vendredi 30 septembre 2011

"Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte...

...
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l'empereur brisait le masque étroit
(Victor Hugo)

Ces vers si célèbres pour introduire mon billet sur le dernier livre de Jean d'Ormesson, "la Conversation", publié aux éditions Héloïse d'Ormesson. Des vers qui illustrent parfaitement ce petit ouvrage (tout juste 120 pages), difficile à classer dans un genre précis. Explications.


Couverture La Conversation


Si je devais résumer en une phrase l'argument de "la Conversation", je dirais que ce livre relate le moment où Bonaparte a pris la décision d'instaurer un nouveau régime qu'il dirigerait seul, un Empire... Sans doute ce projet aussi ambitieux que mégalo a-t-il germé longuement dans l'esprit du "Petit Caporal". Mais, d'Ormesson met en scène le moment où il a "officialisé officieusement" ce choix. Un oxymore nécessaire pour planter le décor de ce roman historique qui se présente plus comme une pièce de théâtre, un dialogue entre les deux hommes forts de France (l'un plus fort que l'uatre, d'ailleurs) en cet hiver 1803-1804.

Pas de date précise, car cette conversation est imaginée par l'auteur. Mais une période précise, absolument pas choisie au hasard. Depuis Austerlitz, l'étoile de Bonaparte brille de mille feux : il est l'homme providentiel d'une France laissée exsangue par la Révolution et que ni le Directoire, ni le Consulat n'ont su réunifiée.

Lorsqu'il demande, en cette froide soirée, à Cambacérès de rester un peu plus longtemps, à la fin d'un diner donné aux Tuileries, c'est pour annoncé à celui qui occupe les fonctions de second consul que sa décision est prise : la France a besoin d'un nouvel élan qui passe par l'instauration d'un nouveau régime absolu. Pas une monarchie, car les Français sont encore bien fâchés avec ce mot et ce qu'il traîne avec lui. Pas question non plus d'y mêler une notion de droit divin, afin de ne pas braquer ceux qui croient aux idéaux de la Révolution et au règne de la raison.

Pas question d'instaurer une République, ce modèle, presque mort-né, a déjà montré ses limites et la France a besoin d'un pouvoir fort pour se redresser. Pouvoir que Bonaparte entend incarner seul et non plus avec deux fils à la patte, comme sous le Consulat, avec Cambacérès et Lebrun.

Non, la France a besoin d'un régime inédit, fort, légitime et stable, rien que ça. Alors, lorgnant vers ses modèles, ses idéaux, Bonaparte se voit César, ceint de lauriers, aux commandes d'un Etat digne de la puissante Rome  impériale (et impérialiste...).

C'est décidé, il sera Empereur... Un empereur "au-dessus de son Etat" mais qui sera la France.

Etonnante démarche d'informer son bras droit que, très vite, il n'y aura plus de place pour lui au sommet de l'Etat... Et pourtant, si Bonaparte montre ses cartes à Cambacérès, c'est aussi parce qu'il a besoin de cet homme dans la France qu'il entend bâtir. Alors, il joue franc-jeu et accepte de parler avec lui d'histoire, de politique, de la situation sociale catastrophique du pays, de la police et de son travail de maintien de l'ordre, de religion, de l'armée, de sa famille, au sens biologique du terme, mais aussi dans un sens élargi pouvant intégrer ses proches et ses partisans, pas encore courtisans.

A chacune des questions, remarques ou inquiétude de Cambacérès, Bonaparte a une réponse. Son programme pour la France, en quelque sorte. Et surtout, pointe derrière ces réponses le génie stratégique du futur empereur. Car, il a compris que, pour fonder son empire, il devra réconcilier l'irréconciliable, qu'il aura besoin de tous, quelles que soient leurs origines sociales, quels que furent leurs engagements passés, quels que soient leurs idéaux actuels... Une forme d'ouverture.

Et un maître-mot pour refonder le contrat social national : le mérite. Finies l'hérédité, qui prédominait sous l'Ancien Régime, et l'égalité, que les Révolutionnaires rêvaient d'instaurer. Bonaparte se veut le héraut d'une troisième voie, dont la devise serait : "à chacun selon ses talents". Et lui-même s'emploie à montrer l'exemple, en promouvant à tour de bras ses fidèles parmi les fidèles, tous ou presque issus de la roture et bientôt maréchaux ou princes.

Car la récompense, annonce Bonaparte, sera à la hauteur du mérite déployé. Le mérite, oui, mais aussi la fidélité, quasi aveugle, aux décisions qui n'émaneront que d'une personne : lui.

En face de ce rouleau-compresseur débordant d'énergie, de confiance en lui, d'ambition et mû par une vision, presque prophétique, que la grandeur de la France et son destin vont de paire, Cambacérès se montre d'abord réservé, puis curieux, inquiet pour son sort (on le serait à moins, quand on est le deuxième personnage d'un Etat, et que celui qui occupe la première place vous annonce que, bientôt, il gouvernera seul...).

Mais, peu à peu, le contradicteur qu'il pourrait être, devient plus compréhensif, entre en phase avec l'imposant personnage qui lui fait face. Rassuré quant à son avenir personnel, il n'hésite même plus à glisser ça-et-là quelques unes de ses idées, puis se fait allié du Grand Homme pour finir premier de ses courtisans, embarqué presque malgré lui sur ce nouveau et fier vaisseau pas encore construit et déjà navire-amiral, dont le rayonnement, il en est sûr, dépassera largement les frontières grignotées de l'ancien royaume, désormais mort et enterré.

"La Conversation" est un livre sur l'ambition politique. Celle d'un homme hors norme et qui s'est persuadé de ce statut et celle d'un serviteur zélé, conscient de ses limites et capable de se plier aux volontés de celui qui s'érige naturellement en supérieur. Une réflexion aussi sur l'opportunisme et la roublardise en politique. Bonaparte, en gérant son pouvoir comme il gèrerait son armée, peut appliquer à sa politique sa même vision de stratège, domaine où il excelle.

Son charisme va aussi, il le sait, jouer un rôle énorme pour faire l'alliance de la carpe et du lapin dans son entourage et dans sa sphère de pouvoir. A coup de promesses et d'honneurs, Bonaparte cimente son camp et met en branle une machine à l'avancée inexorable, regroupant sous sa bannière les forces vives d'un pays orgueilleux, en tout cas, ceux qui croient en son étoile, et qui font abstraction de tendances un tantinet tyranniques pourtant pas du tout masquées, comme si la situation dramatique du pays ne pouvait que s'accommoder d'un hyper-pouvoir...

Bref, si vous avez eu le courage de me lire jusqu'ici (bravo !), sans doute avez-vous déjà compris quelle lecture je fais de "la Conversation"...

Car même si d'Ormesson utilise dans le discours de Bonaparte des mots que celui-ci a vraiment prononcés, des thèmes qu'il a réellement développés, je n'ai pu m'empêcher en les lisant de voir Sarkozy percer sous Bonaparte. Un Sarkozy lui aussi sûr de son destin politique, certain d'unifier un pays en crise pour redorer son blason, capable de rassembler derrière lui toutes sortes de personnalités aux parcours et idéaux apparemment inconciliables.

Sur le mérite, la situation sociale du pays, la religion ou encore l'armée et les ambitions que doit nourrir notre pays, on retrouve dans les mots prêtés au pas-encore-Empereur, des idées chères au candidat Sarkozy pendant sa campagne électorale de 2007.

Et, comme le Bonaparte de cet hiver 1803-1804, vent en poupe, se trouvait entre Marengo et le désastre de Waterloo, qu'il ne pouvait même imaginer, le Sarkozy de 2007 surfait sur une vague de popularité énorme sans penser un instant à la défaite ou même à l'érosion de ses opinions favorables...

Le parallèle se prolongera-t-il en 2012 ?



Un grand merci aux éditions Héloïse d'Ormesson, qui m'ont envoyé ce livre (et dédicacé, en plus, je suis super fier !).

mercredi 28 septembre 2011

Campo Basso, traître ou espion ?

Voilà un véritable roman historique, puisqu'il reprend des faits et des personnages réels pour en donner une vision nouvelle. Il porte même une véritable thèse qui vient contredire l'"histoire officielle", en donnant une vision nouvelle d'un fait majeur de l'histoire de la région Lorraine : le siège de Nancy, en 1476, qui vit la victoire du Duc de Lorraine René II sur le Duc de Bourgogne, Charles, dit le Téméraire, ce dernier étant tué au cours de la débandade de ses armées, au tout début de l'année 1477. Ce roman est signé d'un auteur lorrain, forcément, Claude Kévers-Pascalis, s'intitule "un traître à la Cour", et est paru chez un éditeur... lorrain, Paroles de Lorrains.




Alors, petit cours d'histoire pour débuter : le Duc Charles de Bourgogne (qui gagnera ensuite le surnom de Charles le Téméraire) est un seigneur expansionniste dont les possessions sont séparées les unes des autres par des territoires indépendants. Alors, sous des prétextes fallacieux, il entreprend dès les années 1460 une campagne de conquête visant à unifier cette zone sous son étendard. Pour faire simple, il détient la Bourgogne, la Belgique, la Flandre et le Luxembourg ; mais lui manquent la principauté de Liège et... le duché de Lorraine.

La région est stratégique, car Charles a des accointances avec la couronne d'Angleterre et, s'il unifiait son duché en conquérant ces deux enclaves, il serait alors en position de force aux portes d'un royaume de France dont le roi d'Angleterre se verrait bien ceindre la couronne à la place de Louis XI.

Charles le Téméraire, d'abord ambitieux pour lui même et qui voit surtout ses avantages à ce type d'alliance, va régler, répression sanglante à l'appui, le problème liégeois en 1466. Reste la question lorraine, plus difficile. Et, avant de parvenir à ses fins, il lui faudra une campagne de près de 5 ans, débutée par la ruse et poursuivie dans la force, jusqu'à ces fameux sièges de Nancy (il y en eut 3, très rapprochés dans le temps) et cette bataille finale qui vit la chute de Charles, la victoire du jeune Duc René II et l'indépendance préservée de la Lorraine.

Mais, si le Téméraire a été ainsi défait aux portes de Nancy, s'il y a perdu la vie et si ses troupes ont été décimés par les troupes du Duc René II et ses alliés, c'est, nous disent depuis longtemps les livres d'Histoire "officiels", à cause de la trahison d'un de ses officiers, Nicolas de Montfort, comte de Campo Basso. Celui-ci aurait déserté avec ses troupes le 31 décembre 1476, n'apportant pas les renforts attendus par le Téméraire et provoquant sa perte.

Et voilà comment ce Comte de Campo Basso se retrouve depuis ces faits, avec son nom et son honneur entachés de la marque du traître, terrible condamnation, quand on songe à l'importance du code de chevalerie en vigueur à l'époque. Alors, comment Campo Basso, pourtant pieux et animé de nobles intentions tout au long de sa vie, a-t-il pu se compromettre ainsi ?

Eh bien, répond Claude Kévers-Pascalis, parce qu'en fait, il ne s'est jamais compromis, au contraire, mais a accepté la demande de son ami, René II, Duc de Lorraine, de devenir, au péril de sa vie et de celles de ses fils, un espion "infiltré", comme on dirait de nos jours, dans le camp du Téméraire. Avec comme mission, non seulement d'informer les Lorrains des agissements du Duc de Bourgogne mais aussi de contrecarrer discrètement ses plans et de saboter sans éveiller les soupçons, quitte à passer pour un incompétent notoire, l'arsenal bourguignon.

Voilà pour le fond du sujet. Kévers-Pascalis aurait pu, suite aux longues recherches qu'il a menées pour étayer cette thèse et la rendre la plus crédible possible afin de réhabiliter la mémoire de Campo Basso, écrire un véritable livre d'histoire austère et, disons-le, plutôt ennuyeux ou dédié à un public d'experts. Mais il a préféré la voie romanesque, qu'il en soit remercié.

"Un traître à la Cour" commence en 1478, un an et demi après la bataille de Nancy. Nicolas de Montfort, comte de Campo Basso vient de mourir. Son fils, Angelo décide, pour faire son deuil, de quitter l'Italie et d'aller passer quelque temps à Commercy, fief donné à la famille Campo Basso en remerciement de son aide lors de cette bataille. Mais, alors qu'il traverse la Franche-Comté, terre bourguignonne, Angelo a vent des chansons et quolibets calomnieux qui courent au sujet de son père, que les Bourguignons considèrent comme un ignoble traître, responsable de la chute d'un suzerain bien-aimé...

Fou de rage, Angelo décide de demander au secrétaire du Duc de Lorraine, témoin des faits et fin lettré, de mettre sur le papier une chronique relatant 5 années de campagnes militaires (1472-1477) au cours desquelles le Comte de Campo Basso fut bel et bien l'agent de René II au coeur de l'état-major du Duc de Bourgogne...

C'est donc cette chronique que nous découvrons ensuite, alimentée par Kévers-Pascalis qui, régulièrement, cite de véritables documents, utilisant l'italique pour nous signaler les phrases et dialogues attestés, aussi bien dans un camp que dans l'autre.

Et c'est donc un vrai roman d'espionnage aux temps médiévaux que nous lisons. Avec des yeux écarquillés, bien souvent, car, habitués que nous sommes à 24h ou aux Experts, nous voilà dans des temps où les moyens de communication sont rudimentaires, les distances à parcourir énormes, les temps de réaction forcément bien plus longs qu'aujourd'hui. Mais on n'y découvre aussi un "art de la guerre" différent, certes, bien que montrant des points communs avec les stratégies actuelles : une bonne connaissance du théâtre de guerre est indispensable ; Campo Basso comme René II connaissent parfaitement la Lorraine et s'y adaptent naturellement, quand le Téméraire n'en tient pas compte.

La ruse et la stratégie peuvent venir à bout de la force brute et de troupes supérieures en nombre ; là encore, Charles, trop sûr de lui, trop impétueux, parfois irréfléchi, va foncer tête baissée dans tous les pièges.

La modestie, la diplomatie et le respect des règles et des traités signés vont aussi être une clé de ce conflit ; en se mettant beaucoup de monde à dos, Charles va faire l'unanimité contre lui et c'est une armée hétéroclite mais renforcée par tous les ennemis du Duc de Bourgogne et financée par le Roi de France qui va déferler sur les Bourguignons à Nancy. Vaniteux et trop sûr de lui, celui qui était pourtant l'un des seigneurs les plus puissants de son temps va tout perdre face à un adversaire inférieur en nombre, au moins au départ, et beaucoup moins inexpérimenté.

Car, ne nous trompons pas, si le livre de Kévers-Pascalis examine attentivement le rôle de Campo Basso, "un traître à la Cour" est aussi l'occasion de dresser les portraits des deux Ducs qui s'opposent : d'un côté, le belliqueux, intransigeant, ambitieux, avide de pouvoir, parfois fourbe Charles de Bourgogne ; de l'autre, le jeune, paisible, rusé, René II de Lorraine, dont la principale préoccupation n'est pas la politique extérieure à son Duché mais bel et bien le bien-être de ses vassaux. Une vision un peu manichéenne, sans doute, mais c'est un Lorrain qui écrit, rappelons-le...

Quant à sa thèse, que je ne peux, moi, simple lecteur, considérer juste comme une trame romanesque, mais qui semble gagner du terrain chez certains historiens, elle a le mérite de nous présenter autrement cette guerre entre Bourguignon et Lorrain qui a fondé véritablement la Lorraine et qui reste encore, plus de 5 siècles après, un événement très présents dans la mémoire collective des Nancéiens.

Alors, que vous connaissiez déjà cette page d'histoire, ou que vous la découvriez totalement, voilà un très bon roman historique, remarquablement documenté, qui se lit vraiment comme un roman d'espionnage et qui réhabilite un personnage peut-être injustement méprisé par l'histoire, faisant, par-là même, un subtil distinguo entre "traître" et "espion".

Nuance qui ne peut que varier, selon le camp depuis lequel on regarde les faits, finalement...