lundi 25 juin 2012

« Celui qui tombe ne se relève pas, celui qui est debout peut encore vaincre, le survivant a raison, est mauvais qui prend la fuite » (Brentano).

Parlons d’un roman qui devrait plaire aux fans de Philip Kerr, car il s’agit d’un véritable polar ayant pour cadre le Berlin de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Mais, originalité intéressante, il est co-signé par deux historiens allemands, qui posent un regard sans concession sur la période du IIIème Reich et, surtout, nous font découvrir et partager la vie quotidienne dans une capitale en ruines, écrasée par les incessants bombardements alliés. « Deux dans Berlin », signé par Richard Birkefeld et Göran Hachmeister, vient d’être publié en France par les éditions du Masque, tout juste 10 ans après sa sortie en Allemagne, où ce roman fut couvert de prix.





Ruprecht Haas est l’une des victimes de l’arbitraire nazi. Voilà près de deux ans qu’il croupit dans des camps de travail après avoir été dénoncé. Transféré à Buchenwald, il a bien compris qu’on ne sort pas vivant de ce genre d’endroit. Aussi, en ce début d’hiver 1944, lorsqu’un bombardement du camp par l’aviation alliée lui en fournit l’occasion, il se fait la belle. Avec une idée en tête : retrouver tous ceux qui sont susceptibles de l’avoir dénoncé et se venger.

Hans Kalterer, membre de la SS, se remet d’une blessure infligée en France lorsqu’on vient le chercher, dans l’hôpital où il est soigné, pour lui confier une mission particulière. Lui qui fut policier avant la guerre, avant de s’engager dans une autre carrière synonyme d’avancement, va retrouver son ancien métier pour enquêter, à la demande d’un ponte de la Gestapo, sur l’assassinat d’un important dignitaire du régime.

L’enquête du second va le mettre sur la piste du premier. Mais comment cette enquête peut-elle être menée normalement, alors que Berlin croule sous les bombardements et que le régime hitlérien vit ses dernières heures ?

Alors que Haas doit déployer des trésors de débrouillardise pour survivre, à l’image des Berlinois survivants, Kalterer doit retrouver la piste d’un homme perdu au milieu d’une ville en ruines avec un objectif : l’empêcher de tuer à nouveau. Car, outre Karasek, les meurtres se multiplient et, pour  l’ancien flic qui a vite retrouvé ses réflexes professionnels,  il est évident que ces victimes ont été victimes d’un même homme.

Entre ces deux hommes qui ne se connaissent absolument pas, se met en place une chasse à l’homme impitoyable dans un cadre particulier, sans cesse modifié par les destructions, où les pistes, que ce soit celles que Haas doit remonter jusqu’aux cibles de sa vengeance ou celles que Kalterer doit suivre pour retrouver Haas, sont fragiles, éphémères.

Une mission d’autant plus difficile pour Kalterer qu’à chaque jour qui passe et, malgré les apparences, on semble vouloir lui mettre des bâtons dans les roues et se tenir informé en haut lieu de ses hypothétiques avancées… Pas facile de travailler efficacement dans ces conditions quand tout le monde alentour prend des allures de suspect ou de traître.

Au fur et à mesure des chapitres, la plupart du temps alternant une scène avec Haas et une scène avec Kalterer, on en apprend un peu plus sur le contexte de cette affaire et sur les raisons qui poussent ces deux hommes à agir. Mais, les auteurs nous distillent cela au compte-gouttes, pour conserver un mystère sur ces deux hommes avant cette rencontre fatidique qu’on imagine inexorable.

Difficile d’évoquer l’intrigue plus en détails sans trop en dire sur ce duel à distance. Mais, ce roman vaut aussi avant tout par la description du quotidien des Berlinois dans les derniers mois du régime nazi. Une ville de Berlin encerclée, quotidiennement et copieusement bombardée par une aviation alliée qui a désormais le monopole du ciel, déjà défaite moralement, très éprouvée nerveusement pas les alertes incessantes, privée de tout ou presque sur le plan matériel et alimentaire, dévastée humainement autant qu’au plan des infrastructures.

Birkenfeld et Hachmeister parviennent à rendre parfaitement cette ambiance délétère, aussi bien dans la description très réaliste et très crue des alertes et des bombardements, que dans les relations sociales qu’une telle situation de crise engendre. Le fanatisme des uns face au fatalisme des autres, conscients que la défaite est proche, même si les slogans officiels du régime scandent le contraire. Chacun essaye de survivre comme il le peut, au jour le jour, sans savoir s’il survivra à la nuit suivante ou à la prochaine vague de bombardements.

Une vie quotidienne sans cesse chamboulée, les habitations mais aussi les endroits où l’on travaille peuvent également avoir disparu du jour au lendemain. On change alors d’activité, si tant est qu’il y en ait encore, on s’adapte, on déménage, on laisse sa vie derrière soi, parce que la seule chose qu’on a encore, c’est justement sa vie, on se nourrit d’ersatz quand d’autres parviennent encore à fournir des denrées de qualité au marché noir et sinon, on se serre la ceinture, jusqu’à ce que tout cela cesse enfin…

Dans cette ambiance infernale, qui se resserre comme un étau à chaque chapitre, à chaque journée qui passe, Haas et Kalterer essaye de mener à bien leurs missions respectives, l’un profitant, malgré le danger, du chaos pour s’y fondre, l’autre devant lutter contre un système bureaucratique à l’agonie autant que contre sa proie invisible.

Et c’est aussi justement là que réside un des autres intérêts de « Deux dans Berlin » : l’évolution des mentalités d’un peuple qui se voua totalement, aveuglément, à un régime totalitaire et coupable de génocide, et qui déchante alors que l’Armée Rouge ne cesse de gagner du terrain, inéluctablement.

Défaitisme, désertions, système D mais aussi individualisme pour essayer de se sortir, dans un premier temps, des explosions incessantes, puis de l’invasion bolchévique, tellement redoutée et qui semble chaque jour plus proche.

Haas et Kalterer ont, quelques années plus tôt, tous les deux choisi l’option nazie, sans état d’âme, sans scrupule particulier, le premier, porté par l’enthousiasme général d’une Allemagne qui relevait enfin la tête, le second, par opportunisme, lorsqu’une carrière plus avantageuse s’est présentée à lui.

Mais tous les deux ont aussi payé un lourd tribut au régime : une famille décimée dans des combats interminables pour Haas, un rôle dans les exactions nazies à l’est au-delà de ce que peut mentalement endurer un rouage anonyme d’une machine bien huilée où l’on peut se contenter de simplement obéir aux ordres, sans trop se poser de questions.

Hantés l’un comme l’autre par ces évènements personnels, Haas et Kalterer se ressemblent finalement beaucoup, croit-on. Mais la situation ne pousse pas à la magnanimité et il faut savoir se montrer très dur dans ces conditions pour survivre, et survivre plus longtemps que son prochain. Quitte à en faire une cible, un mort de plus dans le cimetière à ciel ouvert qu’est devenue Berlin.

Reste à savoir qui saura avoir le dessus sur l’autre et surtout, si Haas et Kalterer ne sont vraiment, comme l’indique le titre français (assez mauvais, par ailleurs), que tous les deux dans Berlin.

Même dans leurs relations matrimoniales, ils semblent d’abord proches l’un de l’autre, amoureux de leurs épouses, prêts à tout pour retrouver la relation amoureuse qui fut la leur avant. Sauf que les faits, là encore, viendront démentir cette impression première.

Dans « Deux à Berlin », le mariage du polar, car il y a vraiment une enquête et du suspense, du roman historique, avec le réalisme que j’ai évoqué plus haut, fonctionne parfaitement. Ajoutez-y des éléments de roman noir, avec des personnages tout en faux-semblants, dont les motivations, les passés, les idées, ne sont pas toujours clairement explicités mais se dévoilent progressivement, et vous avez là un roman qui se lit d’une traite.

On a envie de comprendre qui sont Haas et Kalterer, ce qui les pousse à agir de façon aussi indépendante des évènements dramatiques qui les entourent, pourquoi ils s’aventurent autant dans Berlin, au risque d’y laisser leur vie, soit en se faisant exécuter sans sommation pour Haas, soit en se retrouvant enseveli sous les décombres, comme Kalterer. Et puis, surtout, on voudrait bien savoir où ils entendent aller, une fois les objectifs qu’ils se sont fixés, atteints.

Car la quête de Haas semble bien désespérée, sa vengeance sans issue et son avenir, avec ce qu’il apprend des personnes qu’il interroge et les faits qu’il découvre, ne poussent guère à l’optimisme. On le voit mal reprendre, une fois sa vengeance assouvie, une vie normale dans cette ville en ruines.

Quant à Kalterer, il donne l’impression de vouloir exorciser ses démons en revenant du côté de la justice, apparemment abandonné quelques années plus tôt au profit d’une carrière. Mais, contrairement à Haas, lancé tête baissée dans sa poursuite de la vengeance, qu’on cerne assez facilement, on se pose bien plus de questions au sujet du policier. Certes, la quête de la vérité l’anime bien, mais, dans ce pays sans dessus dessous, où le système de valeurs est en ruines autant que les villes et où, de toute façon, le concept de justice a subi, depuis une décennie, quelques « aménagements », on ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il fera une fois qu’il aura mis la main sur le tueur qu’il recherche.

A eux deux, ils illustrent parfaitement la phrase de Brentano qui sert de titre à ce billet et qui est reprise, en partie, dans le titre original du roman. Une dualité qui va au-delà de la simple relation flic/assassin traditionnelle. Haas et Kalterer sont peut-être même les revers d’une même médaille, représentant un peuple en passe de tout perdre et réagissant de façon très différente.

Bref, rien n’est simple dans ce roman très réussi où la morale n’a finalement qu’une toute petite place, elle aussi victime des évènements. Quant au dénouement, il ne montre qu’une chose : l’histoire est un éternel recommencement et il est important, lorsqu’on est vaincu mais vivant, de savoir bien choisir ses nouveaux amis.