jeudi 29 mars 2018

"Les amis, c'est des ennuis".

Il arrive que les lectures s'enchaînent, portées par des histoires très différentes, mais brodant autour de thèmes voisins. En voici une nouvelle preuve, puisque, après "la Maison mystère", je me suis retrouvé avec plusieurs lectures sur le thème de la famille, et particulièrement sur la relation entre des mères et leurs enfants. Ce premier exemple nous emmène entre Belgique et Lorraine, entre Bruxelles et Metz, pour un roman sur des secrets de famille douloureux, des non-dits qui s'enveniment et des drames qu'on essaye de surmonter. "Ce feu qui me dévore", de Paul Couturiau (en grand format aux Presses de la Cité), est un roman qui lorgne vers le noir, par sa construction qui suscite l'interrogation, crée une sorte de suspense. L'histoire d'une jeunesse malmenée, gâchée, dont les séquelles demeurent longtemps après les faits. L'histoire aussi d'une libération, quand enfin on peut tout révéler sans peur de blesser quelqu'un. Un roman où l'écriture tient une place particulière, à la fois positive et négative...


A l'été 2000, Bernard enterre son père dans un cimetière messin. L'ambiance est pleine de tristesse, bien sûr, mais pas seulement. Les regards qui visent l'homme sont loin d'être emplis de compassion. Et lui n'est pas dupe : il sait que dans son dos, on jase. Que, pour beaucoup, il ne devrait pas être là, que sa présence est comme une insulte au défunt.

Une seule personne semble heureuse de voir Bernard, et c'est réciproque : Alexandra était une amie d'enfance, jusqu'à ce que la vie, les drames, les séparent. Ils doivent même se dire que si ces liens étaient allés au-delà de l'amitié, cela aurait pu changer bien des choses. Mais on ne peut pas changer le passé...

Bernard est désormais le dernier membre vivant de sa famille et Alexandra est la dernière à le relier à son enfance. A son passé. Au drame qui a frappé les siens et a profondément bouleversé son existence une trentaine d'années plus tôt. A la joie de revoir ce visage familier, de retrouver la complicité d'antan, se mêle une douleur profonde, persistante, mais aussi le poids écrasant du secret...

Car, en 1970, alors qu'il était encore un adolescent, Bernard a été jugé et condamné. Une lourde peine, quinze années de prison, pour un incendie volontaire. Aux yeux de tous, il était le coupable du feu qui a dévoré la maison familiale, sinistre au cours duquel sa mère est morte et son père a été très grièvement blessé, irrémédiablement défiguré.

Dans le quartier du Sablon, à Metz, la majeure partie des habitants était sûre que c'était lui, le pyromane. Ne l'a-t-on pas vu sourire devant la maison en flammes ? Et puis, il y a eu ce texte, écrit avant la catastrophe et qui décrivait par le menu ce qui s'est passé... Devant la cour, il s'est d'ailleurs à peine défendu, acceptant sa condamnation sans protester.

Son seul soutien, indéfectible, fut celui de son grand-père maternel. Un ancien pompier, ironie du sort, qui n'a jamais cru son petit-fils coupable. Sans doute parce qu'il avait en main des informations dont personne, hors du cercle familial et des amis proches, n'avait connaissance... Bernard n'a pas souhaité révéler tout cela.

Jusqu'à maintenant...

Sa nouvelle rencontre avec Alexandra va agir comme un déclic. Elle va le convaincre de raconter, enfin, ce qui s'est passé. Avant l'incendie, au moment des faits et même après. Bernard est réticent, mais sa résistance va céder et il va coucher sur le papier cette vérité qu'il a gardée pour lui jusque-là. Et ce texte, il va l'adresser, à retardement, à celui qui y aurait sans doute été le plus sensible : le juge qui l'a condamné.

Deux éléments forts : s'il se laisse ainsi convaincre par Alexandra, c'est parce qu'il ne peut plus nuire à personne, désormais. Toutes les personnes impliquées dans l'histoire sont mortes, sauf lui. Y compris ce magistrat à qui il écrira son histoire. Il ne s'agit donc pas d'une révélation publique, mais bien d'un moyen, enfin, de se libérer de trop lourds secrets (et le pluriel est important).

L'autre élément fort, c'est l'écriture. Car elle a accompagné Bernard tout au long de sa vie. Très jeune, il a commencé à jeter les mots sur le papier et, nourri par ses lectures, il s'imagine devenir un jour écrivain lui-même. Ce souhait, il va le réaliser, mais sans doute pas comme il le pensait, puisqu'il ne pourra le faire qu'après être sorti de prison...

Derrière les barreaux aussi, il a écrit. Une première tentative avortée de ce qu'il va réaliser à la demande d'Alexandra plusieurs décennies plus tard. Une manière de tenir le choc, de s'évader, sans mauvais jeu de mot, du morne quotidien carcéral. Bernard est un écrivain dans l'âme, il ressent ce besoin permanent d'écrire...

Et pourtant, le paradoxe de son existence, c'est que c'est cette passion, cette vocation, qui l'a mené en prison. Ce texte, ce premier jet de ce qui se présentait comme un roman mais était trop précis pour ne pas raconter une vérité... On n'a finalement retenu que le passage concernant l'incendie volontaire, on y a vu, non pas un aveu, mais un acte annonciateur, un plan...

On y a vu aussi un mobile, imparable. Sans se pencher plus que ça sur ce que Bernard racontait dans ce texte. Or, c'est bien là que se trouve le noeud de cette histoire. Celle d'une famille tout ce qu'il y a de plus ordinaire, en apparence, considérée, appréciée, mais recelant quelques noirs secrets, accélérateurs du drame qui couvait depuis longtemps.

"Ce feu qui me dévore" (pas besoin de consacrer des lignes à ce titre, entre sens propre et figuré), c'est l'histoire d'un garçon dont on se demande s'il est bourreau ou victime. Voire les deux, car hélas, on sait que cela n'a rien d'incompatible. On comprend bien vite qu'il y a anguille sous roche, que Bernard a choisi de taire ce qu'il sait et d'imposer ce silence à son grand-père.

Mais, l'heure est venue d'avouer. La formule est un peu abrupte, mais elle fait sens étant donné le contexte. Plus qu'un aveu, c'est une libération, je reprends le mot déjà utilisé en préambule. Enfin, il peut, sans retenue, dire ce qu'il a toujours su, expliquer le contexte du drame, donner une hypothèse alternative, une vérité qu'il a refusé de confier tout ce temps.

On pourrait discuter un moment du thème de la culpabilité dans ce roman, car il est central. Coupable, c'est le verdict du procès, alors qu'on doute très sérieusement que, sur le plan légal, il l'ait effectivement été. Mais la cour et les jurés ont décidé ainsi, la peine a été prononcée et accomplie, tout cela est à classer en pertes et profits, désormais.

Pourtant, c'est bien par culpabilité que Bernard s'est laissé condamner. Ce qui s'est passé, c'est de sa faute, il en est certain. Peut-être pas intentionnellement, mais, ce texte, cette vie, cette enfance, cette adolescence, cette souffrance, tout cela a suscité un effroyable passage à l'acte. Il n'y a pas eu de crime sans raison. Et cette raison, c'est lui...

Bernard est bien une victime, avant tout, même si la justice l'a qualifié différemment. Et, comme c'est souvent le cas, il est une victime qui a accepté son sort, qui a enregistré au plus profond de son être qu'il méritait ce qui lui arrivait. Que, s'il était ainsi traité, c'est qu'il y avait de bonnes raisons à cela, que ce qui était fait était juste...

Jusqu'à ce que l'adolescence arrive et que le regard change. Que la victime soumise enfin se rebelle. Bernard est né au début des années 1950, et ce n'est pas anodin : enfant, il se passionne pour "Salut les Copains", l'émission-phare d'Europe n°1. Son transistor est une de ses rares fenêtres sur le monde, pour lui qui est un garçon solitaire par la force des choses.

Quelques années après, les yéyés vont passer de mode, 1968 change la donne dans la société française et "Salut les Copains" disparaît, remplacée par "Campus". Une évolution que va ressentir Bernard et qui va l'influencer. La fin de l'enfance, l'entrée dans l'adolescence, la découverte de l'écriture, les premiers gestes de révolte, vite refoulés.

Allez, on a passé le gros du billet, on va pouvoir entrer dans des éléments qui vont flirter avec le spoiler. Promis, je fais attention. "Ce feu qui me dévore", c'est donc une histoire de famille, l'histoire d'un enfant malheureux, du moins lorsqu'il est avec ses parents. Malheureux, mais aussi vivant constamment dans la peur et donc, on y revient, dans cette culpabilité.

Un enfant isolé du reste du monde, un enfant qui n'apparaît pas aux yeux des autres comme une victime, justement, mais presque comme un bêcheur qui snoberait les autres. Un enfant qui peine à se construire, faute d'appuis, si ce n'est ce grand-père, dont la maison est un havre de paix, une oasis de bonheur, où enfin, on le respecte.

Des amis, il en a eu, la petite bande de la rue Dom Calmet, à Metz, bien vite dispersée. "Les amis, c'est des ennuis", lui a-t-on seriné presque chaque jour. Et lorsqu'on ne le lui a pas dit, on le lui a fait comprendre. Un conditionnement permanent que finit par intégrer l'enfant de lui-même, jusqu'à faire le vide autour de lui... Effrayant...

Et, si les amis, c'est des ennuis, que dire des amies ? Pardon, aucune misogynie dans cette remarque, mais bien un constat : autour de Bernard, ce sont les personnages féminins qui jouent les rôles les plus importants. Pour le meilleur et pour le pire. Parce que "Ce feu qui me dévore", c'est un peu le "Vipère au poing" de Paul Couturiau.

Le livre est porté par un personnage qui rappelle la Folcoche d'Hervé Bazin, mais ce que traverse Bernard est presque pire que ce qu'endurent Brasse-Bouillon et ses frères. En particulier, parce que Bernard est fils unique et qu'il ne va pas réagir par une haine farouche, mais par un fatalisme qui abolit toute résistance pendant un long moment.

Je dois dire que certains détails de "Ce feu qui me dévore"m'ont beaucoup troublé. Je connais un peu Paul Couturiau, pour l'avoir rencontré à plusieurs reprises lors de salons du livre et il m'a semblé qu'il y a beaucoup de lui dans le personnage de Bernard. Jusqu'à quel point ? Je l'ignore, mais c'est un sujet qui m'est cher, cette ligne de démarcation invisible entre réalité et fiction.

Le romancier s'inspire-t-il de lui pour construire un personnage pour ce qui est de l'âge, de l'origine géographique, des déplacements familiaux, de la culture, qu'il place ensuite dans une histoire totalement imaginaire ? je ne vous cacherai pas que je l'espère, car ce que nous raconte Bernard est d'une grande violence.

"Ce feu qui me dévore" paraît dans la collection "Terres de France", des éditions Presses de la Cité, qu'on qualifie toujours un peu vite, et souvent en se pinçant le nez, de collection régionaliste... Cela me semble injustement péjoratif et certainement faux pour ce qui est du présent ouvrage. Certes, il se déroule en Lorraine et en Belgique, mais c'est une histoire très universelle dans sa gravité.

Paul Couturiau signe ici un roman noir qui repose beaucoup sur cette construction narrative qui fait qu'on ne découvre que peu à peu la situation familiale de Bernard, et seulement en toute fin ce qui s'est vraiment passé lors de cette terrible soirée où le feu a dévoré une maison et ceux qui s'y trouvaient.

On pressent ce qui a pu se produire, on n'est pas dans un roman à enquête où il faudrait découvrir le véritable coupable, non, le sujet est ailleurs. Mais, en jouant ainsi sur la révélation des événements, le moment où, enfin, Bernard va pouvoir dire ce qu'il a sur le coeur depuis si longtemps, on fait monter une certaine tension.

Mais, vous le verrez, ce n'est pas la seule révélation du dénouement de "Ce feu qui nous dévore" et on referme ce roman encore un peu plus bouleversé. Je reprends l'analogie avec Hervé Bazin : "Vipère au poing" est un roman qui transpire une haine féroce, alors que, au contraire, il n'est finalement question que d'amour dans "Ce feu qui me dévore".

On pourrait d'ailleurs mettre le mot amour au pluriel, parce qu'il y a les amours réussies, les amours impossibles, les amours interrompues, les amours éternelles et d'autres éphémères... Tant d'amours refoulées dans un livre qui n'est, longtemps, que douleur et culpabilité... Ce jour d'enterrement, c'est sans doute le premier jour du reste de la vie de Bernard, enfin libre d'être un autre homme.

Résilience, rédemption, pardon, ce sont aussi des thèmes qui traversent ce roman, noir mais pas désespéré, sur une enfance perdue. Malgré cela, il en ressort une vraie nostalgie de cet âge, celui de l'insouciance, de la curiosité, des joies simples, qui s'est déroulée à une époque particulière. Et j'en garde l'image de ce grand-père, si bon, si aimant, un humain magnifique...

mercredi 28 mars 2018

"Oh ! Louise, il n'y pas de caresses d'amant qui puissent valoir celles de ces petites mains roses qui se promènent si doucement, et cherchent à s'accrocher à la vie" (Honoré de Balzac).

Je me suis un peu cassé la tête pour trouver un titre à ce billet, jusqu'à ce que je trouve cette phrase (honteusement sortie de son contexte) qui colle plutôt pas mal à l'intrigue de notre roman du jour. Elle méritera d'être un peu explicitée dans le développement, mais j'ai choisi un des angles forts de cette histoire : la maternité. Une question qui plane sur le couple formé par Harry Houdini et son épouse Beth. "La Maison mystère" est la quatrième enquête de Houdini, Magicien et Détective, série imaginée par Vivianne Perret (en grand format aux éditions du Masque). Ce tome marque l'installation du couple à New York, mais la pendaison de crémaillère va s'avérer un peu moins joyeuse que prévu... Une enquête difficile, douloureuse dans une ville qui connaît une véritable mutation à cette époque. Comme dans les précédents volets, la romancière mêle habilement la magie (plus présente dans ce tome), l'intrigue policière et l'histoire, et fait intervenir des personnages historiques dans la fiction...



Après quatre années d'une tournée européenne triomphale, Harry Houdini et son épouse Beth sont de retour au pays. Avec l'idée d'ouvrir un nouveau chapitre, d'asseoir un peu plus la réputation de Houdini. Mais, s'il est toujours sûr d'être le plus grand magicien du monde, force est de constater que les Etats-Unis l'ont un peu oublié. Il lui faudra repartir de zéro ou presque.

Peu importe, nous sommes en mai 1904 et les Houdini ont envie de se poser, de profiter de l'argent gagné depuis 5 ans. Et, pour célébrer cela, Harry a eu l'idée de faire un cadeau à Beth. Un gros cadeau, qui ravira son épouse, mais aussi toute la famille Weisz : une maison. Située dans le quartier de Harlem, elle se trouve au 278 de la 113e rue ouest.

Houdini ne l'a pas visitée lui-même, il a en fait confier la tâche de trouver une maison à New York à son plus jeune frère, Leopold, qui a trouvé cet endroit correspondant parfaitement aux souhaits du magicien. Une maison suffisamment grande pour y loger le couple, la mère et le frère de Harry et y installer son énorme bibliothèque. Sans oublier la conception de nouveaux tours...

Houdini a tout organisé pour faire la surprise de sa vie à Beth : elle ne doit pas savoir trop tôt où ils se rendent et ne découvrir la maison qu'au dernier moment. Le magicien se fait une joie de cet instant, il imagine la joie qui irradiera sa bien-aimée, mais leur visite va pourtant bientôt prendre un tour tout à fait inattendu, et terriblement dramatique...

A peine entrée dans la maison, Beth ressent un fort malaise. Elle est persuadée d'entendre les pleurs d'un bébé, alors que personne n'habite plus ici. Plus étrange encore, Houdini n'entend pas la même chose... C'est alors que le couple fait une effroyable découverte dans le jardin, à l'arrière du bâtiment : le corps d'une petite fille, un nourrisson, privé de vie et enterré là à la va-vite...

Le choc est terrible, surtout pour Bess qui, bien qu'encore très jeune, se désespère de ne pas avoir d'enfant. Reste à comprendre qui est venu se débarrasser, il n'y a pas d'autre mot, d'un enfant mort dans le jardin de leur future demeure. Qui, et quand, car le corps n'a pas une apparence normale, il ne semble pas décomposé, on le dirait presque momifié...

Pardon pour ces détails, mais ils sont évidemment important pour la suite de l'intrigue. Houdini, lui, veut découvrir au plus vite les responsables de cet acte, d'autant que, malgré la macabre surprise, il est décidé que la famille s'installera bien ici. La police, elle, semble moins pressée de se pencher sur la question, en particulier l'inspecteur Petrosino, qui nourrit de grandes ambitions...

Houdini va donc encore une fois se transformer en détective pour permettre d'apaiser son épouse. Celle-ci, troublée par les événements, a décidé de prendre en charge les obsèques du bébé, qu'elle a, d'office, baptisée Louise. Les indices sont rares, mais ils disposent toutefois d'un accès illimité à l'un d'entre eux : cette maison qu'ils viennent d'acquérir et qui a bien des secrets à leur révéler...

Voilà un début de roman bien sombre, pour cette nouvelle enquête menée par Houdini... Le meurtre d'un bébé, son corps abandonné dans un jardin, comme s'il s'agissait d'un vulgaire rebut, ça plombe un peu... Sans doute est-ce le regard d'un lecteur du XXIe siècle, où l'infanticide est un crime qui suscite l'horreur absolue, ce qui n'a pas toujours été le cas dans notre histoire.

Au début du XXe siècle, quand la mortalité infantile est encore forte et qu'on est "habitué" à la mort des enfants en bas âge, il n'en va pas de même. Et l'on découvre avec effarement le peu d'empressement des policiers appelés par les Houdini à mener l'enquête sur ce qui va bel et bien s'avérer être un meurtre.

Pour Houdini, cette fois, pas de concurrence avec les enquêteurs officiels, puisque Petrosino se rêve en fondateur d'une brigade composée d'éléments italo-américains, afin d'enquêter sur les criminels de plus en plus nombreux qui débarquent à New York depuis l'Italie. On commence à entendre prononcer ce nom qui fait frémir : la Mano Nera, la Main Noire, embryon de ce qui deviendra la Mafia.

C'est l'un des signes présents dans le roman de la mutation que connaît la ville en ce début de siècle : l'immigration européenne s'accroît mais surtout, elle se diversifie. On n'est plus au temps des Britanniques, des Irlandais et des Huguenots contraints de quitter le Vieux Continent pour cause de guerres de religion, de famine ou de misère tenace.

Oh, parmi ces motifs, certains restent certainement d'actualité, mais, désormais, l'Amérique attire des Allemands, des citoyens de toute l'Europe de l'est (à l'image des Weisz, le véritable nom de Houdini, arrivés un quart de siècle plus tôt), des Italiens, etc. Les ingrédients du melting pot changent, et la société américaine, encore très jeune, va s'en trouver modifiée en profondeur.

Mais le thème qui traverse le roman, c'est celui de la maternité. Un mot sur le titre de ce billet, il y fait directement référence, évidemment, et le prénom de Louise vient faire écho au prénom choisi par Beth pour la malheureuse petite victime. L'épouse de Houdini, frappée par ces pleurs "entendus" en pénétrant dans la maison pour la première fois, souffre de ne pas avoir eu d'enfant.

Voilà près de dix ans qu'elle et Houdini sont en couple, un bonheur pur et harmonieux, mais qui reste sans descendance, à leur grand regret. Découvrir cet enfant à peine sorti du ventre de sa mère et enterré sommairement, sans aucun égard, est plus qu'un choc pour la jeune femme. Soudain, cet enfant assassiné devient le sien, celui qu'elle ne peut avoir.

Au fil des pages et des rebondissements, cette question ne va pas concerner que Beth, elle est évidemment au coeur de l'intrigue. Mais même certains détails qui sembleraient insignifiants en d'autres circonstances prennent un relief particulier. Je pense à l'absence de Jim, ce jeune garçon rencontré à San Francisco et pris sous leur aile. Ce qu'il y a de plus proche d'un fils pour Beth...

Houdini, qui sait le sujet particulièrement sensible, a bien compris ce qui se passe. Et c'est certainement pour ça qu'il ne se préoccupe même pas de savoir s'il y aura une enquête officielle ou pas, il lui faut élucider ce mystère afin de prouver une nouvelle fois son amour. De redonner du lustre à son premier cadeau, gâché par les circonstances.

N'en disons pas plus, le reste est à découvrir à travers les différentes pistes que le magicien va devoir suivre. Mais, puisqu'on évoque la maternité, on peut élargir la question à la famille. Or, celle de Houdini grandit à chaque épisode, on dirait. Après avoir fait connaissance de sa maman dans "la Reine de Budapest", voici donc son jeune frère, Léopold.

Les Weisz constituent une famille très unie, au point de vouloir vivre tous au même endroit. Né cinq ans après Erich (le vrai prénom de Houdini), Leopold apparaît comme très différent de son grand frère, à tous points de vue. Plutôt timide, voire introverti, quand Houdini est un artiste et une grande gueule, il a choisi une voie professionnelle très différente.

Il est en effet devenu médecin et a choisi une spécialité naissante : la radiologie (Wilhelm Rôntgen a découvert les rayons X moins de dix ans plus tôt). Pour la petite histoire, il installera son cabinet dans la fameuse maison achetée par son frère et ce sera le premier de la ville de New York. Mais, c'est une autre histoire.

Revenons à Leopold, garçon intelligent, sans doute ambitieux, mais qui a dû grandir dans l'ombre du si charismatique Erich, devenu depuis un artiste mondialement reconnu et possédant désormais une petite fortune, capable de mettre tous les siens à l'abri... Pas évident de trouver sa place, de se démarquer, d'exister, dans ces conditions.

Mais il n'y a pas de rivalité entre les deux frères, leur amour est sincère, profond, et on le comprend bien au long de ce roman. Petit à petit, au fil de ces enquêtes, l'univers de Houdini croît et embellit, avec autour de lui ces êtres qui lui sont chers et sur qui il veille, comme s'il avait pris la place de chef de famille à son père, disparu quelques années seulement après leur arrivée en Amérique.

La maison... En faire le titre de ce roman n'est pas anodin, elle joue un rôle-clé dans cette histoire, dont elle est, d'une certaine manière, le principal témoin. Oh, bien sûr, il y a des témoins humains, indirects pour la plupart, la 113e rue est un quartier vivant et il semblerait curieux que personne n'ait rien vu ou su. Mais, la maison, elle, peut en dire long à condition de savoir... l'écouter...

Ce quatrième volet est celui dans lequel on voit Houdini faire le plus souvent preuve de ses talents, il me semble. En tout cas, directement comme magicien. Et c'est aussi en tant que tel qu'il mène son enquête : avec ses qualités d'observation, mais aussi en regardant cette maison impressionnante, très vaste et possédant plusieurs étages, comme s'il s'agissait du tour d'un concurrent qu'il chercherait à démontrer.

Sans doute aurait-il préféré que l'objet de ce tour soit autre chose qu'un bébé assassiné, apparu comme par enchantement dans le jardin, mais ce tour de passe-passe doit avoir une explication rationnelle, des responsables qui ont agi dans l'ombre, ont bénéficié d'un coup de main de la chance, pas très inspirée, sur ce coup-là, mais qui vont trouver leur maître, celui qui va dévoiler tous les trucs au grand jour.

Il y a quelque chose de théâtral dans cette enquête, qui ne respecte pas totalement l'unité de lieu, mais se concentre tout de même autour du 278 de la 113e rue ouest. Et même lorsqu'on s'en éloigne physiquement, on y est relié, elle est le sujet des conversations, soit directement, soit à travers les événements qui s'y sont déroulés.

Houdini est le maître de ce spectacle particulier, de cette enquête au contour très personnel. Une occasion de démontrer tout son talent, celui du plus grand magicien au monde, le plus célèbre, celui qui n'a aucun concurrent connu... Mais, attention au péché d'orgueil qui pourrait l'amener à sous-estimer l'adversité. Et faire resurgir quelques mauvais souvenirs...

Vivianne Perret poursuit donc son chemin littéraire en compagnie de Houdini et de Beth et ouvre un nouveau chapitre très important avec l'installation à New York. Comme dans les précédentes enquêtes, on voit apparaître des personnages qui ont vraiment existé, comme Petrosino (qui a même un parc à son nom dans Manhattan et un timbre à son effigie en Italie) ou Leopold, et quelques autres.

Ces personnages, chacun à leur manière, viennent nourrir l'histoire par leur parcours véritable, ajusté comme il faut pour s'intégrer à la fiction. Ils sont un vrai plus dans une histoire qui pourrait fort bien se passer d'eux, mais il permettent d'installer le roman dans un contexte historique précis dont ils sont les acteurs véritables.

L'intrigue ne se limite pas à la simple recherche des parents de l'enfant et de la personne qui lui a donné la mort, mais d'autres ramifications vont apparaître, ajoutant des questions pour le lecteur et entraînant Houdini dans des directions inattendues et dangereuses. Mais, cette affaire se démarque des autres par son côté intime et par ses répercussions sur le couple Houdini.

Pour la première fois, me semble-t-il, le tome suivant n'est pas annoncé en fin d'ouvrage. Il faut dire que les quatre premiers tomes ont paru en à peine deux ans, rythme d'enfer. On aura donc, espérons-le, la surprise de découvrir le contexte dans lequel se déroulera la cinquième enquête de Houdini, Magicien et détective, lorsqu'elle sera prête.

La fameuse maison du 278 de la 113e rue ouest, à Harlem.
Et pour poursuivre la découverte de Houdini et de son univers (dont la fameuse maison), Vivianne Perret recommande à la fin de son roman le blog de John Cox, véritable somme sur la vie et l'oeuvre du plus grand magicien du monde (selon lui, mais pas seulement, c'est vrai) : http://www.wildabouthoudini.com/


Les billets sur les trois premières enquêtes :

- "Métamorphosis" (désormais disponible en poche chez 10-18).
- "Le Kaiser et le roi des menottes" (désormais disponible en poche chez 10-18).

"A mon commandement, les tombes ont réveillé leurs dormeurs, se sont ouvertes et les ont expulsés sous l'effet de mon art si puissant" (Shakespeare).

Une citation extraite du dernier acte de "la Tempête", pour ouvrir ce billet. J'ai repris le texte tel qu'il est cité par un personnage de notre roman du jour, on la trouve avec quelques variantes lorsqu'on cherche, joie des traductions. Une tragédie qui se déroule sur une île peuplée d'esprits, ce qui pourrait assez bien coller avec le décor que nous allons découvrir. Et les points communs ne s'arrêtent pas là, mais chut ! Direction Venise, cadre de la septième enquête du chevalier de Volnay, toujours flanqué de son acolyte le (de moins en moins) mystérieux moine hérétique. Et, comme depuis le début de cette série de polars historiques, on flirte avec le fantastique, le surnaturel. L'irrationnel, un comble pour des histoires qui se déroulent au Siècle des Lumières... "Le Carnaval des vampires", d'Olivier Barde-Cabuçon (en grand format chez Actes Sud, collection Actes Noir), est un titre qui annonce la couleur et deux des ingrédients importants de cette enquête. Alors que l'on prépare les masques et que la société vénitienne sera sens dessus dessous pendant un moment, Venise sera-t-elle "la ville d'Europe la plus gaie comme la plus sanglante" ?



Après les frasques versaillaises du moine hérétique, ce dernier et le chevalier de Volnay ont dû précipitamment quitter la France. Direction l'Italie, et plus précisément Venise, où ils espèrent pouvoir attendre que la situation se calme à la cour, qu'on les oublie et qu'on permette au chevalier de reprendre ses fonctions de commissaire aux morts étranges.

Nous sommes en mai 1760 et c'est bientôt la reprise du carnaval dans la Cité des Doges. Un événement qui n'a pas pour effet de rendre le meilleure humeur un Volnay toujours aussi strict (raide comme la justice, pourrait-on dire). La ville ne leur est pas inconnu, Volnay a même failli épouser Flavia, une Vénitienne fille d'un patricien, le procurateur Cordolina.

C'est d'ailleurs chez lui que les deux Français se sont rendus dès leur arrivée à Venise. Le procurateur s'est alors offert de les loger dans une maison, pas un des somptueux palais donnant sur le Grand Canal, mais dans une belle maison ayant tout de même connu des jours meilleurs, proche de l'Arsenal.

Ils y retrouvent Violetta, une adolescente que le moine hérétique considère comme sa fille adoptive. Elle était comédienne quand les deux hommes l'ont rencontrée lors d'une de leur précédentes enquêtes. Ensemble, il s'apprête à passer le temps qu'il faudra dans cette maison, servi par un domestique zélé, mais bien peu bavard, Iago, qui servait les anciens propriétaires des lieux.

Voilà comment pourrait commencer une période de villégiature, n'en déplaise au chevalier de Volnay qui n'a que son devoir à l'esprit. Pourtant, d'emblée, l'atmosphère de la ville a semblé bizarre aux deux enquêteurs chevronnés. D'abord, l'étrange sensation d'être suivi, des ombres... Mais peut-être est-ce la nuit tombante...

Puis, ils apprennent qu'on a découvert un corps sans vie. La victime n'est pas seulement morte, elle a été vidée de son sang. Et la rumeur qui court le long des canaux laisse entendre que ce n'est pas le premier cadavre du même genre que l'on retrouve ainsi... Un bruit qui ne tombe pas dans l'oreille de deux sourds : Volnay et le moine sont intrigués, pour le moins.

La ville est en émoi, on commence même à profaner les cimetières pour vérifier que les tombes n'abritent pas de vampires... Le mot est lâché et la panique se répand sur toute la lagune, au risque de dégénérer et de devenir incontrôlable. Alors qu'un public nombreux devrait arriver pour participer au carnaval, cela tombe vraiment mal.

Le procurateur Cordolina va alors demander à Volnay et au moins d'enquêter discrètement, si ce n'est clandestinement, puisqu'ils n'ont aucune fonction officielle dans cette ville, et d'essayer de comprendre ce qui se passe à Venise. Après tout, s'il ne s'agit pas là de morts étranges, que serait une mort étrange, alors ?

Puisqu'il n'ont rien d'autre à faire et que l'inaction leur pèse rapidement, les deux Français se lance dans une nouvelle enquête improbable dans le cadre majestueux de la Sérénissime. A leurs côtés, Violetta, qu'ils essayent de protéger, mais qui n'entend pas les attendre sagement à la maison, et un renfort lui-même assez étrange...

Il s'agit d'une jeune femme, Maddalena Corvinus, qui se présente elle-même comme historienne des vampires... Pas de quoi impressionner Volnay, pour qui seule la raison domine en toutes circonstances, ni le moine hérétique, plus cynique, mais à l'esprit plus scientifique et donc prêt à toute nouvelle expérimentation. Et comme la jeune femme possède un charme certain...

Reste qu'il se passe effectivement des choses franchement inquiétantes si on les prend au premier degré. A nos deux comparses de soulever le voile sur ces événements particuliers et empêcher que Venise ne bascule dans la folie et la violence. Et peut-être même dissuader, par tous les moyens à leur disposition, des... vampires d'y poursuivre leur oeuvre macabre.

Après avoir dévoré les trois premières enquêtes du commissaire aux morts étranges, j'ai décroché. Et Olivier Barde-Cabuçon en a profité pour en écrire trois autres ! Et même quatre, avec ce "Carnaval des vampires", dont le cadre et le thème m'ont attiré. Je reprends donc le cours de la série en ayant raté quelques péripéties, mais avec l'envie prochaine de reprendre là où je m'étais arrêté.

Si vous ne connaissez pas encore cette série, sachez que les enquêtes sont indépendantes. Mais le parcours des deux personnages principaux, lui, évolue au fil de ces enquêtes. Ainsi, vais-je continuer à parler du moine hérétique, sans en dire beaucoup plus, alors même que, pendant une bonne partie de ce roman, il ne porte plus la bure qui fait pourtant sa réputation.

Avec Volnay, il forme un duo assez improbable, franchement mal assorti, mais très efficace, complémentaire et surtout, par la force des choses, inséparables. On en découvre d'ailleurs un peu plus sur le moine dans cette enquête vénitienne, car, en plus des vampires, figurez-vous qu'on y croise aussi quelques fantômes...

Les fantômes d'un passé aujourd'hui révolu et qui viennent se rappeler au souvenir du moine hérétique, au point de le faire douter de lui. Pour la première fois, du moins aussi clairement, semble-t-il prendre conscience de sa mortalité, du temps qui passe et de l'âge qui gagne du terrain. Il est encore en forme, mais il sait que le chemin qui lui reste est moins long que celui déjà parcouru.

Au fil de ces pages, le portrait du moine hérétique se complète un peu plus. J'ai l'impression d'un personnage en forme de puzzle à qui on ajoute à chaque volume quelques pièces supplémentaires. A l'origine, on ne savait quasiment rien de lui, si ce n'est son état de moine défroqué pour cause d'hérésie et sa grande culture, en particulier dans les domaines scientifiques.

Désormais, on a l'impression de mieux le connaître, de ne plus avoir à faire à un personnage si difficile à cerner qu'il en devient inquiétant, à l'abri sous l'ombre que lui offre la capuche de sa robe de bure. Il gagne aussi en humanité, à tous points de vue, car il est bien plus extraverti que son acolyte, tellement rigide (ce qui ne fait pas de Volnay un personnage insensible, bien au contraire).

Le voilà bien tourmenté, notre moine hérétique, plus encore que d'habitude, lui qui paraît déjà bien agité à côté du toujours hiératique Volnay. Au point de faire des cachotteries, de mener son enquête dans son coin et de prendre des risques inconsidérés... Sans oublier l'envoûtante Maddalena, qui ne laisse personne indifférent.

D'ailleurs, on va constater aussi chez le commissaire aux morts étranges un certain trouble, pour ne pas dire un trouble certain. Déstabilisé comme sans doute jamais auparavant, pris en tenaille entre sa loyauté et sa fidélité à l'Ecureuil (personnage qui n'apparaît pas dans cette enquête) et sa situation d'exilé ignorant s'il rentrera un jour au pays.

Le si sage chevalier de Volnay lutte contre ses propres passions, ses propres désirs, en vain... Son sens moral peut en être écorné, mais ses doutes se placent sans doute ailleurs. Entre fidélité au devoir, fidélité aux amours, fidélité au moine hérétique, aussi, et la question lancinante de ce que pourrait être sa vie s'il n'était plus commissaire aux morts étranges...

Il faut dire que l'atmosphère du "Carnaval des vampires" est propice à ne plus se sentir tout à fait dans son état normal... J'ai vraiment retrouvé avec plaisir ce climat ambigu que sait concocter Olivier Barde-Cabuçon en jouant avec tous les codes à sa disposition, qu'il s'agisse de l'histoire, du polar et donc du fantastique.

Là encore, si vous ne connaissez pas cette série, c'est sa marque de fabrique : mettre en place des affaires reposant sur des croyances, des superstitions, des mythes, et tout ce qui peut les alimenter, de la politique à la religion, en passant par l'ambition, la cupidité ou la passion... La crédulité ou la peur de l'irrationnel sont des leviers forts qui permettent de masquer les pires turpitudes...

Outre le fait que cela plonge les personnages et le lecteur dans des histoires particulièrement sombres et mystérieuses (même si l'on se doute que la réalité sera bien plus terre-à-terre que ce qu'on peut s'imaginer), l'un des grands intérêts de cette série c'est donc ce paradoxe entre une période qui érige la Raison en valeur dominante, quitte à remettre en cause l'hégémonie de la religion, et la montée de ces superstitions.

Cette recette fonctionne aussi hors de France, comme en témoigne cette enquête dans ce contexte particulier du carnaval. Ce n'est pas anodin, sans être central, mais il est tout de même question de masques et le final se déroule alors que la fête commence... Une fête pas loin d'être gâchée, car, vous le verrez, même la météo se met au diapason, comme si, décidément, on en voulait à Venise elle-même en faisant s'abattre sur elle un escadron de calamités...

La ville elle-même est un décor somptueux pour cette enquête. Rares sont les villes qui ont aussi peu changé en plus de 250 ans, il est donc assez facile de se repérer au gré des investigations du chevalier et du moine. Et, au passage, en plus des monuments et des lieux si marquants, on en apprend aussi un peu plus sur l'histoire de la Sérénissime.

Le contexte historique de ce milieu de XVIIIe siècle est d'ailleurs un élément important de cette histoire, voilà pourquoi je ne développerai pas plus cet aspect. Mais, détail après détail, indices après indices, observation après observation, on commence à reconstituer cet arrière-plan et à comprendre que tout cela est une parfaite scène de théâtre...

Reste à comprendre qui est, qui sont peut-être les metteurs en scène de ce qui se passe à Venise en ce printemps à la douceur compromise. De cette pièce qui est sur le point de devenir une véritable tragédie et dont les comédiens ne connaissent le texte et les rebondissements qu'au fur et à mesure. Il y a un, des metteurs en scène, peut-être, mais aussi des souffleurs... Qui attisent le feu...

Enfin, il y a la question des vampires. Je ne suis pas un spécialiste de littératures vampiriques, je ne porterais donc pas de jugement autre que celui du simple lecteur qui s'est bien amusé à suivre cette histoire où l'on finit par se dire que Venise est bien un nid de non-vivants à longues canines ayant la fringale quand ils n'ont pas leur ration d'hémoglobine...

Si le bal des vampires se déroulaient en Transylvanie, leur carnaval ne pouvait avoir lieu que le long des canaux de Venise, mais aussi sur toute sa lagune, puisque certaines des îles appartenant au territoire vénitien tiennent une place importante dans l'histoire. Il n'y a pas le côté parodique et décalé, gentiment kitsch du film de Polanski dans ce roman, mais on plonge dans cette obscurité propice où se trament bien des choses...

On est au XVIIIe siècle, quelques années à peine après la parution, par exemple, du traité de Dom Calmet (mort en 1757) et qui fait référence. Il n'est pas encore question de tradition littéraire à proprement parler, ce sont plus des études autour d'un phénomène que l'on retrouve un peu partout en Europe, une peur qui a voyagé d'un pays à l'autre, avec son lot de, disons, solutions...

Et justement, jouer avec cet archétype en sortant des codes que la période moderne nous a imposé, sur le plan littéraire, mais aussi cinématographique. Il n'est plus romantique, gothique ou séducteur, non, il n'est que prédateur, dangereux, craint, au point d'aller tirer les morts de leurs sépulture pour leur infliger des sévices qui n'ont rien à envier à ceux subis par les victimes vivantes...

Olivier Barde-Cabuçon prend plaisir à nous perdre dans les rues et les canaux de Venise, en nous emmenant des lieux les plus lumineux aux plus sombres. C'est un travail d'illusionniste, d'une certaine manière, car il s'agit, on s'en doute, de focaliser l'attention pendant que d'autres événements s'organisent. Mais la peur est inoculée et l'on ressort encore troublé, plus si certain que tout cela ne soit que superstition...


Les billets sur les trois premières enquêtes du chevalier Volnay :


Les autres enquêtes :

- "Humeur noire à Venise".
- "Entretien avec le diable".
- "Le Moine et le singe-roi".

dimanche 25 mars 2018

"Tu vas être la vedette d'un snuff movie, ma grande. Tu sais ce que c'est, un snuff movie ?"

Ah, le snuff movie, cette légende urbaine qui, à intervalles réguliers, revient sur le devant de la scène, par un film, un roman. Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce terme, petit rappel : il s'agit d'une vidéo réalisé pour être diffusée en ligne et présentant rien moins qu'un assassinat, si possible dans les conditions les plus abominables. L'équivalent pour le crime de ce que la pornographie est pour le sexe. L'horreur à l'état pur, le sommet sur l'échelle de Richter de la perversion. Cette pratique, dont on peut craindre qu'elle existe effectivement et trouve refuge dans les profondeurs les plus ténébreuses de l'internet, est au coeur d'un thriller pur et dur ; "Les Abysses du mal", de Marc Charuel (en grand format aux éditions Albin Michel). Un roman mené sur un rythme effréné, comme je n'en avais pas lu depuis longtemps, et dont l'intrigue possède plein de touches assez originales. Un thriller choral qui évite de tomber dans des descriptions trop détaillées et complaisantes (sans pour autant être une bluette) et s'achève sur une fin ouverte qui laissera chaque lecteur faire fonctionner son imagination.



Dans un terrain vague entre Gennevilliers et Asnières, au nord de Paris, en bordure de l'A86, le corps d'une jeune femme est découvert. Jeté dans un container à ordures, seules les jambes dépassent. Mais, une fois le cadavre sorti de là, l'horreur apparaît dans toute son étendue. La victime a dû terriblement souffrir avant qu'on mette fin à ses jours...

Le commandant Derolle, appelé sur les lieux, découvre avec effarement l'état de ce corps sur lequel il ne peut pas mettre de nom. De toute sa carrière, il n'a jamais vu un tel déchaînement de violence et le visage de la jeune femme hantera probablement longtemps sa mémoire. Une mémoire qui a déjà eu son lot de souvenirs macabres. Et ceux-ci pourraient bien brusquement remonter à la surface...

Derolle est un flic usé, abîmé, encore motivé par son travail et sa mission, mais il faut reconnaître qu'il n'a plus la flamme d'antan. C'est un solitaire, un peu en marge dans son propre service et qui ne parvient plus à se blinder. Sa vie privée aussi souffre de cela. Son mariage tient bon, mais il est de plus en plus distant, et cette affaire n'arrangera certainement pas les choses.

Très vite, dès l'autopsie, une mystérieuse expression apparaît : le snuff movie... C'est le procureur qui évoque cette piste improbable et s'en ouvre à Derolle, sans savoir que celui-ci a déjà été confronté à la question. Moins disert que le magistrat, le policier n'abonde pas dans son sens. La question demeure une légende urbaine, qui peut croire que cela existe vraiment ? Et comment le prouver ?

Pourtant, l'enquête démarre sur les chapeaux de roue : très vite, l'identité de la victime est découverte et Derolle peut reconstituer son histoire familiale, sa vie... Emilie Janson était une jeune femme comme tant d'autres, rien ne paraît la distinguer ou la prédestiner à la mort atroce qui a été la sienne. Alors, comment expliquer son meurtre ?

A travers les réseaux sociaux, mine de renseignements dont disposent désormais les policiers, Derolle découvre une personne joyeuse et pleine de vie, et son malaise n'en est que plus fort. Mais, il y a ce qu'on montre à tout le monde, et puis ce qu'on garde secret ou ce qu'on réserve à un public moins familier, plus restreint...

Aurait-elle pu faire une mauvaise rencontre en ligne qui aurait, par la suite, dégénéré dans la vie réelle ? Derolle s'oriente vers cette piste, autant pour Emilie que parce qu'elle fait écho à ses propres souvenirs, mais c'est là que le plus difficile commence... Et Derolle s'entête, son affaire tourne à l'obsession, il lance des lignes sans savoir si on y mordra et néglige d'autres éléments...

Petit à petit, il plonge dans un monde qui n'a de virtuel que son mode de communication. Car ce qu'il découvre, c'est un univers où l'on torture, l'on viole, l'on tue pour le spectacle. Filmé et mis en ligne, ces vidéos connaissent un succès monstre et rapportent surtout énormément d'argent à leurs créateurs... Oui, les snuff movies existent, et l'assassin d'Emilie en réalise probablement...

Bon, commençons par quelques explications. Ce que je viens de vous raconter, c'est la trame centrale de ce thriller, en tout cas, en apparence. Mais, en réalité, la narration des "Abysses du mal" est complètement atomisée, utilisant de nombreux points de vue, dont certains ne semblent pas, de prime abord, avoir de rapport entre eux.

Voilà pourquoi j'ai parlé de roman choral, puisque, à chaque chapitre, on s'attache à un personnage différent. Je n'ai choisi de ne parler que du commandant Derolle, parce que c'est le policier et parce que la découverte du corps d'Emilie est véritablement le point de départ de l'intrigue. Quant aux autres acteurs, ce sera à vous de les découvrir et de reconstituer le puzzle.

Ajoutez à cela des chapitres toujours très brefs (je ne crois pas qu'un seul atteigne ou dépasse la dizaine de pages) et vous avez une sensation de rythme qui ne décroît jamais. On a quasiment la sensation de flashes, on assiste à des scènes très courtes, racontées sans chichis, les faits bruts, quelques impressions quand un personnage se pose des questions, mais rarement plus.

Il n'en va pas tout à fait de même pour Derolle, qui lui a des états d'âme, que l'on partage. J'ai évoqué des souvenirs, sans en dire plus, et, sauf erreur de ma part, car je n'ai pas lu ce roman, je pense que Marc Charuel fait référence à l'intrigue du "Jour où tu dois mourir". "Les Abysses du mal" n'en est pas la suite, mais il y a des connexions entre les deux livres, concernant le sujet et Derolle lui-même.

Il n'est donc pas nécessaire d'avoir lu un avant l'autre, même si, c'est vrai, cela permet de mieux comprendre les idées noires qui rongent Derolle tout au long de ce roman et influent sur sa manière de mener l'enquête. Il va prendre les choses trop à coeur, en faire une affaire personnelle, et son jugement en souffre.

Tout cela donne un page-turner, comme on dit, avec des aspects difficiles, douloureux pour le lecteur, et beaucoup de questions. Marc Charuel joue avec son lecteur et l'on se sent par moments comme la souris sous la menace du chat, qui ne passe pas tout de suite à l'attaque, mais prend son temps. On pressent certains événements, et on ne peut rien faire...

On est comme au spectacle de Guignol, mais c'est infiniment plus dramatique que de prendre un coup de bâton du gendarme... Car, si on ne sait pas immédiatement quel est le rôle de certains des personnages que l'on rencontre au fil de l'histoire, en revanche, le sort de certains autres est évident, parce qu'un processus est en marche, inexorable...

Quand je dis que Marc Charuel joue avec nous, c'est par exemple le cas pour tout ce qui concerne l'identité du tueur. Cela semble d'abord évident, puis trop évident, et puis quelques doutes surviennent, et lorsque le dénouement approche, on se retrouve dans le doute, avec des alternatives et des situations qui nous font hésiter...

Je me sens un peu traître dans ce billet, car j'ai annoncé des originalités. Oui, je le dis, je le redis, mais le hic, c'est que, si j'entre dans le détail, je vais dévoiler de nombreux aspects qui font l'intérêt de ce thriller. Ce serait dommage, non ? Alors, il vous faudra me croire sur paroles et jouer le jeu. Car ces originalités, ce sont aussi des surprises, des situations et des évolutions inattendues.

Ca va donc à toute vitesse, avec une superposition d'événements, on ne se voit pas tourner les pages et la tension va croissante, jusqu'à un final qui tient en haleine jusqu'au bout. Ce final, je vous en parlerais aussi volontiers, mais non, vous ne saurez rien du contexte et du lieu exceptionnels, de cette situation qui est une sorte de point d'orgue à cette intrigue.

Bien sûr, il y a quelques ficelles, quelques facilités, quelques intuitions et déductions qui paraissent un peu rapides, mais c'est sans doute la rançon à payer pour conserver ce rythme infernal. C'est typiquement le genre de roman où les émotions priment sur tout le reste, où l'on doit se ronger les ongles sans forcément se demander si c'est plausible ou pas.

Et, avant d'aborder quelques aspects sur le fond, un dernier mot sur le roman lui-même, et sur ces dernières pages. Sur cet épilogue très surprenant. On ne s'attend pas à ça, la fin est finalement bien plus ouverte qu'on ne pouvait l'imaginer. Marc Charuel laisse le lecteur interpréter ces dernières pages à sa façon, comme il l'entend. Et termine sur une dernière phrase glaçante, quoi qu'on pense...

Au-delà du roman lui-même et de son intrigue, Marc Charuel aborde donc un sujet délicat : ces fameux snuff movies, dont on entend régulièrement parler depuis qu'internet est apparu dans nos vies. Un sujet aux allures de légende urbaine, donc, une rumeur qui court sans que personne ne puisse dire qu'il en a déjà vu.

Sans qu'on sache, comme c'est le cas pour d'autres formes de cybercriminalité, à commencer par la pédophilie sous toutes ses formes, que les polices du monde entier ont mis en place des brigades spécialisées pour démanteler des réseaux. Pour autant, avec cet outil merveilleux qui peut également rapidement devenir la pire des horreurs, on peut redouter le pire...

Depuis quelques temps, des romans, des films, des séries nous ont fait découvrir ce fameux Darkent, cet internet underground à l'accès si difficile, sorte d'antichambre de l'enfer, où tout se négocie en marge de toute loi, exceptée celle de l'offre et de la demande. Et il faut reconnaître que ce serait l'écrin parfait pour les snuff movies...

Dans "les Abysses du mal", son enquête conduit Derolles à aller fouiller ces ténèbres virtuelles pour y découvrir des preuves. Car, sans élément concret, impossible d'enquêter plus loin. Et même avec. Le commandant va rapidement se demander si son investigation ne dérangeait pas au-dessus de lui. Quelques bâtons dans les roues, quelques petites trahisons qui ralentissent tout... Troublant...

Enfin, comme souvent avec internet, le World Wide Web, le réseau mondiale, il faut aussi compter avec une abolition des frontières que le fonctionnement de la justice ignore. Chacun son pré carré... On a donc des commanditaires inaccessibles, des têtes de réseaux inatteignables et des acteurs locaux qu'on peut espérer arrêter, sans pour autant que cela mette un terme à ces pratiques...

Le marché des perversions est on ne peut plus florissant. Au point que s'en sont emparés des mafias qui ont trouvé là un terrain de jeu exceptionnellement rentable. On évoque cette question, peu approfondie dans le roman, comme une espèce de spectre impossible à attraper, ricanant et narguant les autorités, la morale... Marc Charuel évoque la Chine, mais le monde entier est sans doute concerné par ce commerce sordide.

Mais pas besoin d'évoquer les fantasmes malsains liés au Darknet ou aux snuff movies pour évoquer les travers d'internet. "Les Abysses du mal", c'est aussi une critique forte des réseaux sociaux et de ces relations virtuels que l'on se crée sans forcément en mesurer les conséquences. On évoque souvent ce sujet pour celles et ceux qui affichent leur vie sur leurs murs.

Dans ce thriller, pourtant, on va un peu plus loin, avec des personnages qui jouent à fond la carte du virtuel, jusque dans cette existence parallèle qu'ils se fabriquent pour connaître le grand frisson. On entre là dans les parties cachées de la vie privée, ces jardins secrets qu'on ne désire pas forcément partager avec ses proches IRL.

On est dans des zones grises, ne voyez pas un jugement moral dans cette expression, non, simplement, ce sont des thèmes qu'on présente plus facilement sous couvert d'anonymat ou en visant un public particulier. Oh, bien sûr, dans ces domaines, le sexe tient une place prioritaire, mais sous des formes qui peuvent aller du soft (la photo, par exemple), jusqu'à des pratiques nettement plus hard.

On est loin du proverbial puritanisme de Facebook, si souvent vilipendé pour sa géométrie variable (doux euphémisme !). Mais, sujets délicats, anonymat recommandé, mise en connexion de personnes ne se connaissant pas du tout en dehors de ces relations virtuelles, voilà un terreau favorable pour d'éventuels prédateurs...

Encore une fois, on n'est pas vraiment dans la branche du thriller ou du polar qui mise sur un réalisme presque documentaire pour construire ses intrigues. Cela n'empêche pas de garder en tête ces aspects-là, ces avertissements sur les côtés très sombres de ce réseau que nous utilisons tous au quotidien et de ses cinquante nuances de noir...

samedi 24 mars 2018

"Les affaires, c'est la guerre, et la guerre, ce sont des affaires" (Kevin J. Anderson).

Un citation d'un auteur de science-fiction pour débuter un billet sur un thriller. Mais, que voulez-vous, cette phrase croisée par hasard m'a trotté dans la tête et s'est imposée avec évidence au moment de choisir un titre. Repartons en Afrique, et dans une région déjà évoquée récemment, à travers le roman-fleuve de Jennifer Richard : le Congo. Cette fois, on est à notre époque, et c'est en RDC que nous allons passer un moment, dans le sillage d'un auteur qui, roman après roman, impose son univers et sa plume dans le paysage du thriller francophone. "Kisanga", nouveau roman d'Emmanuel Grand (en grand format aux éditions Liana Levi), est sensiblement de "Terminus Belz" ou de "les Salauds devront payer", mais on retrouve la même veine (c'est le cas de le dire, puisqu'il va beaucoup être question d'activité minière) sociale, cette fois dans un cadre mondialisé. Lorsque intérêts financiers et géopolitiques se rencontrent, ça fait des étincelles et ça risque de mettre le feu aux poudres. Mais, ne vous y trompez pas, à l'arrivée, ce sont toujours les mêmes qui trinqueront !


Carmin est l'un des principaux groupes miniers français depuis longtemps. Mais, on le sait, le secteur est loin d'être florissant et c'est à l'étranger, désormais, que l'histoire minière française s'écrit. En Afrique, par exemple, dont les sous-sols regorgent de minerais rares et précieux, dont certains sont indispensables pour fabriqués les téléphones portables, les ordinateurs, les objets connectés...

C'est pourquoi Carmin a décidé d'annoncer en très grande pompe son nouveau projet, qui promet d'extraordinaires retombées. Ce soir de juin, alors que l'été arrive, le gratin de la politique et de l'économie nationales a été réuni au palais de Chaillot, dans une des salles du Musée de la Marine, pour une conférence de presse qu fera date.

En effet, la société française vient de conclure, au nez et à la barbe de ses concurrents internationaux, une joint-venture avec un géant chinois, Shanxi Mining, pour ouvrir un nouveau chantier dans la région du Haut-Katanga, en République Démocratique du Congo. C'est la région la plus méridionale du pays, à la frontière avec la Zambie, dans une zone qui s'oppose souvent au pouvoir central.



La RDC n'est donc pas un pays très stable sur le plan politique, depuis la chute de Mobutu et l'avènement de la famille Kabila, les guerres civiles se succèdent, les tentations génocidaires s'exacerbent... Mais le jeu en vaut la chandelle. Car le projet Kisanga n'est pas n'importe quel projet et son ampleur explique le soutien des trois gouvernements concernés et l'effervescence des milieux financiers.

A cette soirée de prestige, au cours de laquelle on annonce le début des travaux pour la fin septembre, se trouve Olivier Martel. Jeune ingénieur, mari tranquille et père heureux d'une petite fille, il a choisi ce boulot par vocation et par passion, et c'est dans cet esprit qu'il est entré chez Carmin. La politique, l'économie, tout cela ne l'intéresse pas vraiment.

Aussi est-il extrêmement surpris quand on lui propose de piloter le projet Kisanga. C'est une extraordinaire promotion, surtout si le peu qu'il sait de ce chantier se confirme. Mais, cela signifie un départ en Afrique, pour une durée difficile à déterminer, ce qui ne ravira pas son épouse. Mais comment laisser passer cette incroyable opportunité professionnelle ?

C'est donc avec un pincement au coeur mais sans état d'âme que Olivier accepte de relever ce défi et de partir pour la RDC, avec en tête le souvenir de son collègue et ami, Michel Kessler, assassiné par des terroristes en Centrafrique quelques jours plus tôt. Peut-être lui aurait-on confié à lui cette mission exceptionnelle au Katanga...

Même si le délai de trois mois entre l'annonce officielle et le début des travaux lui paraît très court, il se lance dans ce boulot avec son habituelle conscience professionnelle. Mais, bientôt, ce n'est pas la seule chose qui le fait tiquer dans le dossier Kisanga. Alors qu'il se trouve à Lumumbashi, la capitale du Haut-Katanga, en compagnie de ses patrons et des responsables chinois, la tension est palpable...

Olivier Martel n'est pas le seul à avoir assisté à la conférence de presse du Musée de la Marine. S'y trouvait aussi Raphaël Da Costa, un journaliste du quotidien "le Matin" Un vieux de la vieille, un grand reporter à l'ancienne qui peine à franchir la transition numérique que la presse est en train d'effectuer pour survivre.

Il a toujours apprécié les reportages au long cours, qu'on lui laisse le temps de monter ses dossiers avec précision, mais tout ça, c'est de l'histoire ancienne et, à 58 ans, il a le choix entre une retraite anticipée ou un placard même pas doré... Mais, l'annonce du projet Kisanga lui offre une dernière opportunité de montrer ce qu'il sait faire.

D'autant qu'il a déjà enquêté sur une filiale de Carmin, avant que la société porte ce nom. C'était au début des années 2000 et cette affaire avait failli lui coûter sa carrière. Il se dit que le projet Kisanga est l'occasion, la dernière occasion, de redorer son blason, de faire un coup d'éclat, une une qui fasse du bruit. Et de se venger des déboires passés.

Mais, chez Carmin non plus, on n'a pas oublié Da Costa, semble-t-il. Il a été vu au Musée de la Marine et cela a réveillé la méfiance des dirigeants de la société minière qui n'ont pas du tout envie de le voir fourrer son nez dans leur business. Il va leur falloir garder sérieusement à l'oeil cet homme susceptible de faire capoter leur chantier.

Voilà les principaux acteurs de ce thriller. Autour d'eux, des ministres et des diplomates, des hommes d'affaires et des traders, mais aussi des militaires et des barbouzes. Le projet Kisanga excite énormément de monde sur les cinq continents, mais pose aussi bien des questions : que projette-t-on de faire exactement dans le Haut-Katanga ?

Après l'île bretonne de Belz et la petite ville industrielle de Wollaing, dans le nord de la France, Emmanuel Grand change d'échelle avec ce voyage en RDC, expédition violente et dangereuse, et pas uniquement parce que le projet Kisanga est installé sur une poudrière (la situation politique du pays occupe d'ailleurs une place non négligeable dans l'intrigue).

Ce troisième roman apparaît donc sensiblement différent des autres de par la dimension des événements relatés, leur importance mondiale, et intègre des aspects qui, jusque-là, n'étaient pas présents, en tout cas, de cette dimension : la politique, les multinationales, les militaires... Ca magouille toujours sévère, mais à un niveau bien plus large que pour "Terminus Belz" ou "Les Salauds devront payer".

Des salauds, il y en a, dans "Kisanga", et à la pelle. Olivier Martel et Raphaël Da Costa en sont entourés, l'un n'en ayant pas vraiment conscience, tandis que l'autre ne le sait que trop bien. Mais, il y a aussi des graduations dans la saloperie, et l'une des questions qui se pose est justement de savoir à quel degré appartiennent les uns et les autres.

Et puis surtout, qui tire les ficelles de tout ce mic-mac ? Quel est l'objet véritable de cette alliance, qui semble un peu trop beau pour être honnête, de ce projet qui semble un peu trop beau pour être vrai ? Au fur et à mesure du récit, les questions s'accumulent, concernant différents aspects de cette histoire qui sent le soufre.

Vous vous souvenez de cet homme qui disait avoir de quoi faire sauter plusieurs fois la République ? Alfred Sirven, Elf, la France-Afrique dans sa plus écoeurante version... Voilà ce que nous propose Emmanuel Grand dans "Kisanga". Les années passent, et rien ne change vraiment. Les méthodes crapoteuses demeurent et l'Afrique est une fois de plus exploitée sans aucun remords.

Mais le romancier met en scène un sujet qui est finalement assez peut traité par la littérature, quelquefois évoqué dans la presse : la présence de plus en plus importante de la Chine en Afrique. Ce n'est pas nouveau, c'est même très ancien et lors de la conférence de presse initiale, d'ailleurs, un diplomate chinois nargue l'assemblée en rappelant que son peuple est arrivé bien avant les Européens sur le continent.

Cette présence s'est toutefois nettement accentuée à notre époque, depuis que la Chine est devenue une des principales puissances économiques mondiales. Et voilà qu'on repart pour un nouveau jeu d'influences (oh, le bel euphémisme !) et de partage d'un territoire où les seuls qui n'ont guère leur mot à dire sont les peuples qui y vivent...

Le cobalt, le coltan, le cuivre, des métaux qu'on s'arrache dans les pays occidentaux pour répondre à la demande croissante qu'impose le progrès technologique. Après l'or, l'uranium et les diamants, le pétrole et le caoutchouc... Chaque époque voit l'occasion de venir se servir sur ce continent, et dans cette région en particulier. Au prix de très nombreuses vies.

Dès le prologue, avec une scène très peu contextualisée, mais où l'on a tout de même deux ou trois informations qui mettent déjà le lecteur en alerte (en l'occurrence, un meurtre maquillé en suicide), on comprend que rien ne sera vraiment net dans cette histoire. Lorsque Raphaël Da Costa entre dans la danse, on comprend qu'il y a effectivement anguille sous roche, et qu'elle est d'un fort beau gabarit.

La raison d'Etat, le pouvoir, l'argent, le pouvoir et l'argent, le pouvoir de l'argent, je joue sur les mots, mais tout est là, encore et toujours. Emmanuel Grand n'oublie personne, du ministre en campagne électorale qui entend asseoir sa notoriété grâce au projet au vieux barbouze blanchi sous le harnais qui reprend du service, en passant par l'ambitieux trader qui renifle le coup le plus juteux de sa carrière.

Tous ces engrenages s'enclenchent parfaitement, la mécanique est huilée, impeccable, tout est fait pour que la machine à cash et à voix tourne à plein... Et puis le grain de sable, les ratés... On devrait parler d'intrigues au pluriel pour ce roman, car si tout est lié, forcément, l'affaire se joue à des niveaux différents, en fonction des personnages, de leurs missions, mais aussi des fils narratifs.

Au coeur de cet embrouillamini, un jeune homme pris au piège. Je l'ai dit plus haut, Olivier Martel n'a rien d'un ambitieux, ce serait même plutôt un idéaliste, dans son genre. Son goût pour la géologie l'a mené vers l'ingénierie, mais les enjeux le dépassent complètement, tout comme les machinations, les petits arrangements entre (riches et puissants) amis.

Se retrouver à piloter le projet Kisanga est une réelle opportunité professionnelle, même s'il doit sacrifier une partie de sa vie familiale. Mais, c'est un bosseur, un consciencieux, un excellent professionnel qui connaît parfaitement son métier. En revanche, il n'a rien d'un homme d'action ou d'un super-héros et ne va comprendre que trop tard qu'il a mis la main dans un nid de guêpes.

Lui n'est pas un salaud, juste un gars ordinaire. Et c'est même peut-être pour cette raison qu'on l'a choisi pour piloter le projet Kisanga : facile à contrôler et à berner. Idéaliste égale naïf. Pendant qu'il mènera la partie minière à proprement parler, on pourra s'occuper des affaire, les vraies affaires, sans se soucier de lui. En principe.

L'empêcheur de magouiller en rond, c'est Raphaël Da Costa, bien sûr, qui veut excaver, c'est le cas de le dire, les vieux secrets de la société Carmin, qui lui semblent bien plus puants que cette joint-venture dont il ne se soucie pas vraiment. C'est un teigneux, lorsqu'il a planté ses dents, rien ne peut le faire lâcher, pas même les coups sur la truffe.

A la différence d'Olivier, il n'a plus grand-chose à perdre : il n'a guère de vie privée, sa carrière professionnelle touche à sa fin et ce reportage arraché de dure lutte pour éviter de se retrouver à un poste de bureau ennuyeux à périr, est son baroud d'honneur. Et il sait qu'il lui faudra prendre de gros risques pour espérer parvenir à ses fins...

"Kisanga" est un roman rondement mené, avec pour décor les paysages somptueux de l'Afrique centrale, de la RDC jusqu'à la Tanzanie, avec des rebondissements et de l'action, entre barbouzeries et coups fourrés géopolitiques et économiques. Notre pays n'en sort pas franchement grandi, pas uniquement pour sa morale à géométrie variable, mais aussi pour sa suffisance...

Un thriller, une fiction, c'est vrai, mais d'un grand réalisme et touchant à des sujets extrêmement sensibles, qu'il s'agisse de politique, de développement économique, de géopolitique, de haute finance internationale, d'ambitions et de pouvoir, évidemment. La construction des intrigues qui s'entrecroisent est très efficace sans être ni trop complexe ni trop lourd.

Emmanuel Grand a travaillé en s'appuyant, entre autres, sur un ouvrage qui fait référence : "Congo. Une histoire", de David Van Reybrouck (que j'ai dans ma bibliothèque depuis une rencontre avec son auteur et qu'il faudra bien que je lise un jour). Car, si les principaux acteurs ne sont pas Congolais, et c'est d'ailleurs un des problèmes qui se posent, ce pays reste plus qu'un décor.

Entre les tensions politiques et ethniques qui l'agitent, entre les luttes entre clans rivaux attendant que le pouvoir en place s'effondre, entre la passion pour le foot qui semble seule pouvoir unifier une mosaïque irréconciliable, entre ses immenses richesses qui ne profitent pas à ceux qui vivent là et ne leur apportent que malheurs et violences, le terrain est fertile pour un thriller.

Dans "Kisanga" aussi les salauds vont devoir payer, mais paieront-ils tous, rien n'est moins sûr. A peu près aussi sûr que de voir Alfred Sirven faire sauter plusieurs fois la République avec ses tonitruantes révélations (vous sentez l'ironie ?). Quant à la morale, elle est vraiment sacrément résistante, car avec tout ce qu'elle prend, encore et toujours, elle s'accroche, dans l'indifférence...

jeudi 22 mars 2018

"Baptiste pouvait s'évader, pas Yumaï".

Il arrive qu'on lise des romans en poche et qu'on les referme en se disant : mais pourquoi ne me suis-je pas jeté dessus dès sa sortie en grand format ? En voici un exemple, avec un roman douloureux, à la violence latente, encore une fois inspiré par l'actualité. Un roman qui vaut beaucoup par sa construction narrative très intéressante, jusque dans la mise en page. "Comment Baptiste est mort", d'Alain Blottière (désormais disponible chez Folio), est aussi un roman qui nous parle du désert, de la fascination et de la sérénité que ce lieu inspire, même au milieu du pire des chaos. Et, si l'on se doute autant que l'on redoute le dénouement, peu importe, l'objet de ce livre est ailleurs. Il est dans le bouleversant personnage de Baptiste et son destin terrible, sa candeur détruite et son avenir plus qu'incertain...


Il s'appelle Baptiste et il peine à raconter son histoire. En face de lui, un interlocuteur, dont on ne saura rien (est-ce un policier ? Un psy ? Un médecin ?) et qui essaye de lui faire raconter son histoire. Un dialogue qui peine à se mettre en place, le garçon est rétif, presque fuyant, il rechigne à dire ce qu'il sait, semble parfois ne même pas se souvenir de ce qui lui est arrivé.

Petit à petit, au gré de cette conversation décousue, tronçonnée par des moments de silence plus ou moins longs, le lecteur comprend que Baptiste a connu avec sa famille des moments extrêmement difficiles et douloureux. Sans jamais avoir de détails précis sur les événements, on devine que sa famille, ses parents, ses deux jeunes frères et lui, ont été enlevés en plein désert malien par un groupe djihadiste.

Lui seul a les réponses aux questions que se posent aussi bien son interlocuteur que le lecteur. A condition qu'il accepte de se livrer, ce qui semble bien compromis. Pour une première raison qui fait froid dans le dos : pour le garçon, Baptiste est mort, c'est Yumaï qui est revenu du désert. Yumaï, le guerrier. Du nom que ses ravisseurs lui ont donné...

La personne qui interroge Baptiste/Yumaï tâtonne, se reprend, s'adapte, s'adresse tantôt à Baptiste, tantôt à Yumaï, ne le brusque pas, ou au contraire, essaye de le bousculer un peu, avec tact pour ne pas qu'il se referme. Il n'obtient que très peu de choses en retour, une colère profonde, une haine, peut-être, un regard bien trop dur pour être celui d'un garçon de son âge...

Baptiste est mort, dit-il, mais c'est pourtant bien le garçon qui se prénommait ainsi que l'on a devant nous. S'est-il évadé ? Que son devenus ses parents, ses frères ? Dans quelles conditions l'a-t-on retrouvé et pourquoi seulement lui ? Qui étaient les ravisseurs, quel témoignage peut-il apporter à leur sujet afin qu'on essaye de les retrouver ?

L'impatience de l'interlocuteur est grande, mais il doit absolument la refréner pour ne pas risquer de définitivement braquer Yumaï... C'est un travail tout en délicatesse qu'il va falloir accomplir, attendre aussi que le retour au pays, la vie chez sa grand-mère et le temps qui passe permettent d'évacuer une partie d'un traumatisme qu'on devine profond...

Le lecteur, lui, est plongé en plein coeur de cette discussion, sans aucun repère, sans explication. Comme si on le poussait dans une piscine remplie d'eau glacée. On est éberlué, on assiste à ces échanges très particuliers entre ces deux êtres dont on ne sait rien, ou presque, et l'on doit piocher, ça et là, dans les maigres révélations qui en ressortent, les éléments permettant de comprendre.

C'est déroutant dans le fond, mais aussi dans la forme : Alain Blottière semble avoir écrit comme s'il retranscrivait un enregistrement. Pas de didascalie, pas d'indication de ton, pas de narration à proprement parler, juste des échanges à brûle-pourpoint. L'incipit, "Baptiste, raconte comment cette histoire a commencé", indique simplement qu'on a attaqué au début d'une séance.

Est-ce la première d'une série ? A-t-on pris les choses en cours ? On l'ignore, même si la logique voudrait que ce soit la première rencontre entre les deux personnages. Ils ont peut-être pu parler un peu avant de démarrer l'enregistrement, l'interlocuteur a peut-être expliqué ce qui allait se passer à l'adolescent, mais on n'en saura pas plus.

Déroutant dans la forme, car la structure même des phrases, la syntaxe et la mise en page du livre elle-même sont affectées. Les majuscules, la ponctuation sont irrégulières, parfois présentes, lorsqu'il s'agit d'un nom propre, ou des signes incontournables, comme les tirets cadratins qui marquent la prise de parole de l'un ou l'autre, ou les points d'interrogation.

Mais, c'est un texte presque déstructuré que l'on a sous les yeux, et je reviens à l'idée d'un enregistrement, car l'impression qui a dominé ma lecture, c'est que c'était écrit comme à l'oral. Une impression renforcée par ces sauts de ligne, nombreux, parfois plusieurs à la suite, qui semblent marquer des silences, souvent prolongés.

Ces silences, ce sont ceux du garçons, que se garde de rompre son interlocuteur. Il lui laisse le temps de répondre et n'intervient que quand il semble évident que Baptiste, ou Yumaï, ne dira rien de plus. C'est un duel, une espèce de poker menteur, un jeu de confiance réciproque qu'il faut établir et qui est très complexe à instaurer pour plein de raisons. D'un côté, comme de l'autre.

J'ai trouvé cette idée des sauts de ligne absolument remarquable, elle instaure une tension palpable bien plus que toute autre indication écrite ne saurait le faire. On se retrouve dans la salle, on s'imagine comme dans une série télé, devant une salle d'interrogatoire, avec ce grand mur et sa glace sans tain. On est derrière, invisible, on observe, on écoute. Et on a le souffle coupé, on est suspendu aux rares déclarations de l'ado.

L'interlocuteur essaye de faire parler Baptiste, ou Yumaï, qui répond par phrases courtes, presque elliptiques. Il faut régulièrement le relancer là où il s'est arrêté, lui demander d'expliquer plus précisément ce qu'il vient de dire. On change de sujet, on parle de lui, puis on revient à son histoire, à ce qu'on voudrait qu'il dise...

Ce premier chapitre, on le lit en apnée, ou presque, entre les incertitudes, le manque de repère, la compréhension diffuse de ce à quoi on assiste, le drame qui plane au-dessus de cette scène, et l'impression douloureuse qui se dégage de l'ado, une dureté terrible, une absence d'émotion qui glace. On tourne les pages, très vite puisque c'est un texte peu dense en termes d'écriture, mais certainement pas de sens.

Et puis, page 51, cette phrase, prononcée par l'interlocuteur, terrifiant pendant à l'incipit : "tu peux me dire comment Baptiste est mort ?" Le reste de la page est blanche, la suivante aussi, on change de chapitre et le lecteur est suspendu, comme lorsqu'on lit un thriller et qu'un chapitre s'achève sur un rebondissement qui vient nous frustrer et nous donner envie de poursuivre la lecture pour savoir la suite.

Mais là, avant de poursuivre, on expire, on relâche ce souffle retenu depuis quelques minutes. On a besoin d'un court répit avant de repartir. On se sent comme entre deux rounds d'un combat de boxe où les coups ont été rares, mais la tension énorme. La rencontre avec Baptiste, ou Yumaï, c'est un direct au foie, un uppercut à la pointe du menton... On est sonné, on doit encaisser...

Et l'on repart. Et soudain, le décor change entièrement, tout ce que je viens de décrire est balayé et laisse la place à une graphie, une narration beaucoup plus classiques et orthodoxes. Le lecteur est entré là où l'interlocuteur ne parvient pas à pénétrer : dans la tête de Baptiste, dans son esprit, appelez ça comme vous voulez.

Bref, on va découvrir ce que l'adolescent ne consent pas à révéler à celui qui l'interroge. Tout ? Vraiment ? Non, pas tout à fait, en tout cas, ne vous attendez pas à avoir de but en blanc les réponses aux questions essentielles qui sous-tendent ce roman. Disons que l'on part pour une divagation dans les souvenirs de Yumaï/Baptiste, dans ce jardin secret qui a poussé en plein coeur du désert.

Comme pour le premier chapitre, je ne vais pas entrer dans le fond de ce récit, il faut vous laisser découvrir tout cela. Sachez simplement que, par la suite, on va alterner entre une séance d'interrogatoire et une rêverie, entre le dialogue impossible et ce retour au calme, porté par des souvenirs à des années-lumières de ce qu'on attendait...

Et si c'était vraiment là qu'il fallait faire la différence entre Baptiste et Yumaï, bien plus que dans toute idée d'endoctrinement, de syndrome de Stockholm ou post-traumatique, de menace latente et de peur paralysante ? Parce que les différences entre ces deux séries de chapitres ne s'arrêtent pas juste à la présentation, à la forme, à la nature du récit.

Car cela passe aussi par le décor...

Je dois avouer que je découvre Alain Blottière avec ce roman. Or, voilà près de quarante ans que cet écrivain voyageur, qui partage sa vie entre la France et l'Egypte, nous dit sa notice biographique en ouverture du livre, a publié son premier livre, "Saad", qui lui valut ses premiers prix. J'ai aussi regardé de quoi parlaient ses livres précédents, et je l'ai fait en pleine lecture de "Comment Baptiste est mort".

Car, quelque chose m'a frappé et j'ai voulu chercher dans ce parcours littéraire une réponse à mes questions. Et, sans avoir tout scruté en profondeur, sans avoir tout lu, encore moins, j'ai eu la confirmation. Je ne crois pas me tromper en disant que l'une des passions qui traversent l'oeuvre d'Alain Blottière a pour objet... le désert.

Le récit de Yumai/Baptiste nous emmène au coeur de ce désert, mais surtout dans un endroit extraordinaire : une grotte. Existe-t-elle réellement, est-elle sortie de l'imagination de l'auteur ? Je l'ignore et je le regrette, car si elle existe, j'aimerais énormément en voir quelques photos... Bref, le désert du Sahara et cette grotte.

On a compris que l'enlèvement et a détention, que les conditions imposées par ses ravisseurs avaient profondément modifié l'esprit malléable de l'adolescent. Mais, ce que l'on découvre dans cette partie qui lui est propre et qu'il ne livre qu'au lecteur, c'est que la véritable expérience existentielle qui va bouleverser le garçon, c'est la découverte du désert...

Il impressionne, il effraie, d'abord, comme tout ce qu'on ne connaît pas, ou mal. Cette chaleur terrible, ce soleil impitoyable et ces nuits glaciales en retour... La crainte de la soif, les rationnements, la nourriture rare et peu variée... L'abandon, aussi... Ce que nous raconte Yumaï/Baptiste, c'est un extraordinaire rite de passage.

Avec, à la clé, la découverte du calme, de la sérénité, de la solitude dans ce qu'elle a de plus doux, presque agréable (surtout quand l'autre est d'abord synonyme de danger). Seul, Yumaï/Baptiste l'est-il vraiment ? C'est sans doute un peu plus complexe que cela, car, devant lui, s'étend un paysage certes hostile, mais vivant, changeant. Et cette grotte... Ah, vous verrez...

"Comment Baptiste est mort", c'est un roman plein de contrastes, de paradoxes, même. A la tension de l'interrogatoire, succède la zénitude du désert, une ambiance presque méditative, aux antipodes de ce qu'on ressent dans l'autre série de chapitres. Soudain, l'attitude de Baptiste/Yumaï prend un autre aspect aux yeux du lecteur, qui a accès à des informations inédites.

Rembobinons : nous avons un jeune garçon, sauvé in extremis du désert où il a été enlevé par des fanatiques religieux. L'a-t-on laissé pour mort ou s'est-il fait la belle, on l'ignore, et il ne veut pas le dire. Les premiers contacts avec son interlocuteur laisse un goût désagréable, parce qu'on se demande si le manque de coopération, l'amnésie avancée par le garçon ne cachent pas quelque chose d'effroyable.

En lisant "Comment Baptiste est mort", je n'ai pu m'empêcher de songer au personnage de Nicholas Brody, incarné par Damian Lewis dans la série "Homeland". Je pense au Brody de la première saison, incontestablement la meilleure, portée par une tension qui ne retombe qu'à la toute fin (hélas, pas celle prévue initialement par les scénaristes).

Toute cette saison repose sur l'ambiguïté de ce soldat américain longuement détenu par Al-Qaida au Moyen-Orient, libéré lors d'une action commando et soupçonné par la CIA d'être devenu un agent dormant islamiste, renvoyé dans son pays pour y perpétrer un attentat. Qui est vraiment Nicolas Brody, est-il le même qu'avant sa captivité ? Voilà l'enjeu de la saison.

On se dit la même chose à propos de Baptiste/Yumaï, après ce premier chapitre éprouvant. Ne serait-ce que par cette volonté affichée qu'on ne l'appelle plus par ce prénom, Baptiste, mais par ce nom que lui ont imposé ses ravisseurs, Yumaï. Baptiste est mort, Yumaï est revenu... Comprendre ce qui s'est passé, c'est aussi se faire une idée de la personnalité de ce garçon déboussolé...

Alors, Baptiste, l'adolescent un peu rebelle, mais c'est de son âge, ou Yumaï, le guerrier proclamé, ou encore ce garçon découvrant la vie au désert, coincé dans cette grotte si particulière, en se demandant s'il était condamné à mourir là ? Autant de personnalités très différentes, portant un univers très différents, carrément opposés...

Tout cela met en place une impression paradoxale où la sérénité acquise dans le désert entre en collision avec tout ce que véhicule (à tort ou à raison) la situation de Baptiste, enlevé par des djihadistes, revenus sans aucune assurance qu'il n'ait pas basculé du côté obscur de la raison. Guerre et paix, éternel refrain...

J'ai dévoré ce court roman (225 pages, mais en réalité moins que ça, puisque la partie "interrogatoire" est "allégée"), porté par ce contraste saisissant porté par Baptiste/Yumaï, ce qui le rend impossible à cerner. Au fil des pages, certaines choses apparaissent, certaines interrogations sont levés, les rôles s'affinent et la relation prend une tournure bien précise.

A l'arrivée, on ressort groggy de ce livre, tout en clair-obscur. Terme impropre, car la lumière comme les ténèbres qu'on rencontre dans ces pages sont d'une extraordinaire puissance. Les dernières lignes nous portent le coup de grâce. Et, soudainement, on perçoit le titre de ce livre d'une manière différente, avec fatalisme, colère, révolte. Et impuissance. Une terrible impuissance.

mercredi 21 mars 2018

"Est-ce la honte qui rattache les hommes à l'humanité ? Ou ne fait-elle que souligner qu'ils en sont irréversiblement éloignés ?"

Il y a quelques semaines, nous étions partis sur l'île de Lampedusa, à la découverte de cet endroit perdu et oublié, subitement propulsé à la une de l'actualité bien malgré lui... Voici un autre roman qui se penche sur le sujet des migrations contemporaines, en particulier en Méditerranée. Mais, notre roman du soir est bien différent du "Pêcheurs d'hommes", d'Eric Valmir. Il ne s'agit pas cette fois d'un roman très documentaire, presque un reportage, mais d'une pure fiction, dans un décor imaginaire et traité comme une espèce de conte noir et violent. Avec "L'Archipel du Chien" (en grand format aux éditions Stock), Philippe Claudel nous met face à nos responsabilités, face à nos lâchetés, aussi. Son île est bien loin de la Lamoedusa racontée par Eric Valmir, mais, à bien y réfléchir, cet archipel n'est peut-être pas tant un minuscule territoire entouré d'eau que le symbole de tout un continent, de tout un hémisphère, peut-être, qui feint l'indifférence et sera inéluctablement, un jour ou l'autre, rattrapé par la honte...


L'archipel du Chien se trouve quelque part dans une mer, à quelque distance d'un continent auquel elle appartient mais qui ignore jusqu'à son existence et plus près encore d'un autre continent avec lequel elle n'a pas grand-chose en commun. Cet archipel est une mosaïque d'îles, parfois minuscules, dont la forme rappelle effectivement, quand on sait où regarder sur la carte, celle d'un chien.

C'est un archipel volcanique. Le Brau, aujourd'hui endormi, mais parfois pris de toussotements, a permis que la vie s'installe dans ce coin perdu du monde. Une seule des innombrables îles est effectivement habitée et, si la vie n'y est pas idyllique, elle y est calme. La communauté est petite, tout le monde connaît tout le monde, et tous vivent en bonne intelligence.

Jusqu'à ce lundi de septembre, très tôt, quand la Vieille fait une découverte macabre sur la plage... Ancienne institutrice de l'île, mise à la retraite contre son gré, elle promenait son chien. Ses aboiements attirent l'attention du Spadon, un pêcheur travaillant pour le Maire, resté à terre en raison du mauvais temps, et, Amérique, qui passait par-là sur sa carriole.

Devant eux, trois corps à la peau noire, sans vie... Les deux hommes les sortent de l'eau et les couvrent d'une bâche. Sans doute pour ne plus les voir autant que pour les protéger... Ensuite, ils vont prévenir le Maire, le personnage le plus puissant de l'île, propriétaire de plusieurs bateaux de pêche. Avec lui, vient le Docteur, qui constate les décès que tout le monde a déjà constatés.

Puis vient l'Instituteur qui a l'habitude de faire son jogging matinal sur la plage. Un souci, car la Vieille ne lui fait pas du tout confiance : non seulement il lui a pris son travail, mais en plus, c'est un étranger, il n'est pas originaire de l'île... Enfin, mis au courant lors d'une confession, arrive le Curé. Même s'il est désormais plus apiculteur que prêtre, il estime qu'il a aussi son mot à dire.

Poussés par le Maire, les personnes présentes vont faire un pacte et jurer de garder le silence sur le terrible drame. Il ne s'agit pas d'éviter la panique, mais si la nouvelle devait arriver jusqu'au continent, cela pourrait remettre en cause les investissements qui permettront bientôt de construire sur l'île une station thermale... Le grand oeuvre du Maire...

Alors, tout en respectant la dignité de ces hommes qui n'ont pas survécu à leur tentative de traversée d'un continent à l'autre et ont échoué là, le Maire et ses complices ont décidé de se débarrasser discrètement de ces encombrants cadavres. Ni vus, ni connus, et la vie paisible de l'île pourra reprendre son cours, les thermes être construits et la prospérité enfin retomber sur l'archipel du Chien.

Mais un tel secret n'est pas facile à garder. Il faut vivre avec ces actes, avec la culpabilité et la honte qui grignotent le cerveau. Chacun à sa manière va devoir endosser cette très lourde responsabilité et ce silence qu'il faut garder quoi qu'il arrive... Au fil des jours, alors que le Brau commence à se manifester et que l'atmosphère de l'île se modifie sérieusement, cela devient de plus en plus dur...

Si les autochtones semblent se serrer les coudes, le salut de l'île étant primordial pour eux, l'Instituteur fait des siennes. Oh, il ne crie pas sur les toits ce qu'il sait, mais son comportement change et c'est comme s'il cherchait subitement quelque chose... Mais que veut-il prouver, ce freluquet, qui ferait mieux de se consacrer à son boulot ?

C'est dans cette ambiance tendue qu'arrive sur l'île un drôle de bonhomme, mal fagoté, un peu crado, sérieusement porté sur la bouteille (en fait, c'est même un trou sans fond qui engloutit toute boisson alcoolisée passant à sa portée) et entouré de mystère... Lorsqu'il s'installe dans l'archipel du Chien, l'inquiétude grandit, car il a présenté une carte reconnaissable entre mille.

Il est le Commissaire...

Avec "l'Archipel du Chien", Philippe Claudel renoue avec la veine de conteur qu'il a déployée dans certains de ses précédents romans, comme "le Rapport de Brodeck". Il y a d'ailleurs des éléments très proches entre ces deux livres : un regard sur des événements bien réels observés à travers un prisme de fiction qui donne des allures de fable à ces histoires.

Et puis cette même question du rapport à l'Autre, ou plutôt, à l'Etranger. Dans "Le Rapport de Brodeck", le contexte nous ramenait à la IIe Guerre mondiale et à l'antisémitisme attisé par les politiques raciales nazies. Dans "l'Archipel du Chien", c'est le phénomène de ceux qu'on réduits souvent bien trop vite au terme de migrants qui est mis en avant.

On les voit finalement très peu, ces "fauteurs de troubles", puisqu'ils sont vite évacués pour le bien de l'île et de ses habitants. Et pourtant, pas la suite, ils vont devenir omniprésents, d'une manière tout à fait surprenante pour le lecteur, encore plus déroutante pour les personnages. Mais, là-dessus, nous allons revenir.

Avant cela, il faut clore la question de la relation à l'étranger. Car elle ne concerne pas que les malheureuses victimes, dont la découverte déclenche toute l'histoire. Il y a deux trouble-fête dans cette affaire, un qui était déjà sur place, l'Instituteur, et l'autre qui a débarqué sans prévenir, le Commissaire (avec toute la menace qu'implique ce rôle).

Même si les habitants de l'île ne sont pour rien dans la mort des trois hommes noirs de la plage, ce qu'ils ont fait devient ensuite une grande source de culpabilité qui va aller croissant. Cette faute ne doit surtout pas sortir de l'ombre propice où elle est censée avoir été reléguée. Et si la solution, c'était justement la présence de ces deux étrangers ?

Je dois dire qu'on ne s'attend pas du tout à ce qui va se produire sur cette île. A la façon dont les conspirateurs, le mot est peut-être un peu fort, mais il y a quand même de ça, vont agir pour souder la communauté et affronter tout ce qui relève de l'agression extérieure (je parle de leur point de vue). Mais, là encore, le clivage entre autochtones et étrangers est très fort.

Bien sûr, le contexte fait songer à la situation sur l'île de Lampedusa, même si on se trouve dans un univers imaginaire. Il est rare que j'évoque les couvertures des livres dont je parle, mais ici, elle a son importance. Je ne parle pas de la fameuse couverture bleu très foncé, presque noire, qui est la marque d'une des plus célèbres collections des éditions Stock.

Non, j'évoque la jaquette qui la recouvre et que j'ai prise pour illustrer ce billet. Cette image est parfaite, dans la formidable description qu'elle nous donne de cette archipel. Mais, regardez bien cette image, et vous verrez, au cours de votre lecture, à quel point elle est juste, en parfaite adéquation avec le livre et pas juste fortement symbolique.

On songe donc à Lampedusa, mais on se dit également en observant le comportement des habitants de l'archipel du Chien évoluer au fil de cette fable qu'il pourrait fort bien s'agir d'une allégorie de tout un continent, l'Europe, qui, bien souvent, refuse de voir ce qui se passe à ses confins et encore plus d'agir, tant que son gentil petit quotidien n'est pas perturbé.

Oui, chaque lecteur, à sa façon, est un habitant de cette île imaginaire. Et, comme il le faisant dans "le Rapport de Brodeck", Philippe Claudel nous place face à nos responsabilités et nous interpelle : et vous, dans cette situation, que feriez-vous ? Dans "le Rapport de Brodeck", toutefois, la question était rhétorique, puisqu'elle interrogeait le passé.

Mais, cette fois, la situation évoquée se déroule maintenant, en ce moment même, depuis des mois, des années, avec les terribles conséquences que l'on sait, les naufrages de plus en plus meurtriers, la mafia des passeurs, les lois mal fichues qui criminalisent la solidarité, la création de zones d'exclusion comme la Jungle de Calais, etc.

Nous savons et que faisons-nous ?

"L'Archipel du Chien" repose sur la culpabilité croissante et les secrets inavouables des personnages. Sur le fait qu'on minimise un phénomène certainement plus important que la simple découverte de ce matin de septembre. Sur la honte qui en résulte et qu'on veut camoufler comme on a déjà dissimulé le drame. Le reste, c'est "juste" une question de conscience. Et la conscience, il arrive que ça démange...

Mais "le Rapport de Brodeck" n'est pas le seul des livres de Philippe Claudel auquel on pense lorsqu'on se plonge dans "l'Archipel du Chien". On retrouve, dans le fond comme dans la forme, de nombreux éléments qui rappellent "l'Enquête" et son univers si spécial, oscillant entre absurde et fantastique.

Hélas, il n'y a rien d'absurde, dans "l'Archipel du Chien", mais on retrouve cette dimension fantastique, moins spectaculaire, mais bel et bien réelle. Enfin, on peut se poser la question... Il y a des manifestations bizarres, elles nous sont racontées, mais ne pourraient-elles pas être l'expression de la mauvaise conscience des personnages en pleine action ?

Le lien le plus évident entre "l'Archipel du Chien" et "l'Enquête", ce sont ces personnages privés de nom pour la plupart et réduits à leur fonction ou leur état (il serait d'ailleurs intéressant de réfléchir à la présence d'un personnage, certes très secondaire, mais tout de même, baptisé Amérique). Avec ces majuscules qui frappent l'oeil du lecteur.

L'anonymat est relatif, bien moindre par la force des choses que celui des trois victimes découvertes au début du livre, et de tant d'autres dont les corps n'échoueront jamais sur aucune plage... Tous gagnent une certaine respectabilité à travers ces titres, mais l'histoire de la plage est-elle l'unique secret à hanter l'île ?

"L'Archipel du Chien" est un roman assez bref qu'on lit d'une traite. Mais on ressort de cette lecture forcément chamboulé. On se prépare à tout... sauf à ce qu'on découvre au fil de ce récit dans lequel Philippe Claudel se révèle machiavélique. C'est un formidable jeu de "tel est pris, qui croyait prendre" qu'il développe, une mécanique imparable.

La culpabilité y agit comme des sables mouvants : plus on essaye d'y échapper, plus on gesticule et plus on s'y enfonce. Ce qui paraît de prime abord une bonne idée finit systématiquement par se retourner contre ses instigateurs. Petit à petit, le voile se déchire et la vision que l'on a initialement de l'archipel du Chien se révèle bien différente au final.

Comme dans nombre de ses romans, Philippe Claudel nous montre une vision bien sombre de l'humanité. Sous les allures un peu naïves que donne le côté fable ou conte de sa narration, il ausculte avec soin et avec un certain pessimisme les travers du genre humain, ses erreurs. Et, s'il évoque l'irréversibilité de la chose, comme dans le titre de ce billet, on a envie d'y voir un avertissement.

Non, il n'est pas trop tard pour arrêter de fermer les yeux, pour faire comme si on n'était pas concerné. Pour ne pas dire, comme un des personnages, que "ce n'est pas moi qui ai créé la misère du monde, et ce n'est pas à moi seul non plus de l'éponger". Plus que jamais, il en appelle à la solidarité, pour qu'elle prime enfin sur les intérêts individuels.

Le recours à la fable n'atténue en rien les messages qui sous-tendent l'histoire, au contraire. Même si le monde de l'archipel du Chien n'est pas vraiment le nôtre, il lui ressemble beaucoup, et ceux qui l'habitent sont nos reflets. On se regarde dans une espèce de miroir et la culpabilité, la honte font alors tache d'huile pour nous rattraper.

C'est aussi une des vertus de la fable : elle enseigne quelque chose, elle est moralisatrice. Philippe Claudel n'est pas Jean de La Fontaine, ses morales ne sont pas des sentences appelées à devenir proverbiale. Pour ce qui concerne ce roman, il a une chute, une sorte de mise en abyme qui aboutit à un constat inévitable. Comme une soudaine et effroyable prise de conscience...