmes Italiens, il était un Slave, avec tout ce qu'on peut mettre de mépris dans ce mot...

Mais, Ettore est resté profondément slave, et peut-être sa façon de jouer du violon, sur cet instrument qui est le dernier et unique lien qui le relie aux siens, est-elle son expression la plus marquante. L'âme slave, comme on dit... Et jamais il n'a renié ces origines si particulière, alors que sa région natale a été l'une des victimes du redécoupage des frontières de l'Europe après la première guerre.

Au fil de ses déplacements, de ses rencontres, les meilleures comme les pires, voulues ou provoquées, la "slavitude" (je mets des guillemets, car je ne suis pas certain que le mot existe vraiment) se rappelle à lui. Jusqu'à sa propre petite-fille, partie vivre dans cette immense Russie, terre slave par excellence, sans qu'elle ait eu conscience de presque renouer les fils familiaux.

On n'est pas dans un roman d'aventures, mais bien dans une saga familiale. Pour être franc, j'aurais bien poursuivi le voyage avec Ettore, car j'ai trouvé que cela s'interrompait un peu de façon abrupte. Mais, après 1945, sa vie, comme les turbulences ayant agité l'Europe, se sont apaisées, lui permettant d'enfin installer une vie plus tranquille.

Toujours tourné vers l'avenir, mais sans jamais oublier le passé, il a vécu avec ses secrets et des informations parcellaires sur ses proches... Je ne sais pas, il y a quelque chose qui me bouleverse chez cet homme que j'ai du mal à imaginer autrement que comme un paisible grand-père, taciturne mais chaleureux, au sourire discret mais bienveillant...

Et, derrière cette façade, des cicatrices jamais vraiment refermées, des vides impossibles à combler, l'absence d'un père, jamais résolue, le départ vers la France aux airs d'abandon, source de culpabilité, l'inquiétude vis-à-vis des siens, le soulagement relatif des nouvelles, enfin, après tant d'années... Une vie familiale en pointillés qui laisse sa place à une autre, solide, assurée, prolifique...

Je peux comprendre le besoin qu'a pu ressentir Frédérique Volot, tant la petite-fille que la romancière, de se pencher sur les ombres du passé, de mettre des mots sur les silences d'un grand-père au parcours difficile et douloureux. On est loin des secrets de familles honteux, des cadavres dans les placards qui ont été à l'origine de tant de livres et de films.

Rien de tout cela, ici. Juste une pudeur infinie et cette volonté sans cesse réaffirmée de garder pour lui ce qu'il a traversé. Des petits bonheurs aux grands malheurs... Beaucoup de familles ont connu cela aussi, et pourtant, nous sommes tous fruits de ces générations successives et de ce qu'elles traversent...

Avec ce livre, Frédérique Volot apporte un début de réponse, immensément respectueuse des choix de ce grand-père qui voyait dans le silence une absolue nécessité. Il n'y a pas d'indiscrétion pas plus que de gloriole dans ce récit. Ettore n'est pas un héros, ou alors malgré lui, juste un homme qui a aspiré sans cesse à une vie meilleure.

Mais aussi quelqu'un qui, sans doute, a toujours ressenti cette curieuse sensation d'être partout un étranger, depuis sa ville natale, Gorizia, trimbalée entre l'empire austro-hongrois, les racines slovènes et le rattachement forcé à l'Italie, jusque dans sa région adoptive, la Lorraine, où il a fondé à son tour une famille...

J'ai été ému par ce livre, par cette histoire d'un homme simple confronté à la complexité du monde. Il y a, au cours de ces années, de cette jeunesse frappée de plein fouet par la violence de l'époque, nombre de moments très forts qui font de cette vie le sujet parfait d'un roman. Une vie qu'il ne restait qu'à relater, pour un hommage posthume mérité à un homme qui devait certainement penser le contraire.

dimanche 26 juin 2016

"Il y a toujours dans notre enfance un moment où la porte s'ouvre et laisse entrer l'avenir" (Graham Greene).

Et l'on pourrait ajouter à cette citation que le passé, lui aussi, peut s'y inviter. Car notre roman du jour repose sur ce dialogue entre passé et présent, d'une manière à la fois originale et très réussie. Un roman qui n'a pas besoin de moi, car il est un succès, obtenant prix sur prix, mais aussi recevant la confiance de nombreux professeurs qui le font lire à leurs élèves. Des collégiens, puisque c'est ce public qui est prioritairement visé, mais certainement pas uniquement. "14-14", de Silène Edgar et Paul Béorn (publié aux éditions Castelmore) est certes une très belle histoire reposant sur un argument narratif fort, mais c'est aussi un très bel outil pédagogique pour aborder une période dont on parle beaucoup ces dernières années : la première guerre mondiale. Car, en cent ans, la France a énormément changé et la vie d'un adolescent également, et c'est ce que ce livre permet de mesurer avec des détails évidents et des situations simples.



Adrien est un collégien comme tant d'autres. Il vit à Laon, préfecture du département de l'Aisne, et est plutôt ce qu'on appelle un bon élève. Mais, en ce début d'année 2014, le jeune garçon connaît un moment difficile : la jolie Marion, son amie de toujours pour qui il commence à ressentir des sentiments plus profonds, vient de lui annoncer qu'elle sortait avec un autre.

Franck ! Tout son contraire ou presque ! La blessure est plus que douloureuse et Adrien ne sait pas trop comment réagir. Il essaye de faire bonne figure, devant Marion, devant les autres et même à la maison, devant sa mère. Mais que c'est dur ! Alors, il se réfugie dans sa chambre et trouve une raison valable : en ce début d'année, il est tant d'écrire et d'envoyer ses cartes de voeux...

A l'ère des mails et des textos, ça semble un peu désuet, mais Adrien a d'abord besoin de solitude pour faire le point. Et cette explication en vaut bien d'autres... Sa mère, surprise, lui demande alors d'en profiter pour envoyer quelques mots à son cousin, Hadrien, dont il n'est pas franchement proche. Mais, justement, l'occasion de renouer le contact est là.

Sans enthousiasme, le coeur brisé, Adrien se plie à la demande de sa maman et, en quelques minutes, il rédige sur un coin de feuille quelques phrases demandant des nouvelles à son cousin et lui exposant brièvement sa situation. Une enveloppe, un timbre, direction la boîte aux lettres la plus proche. Adrien découvre qu'on vient justement d'en installer une devant chez lui, quelle aubaine ! Sauf qu'elle ne ressemble pas vraiment à celles que le garçon a l'habitude de voir à travers la ville...

Peu importe, il glisse sa carte de voeux dans la boîte et rentre à la maison, retrouver sa chambre et ses soucis sentimentaux... Il ne se doute pas encore que cette simple lettre écrite à la va-vite va le propulser dans une incroyable histoire, le genre qu'il est difficile de raconter à qui que ce soit tant cela semble extraordinaire, et même impossible...

En effet, c'est bien un jeune Hadrien qui va recevoir la lettre de son presque homonyme. Un Hadrien qui vit bien à Corbeny... mais en 1914 ! Un siècle plus tôt ! Lui aussi va découvrir une boîte aux lettres étranges, différentes des autres, et entre les deux adolescents, séparés par une vingtaine de kilomètres, mais surtout par un siècle, s'engage une étonnante correspondance...

"14-14", c'est le récit de cette correspondance qui va longtemps reposer sur une série d'amusants quiproquos entre deux garçons qui n'imaginent pas parler à quelqu'un ne vivant pas à leur époque respective, ce qu'on peut comprendre. Le lecteur, lui, assiste amusé à ces malentendus et aux questions que se posent les deux interlocuteurs au fil des lettres qu'ils s'envoient et dont ils ne comprennent pas toujours le contenu...

Sans être un pur roman épistolaire, "14-14" repose évidemment beaucoup sur le contenu des lettres que s'échangent Adrien et Hadrien. Ces courriers sont au coeur des différents chapitres, qui alternent, d'abord 2014 puis 1914, mais surtout, nous permettent de découvrir la vie d'Adrien et celle, bien différente, d'Hadrien.

Les deux auteurs ont d'ailleurs joué le jeu jusqu'au bout : si Paul Béorn s'est chargé des chapitres se déroulant en 2014, Silène Edgar a rédigé les chapitres de 1914. Ainsi, est renforcée l'impression de correspondance et le jeu de ping-pong, longtemps involontaire, entre les deux personnages, ce qui est l'un des aspects les plus réussis de ce roman.

Je ne vais pas entrer dans le détail de l'histoire, mais vous découvrirez, au fil des chapitres, que le siècle qui sépare Adrien d'Hadrien n'est pas la seule différence. Bien sûr, le plus logique, ce qui vient à l'esprit immédiatement, ce sont les questions technologiques : imaginez la réaction d'Hadrien quand son étrange ami lui demande son numéro de téléphone ou son adresse mail !

Mais, au-delà de tout cela, c'est toute la sociologie entourant les deux enfants qui diffère : le milieu social, la ruralité, la cellule familiale, les questions d'hygiène et de santé, l'école, les études et le travail, l'avenir, tout simplement... Mais aussi, et c'est bien sûr l'un des noeuds de l'histoire, la proximité du conflit qui s'annonce...

Si, pour Adrien, la Guerre de 14-18 est une abstraction, un sujet de cours et quelque chose qui se trouve dans les livres d'histoire, pour Hadrien, c'est un avenir qu'il n'envisage pas. Mais, ces échanges vont mener Adrien à vouloir comprendre et connaître ces événements... Et, dans son sillage, on imagine bien que de jeunes lecteurs pourraient se sentir plus concernés par cette époque qui paraît si lointaine...

Les deux auteurs mènent parfaitement leur barque, avec une autre excellente idée : le choix géographique. Laon, Corbeny, l'Aisne... Un coin de France qui fut l'une des lignes de front les plus terrible de ce conflit. Hadrien et Adrien auraient pu être Meusiens, Verdunois, par exemple, mais nom, c'est près du Chemin des Dames qu'ils vivent...

Là encore, avec pédagogie, les deux auteurs attirent l'attention sur ce site au nom charmant devenu synonyme non pas d'un mais de deux carnages au cours du premier conflit mondial et la curiosité d'Adrien se mue rapidement en inquiétude pour son ami, sans doute incapable d'imaginer quelle horreur les attend, lui et les siens.

Comme dans "Adèle et les noces de la Reine Margot", autre roman jeunesse de Silène Edgar (mais toute seule, cette fois), "14-14" réussit un mélange parfait entre deux matières qu'on imagine aussi peu miscibles que l'huile et le vinaigre : l'histoire d'un côté et le fantastique de l'autre. Et pourtant, l'émulsion se fait et le résultat est remarquable.

Le recours à une trame contemporaine aide à l'identification du jeune lecteur pour s'attaquer à des sujets qui pourraient le repousser et le fantastique agit un peu comme les arômes charger de masquer le mauvais goût des médicaments : cela donne une sorte de magie, qui opère sur le lecteur et lui permet de bien plonger dans l'histoire, même dans ses aspects potentiellement rébarbatifs.

Moi qui ai souvent dit que la littérature jeunesse n'était pas toujours ma tasse de thé, ici, je me suis régalé de la finesse et de la profondeur du travail du duo Silène/Béorn. On se prend aisément au jeu et on regarde Adrien et Hadrien faire connaissance petit à petit. Et on voit Adrien prendre des responsabilités pleines de courage et de bonne volonté.

On voit surtout l'enfant du XXIe siècle réaliser le confort dont il bénéficie, malgré tout, malgré ses difficultés propres. Adrien n'est pas un enfant gâté, on devine même chez lui quelques blessures qu'il masque comme il peut. Mais, face à Hadrien, dont les conditions de vie et aussi les perspectives d'avenir, avec un destin dont il n'est pas maître, il mesure aussi le progrès parcouru en cent ans.

Des bons et des mauvais côtés, il y en a sans doute dans les deux vies de ces deux garçons ordinaires. la vie moderne n'est pas parfaite, ni idéale. Il ne s'agit d'ailleurs pas de mettre en balance les deux époques et les deux existences des personnages, mais bien de mettre en évidence les différences et tout ce qui peut séparer ces deux adolescents, à un siècle d'écart.

Un siècle, c'est peu à l'échelle de l'Histoire, mais c'est aussi immense, lorsqu'il s'agit du XXe. Je me souviens, il y a longtemps, lorsque je passais des concours, d'un sujet sur l'accélération de l'Histoire... "14-14" en est un bel exemple, tant le progrès est intervenu dans tous les domaines sur cette période pour métamorphoser le monde d'avant la première guerre et façonner celui dans lequel nous évoluons.

Je regarde ce roman avec un regard d'adulte, j'ai du mal à me projeter près de 30 ans en arrière, lorsque j'avais l'âge d'Adrien et d'Hadrien, pour me demander comment j'aurais reçu un tel livre... Mais, peu importe le lecteur que j'étais, ce sont les jeunes lecteurs d'aujourd'hui qui comptent et le succès de "14-14" parle de lui-même.

Un excellent moyen d'aborder par le biais de la fiction et de l'imaginaire les questions difficiles qui se posent à l'heure de se souvenir de l'horreur que fut ce conflit mondial, lui aussi si loin et pourtant si proche. Et ce travail pédagogique est autant ce qui mérite d'être souligné et salué que le récit, son fond comme sa forme. Et leurs auteurs doivent être remerciés de cet ensemble à conseiller à tous.

vendredi 24 juin 2016

"Je suis / Douce / Bien élevée / Calme / Soumise / Je ne dis rien / Je ne fais rien / J'attends".

Il serait bien temps, après des mois de mai et juin intense, quelques jours de repos et avant un départ en vacances prochain, j'espère, de réveiller ce blog. Attention, quand le blog roupille, le lecteur qui l'anime, lui, ne dort pas forcément, et j'ai pas mal de retard à rattraper et de livres à évoquer. A commencer par un très beau roman historique, plutôt dédié à un jeune public mais qui devrait aussi combler des lecteurs plus aguerris par sa belle galerie de personnages. "Là où tombent les anges" (oui, encore des anges, mais cette fois, pas de créatures ailées dans le livre) est signé Charlotte Bousquet et est paru dans la collection Electrogène des éditions Gulf Stream. Une façon intelligente, mais également militante, de se plonger dans une décennie pour le moins mouvementée, les années 1910, à travers les destins d'un groupe de jeunes femmes aux trajectoires diverses.



Solange vit à Auvers-sur-Oise auprès d'un père violent qui la bat régulièrement. Plus elle grandit, plus les corrections se font violentes et, à 17 ans, en cette année 1912, elle décide que cela suffit. Direction Paris, pour une nouvelle vie aux côtés de sa meilleure amie, Lili, qui a gagné la capitale avec l'ambition d'y devenir artiste.

Solange a beaucoup moins d'idées quant à son avenir. Pour gagner sa vie, elle joue les petites mains, mais la paie est modeste et le travail difficile. Alors, elle s'amuse, s'étourdit dans les bals et les soirées où l'accompagne Clémence, une de ses collègues avec qui elle a sympathisé. Il y a bien quelques rencontres, des garçons qui cherchent à la séduire, mais rien de sérieux.

Jusqu'à la rencontre avec Maximilien. Il est riche, séduisant, mais aussi bien plus âgé que Solange. Il pourrait même être son père. Mais, pour la jeune femme, bien candide, il incarne un confort matériel dont elle n'osait rêver. Il sera son mari. Elle sera son épouse... Avant de vite déchanter, car son époux ressemble un peu trop à son père...

Sans être aussi violent, il entend tout diriger dans l'existence de Solange et en faire une parfaite femme au foyer (à l'image du titre de ce billet, pris parmi les réflexions de la jeune femme et que met plus en valeur encore la suite du texte). Et bien vite, Solange se retrouve prise au piège d'une prison aux barreaux dorés, obligée de cohabiter avec la tante de son époux, Emma, chez qui le couple vit, et de subir les colères et l'appétit sexuel de Maximilien.

Dans le même temps, Lili vit son rêve d'artiste et s'affirme comme une femme libre dans une société où ce n'est guère le cas. Quant à Clémence, elle a elle aussi rencontré un homme, plus modeste que Maximilien, mais aussi plus gentil. Ils forment un couple idéal, deux moitiés d'orange qui se sont trouvées...

Et voilà que la guerre arrive...

A l'été 1914, les hommes sont appelés au front. L'heure de la revanche a sonné après la débâcle de 1870. Une guerre qui sera finie à Noël, on connaît le refrain... Pour Clémence, un crève-coeur, mais pour Solange, une véritable libération. Une nouvelle vie commence pour elle, en l'absence d'un mari combattant dans les tranchées.

Il ne s'agit pas d'une révolte soudaine, mais d'une révolution en douceur. La discrète et soumise Solange va, petit à petit, étendre ses ailes et faire son nid dans une société en plein bouleversement. Elle goûte à l'indépendance, entre deux permissions de son mari, et, plus que jamais, elle prend conscience de l'erreur qu'est son mariage. Mais comment s'en défaire ?

"Là où tombent les anges", c'est le récit de cette éclosion, de la sortie d'un papillon de son étouffant cocon. Avec ce paradoxe douloureux : c'est bel et bien le carnage de 14-18 qui va permettre à Solange de desserrer l'étau qui la contraignait jusque-là. Depuis la fin de son adolescence, juste avant le début des hostilités, jusqu'au retour de la paix, c'est l'affirmation de Solange que l'on suit dans le roman.

Autour d'elle, ses amies et connaissances voient aussi leurs existences chamboulées : Lili quitte l'Europe à feu et à sang pour faire carrière dans des contrées plus paisibles, Clémence participe à l'effort de guerre, devenant "munitionnette" dans les usines fabriquant les obus. Mais on croise aussi d'autres femmes marquantes, comme Marthe et Madeleine.

Je n'en dis pas trop, car on me le reprocherait, mais ces personnages secondaires, si l'on s'en tient au cadre romanesque, sont remarquables et leurs destins aussi forts, peut-être plus encore, que les personnages centraux. Mais, ces jeunes femmes, qui vont suivre des routes très différentes, représentent le large spectre des rôles que les femmes pouvaient alors endosser, sans que ça soit facile.

Charlotte Bousquet est une romancière engagée, et le féminisme est l'une des causes qu'elle défend avec force. Ce livre en est une parfaite illustration, en choisissant des jeunes femmes ordinaires, que rien ne prédestine à sortir du lot, mais qui, emportées par le tourbillon de l'Histoire, vont se révéler, et se révéler d'abord à elle-même.

On oublie trop souvent cet aspect du premier conflit mondial, celui de l'émancipation des femmes, certainement pas complète, mais c'est un début. Au milieu de la gigantesque redistribution des cartes née de cette guerre terrible, la question des femmes a pu paraître secondaire, mais ce livre ne manque pas de nous rappeler que ce fut, pour beaucoup, le début d'une nouvelle ère.

Mais il serait faux de se limiter à la génération de Solange et de ses amies, arrivées à l'âge adulte au même moment que la guerre débutait. A travers le personnage de tante Emma, déjà brièvement évoqué, Charlotte Bousquet nous offre un autre destin, celui d'une pionnière, d'une femme qui a suivi le destin qu'elle s'est choisi...

Là encore, il n'est pas question d'entrer dans les détails. Disons seulement que tante Emma, si l'on en reste aux premières impressions, a tout de la marâtre de conte de fée... Mais, l'une des grandes trames du roman sera la relation difficile qui va se nouer avec Solange et les révélations qui vont en découler. Et, en fin de lecture, c'est un tout autre regard que l'on posera sur Emma.

Sans être forcément une mère de substitution pour Solange, Emma va s'avérer être une alliée solide et forte, celle qui est la plus à même de s'opposer à l'autoritarisme de Maximilien. Le processus sera lent, parfois mouvementé, mais le hasard va s'en mêler et donner à Solange les éléments pour percer les défenses de cette tante bien froide...

"Là où tombent les anges" est une fresque historique qui nous plonge dans cette période agitée de notre histoire, à travers le regard des femmes, mais aussi sous un angle qu'on oublie également parfois : ce qu'on appelle l'Arrière. Autrement dit, les populations qui ne vivent pas dans les zones de combat (même si Paris, on le voit, est sous la menace et connaît aussi des événement graves).

Bien sûr, le contexte historique est important, car il conditionne tout. Mais le livre repose véritablement sur les personnages que l'on suit, particulièrement Solange, évidemment, mais aussi toutes celles que j'ai citées au cours de ce billet. Chacune apporte sa pierre à l'édifice, ouvrant de nouvelles perspectives au lecteur.

On s'attache rapidement à ces femmes, même si on a parfois envie de secouer un peu Solange, lorsqu'elle se laisse trop faire ou si Emma semble bien revêche de prime abord. Chacune à sa façon essaye de rompre avec le déterminisme imposé aux femmes afin de prendre les rênes de son destin. Mais, attention, lorsqu'il est question de destin, on peut vite basculer dans la tragédie...

"Là où tombent les anges" est aussi un roman fort en émotions, assez diverses, d'ailleurs. Oh, bien sûr, la tonalité globale et le contexte historique font qu'il n'y a guère de place pour des moments de comédie, disons, mais ensuite, entre espoir, révolte, colère, tristesse, fierté, amour, haine, injustice, il y a de quoi faire et ne laisser aucun lecteur indifférent.

Il y a en tout cas matière à une excellente introduction sur bien des sujets pour les jeunes lecteurs qui sont la cible première de la collection Electrogène. D'abord, pour ce contexte historique fort, alors que l'on est encore, et pour au moins deux ans, en pleine période de commémorations du centenaire de cette abominable guerre.

Ensuite, et nous en reparlerons d'ailleurs dans un prochain billet, pour réaliser à quel point en un siècle, la société française a évolué, en particulier dans le domaine des droits des femmes. Et ce, même s'il reste sans doute encore beaucoup à faire. Mais, l'objectif là aussi est atteint en nous proposant des destinées où rien n'est gagné, où parfois, être femme est une circonstance aggravante.

Prenons un exemple parmi d'autres : la difficulté de Solange, devenue rédactrice d'articles consacrés au sort des femmes dans cette société en guerre, et qui, bien souvent, peine à trouver preneur dans une presse qui a d'autres centres d'intérêt, même parmi les titres les plus progressistes... D'autres personnages connaîtront des situations qui mettent en évidence le peu de cas que l'on fait du sort des femmes...

Je me rends compte, à mon grand désarroi, que ce billet est le premier que je consacre à un livre de Charlotte Bousquet. J'ai pourtant eu l'occasion de la côtoyer depuis plusieurs années à Epinal, lors des Imaginales, et je me souviens avec bonheur de "Venenum", très beau roman de cape et d'épée, lu il y a quelques années, par exemple.

Cet oubli est rattrapé avec ce billet sur un roman qui mérite vraiment qu'on s'y penche. Bien sûr, certains lecteurs qui ne jure que par les littératures de l'imaginaire que sont la science-fiction, le fantastique et la fantasy, hésiteront peut-être à lire un roman historique. Mais, ce serait une erreur de négliger ce genre, qui appartient aussi à sa façon à l'imaginaire, lorsqu'on utilise un contexte pour y installer une histoire fictive.

J'ai souvent dit que la littérature jeunesse me laissait sur ma faim, ce ne fut pas le cas ici. J'ai suivi Solange et ses amies dans leur parcours et j'en suis sorti très touché par les destins des unes et des autres. Des émotions qui s'accompagnent aussi de nombre de réflexions et de questionnement qui, un bon mois après la lecture du livre, demeurent dans mon esprit. Un signe de qualité, non ?

Des émotions et des questionnements qui diffèrent certainement de ceux de lecteurs plus jeunes et, plus encore, de lectrices, car elles sont les mieux placées pour capter ce qui ressort de ce livre. Mais, là encore, se dire que seules les lectrices sont concernées ou intéressées par ce roman serait une grave erreur de jugement. Car, lectrice ou lecteur, chacun a des enseignements à tirer d'un roman comme celui-là.

vendredi 10 juin 2016

"Ces êtres étaient à la fois horribles et magnifiques - de splendides monstres iridescents".

Mais de qui parle-t-il ? Qui sont ces êtres aussi fascinants que dangereux qu'évoque le titre de ce billet ? Ah, ah ! En fait, non, pas vraiment de suspense, vous le saurez vite, la réponse est dans le titre du livre dont nous allons parler ce soir, alors... Voici une nouvelle découverte que je dois aux Imaginales, avec un thriller fantastique prenant et mêlant habilement textes anciens, faits et personnages réels et fiction. "La malédiction des anges", premier volet d'un diptyque signé par une romancière américaine, Danielle Trussoni, est paru aux Fleuve Noir, puis en poche chez Pocket, mais on peut également trouver les deux volumes sur un même fichier numérique, aux éditions 12-21. Un roman dont je ne savais pas trop quoi attendre quand je l'ai ouvert, et qui m'a embarqué avant même que je m'en rende compte... Un thriller avec des anges, donc, mais pas tout à fait ceux qu'on s'attend à rencontrer...



Evangéline est nonne dans un couvent de l'Etat de New York. Elle appartient à l'ordre des Franciscains et est soeur de l'Adoration Perpétuelle. Une vie contemplative dans laquelle elle s'épanouit depuis son arrivée dans cet endroit, alors qu'elle n'avait qu'une douzaine d'années, peu après la mort de sa mère. Elle mène désormais une vie de prière, donc, mais pas seulement.

Depuis qu'elle a prononcé ses voeux, Evangéline occupe le poste d'assistante auprès de la bibliothécaire du couvent, soeur Philoména. Un poste modeste, mais qui convient à la jeune femme de 23 ans, dont les journées de travail commencent toujours par la lecture des requêtes venues de l'extérieur d'un couvent qui n'est plus, comme autrefois, complètement coupé du monde.

Ce matin-là, l'avant-fête de la fête de Noël, en 1999, Evangéline découvre un étrange message dans le courrier du jour. Signée par un mystérieux Monsieur Verlaine, qui ne semble pas avoir grand-chose à voir avec le poète, cette lettre évoque un client anonyme à la recherche de lettres qu'auraient échangées dans les années 1940 la mère supérieure de l'époque, Innocenta, et la philanthrope Abigail Rockefeller, grâce à qui le Museum of Modern Art vit le jour.

Un peu agacé par le ton hautain voire comminatoire de ce courrier, Evangéline répond sur un ton aussi sec que les archives du couvent ne sont plus accessibles au public. Mais, cette lettre a marqué l'esprit de la jeune soeur. Cette histoire de correspondance, d'une part, mais aussi cette date, restée gravée dans l'histoire du couvent, pour un drame terrible...

Le curiosité a beau être un vilain défaut, et sans doute un péché passible de quelques chapelets en pénitence, Evangéline se plonge dans les archives et découvre les fameuses lettres évoquées par Verlaine dans sa lettre. Au temps pour la curiosité, Evangéline a très envie d'en savoir plus sur cette période que les récits des nonnes les plus âgées.

Sans le savoir, la jeune soeur a soulevé un lièvre dont la découverte va mettre sens dessus dessous sa vie bien rangée, bien réglée. Car, derrière ces lettres, se cache une histoire extraordinaire, dont les soeur du couvent Sainte-Rose sont les dépositaires. Et, derrière Verlaine, se trouve un commanditaire prêt à tout pour obtenir ce qu'il cherche : Percival Grigori...

"La malédiction des anges" est un thriller contemporain, ancré dans l'Amérique de la fin du XXe siècle, mais dont les ramifications remontent à des périodes plus lointaines. Les années 1940, on l'a déjà évoqué, mais d'autres, encore, bien plus loin dans l'Histoire, peut-être même jusqu'aux origines de l'Humanité.

Je suis forcé, et je m'en excuse, pour parler de ce livre d'en dévoiler un peu plus. D'aborder le thème fort de ce roman, et de sa suite. De l'intrigue, des rebondissements, des faits évoqués dans le livre, je ne parlerai pas, mais, des anges, oui, forcément, on est obligé d'en parler, puisqu'ils sont là, ils sont parmi nous...

Avec un mot qui ne parlera peut-être pas à tous : les Nephilim. Un mot qu'on trouve par deux fois dans l'Ancien Testament, avec une occurrence remarquable, dans le livre de la Genèse, au verset 4 du chapitre 6. Je ne mets pas le texte ici, on le trouve aisément sur internet si on n'a pas de Bible sous la main. Et on a le point de départ du roman de Danielle Trussoni.

Donner une définition exacte de ce que sont les Nephilim est impossible. Il faut se contenter des interprétations, celles-là même avec lesquelles la romancière va jouer pour construire son intrigue. Car ces êtres célestes ne sont pas du tout à l'image des angelots joufflus et fessus dont nous connaissons les représentations dans nombre d'édifices, sur nombre de tableaux.

Non, ces anges-là ont été déchus par Dieu qui les a chassés du ciel et les a envoyés sur terre purger leur peine... Ce qui ne leur donne pas vraiment l'image protectrice des anges gardiens ou séductrice des anges croisés dans certains romans actuels (en particulier dans ce qu'on appelle la bit-lit). Là, il se dégage de ces être quelque chose de fascinant autant que menaçant, et on retrouve notre titre.

Danielle Trussoni travaille ensuite sur cette image négative de l'ange et s'appuie sur un autre texte, un de ces livres apocryphes, ces textes écartés par les autorités religieuses, juives comme chrétiennes, au fil des époques. Il s'agit du livre d'Hénoch, dans lequel on trouve le récit de la rébellion des anges déchus, qui fait écho au verset de la Genèse.

Voilà pour les sources avérées, le reste, c'est le travail de l'écrivain et de son imaginaire pour, de ces éléments, construire une intrigue à tiroir, en jouant sur des révélations successives, mais aussi des récits en forme de flash-back qui viennent éclairer peu à peu la situation délicate dans laquelle Evangéline se retrouve.

Une narration qui n'est donc pas linéaire, et ça embête et embêtera toujours certains lecteurs, c'est ainsi, et qui permet au lecteur d'être logé presque à la même enseigne que le personnage central : découvrir et comprendre les enjeux de cette affaire petit à petit. Et nous révéler une trame romanesque tout à fait inattendue.

Lorsque j'ai vu apparaître le terme d' "angéologie", je dois dire que je me suis un peu inquiété... Irait-on vers des délires ésotériques à la Dan Brown ? Mais pas du tout, c'est l'autre excellente idée, je trouve de ce roman : un groupe de femmes et d'hommes travaillant depuis des siècles sur la présence des Nephilim dans notre monde. N'en disons pas plus...

On s'attend, puisqu'on a pour cadre principal un couvent, à quelque chose qui soit très orienté vers la religion, mais ce n'est pas le cas : les angéologues viennent de tous les milieux, de toutes les croyances, certains sont athées, d'autres croient mais ce n'est pas l'essentiel, loin de là. Car les questions qui se posent ici ne sont plus vraiment théologiques.

Non, il s'agit d'un bon vieux combat entre le bien et le mal, rien de plus classique, et pourtant, redoutablement efficace. Une irruption des récits légendaires de chevaliers chasseurs de dragons des temps anciens, par exemple, dans notre époque contemporaine. Pas d'effets superfétatoires mais des figures angéliques qui sont au service du roman, et non l'inverse, comme ça arrive parfois.

La tension monte au fil des chapitres et des révélations, en jouant plus sur les rapports de force que sur le côté fantastique des créatures engagées dans cette histoire. C'est cela qui m'a plu et m'a embarqué jusqu'au bout de ce premier tome et de sa révélation finale (oh, un peu attendue, c'est vrai, mais peu importe).

Danielle Trussoni multiplie les faux-semblants et les fausses pistes. A plusieurs reprises, le lecteur ne sait plus sur quel pied danser, hésitant entre tel ou tel personnage à démasquer... Parfois, de bonnes idées n'empêchent pas qu'une intrigue se délite, ici, ce n'est pas du tout le cas, avec un final haletant qui ouvre d'intéressantes perspectives pour le second volet du diptyque.

Je n'ai évoqué que très peu de personnages de ce roman, depuis le début de ce billet. Mais, là aussi, on a une galerie très intéressante, gravitant autour du personnage d'Evangéline. Elle n'est sans doute pas le plus remarquable de cette distribution, car elle a ce côté très candide que lui impose sa situation de jeune fille ayant grandi dans un couvent.

Pourtant, c'est un personnage appelé à évoluer. Une innocente, dans le sens où, au départ, elle n'imagine absolument pas ce qui l'attend, assembler les éléments que sa mémoire avait refoulé paisiblement avec ceux dont elle ignorait l'existence. C'est cette progression qui fait de la jeune franciscaine un personnage fort, prête à sortir de son cocon.

Mais, parmi les seconds rôles, et particulièrement chez les personnages féminins, on a de véritables héroïnes dont on suit le courageux parcours au long des chapitres. Les personnages masculins, à l'image de Verlaine, m'ont paru plus en retrait, ou plus ambigus, alors que les femmes sont pleines de détermination, de fougue.

"Anges et démons... les uns ne sont que le reflet des autres", dit un des personnages de ce roman. Mais, les choses sont sans doute plus complexes que cette formule ne peut l'indiquer. Et Danielle Trussoni nous laisse, à la fin de ce premier volet, sur une situation des plus inconfortables que la lecture du deuxième volet devrait permettre d'éclaircir. Avec, espérons-le, la même capacité d'entraînement.

mercredi 8 juin 2016

"Je veux l'insécurité et l'inquiétude. Je veux la tourmente et la bagarre".

Un extrait de la prière du parachutiste (citée dans le roman), pour ouvrir ce billet sur un roman qui nous emmène dans un des endroits les plus effrayants du moment : la Syrie. Un pays à feu et à sang qui semble concentrer tous les maux du monde actuel, mais aussi toutes les contradictions des pays occidentaux, tellement prompts à s'ériger en Axe du Bien, sans en assumer toutes les vertus présumées... "Entre deux feux", publié aux éditions Eaux Troubles, est signé par Georges Brau, qui fut lieutenant-colonel au sein de la DGSE et connaît donc parfaitement son sujet. Avec son expérience du terrain et des opérations de l'ombre, mais aussi des jeux de pouvoir et diplomatiques qui se déroulent en coulisses, il nous propose un roman d'un réalisme violent, cruel, sans pitié, mais aussi franchement inquiétant...



Paul est un ancien officier qui travaille désormais pour la DGSE. Il n'est pas un espion tout à fait comme les autres, mais remplit les fonctions d' "honorable correspondant", se rendant régulièrement dans les régions du monde où la France est engagée, afin d'y remplir des missions discrètes, ou carrément clandestines.

Ayant connu le Liban, il y a une trentaine d'années, l'Afrique et ses différents théâtres d'opérations, mais aussi la guerre qui a vu éclater la Yougoslavie, le voilà désormais en route pour la Syrie, où se déroule un conflit terrible, quasiment en huis clos, et sans qu'on sache véritablement s'il y a des bons et des méchants...

Dans cette guerre sans pitié et sans règle, l'arme chimique a été utilisée contre les populations civiles avec des conséquences catastrophiques. Mais, les belligérants se renvoient la responsabilité de ces actes : le régime de Bachar el-Assad accuse la rébellion, la rébellion accuse le pouvoir en place... Paris voudrait en avoir le coeur net, pour ne pas soutenir le mauvais cheval...

Paul va donc devoir retrouver dans un pays tombé depuis bien longtemps déjà dans un chaos général, les preuves que ces armes interdites par toutes les conventions internationales ont bien été utilisées par l'armée légitime, et non par leurs adversaires de l'Armée de Libération Syrienne. La mission de tous les dangers, que Paul devra accomplir sans aucun soutien logistique ou presque...

Si l'agent de l'honorable correspondant s'attend à un parcours dangereux, il n'imagine pas à quel point l'odyssée dans laquelle il se lance sera complexe et périlleuse. Car la guerre civile qui ravage ce pays à l'histoire si riche et si ancienne est un conflit qui ne ressemble à aucun autre, entre guérilla urbaine et déferlement de haines en tous genres.

La ligne de front bouge sans cesse, parfois d'un pâté de maisons à un autres, en quelques minutes. Paul va, au fil de son avancée vers Damas, depuis les montagnes libanaises qu'il a franchies pour entrer dans le pays, croiser toutes les factions engagées, dans une hallucinante revue de troupes, dans une éprouvante plongée dans l'horreur.

Il croisera des chrétiens, engagés pour leur survie, car ces populations sont finalement celles qui réconcilient les adversaires, qui les massacrent également avec la même férocité. Mais aussi les foyers de résistance, qui se sont alliés aux groupes islamistes radicaux, nourris des volontaires recrutés dans les pays occidentaux.

Il se heurtera aussi à la présence russe, des troupes d'élite venues en appui des troupes de Bachar el-Assad et qui agissent comme des mercenaires, sans aucune pitié. Chacune de ses rencontres, de la belle Zora, si courageuse, jusqu'à Jacques, confrère bien réel du Lord of War incarné au cinéma par Nicholas Cage, marquera ce voyage au bout de l'enfer d'une trace indélébile.

Outre la violence, le fanatisme religieux, les chiens de guerre se nourrissant de chaque combat comme d'un mets savoureux, Paul rencontrera des personnages fascinants, touchants, simplement en quête de survie, capables de donner des leçons de courage et de dévouement à n'importe quel soldat d'élite, mais aussi des lâches, des traîtres, des pauvres types qui découvrent que la guerre, en vrai, c'est pas si génial, ou d'autres, aux missions très ambiguës...

Il va aussi comprendre que, dans ce conflit, comme dans bien d'autres, sans doute, rien n'est simple, rien n'est évident, et que tous les acteurs sont loin d'avoir les mains propres... Même dans son propre camp. Car, derrière la vitrine sanglante, la Syrie grouille d'espions, d'intermédiaires, de barbouzes mais aussi d'hommes d'affaires cherchant à faire leur beurre.

Et, encore plus discrets, les jeux des chancelleries occidentales, qui ferment les yeux sur les plus épouvantables pratiques quand ça les arrange et n'hésitent pas à nouer des alliances avec la peste ou le choléra, selon les moments. Entre Assad, dictateur jusqu'au-boutiste, d'un côté, et les fous de Dieu de l'autre, le choix est assez délicat...

Georges Brau n'est ni Tom Clancy, ni Frederick Forsyth, son style n'est pas celui des classiques du techno-thriller à l'américaine, mais son roman se nourrit d'une expérience sur le terrain qui rend le récit plus impressionnant encore. Il faut avoir le coeur bien accroché, on massacre allègrement d'un bout à l'autre du roman, mais cela n'empêche en rien cette photographie édifiante.

Paul est une espèce de Jack Ryan à la française, calme, téméraire, conscient du danger qui l'entoure, diplomate sachant retrouver ses réflexes de combattant si nécessaire, mais qui réalise petit à petit qu'on lui a confié un "pot de pus", comme on dit dans le jargon de la DGSE (ça ou bâton merdeux, remarquez, ça se vaut).

On pourrait presque se croire dans un épisode de "Mission : impossible" : si jamais Paul est pris, ses employeurs nieront certainement avoir quoi que ce soit à voir avec lui. Et si, par malheur, il était tué, eh bien, ce serait les risques du métier. Un nouveau mort de l'ombre pour la France, sans fleur, ni couronne. Ni médaille.

Oui, il y a chez Paul cette inquiétude croissante de servir de fusible, d'être sacrifié par ceux qui l'ont envoyé dans cette poudrière, avec bien peu de choses sur lui pour se défendre. A lui de savoir passer outre les oppositions, les adversités, pour s'entendre du mieux possible avec tout le monde, en jouant les uns contres les autres. Mais, ensuite...

De quoi douter du bien-fondé de sa mission et de la sincérité de l'Etat français. Paul est avant tout un militaire, poussé par des valeurs très traditionnelles, patriotisme, honneur... Pur produit des écoles d'officiers de France, passé par des régiments prestigieux, l'honorable correspondant conserve une haute opinion de son rôle d'officier, bien loin des manigances qu'il découvre au fil de son périple.

J'ai évoqué deux romanciers anglo-saxons, plus haut, tout deux connus pour leurs positions conservatrices, pour dire les choses simplement. Il est évident que Georges Brau, et son alter ego Paul, sont à ranger dans cette même catégorie. Le regard sans concession, très dur, que porte l'agent de la DGSE sur la société française en témoigne.

On peut évidemment s'agacer de certaines positions, ne pas partager certains partis pris ou certaines analyses. Il n'en reste pas moins que "Entre deux feux" propose un témoignage, certes romancé, mais plein d'acuité sur la situation syrienne. Et nombreux seront ceux qui, pour le coup, partageront le point de vue de l'auteur sur ce conflit inhumain.

Car ce que l'on voit, c'est que tous ceux qui y prennent part le font pour des raisons sordides : maintenir une dynastie de fer à la tête du pays ou, au contraire, la renverser pour instaurer une théocratie radicale, mais aussi faire des affaires, oui, c'est possible, pour beaucoup inavouables, dans un jeu géopolitique terriblement malsain.

J'ai évoqué les rôles troubles de la Russie et de la France, mais on pourrait également évoquer la lâcheté des Etats-Unis et de l'Angleterre, qui ferme sagement les yeux, mais sont quand même là pour tirer les marrons du feu. Ou encore, le spectre iranien, dont la volonté de devenir la puissance dominante de la région, n'a rien de rassurant non plus...

"Entre deux feux", c'est le titre, mais il semble qu'il y a bien plus de feux que cela. Paul doit slalomer entre des tirs croisés, au propre comme au figuré, éviter de tourner le dos à qui que ce soit, se méfier également de tous ceux qu'il rencontre, mais aussi de ses alliés... Pourtant, ce qu'il voit ne l'incitera pas à laisser balayer les poussières sous le tapis, non, les preuves qu'il aura découvertes ne devront pas êtres tues.

Alors que j'ai attaqué la lecture du livre de Georges Brau, je regardais la deuxième saison de la série de Canal+, "le bureau des légendes", qui met en scène là encore un des services de la DGSE. Si les traitements sont sensiblement différents, tout comme les trames narratives, on retrouve tout de même certains échos, en particulier dans le rude équilibre que les espions doivent maintenir.

Guillaume Debailly, le personnage qu'incarne Mathieu Kassovitz dans la série, s'entendrait sûrement avec Paul. Le premier est un maître espion, le second, un officier, ce qui les rend très différents, mais leurs visions sont proches, en particulier dans la haute opinion qu'ils ont de leur travail et de leurs fonctions, dans leur manière de défendre ce qu'il considèrent comme l'honneur...

Servir la patrie... Pas forcément l'expression la plus populaire du moment, dans un pays qui doute tant de lui-même et ne semble savoir évoluer que dans le conflit plutôt que la recherche d'un consensus... Mais, Guillaume comme Paul mesurent très certainement à quel point cette mission est difficile à remplir, quand il faut aussi servir la raison d'Etat...

A signaler, pour finir, que Paul est un personnage récurrent. Georges Brau a publié dans d'autres maisons d'éditions auparavant (et même en auto-édition, il me semble) plusieurs livres mettant en scène ce personnage d'honorable correspondant de la DGSE. Et cette odyssée syrienne ne sera pas la dernière, les dernières lignes annonçant déjà un prochain "pot de pus", dans un autre point chaud du globe...

dimanche 5 juin 2016

"Mais tout n'est que poussière dans ce pays, la terre, les victimes, la vie..."

Retour au thriller après une grosse période consacrée aux littératures de l'imaginaire (mais pas uniquement, et il y a encore quelques billets estampillés "Imaginales" à venir). Et direction le Kenya, pays qui, curieusement, fait une irruption remarquée dans mes lectures de ces dernières semaines, là encore, il faudra qu'on en reparle. Découverte aussi d'une auteure qui semble posséder un sacré tempérament, preuve, une nouvelle fois, de la montée en puissance des femmes dans l'univers longtemps très masculin du thriller. Avec "Dust" (désormais disponible en poche chez Folio), Sonja Delzongle nous emmène au coeur de la folie humaine, de l'horreur telle que nos semblables sont capables de la déchaîner et plonge son, pardon, ses personnages dans le tourbillon d'une boîte de Pandore malencontreusement ouverte. C'est dur, violent, virulent, même, mêlant l'efficacité du thriller (y compris en recourant à quelques ficelles) et le réalisme de situations hélas courantes... Un roman qui n'est pas parfait mais qui fonctionne.



Hanah Baxter est bretonne mais vit à New York. Une femme solitaire, pour ne pas dire seule, qui consacre son existence à la traque des criminels les plus retors. Hanah est ce qu'on appelle une profileuse, terme popularisé par les séries télévisées et le cinéma hollywoodien. Et elle travaille en free-lance, si je puis dire.

Alors qu'elle sort d'une période délicate sur le plan personnel, qu'elle surmonte enfin sa phobie des avions, elle reçoit un coup de téléphone venu d'un endroit lointain : le Kenya. Ce pays, elle le connaît, elle y a déjà travaillé quelques années plus tôt et garde de cette expérience des souvenirs allant du meilleur au pire.

Mais, Ti Collins pourrait lui demander presque n'importe quoi, elle ne saurait refuser. Or, le patron du CID, un service de police criminel construit sur le modèle du FBI américain, travaille sur un cas hors norme et Collins aurait besoin du savoir-faire de Hanah pour essayer d'élucider un mystère qui occupe ses services depuis deux ans, sans qu'aucune piste ne se dégage.

Pire, les policiers kényans ne parviennent même pas à identifier les nombreuses victimes de ce qui semble bien être un tueur en série particulièrement prolifique, car il n'y a pas de corps... Sur les scènes de crime, tracées à même le sol, des croix, faites de sang humains. Une quantité suffisante pour supposer que leurs propriétaires ont été assassinés, et rien de plus...

C'est en revanche suffisant pour attiser la curiosité de Hanah qui n'hésite pas longtemps avant d'accepter de partir pour Nairobi. Et tant pis si, lors de sa précédente visite, le courant n'était pas trop bien passé avec le reste de l'équipe dirigée par Collins. Sa soif de comprendre et de mettre un terme aux agissements d'un tueur monstrueux surpassent ces craintes-là.

Sur place, elle découvre que bien des choses ont changé au CID. Oh, pas Mendoza, un Mexicain installé au Kenya de longue date, le plus ancien de la brigade et le second de Collins, aussi désagréable qu'ambitieux, mais, autour de lui, il y a de la nouveauté, et les deux bleus ne sont pas pour déplaire à la profileuse.

Une fois sur place, elle va rapidement se mettre au travail, avec des méthodes peu orthodoxes mais qui ont fait leurs preuves. Peu importe ce qu'on pense d'elle, la voilà immergée dans ce pays tellement différent de Saint-Malo, où elle a grandi, ou de New York, où elle vit désormais, immergée aussi dans cette traque qu'elle sait plus que difficile.

Et elle va rapidement faire avancer l'enquête en répondant à une des questions les plus importantes de ce dossier. Insuffisant pour savoir qui est le tueur en série aux croix de sang, mais assez pour enfin relancer une affaire au point mort depuis bien trop longtemps. Mais, dans le même temps, son arrivée va agir comme si on avait ouvert la boîte de Pandore...

Autour de ce noeud central qu'est la série de meurtres, va se mettre en branle une série d'événements annexes qui vont sérieusement compliquer les choses. Soudain, la tempête se déchaîne, le chaos se déclenche et Hanah et ses collègues du CID vont se retrouver embarqués dans une enquête bien plus dangereuse et délicate que prévu, dont personne ne sortira indemne (selon la formule consacrée)...

Voilà encore un roman qui a le don d'agacer les puristes. Ceux qui, quand on leur dit "serial killer" veulent une enquête pour l'attraper et rien d'autre autour, parce que sinon, c'est limite de la publicité mensongère... Avec "Dust", les voilà servis, puisque, d'une certaine manière, l'enquête sur ce tueur en série n'est qu'un prétexte à tout le reste, en tout cas, pas l'unique trame du roman.

Alors, oui, on peut trouver que ça part dans tous les sens, que c'est un peu fourre-tout, je ne vais pas le nier, ce sont aussi des remarques que je me suis faites. Mais, dans le même temps, il faut reconnaître que c'est un thriller sacrément efficace qui ne vous lâche pas une fois qu'on est entré dedans. Et ça, c'est une vraie grosse qualité.

Je fais le choix, ici, de ne pas entrer trop dans le détail de l'enquête, pas plus que sur ces autres événements que j'évoque. A vous de les découvrir. Sachez tout de même qu'on va évoquer dans la suite de ce billet quelques éléments forts du roman, à commencer par son titre, mais aussi un de ses sujets centraux. Alors, si vous craignez la crise d'urticaire pour cause de spoiler, soyez prévenus...

Parlons du titre, "Dust", la poussière, en français. Sonja Delzongle joue, jongle avec ce mot, dont elle multiplie les occurrences. En témoigne la citation qui sert de titre à ce billet, mais pas uniquement. La poussière, oui, est partout, dans ce livre, s'insinuant partout et pourtant insaisissable, collant aux basques et capable d'étouffer...

Mais, on ne croise pas dans ce roman que la poussière qu'on traque avec son plumeau ou son aspirateur, vous le verrez. Là encore, n'entrons pas dans les détails qui pourraient en révéler trop, mais ces poussières poudroient à chaque page ou presque, alimentant les diverses intrigues, tout en faisant, par moment, passer un frisson peu agréable le long de l'échine du lecteur.

N'en disons pas plus là-dessus, mais cette dimension m'a paru assez fascinante, une sorte d'attraction-répulsion qu'on ressent souvent lorsqu'on lit du thriller. Mais cette poussière, c'est le terrible symbole du côté irrémédiablement crasseux qu'on ressent à la lecture de "Dust". Sonja Delzongle nous entraîne dans des lieux où l'on se passerait bien d'aller et loin des cartes postales touristiques.

C'est un Kenya malade que l'on découvre, en proie à une insécurité galopante, redoutant de se voir gagné par un syndrome à la sud-africaine, avec des enfants livrés à eux-mêmes, réduits à la mendicité, en proie à la drogue et à la délinquance, recherchant tous les moyens pour survivre, un système D qui peut, parfois, prendre des tournures ahurissantes.

A travers cette enquête, sur un fait extraordinaire, qu'on espère être complètement fictif, tout en sachant que la vérité prend souvent un malin plaisir à dépasser la fiction, Sonja Delzongle met en exergue les maux qui rongent un pays qui, pour reprendre l'expression chère à Mike Resnick, auteur américain de science-fiction dont on reparlera prochainement, a tout pour être un paradis sur terre.

L'un de ces sujets forts, c'est la question de l'albinisme en Afrique. Episodiquement, les médias occidentaux évoquent ce sujet, en pleine recrudescence sur le continent. Les enfants albinos sont maudits, les superstitions (j'emploie volontiers ce terme plutôt que croyance) les entourant sont en plein essor et poussent à des actes difficilement qualifiables.

Je n'insiste pas, le détail est dans le roman de Sonja Delzongle, mais le pire est de se dire qu'il y a sans doute assez peu de place laissé à l'imagination dans ce qui est décrit. L'auteure met l'accent sur ces pratiques sordides qui valent aux albinos d'être en grand danger, et pas uniquement au Kenya, mais sur une bonne partie du continent...

Bien sûr, on est dans un roman, qui plus est dans un thriller, on joue donc avec des cartes qui doivent non seulement toucher le lecteur mais aussi le mettre mal à l'aise, et là, c'est carrément réussi. Par ailleurs, j'ai trouvé que la manière avec laquelle Sonja Delzongle maniait cette thématique délicate était habile et bien menée, jouant sur quelques paradoxes, mais aussi sur les instincts de base de notre belle espèce humaine.

Un mot, tout de même, des personnages de ce roman. A commencer par Hanah, personnage central mais qui ne vampirise pas l'intrigue. Au contraire, la distribution des rôles est bien répartie et joue sur l'ambivalence de ces personnages qu'on a vite fait de cataloguer rapidement entre les sympas et les pas sympas, pour ne pas dire les gentils et les méchants.

Disons-le tout net, si vous aimez vous attacher aux personnages, ici, ce sera coton, car, Hanah en tête, on ne peut pas dire qu'ils soient tous des modèles, des êtres dont on aimerait se faire des amis pour la vie... Hanah, sauvage, abîmée, lancée dans une quête impossible de justice, est pourtant un personnage riche et complexe, qui mériterait certains approfondissements.

J'ai évoqué ses méthodes peu orthodoxes, il faut dire un bref mot de cela, car ce n'est pas rien. Hanah a recours à des pratiques qui surprennent et détonnent, et cela donne presque un coté fantastique au roman. A la psychologie et au pouvoir de déduction qui caractérisent le travail de profileur, Hanah ajoute cette corde si particulière.

Inexplicable, sans doute décriée par beaucoup, cette manière de faire fait pourtant écho aux traditions et coutumes africaines qui, de notre point de vue occidental, matérialiste, privé de merveilleux, sont sur la même ligne. Les croyances... Les superstitions... Un vaste sujet qui irradie toute cette intrigue, besoin insatiable de l'homme, panacée à son désespoir, à ses problèmes les plus insurmontables...

Autour de Hanah, Ti Collins est un chef compétent et bienveillant, mais fatigué, désabusé, en fin de course, tandis que Mendoza, avec ses méthodes musclées et son envie affichée de devenir calife du CID à la place de son supérieur, son côté macho et ses manières à l'avenant, ne fait rien pour qu'on l'apprécie, bien au contraire.

Enfin, les deux jeunes, Kate Hidden et Singayé, donnent une touche de candeur à l'équipe. Mais, si les autres ont déjà le cuir bien tanné, et il le faut dans cette histoire, eux vont avoir droit à un baptême du feu quasi infernal. Idéal pour mettre sa vocation à l'épreuve, me direz-vous. Oui, ou pour la détruire, c'est selon.

Ces deux derniers personnages, je les survole volontairement, car leur rôle dans le roman dépasse le simple cadre d'enquêteurs. Pour le reste, même si "Dust" est un thriller, un vrai, qui mise sur l'action, les rebondissements, ce roman laisse une place importante aux relations entre les personnages et à la psychologie des uns et des autres, mise à mal par la folie ambiante.

"Dust" est un roman touffu mais prenant, qui pêche peut-être par volonté d'en dire beaucoup là où le genre demanderait plutôt une certaine épure. Qu'à cela ne tienne, cette richesse m'a plu parce qu'elle nourrit la complexité à laquelle doit faire face un pays, une région, un continent, avec des enjeux multiples dépassant même le rationnel.

On y retrouve évidemment les traditionnelles cupidité, ambition, soif de pouvoir et d'argent, volonté de puissance, etc. Au temps pour le pur roman de serial killer, Sonja Delzongle le bouscule, et c'est tant mieux, le genre ayant été fortement rebattu ces dernières années. Alors, oui, "Dust" a certainement des défauts, mais il faut passer au-delà de ça, pour en goûter la substantifique moelle.