mardi 24 mai 2016

"Il ne reste rien d'une âme consumée quand le feu s'éteint" (proverbe skande).

Pardon de vous abandonner ces jours-ci, absorbé que je suis par la préparation des Imaginales, qui débutent ce jeudi. Mais, je ne pouvais manquer la sortie dès demain d'une trilogie signée Pierre Pevel et que j'ai dévoré il y a quelques jours déjà (oui, on a ses privilèges...). Avec "les Sept Cités", qui se compose des tomes suivants : "le joyau des Valoris", "le serment du Skande" et "la Basilique d'ombre" (publiés chez Bragelonne), on retrouve le mélange entre fantasy et thriller qui faisait tout le sel d'une autre trilogie, celle se déroulant à Wielstadt, tout en élargissant l'univers du Haut-Royaume. Une histoire de mauvais garçons qui, finalement, sont les personnages les plus attachants du lot. Une histoire qui débute sur les chapeaux de roues, avec un côté flamboyant, pour, ensuite, devenir de plus en plus sombre... Difficile de séparer les trois tomes, le billet sera donc consacré à la trilogie elle-même.



Iryän Shaän est l'un des plus fameux voleurs de Samarande, l'une des Sept Cités. Avec son partenaire, Svern, un Skande du genre balèze, il forme un duo audacieux et efficace que les Anciens, la guilde de voleurs la plus prestigieuse de ce coin du Haut-Royaume, n'hésite jamais à mettre sur de gros coups. Et, lorsque l'on fait leur connaissance, c'est exactement le cas...

Il s'agit de dérober un précieux diadème, orné de magnifiques diamants, qui appartient à l'une des grandes familles de Samarande, les Valoris. Et Iryän a choisi d'agir de manière très spectaculaire, puisque c'est à l'occasion d'un mariage au sein de cette richissime famille que lui et son complice vont tenter leur chance.

La fête devrait permettre à Iryän d'agir sans trop se faire remarquer, même si ses yeux de reptile, signe de son métissage entre un humain et un drac, ne passent jamais inaperçu. Et comme Iryän aime bien ajouter du panache à ses actions d'éclat, il a prévu une sortie mémorable dont la cité devrait se souvenir longtemps... A moins que les Valoris ne mettent ces tristes événements sous le boisseau...

Pourtant, c'est autre chose qui va venir ternir l' "exploit" d'Iryän et de Svern : quelques jours plus tard, les fameux bijoux sont une nouvelle fois volés. Un cambriolage qui laisse des traces, cette fois, car il ne se déroule pas tout à fait comme prévu. Et voilà donc Iryän embarqué dans une drôle d'histoire, à la poursuite de diamants que tout le monde semble se disputer.

A deux, malgré le soutien des Anciens, les deux voleurs se retrouvent en grand danger, car ils sont autant proies que chasseurs. Voilà ce qui arrive quand on a une telle réputation : plus personne ne vous fait confiance ! Retrouver les joyaux des Valoris devient donc une question de vie ou de mort. Et c'est le début des aventures d'Iryän, dont je vous laisse découvrir la teneur...

L'enquête d'Iryän et Svern, puisqu'il faut bien appeler cela ainsi, va nous permettre de découvrir peu à peu non seulement les enjeux de cette trilogie, mais aussi les personnages que l'on va côtoyer au cours des trois tomes. Des alliés, mais bien plus d'ennemis, et des commanditaires qui, eux non plus, ne sont guère dignes de confiance...

Je n'entre volontairement pas plus dans le détail, chaque rencontre apportant quelque chose à la quête d'Iryän. Les trois tomes de cette trilogie forment un tout et nous offrent en fait quatre récits différents, "le serment du Skande" s'ouvrant en effet sur une nouvelle, indépendante du reste mais qui installe la nouvelle donne issue du premier volet.

Quant aux tomes deux et trois, ils s'enchaînent directement et, méfiance, car cette trilogie est une lecture qui se révèle très addictive : on se dit qu'on va lire d'abord le premier tome puis qu'on laissera reposer, mais en fait, on a très envie d'attaquer tout de suite le tome suivant et ainsi de suite, pour une dévoration livresque peut-être pas d'une traite, mais pas loin.

Pierre Pevel nous plonge au coeur de ces Sept Cités, Samarande, déjà évoquée, Béjofa, Elyrath-la-Pieuse, Siiria, Dalisce et Angborn, qui, nous dit-on, se situent aux confins du Haut-Royaume. On ne se trouve donc pas dans le même cadre que pour "Le chevalier" et "l'héritier", les deux premiers tomes de la série proprement nommée "le haut-Royaume", et, chronologiquement, "les sept cités" se déroule avant.

On en sait finalement assez peu sur ces Sept Cités, si ce n'est qu'elles semblent livrées à elle-même, aux mains d'entités prêts à tout pour se disputer la moindre once de pouvoir. Des guildes, des ordres religieux, mais aussi d'autres mouvements plus occultes. La loi du plus fort, en quelque sorte. Et un sacré panier de crabes.

Iryän et Svern y évoluent comme des poissons dans l'eau, vivant au quotidien de vols tout ce qu'il y a de plus classique et acceptant quelques gros coups que les Anciens veulent bien leur confier. Mais, les deux hommes restent farouchement indépendants et le caractère d'Iryän, solitaire, parfois sombre, n'aide en rien à créer des alliances.

Dans cet univers trouble, la méfiance est une règle de base. Chaque ombre est susceptible de vous trahir et Iryän le sait parfaitement. Il est le coeur de cette trilogie, elle évolue à son rythme, elle suit ses humeurs, elle va où il la conduit... Le personnage plein de panache qu'on découvre lors d'une scène d'ouverture qui tient à la fois de "la main au collet" et d'un film de Belmondo, va ensuite évoluer vers plus de noirceur.

Iryän, je l'ai expliqué plus haut, est un sang-mêlé. Quelque chose d'extrêmement rare, puisque les croisements entre humains et dracs sont réputés impossibles. Ses origines, lui seules les connaît vraiment. Mais, on comprendra au fil des chapitres et de ses aventures, qu'elles lui pèsent et que cela ne s'arrête pas à ce simple regard qui marque les esprits de tous ceux qui le rencontrent.

Oui, Iryän est un homme de caractère, il en faut, pour survivre à Samarande lorsqu'on est un voleur, tant la concurrence est farouche et les chausse-trappes nombreuses. Mais, le flamboyant as de la cambriole est aussi hanté par des démons intérieurs qui vont se réveiller au fil des péripéties et l'évolution d'Iryän est l'un des fils conducteurs de la trilogie.

On découvre alors les multiples facettes d'un personnages bien plus complexe que ne l'est le monolithique Svern, taiseux et sur de sa force. Tour à tour arrogant et provocateur, ami loyal et sincère, bagarreur déterminé et stratège, mais aussi bouillonnant et impétueux, Iryän va au devant de son destin avec l'allant d'une tête brûlée...

Je l'ai trouvé touchant, cet Iryän. J'ai aimé le personnage haut en couleurs que l'on rencontre d'abord et ce mauvais garçon au charisme redoutable que l'on suit de prime abord. Impitoyable, mais ne tuant que quand il ne peut faire autrement, il est un pur personnage de cape et d'épée, capable de se révolter contre toute injustice qui lui est faite.

Mais, dans le même temps, c'est aussi un individualiste forcené, capable de n'en faire qu'à sa tête, qui cache derrière ce côté extraverti de lourds secrets qu'il traîne comme un boulet. Alors, oui, il a su m'émouvoir, particulièrement dans le dernier tome, le plus sombre, incontestablement, de cette trilogie, mais il agace aussi par cette obstination qui confine à l'égoïsme.

Non, Iryän n'est pas parfait, mais c'est un héros, sans peur et sans reproche. Mais, dans les Sept Cités, on perd vite le contrôle, surtout lorsqu'on se revendique électron libre. Tant qu'il mène la danse, le sang-mêlé est impérial, baladant son monde au gré de sa fantaisie, pleine de malice mais aussi d'arrogance. De quoi se faire bien des ennemis. Et des puissants.

Iryän s'inscrit parfaitement dans la lignée des personnages épiques pevelliens (c'est pas grandiose, ça, d'avoir son épithète ?), du chevalier Kantz à Lorn Askarian, en passant par Marciac et Saint-Lucq. Des personnages plein de courage et d'abnégation, mais aussi à vif, revanchards et abîmés par l'existence et le destin.

Pierre Pevel multiplie les coups tordus dans ces trois romans, les actions d'éclat et les opérations en loucedé, les machinations secrètes et les trahisons sordides, la mécanique est bien huilée et ne laisse pas de répit au lecteur. Il y a de la baston, vous l'aurez bien compris, de l'action aussi avec des scènes très cinématographiques, de l'humour, juste ce qu'il faut, et de la magie, mais pas trop.

J'aime vraiment cette facette de Pierre Pevel, lorsqu'il devient auteur de thriller autant qu'un auteur de fantasy. On ne s'ennuie pas un instant, c'est vif, enlevé et une vraie tension dramatique perce et, si j'ai choisi de ne pas évoquer d'autres personnages que Iryän, et Svern à un degré moindre, les autres protagonistes importants, même s'ils sont en retrait du sang-mêlé, sont également très intéressants et attachants.

J'ai aussi apprécié ce contraste très marqué entre les débuts plein de vivacité, de panache, et une évolution qui ne peut mener qu'en des situations très sombres. L'accent n'est pas mis sur l'univers, qui n'est pas développé en détails et conserve pas mal de mystères, mais vraiment sur l'action et sur le personnage d'Iryän.

Je ne doute pas un instant que les fans de Pierre Pevel apprécieront cette nouvelle trilogie. Ils y retrouveront tout ce qu'ils ont aimé dans ses précédents romans. Si vous n'avez encore jamais lu de livres de cet auteur, ce pourrait être une bonne manière de le découvrir. Cette trilogie est un divertissement efficace qui ne ménage pas le lecteur, le bouscule tout en l'entraînant.

lundi 16 mai 2016

"C'est une garce, cette ville".

Et quelle ville ! Tentaculaire, multiple, dangereuse et tellement fascinante... Un personnage à part entière, peut-être même le personnage principal, puisque, si on en croit un autre protagoniste, humain, celui-là, cette ville "nous pousse à la méfiance, nous dresse les uns contre les autres"... Oui, une ville impressionnante, dont on visite jusqu'à certains recoins les plus secrets au cours du roman dont nous allons parler. Mais, il ne faut pas limiter ce billet à cette ville, il faut tenir compte de celui qui a décidé de la défier, par honneur, par idéal, un garçon d'abord d'une naïveté touchante qui va, peu à peu, y apprendre la rouerie, sans jamais perdre son intégrité... "Port d'âmes", de Lionel Davoust (aux éditions Critic), est un roman envoûtant, où l'action, sans être absente, n'est pas dominante, relégué au second plan par différentes questions profonde, sur la relation au passé, les liens familiaux, le bien et le mal, évidemment... Avec, en filigrane, un adage bien connu qui aurait pu parfaitement être le titre de ce billet : "la fin justifie les moyens". Oui, c'est un roman machiavélique que nous avons là.



Rhuys ap Kaledan avait une vie toute tracée, celle de l'héritier d'une noble et influente famille du Rhovel. Mais, à 14 ans, il a assisté, impuissant, à l'écroulement de cette dynastie. La faute à la fièvre du jeu dévorant son oncle et à un père, Brevel, trop bon pour ne pas payer ses dettes, jusqu'à la ruine... La fortune familiale y est passé, entièrement.

A l'affût, l'ambitieux usurier Armitan Gheze vient récupérer la mise et prendre la main sur le domaine familial. Une seule issue pour les Kaledan : comme le veut la tradition rhovellienne, c'est la force de travail de l'héritier qui permettra de racheter la dette impossible à combler. Rhuys, pour qui la famille se place au-dessus de tout, accepte et quitte alors le giron familial.

Huit ans. Pendant huit ans, il va naviguer sur les mers d'Evanégyre, simple mousse d'abord, puis prenant de l'expérience au sein de son équipage. Huit ans d'exil, aussi. Mais, cette fois, c'est fini, et le jeune homme va retrouver son existence, la liberté. Pas à Rhovel, c'est impossible, désormais, mais dans cette ville portuaire dont le simple nom fait rêver : Aniagrad.

C'est là que son père, mort alors que Rhuys était en mer, lui a donné un ultime rendez-vous. Le moyen de pouvoir repartir du meilleur pied possible dans la vie. Et un contact, car les Rhovelliens sont désormais nombreux à vivre en exil à Aniagrad. Et, parmi eux, Edelcar Menziel, qui fut l'associé et l'homme de confiance de Brevel ap Kaledan.

Un homme qui, même loin du pays natal, continue d'avoir des projets et de mener une vie prospère. Le tout, grâce à des recherches qui, si elles aboutissaient, révolutionneraient la vie en Evanégyre. Au coeur de ce travail ultra-secret, une légende, dont Menziel et ses nouveaux partenaires sont persuadés qu'elle est une réalité, qu'on peut retrouver un usage perdu au point d'être devenu un mythe, sorti d'un imaginaire ancestral.

Et, en effet, ces avancées ont de quoi fasciner, même si elles sont encore loin du but. Et, pour y parvenir, il faut et il faudra pendant un certain temps encore beaucoup, beaucoup d'argent. Rhuys, qui ne pense plus qu'à redorer le blason des Kaledan et à redonner à sa famille son lustre et son influence d'antan, se lance aussi dans l'aventure...

Mais, rien n'est simple. Les nouveaux associés de Menziel ne lui inspirent pas tous confiance, loin de là. Quant à la ville d'Aniagrad, voilà qu'elle s'intéresse à lui, à travers un de ses Administrateurs, ces personnages qui paraissent diriger la cité, mais dont on comprend qu'ils sont au service d'une entité administrative quasiment vivante.

Rhuys, idéaliste, romantique, naïf, se jette à coeur perdu dans cette quête d'un renouveau du nom des Kaledan, dans cette ville qu'il méconnaît. Une ville qui a ses codes, ses règles, son fonctionnement propre, une ville qui a vite fait de vous dévorer si on ne se méfie pas... De fil en aiguille, le gentil, trop gentil Rhuys, va rapidement comprendre qu'il lui faut changer, s'endurcir... Et se méfier de tous.

Et puis, il y a une rencontre-clé. La première rencontres de Rhuys, en fait, à Aniagrad. Son nom ? Ah, appelons-la la Vendeuse, puisque c'est ainsi qu'on va la suivre un long moment. Une vendeuse d'un genre particulier, une pratique qu'on ne peut trouver qu'à Aniagrad, où tout se négocie, tout est disponible, pour peu qu'on y mette le prix...

Je ne vais pas en dire plus sur les pratiques de la Vendeuse, non, il vous faudra découvrir son activité, son rituel très particulier en lisant le roman. Mais, ce personnage va fasciner Rhuys. Le séduire, aussi, certainement, même si leur relation, à la fois commerciale et intime, est plus complexe qu'une relation sentimentale ordinaire.

Une relation qui va ouvrir de nouveaux horizons au jeune homme, d'une bien curieuse façon. Il y a quelque chose de poétique mais aussi de philosophique dans le lien que vont établir Rhuys et la Vendeuse, une quête d'un absolu très différente de celle qui anime au départ l'aristocrate déchu. Mais aussi, une dépendance presque inquiétante et une souffrance profonde...

Il est difficile d'entrer dans le coeur de cette relation. D'abord, parce que le lien lui-même est difficilement descriptible hors de son contexte. Et ensuite, parce qu'elle donne lieu à de belles pages qui sont le chemin de Damas de Rhuys, son ouverture à ce monde que, refermé sur sa colère et sa soif de justice et de revanche, il n'avait jamais su regarder vraiment...

Vous aurez noté que j'ai laissé dans l'ombre un autre élément, apparemment important de ce roman : la nature exacte des recherches scientifiques menées sous la houlette d'Eldecar Menziel. Là encore, c'est un élément que vous devrez découvrir, parce qu'il y a derrière cela une idée absolument géniale, je pèse mes mots, qui, à elle seule concentre la fin et les moyens de l'adage de Machiavel.

En clair, ces recherches peuvent aboutir à quelque chose d'absolument gigantesque, ce qui serait pour Evanégyre l'équivalent de notre révolution industrielle, mais sa contrepartie, elle, est bien moins reluisante... Le bien et le mal réunis dans un seul et même processus, et des questionnements puissants en découlent en termes d'éthique et de responsabilité...

"Port d'âmes", c'est sans cesse cela : des situations qui plongent les personnages dans des cas de conscience, mettent à l'épreuve leur intégrité, interrogent sur la sincérité des uns et des autres et sur leurs réelles ambitions et les réels enjeux de ce qui se passe à Aniagrad. Et, au milieu, un personnage qui doit renverser le rapport de force et reprendre les rênes de sa vie : Rhuys.

Il est intéressant, ce Rhuys. Quand je l'ai vu débarquer sur le quai d'Aniagrad, j'ai d'abord pensé qu'il était un personnage de Dumas : l'impulsivité du jeune d'Artagnan lorsqu'il arrive à Paris et les projets de vengeance d'Edmond Dantès. Et puis, non, il a bien l'idéalisme du Gascon, mais sa naïveté est un sérieux handicap. Quant au fond du roman lui-même, ce n'est pas cela.

Petit à petit, c'est un personnage plus balzacien que j'ai vu apparaître. On se dit qu'il y a du Rastignac chez ce garçon, mais, là encore, ça ne colle pas, il n'a pas le mauvais fond de cet arriviste forcené. Il serait plus proche d'un Lucien de Rubempré. Il est fascinant, parce que tout ce qu'il fait est marqué du sceau de la pureté, de l'intégrité, même lorsqu'il va mettre son grain de sel dans la vie d'Aniagrad.

En ces temps où le cynisme est de bon aloi, Rhuys dénote et détone, car sa morale est d'airain et il n'en dévie jamais, même lorsqu'il s'adonne à quelques coups tordus. Naïf, il l'a été, pur, il l'est et le restera certainement. Mais il n'est pas idiot, il sait bien que s'il n'accepte pas de jouer avec les mêmes règles que les autres, il ne s'en sortira pas. Et ces règles, elles sont toutes pipées.

J'ai dit plus haut qu'il y avait quelque chose de romantique dans le personnage de Rhuys ap Kaledan et, soudain, mon regard se porte sur la couverture de "Port d'âmes", signée François Baranger. Et le rapprochement se fait tout seul avec ce tableau qui est considéré comme une des oeuvres fondatrices du mouvement romantique : "le voyageur contemplant une mer de nuages", de Caspar Friedrich.


Là, vous le voyez, le truc qui m'a frappé ? Bien sûr, plus de mer de nuages, mais cette ville, dans une brume matinale, avec un personnage, face à elle, dans une position d'observateur, comme dans le tableau de Caspar Friedrich, mais aussi, je trouve, pour ce qui est de "Port d'âmes", dans une position de défi. Les deux personnages centraux tels deux boxeurs se défiant du regard avant le combat.

Un des thèmes de "Port d'âmes" qui m'a marqué, c'est la relation entre présent et passé. Rhuys est l'héritier du passé plein d'honneur et de titres de sa famille. Et il agit comme tel tout du long, fier de ces racines et souhaitant les renouer pour remettre sa famille déchue à la place qui n'aurait jamais dû cesser d'être la sienne.

Rien n'est aussi simple que cela, vous l'imaginez bien. Mais, Rhuys n'est pas le seul aux prises avec son passé. Tous les personnages de premier plan du roman sont confrontés à cette problématique, et la Vendeuse plus que tous les autres encore. Son passé, c'est son gagne-pain mais aussi ce qui la mine. Alors que Rhuys le revendique, la vendeuse cherche à se défaire de son passé, comme d'une mue.

Mais, Aniagrad aussi connaît ce lien avec son passé. Désolé de ne pas entrer dans le détail de cette dimension-là, elle nous emmènerait trop loin dans le roman. A vous de plonger dans le dédale de cette ville, de l'arpenter dans le sillage de Rhuys et vous comprendrez à quel point ce passé est important et à quel point il est aussi ce qui fait d'Aniagrad un personnage, une entité presque vivante.

Avec "Port d'âmes", Lionel Davoust prolonge le voyage dans son univers de fantasy, Evanégyre, auquel il a déjà consacré nombre de nouvelles (dont celles qui composent "la Route de la Conquête") mais aussi son premier roman, "la Volonté du Dragon". Et, là encore, on comprend, même si c'est plus fugace, que cet univers est lui aussi confronté à son passé, à travers ce mythe qu'on cherche à faire devenir réalité.

Peut-être moins épique que ses précédents romans, moins porté sur l'action, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en a pas, ce nouveau voyage en terre d'Evanégyre joue sur la profondeur de son récit et de ses personnages. Mais on retrouve la patte Davoust et on se laisse entraîner au coeur de cette cité qui pulse comme un gigantesque coeur... A moins qu'il ne s'agisse d'un cerveau...

La quête initiatique de Rhuys dans cette ville est tout à fait original, car il n'entre dans aucun des archétypes classiques de la fantasy : ni guerrier, ni mage, ni voleur, ni assassin, ni roi, ni mendiant... Que sais-je encore ? Non, il est unique, il est Rhuys et son accomplissement ne passe pas par la gloire, la vengeance ou le pouvoir.

Il passe par autre chose, là encore, motus et bouche cousue, mais difficile, une fois la dernière page de ce roman lue, de ne pas se dire qu'il doit y avoir pas mal de Lionel Davoust dans ce Rhuys et dans ce après quoi il court véritablement, loin d'un nom à particule et d'un blason, finalement assez superficiels : un absolu, qu'il trouvera à exprimer à sa façon...

samedi 14 mai 2016

"Que m'as-tu fait ? Pourquoi n'ai-je aucun souvenir de ce qui s'est passé dans les premiers moments qui ont suivi l'attentat ?"

En pleine préparation des Imaginales, je multiplie les lectures et je me fais un peu plus rare sur le blog, mille excuses. Cette préparation m'amène aussi à lire plus de romans jeunesse qu'à l'habitude, et en voilà un nouvel exemple, avec le nouveau livre d'une romancière belge qui monte, qui monte, Cindy Van Wilder. Après "les Outrepasseurs", trilogie de fantasy urbaine très remarquée, elle a décidé de se tourner vers un autre genre de l'imaginaire : la science-fiction, avec un roman d'anticipation. Le résultat, c'est "Memorex", publié récemment dans la collection Eléctrogène des éditions Gulf Stream. Un thriller qui repose en grande partie sur le thème classique du savant fou, mais mené avec pas mal d'habileté et un mystère très bien alimenté et entretenu pour surprendre ses lecteurs. Sans oublier une bonne dose d'émotions, qui ne devraient pas laisser indifférents les jeunes lecteurs qui l'auront en main.



Réha s'apprête à rentrer dans sa famille pour le traditionnelle congé de Thanksgiving. L'adolescente est scolarisée dans un établissement privé très chic, Mansflield Academy, où elle vit la vie d'une jeune fille de son âge, aux côtés de sa meilleure amie Ilse. Complicité, rivalité, premiers émois amoureux, rien ne distingue Réha des autres élèves.

Pourtant, un an plus tôt, quelques jours avant Noël 2021, elle a vécu un drame effroyable dont elle peine à se remettre. Sa mère est morte lors d'un attentat meurtrier qui a visé la galerie d'art que finançait sa fondation. Près de 70 personnes ont trouvé la mort dans cet acte sordide, auquel Réha et Aïki, son frère jumeau, ont survécu presque miraculeusement.

Des jumeaux qui ont toujours été très proches l'un de l'autre, au point de se faire tatouer une étoile sur le poignet, sceau d'une alliance indélébile. Malgré les événements, rien n'a changé entre eux, mais les événements dramatiques de l'année précédente restent un sujet presque tabou. Il faut dire que Réha, terriblement choquée, n'en garde que très peu de souvenirs clairs.

Cette fête sera l'occasion pour les deux ados de retrouver leur père, un fameux scientifique, créateur de la prospère société Memorex, qui ne quitte plus Star Island, l'île privé qu'il a achetée en Polynésie. Un père qui n'a jamais semblé plus lointain que depuis la disparition de son épouse, perdu dans ses projets scientifiques, scrupuleusement gardés secrets...

Et, lorsque Réha découvre que la pire chipie de Mansfield va les accompagner, voilà qui ajoute un peu plus à son agacement et à son désarroi. Il ne manquait plus que ça : Holly, celle qu'elle surnomme avec mépris "Petite Miss Parfaite", est en fait la petite amie de son frère ! Il faudra faire avec, mais la traditionnelle dinde risque d'avoir vraiment un goût bizarre, cette année...

Et pour être bizarre, ce Thanksgiving va être bizarre... Un accueil paternel aussi froid que le fond de l'air polynésien est doux, l'irruption surprise de Mag, la tante des jumeaux, des questions qui suscitent doute et réflexion dans l'esprit de Réha... Et, cerise sur la tarte au potiron, une attaque en règle de l'île par de mystérieux assaillants...

Voilà les jumeaux, leur père et oncle Mike, le mentor du scientifique, retranchés dans une "safety room", avec peu d'espoir de sortir de là sans accéder aux demandes de ceux qui s'en prennent à eux. A Réha de faire son possible pour essayer de se sortir de ce mauvais pas, avec l'aide d'Holly, qu'elle apprend à mieux connaître.

"Memorex" a tout d'un roman d'anticipation : les chapitres courts qui se succèdent en distillant au compte-gouttes les informations, les flash-back qui nous ramènent aux événements tragiques de l'année précédente, mais pas uniquement, les rebondissements et les scènes d'action... On ne s'ennuie pas une seconde dans cette lecture.

Bon, vous me connaissez, je ne suis pas un grand fan de littérature jeunesse, c'est ainsi. Et, encore une fois, pour le lecteur que je suis, ce roman est "un peu trop" jeunesse, si je puis parler ainsi. Je ne suis pas le coeur de cible, donc, pas de panique, et cela ne m'a pas empêché de dévorer ce roman qui, il faut le dire, ménage pas mal de surprises.

Mais de quoi est-il exactement question ? L'intrigue repose sur des éléments très simples, mais bien agencés pour brouiller les pistes que pourrait suivre le lecteur. Difficile de vous en dire beaucoup, car on pourrait rapidement tomber dans des révélations qui pourraient me valoir quelques reproches, alors restons prudents.

Vous allez me dire, avec un titre comme "Memorex" et la citation initiale du billet qui parle de souvenirs, on voit bien où on veut en venir, ah, ah, tu ne nous auras pas ! C'est vrai, je m'incline, mais c'était tout de même difficile de ne pas du tout donner le titre du livre dans le billet. Quant au reste, c'est vrai que Réha, qui est la narratrice de la trame centrale, s'interroge sur les événements récents...

Ne vous inquiétez pourtant pas, car vous verrez que ces questions-là vont bien plus loin que cela et ce que je vous ai dévoilé pour le moment, en tout cas, je le pense, laisse dans l'ombre la majeure partie de l'intrigue et du suspense. A vous de voir, maintenant, à vous de suivre Réha dans ses investigations, qui concernent autant les événements qu'elle-même.

En nous emmenant sur une île, auprès d'un scientifique dont les découvertes sont entourées de secrets et de mystères, Cindy Van Wilder semble nous diriger vers le Docteur Moreau et ses folles expériences, chères à H.G. Wells. Longtemps, je suis parti dans cette direction, et puis, peu à peu, si l'idée d'un savant fou est restée, son portrait a changé...

Et, comme ce roman est décidément un nid de fausses pistes et de jeux de miroirs déformants, un peu comme ces images qui changent en fonction du point de vue sous lequel on les regarde, là encore, ce thème, grand classique des littératures de l'imaginaire et de leurs dérivés (cinémas, télé, etc.), est abordé de façon maligne.

Oui, j'ai bien aimé ce jeu de faux semblants, mis en scène de façon efficace par l'auteur, et qui réserve son lot de surprises. Bon, Cindy Van Wilder utilise bien quelques ficelles, sans doute, mais elles sont au service d'une intrigue qui ne laisse pas de répit jusqu'à la fin. Sans oublier pas les émotions qui ne vont cesser de se renforcer au fil des chapitres.

J'aimerais beaucoup vous parler de ce roman en profondeur, mais je ne le peux pas, car il nous faudrait en dire bien trop. Reste les thématiques plus larges, et le fameux "science sans conscience n'est que ruine de l'âme", vous connaissez la formule rabelaisienne... Oui, "Memorex" évoque la question de ces recherches scientifiques et de l'éthique qu'elles transgressent parfois.

Sur cet aspect aussi, je trouve que Cindy Van Wilder mène sa réflexion avec adresse, car elle parvient à l'aborder sous différents angles (oui, c'est un peu le leitmotiv de ce billet, les différents angles), en posant des problématiques et des enjeux qui s'opposent et se confrontent, des questions morales, bien sûr, mais pas uniquement, et cela donne de la force au propos, lorsqu'on a tous les éléments en main.

J'ai évoqué l'influence de Wells, je pourrais en évoquer une autre, celle d'un autre très grand classique du genre, d'ailleurs cité dans le cours de "Memorex", mais cela en dirait trop. Pourtant, les questions qu'aborde l'auteure dans ce roman sont bien plus contemporaines encore, avec, au coeur de tout cela, des sujets qu'il est intéressant de soumettre à un jeune public, je trouve.

D'autres citations auraient fait des titres bien meilleurs pour ce billet, mais on tombait dans le spoiler et, même moi, je ne pouvais décemment les utiliser. Elles frapperont sans doute les esprits des lecteurs comme je l'ai été, amenant quelques réflexions qui sont passionnantes, quel que soit son âge, même aussi vénérable que le mien.

Avec l'idéalisme et le rêve qui viennent se heurter à la réalité des faits et aux valeurs de nos sociétés. Et puis, parce qu'on le sait bien, l'enfer est pavé de bonnes intentions... Sans doute la science est-elle le domaine humain où toute découverte, aussi bénéfique puisse-t-elle être de prime abord, peut aussi être rapidement dévoyée pour devenir quelque chose de bien moins engageant.

Reste les thématiques humaines, dont Réha est le centre. La fraternité, avec Aïki, renforcée par leur gémellité. Le lien est fort, il tient une place importante dans cette intrigue. Mais aussi l'amitié et la complicité entre Réha et Holly, rivales au départ, unies par la force des événements et qui vont sérieusement revoir leurs sentiments l'une vis-à-vis de l'autre...

Sans oublier, évidemment, le lien aux parents, qui, forcément, va parler aux jeunes lecteurs. Réha à qui manque terriblement sa mère, dans une période de la vie cruciale, mais aussi ce père présent sans l'être, distant, perdu dans son monde expérimental, incapable de se montrer chaleureux alors qu'ils en auraient tous vraiment besoin, étant donné les circonstances.

Réha est une battante, une jeune fille pleine de courage et de ressources, mais aussi un personnage en souffrance, aux prises avec des événements qui la dépassent. Elle en devient très touchante, et plus encore lorsque la vérité va éclater. Le genre de personnage idéal auquel le lectrice et, même le lecteur, ne manqueront pas de s'identifier.

lundi 9 mai 2016

"Les damnés de l'Outre-Songe"...

Le billet sur "Dévoreur".
- Le billet sur le tome 1 du "Sentier des Astres".

Nous allons parler ce soir d'une des sorties les plus attendues de ce printemps, dans le domaine de l'imaginaire. Pour "Manesh", premier tome de son "Sentier des Astres", Stefan Platteau avait reçu l'an passé le Prix Imaginales. Puis, pour nous faire patienter, mais aussi pour nous emmener sur d'autres pistes, il nous avait proposé "Dévoreur", un conte dont l'action se déroule avant l'expédition qui sert de trame au "Sentier des Astres". Et voici donc, enfin, le tome 2 tant désiré, "Shakti" (publié aux Moutons Electriques), car l'auteur avait laissé ses personnages dans une situation bien précaire à la fin du premier volet, il était tant de les tirer de là... Ou pas. En tout cas, de reprendre le fil d'un récit central qui faisait contrepoint avec le récit de Manesh. Le voile est tombé à son sujet, c'est un autre personnage qui va prendre le relais, dans cette suite, avec une nouvelle histoire pleine de bruit, de fureur, mais aussi de merveilleux... Et le fleuve, qui était l'un des personnages à part entière de "Manesh" laisse sa place à un autre paysage, qui rejoint le casting, si je puis dire.



L'expédition chargé de remonter le majestueux fleuve Framar sur les traces du légendaire Roi-Diseur est en pleine débandade. Seuls neuf des passagers des deux gabarres la composant ont survécu et ils sont désormais coincés dans une grotte, où ils ont trouvé un abri en catastrophe. Mais, leurs poursuivants sont toujours à l'extérieur, inquiétants, menaçants...

Les Enfants de l'Hermine rôdent et rongent leur frein, attendant le moment propice pour les déloger. Et puis, ponctuellement, on aperçoit la lumière d'un géant solaire, sans doute venu à la rescousse pour Manesh. Une situation qui, sous l'impulsion du barde Fintan, va sauver la vie au Bâtard, que les autres guerriers voudraient exécuter sans autre forme de procès après ce qu'ils ont appris à son sujet.

Mais, s'il peut communiquer avec les géants solaires, pourquoi ne pourrait-il pas les aider à se sortir de ce mauvais pas ? Il pourrait tout aussi bien les trahir et les jeter dans la gueule d'un loup pour en éviter un autre, mais au point où en sont Fintan et ses camarades, pourquoi ne pas jouer tous les atouts qu'ils ont à disposition ?

Conscients qu'ils vont devoir trouver le moyen de quitter cette grotte avant qu'elle devienne leur tombeau, Fintan et ses amis tentent une première sortie. Objectif : retourner au bateau et retrouver le sceau des Luari, symbole de l'autorité dont Rana était dépositaire et qu'il ne portait pas quand il est mort... Fintant refuse de le laisser aux mains des ennemis.

Une expédition dangereuse, que le barde va mener à bien, accompagné de Nadrach, l'expérimenté, et du jeune et impétueux Cwail. Et qui va lui permettre de faire une découverte effrayante : la preuve qu'on a empoisonné Rana. Qui peut l'avoir tué, sinon l'un des survivants ? Manesh n'aurait pas pu, il y a donc un autre traître au sein du groupe...

La menace grandissant, les neuf survivants, parmi lesquels la Courtisane et sa fille, réussissent à fuir la grotte. Ils s'enfoncent alors dans les épaisses forêts du Vyanthryr, avec leurs ennemis à leurs trousses. Les fuyards veulent s'éloigner du fleuve et pensent que, sous les arbres, ils seront plus à l'abri. Mais, il faudra sans doute combattre.

Cette forêt magnifique, luxuriante, va devenir non seulement le cadre de ce deuxième tome mais un véritable acteur de cette histoire. De par sa végétation, c'est presque un pléonasme, mais aussi de par les créatures qui la peuplent. Je ne vais pas en dire plus, mais Fintan et les autres vont trouver un refuge assez inattendu, dans un lieu absolument magnifique, et vont y faire des rencontres décisives.

C'est là qu'un nouveau personnage va se lancer dans le récit de sa vie, comme le fit Manesh dans le premier tome. Et ce personnage, c'est Shakti, vous l'aurez compris, puisque c'est le titre du livre (quelle perspicacité !). Oui, mais c'est qui, Shakti ? Mais c'est la Courtisane, voyons ! Ce personnage incongru dont seul le défunt Rana semblait connaître les raisons de la présence à bord.

Le reste des équipages s'est posé bien des questions à son sujet, en grande partie à cause de ce mot plein d'ambiguïté, courtisane, mais aussi parce qu'une mère et sa fille au sein d'une expédition guerrière, cela avait de quoi surprendre. Au coin du feu, au fond de cette forêt millénaire, Shakti va revenir aux origines...

J'ai survolé la première partie du roman, vraiment. Il s'y passe beaucoup de choses, le rythme un peu lancinant, dicté par le fleuve, du premier tome n'est plus, on repart sur les chapeaux de roues, jusqu'à ce refuge inespéré qui va accueillir Fintant, Shakti, sa fille et les autres guerriers qui, vous le verrez, auront bien besoin de cette halte.

De même, je ne vais pas évoquer le contenu du récit de Shakti, à vous de découvrir comment cette jeune mère s'est retrouvée au milieu de ces garçons plus portés vers la guerre que vers les courbettes et l'étiquette auxquelles a dû être habituée la jeune femme. Mais nous allons parler contexte, décors, mythologies... En espérant ne pas trop raconter de bêtises.

A propos de Manesh, nous avions évoqué un univers très original, mêlant des sources d'inspiration venant d'Inde mais aussi de l'Europe du Nord. On va, avec ce deuxième tome, compléter cette palette déjà large et approfondir certaines composantes. Avec un dénominateur commun évident : la forêt, ou plus exactement, les forêts, car le récit de Shakti nous emmène dans une toute autre région.

Le Vyanthryr, qui pouvait faire songer aux jungles de l'Asie du Sud-Est, avec la vision très "Apocalypse now" de ces gabarres le remontant, prends dans ce deuxième tome des allures d'Amazonie. Fintan et les autres plongent dans l'inconnu et ce mystère va croître encore, au gré des découvertes et des rencontres.

Les Teules, ce peuple étonnant qui habite en son coeur, avec ses traditions enchanteresses et ses savoirs dépaysants, a tout de ces peuples oubliés, souvent redécouverts et, hélas, déracinés par ceux qui veulent exploiter ce poumon végétal dans lequel ils vivent en symbiose. Je m'écarte, et en même temps, je crois bien décrire la situation de cette civilisation que Stefan Platteau nous présente.

Le déracinement, il n'en est pas question pour le moment, mais difficile de se dire que, si ceux qui poursuivent Fintan et les rescapés de son équipage arrivaient jusque-là, la sécurité des Teules seraient garantie. En revanche, la symbiose avec la nature, elle, est bien là et je dois dire que le décor, absolument somptueux, de ce deuxième tome est aussi source de bien des questionnements.

Stefan Platteau nous offre une symphonie de couleurs, un vert émeraude, les nuances de bleu (de bleu, j'ai dit !) des mousses, le clair-obscur sous l'épais feuillage, tout cela, je l'ai vu, comme si j'y étais. J'ai ressenti la chaleur des feux, mais aussi la fraîcheur et l'humidité des lieux lorsque le soir tombe. Tout cela, porté par l'écriture tellement riche et visuelle de l'auteur.

Et puis, on change complètement de décor avec Shakti. Le blanc devient subitement dominant, le blanc d'un hiver rude, qui s'est abattu sur d'autres forêts. Je m'y suis senti moins à l'aise, dans ces forêts-là, qui m'ont paru plus menaçantes. Sans doute parce qu'on n'y croise pas vraiment d'équivalents aux Teules, mais des créatures bien différentes.

Shakti est originaire d'une île qui m'a fait penser au Groenland. J'espère ne pas dire n'importe quoi, un crochet sur une autre île, volcanique, celle-là, rappelant l'Islande, tend à conforter mon idée. En tout cas, c'est bien dans cette direction, nordique mais pas forcément scandinave, que nous entraîne l'histoire de la Courtisane.

Là encore, on découvre un peuple autochtone. Enfin, peuple, c'est peut-être vite dit, tant Shakti a grandi dans un coin perdu, isolé et peu dense. Mais, l'important est ailleurs, car si l'humain n'est pas omniprésent, il est là encore au contact de la nature et de ses habitants, dans une relation fondamentale, réciproque et équilibrée.

Allez, je poursuis mes hypothèses, je dirais que le peuple auquel appartient Shakti rappelle beaucoup ceux que nous appelons les Lapons (oui, je sais que le terme est péjoratif, mais j'essaye d'être clair). Et, de ce fait, tout ce qui entoure la jeunesse de Shakti relève de ces mythologies riches et vivantes. Dans ce récit, comme dans celui de Manesh, l'extraordinaire est au rendez-vous.

L'existence de Manesh était mouvementée dès sa naissance, un bâtard, méprisé par sa famille, portant un lourd secret et la douleur de ses véritables origines. Le parcours de Shakti est bien différent. Tout le contraire, en fait, de celui du garçon. C'est celui d'une faute, d'une déchéance inattendue, d'un exil... D'une douleur toujours présente et profonde.

Et, pour le lecteur que je suis, la magie a une nouvelle fois opéré. J'aime l'écriture de Stefan Platteau, je me laisse porter par elle et je suis transporté dans ces mondes si différents de celui dans lequel je vis. Je me prends au jeu des mystères qui entourent ces récits croisés, loin d'être tous élucidés, évidemment, et le suspense qui entoure le sort incertain de l'expédition initiale.

A noter que, pour la première fois, sauf erreur de ma part, on croise au cours de ce deuxième tome l'expression "sentiers des astres", titre du cycle. C'est fugace, rapide, sans précision particulière, pour le moment, mais cette mention suffit à renforcer un peu plus l'atmosphère énigmatique et presque inquiétante qui préside à un voyage d'ores et déjà proche du fiasco.

L'art de Stefan Platteau est de lever le coin du voile sur les personnages qui composent cette improbable assemblée, sans tout nous révéler à leur sujet. Ainsi, si l'on cerne mieux Manesh, il conserve encore bien des secrets. Et, de la même façon, le récit de Shakti ne nous dit pas tout d'elle, ni des raisons qui l'ont amenée sur une gabarre voguant sur le Framar...

Mention spéciale pour le passage sur le passé du Brun de Dhuan, un des survivants du groupe mené par Fintan. Sa jeunesse turbulente au sein des couleuvriniers a connu un léger contretemps, bien involontaire, et le récit de cette grosse année mais surtout le pétage de plomb mémorable qui y mit fin, vaut la lecture. Un moment de détente bienvenue dans un récit globalement assez sombre.

Impossible, à ce stade, de savoir ce que vont devenir les protagonistes, bien loin de leur route initiale et sans visibilité véritable quant à leur avenir. Il reste bien des révélations à découvrir, bien des dangers à braver, sans doute quelques trahisons à déjouer, mais je suis déjà impatient de retrouver l'univers tellement riche et puissant que met en place Stefan Platteau.

Son travail est exigeant, il demande du lecteur une participation de tous les instants. On n'est pas dans la trépidation d'un thriller, non, on se retrouve face à un barde, un troubadour, le soir, au coin du feu, à la veillée et c'est ce récit qui doit nous emporter, au rythme des aventures des uns et des autres. Une geste épique aux accents de saga nordiques que je trouve, pour ma part, très envoûtante.

dimanche 8 mai 2016

"Le trajet le plus long est souvent le plus court chemin qui mène à la victoire".

Il était une fois une galaxie, pas notre petite galaxie, mais une autre, fort, fort lointaine, mais non, pas celle là non plus, un coin de cet espace infini où il pourrait se passer tant de choses. Comme des quêtes qui font une trame parfaite pour des space operas. C'est un genre dans lequel excelle notre auteur du jour, à qui l'on doit le fameux cycle de Lanmeur. Mais Christian Léourier, puisqu'il s'agit de lui, nous emmène avec son nouveau roman dans une autre partie de l'espace, à la recherche d'une forme d'idéal mythique : "Sitrinjêta" (disponible en grand format aux éditions Critic). Un récit digne des épopées antiques où le personnage central devrait accéder au statut de héros même si son destin ne repose pas entre ses mains... Mais une quête fascinante, car elle va bien plus loin que le simple roman que nous avons devant nous et nous offre une allégorie de la création artistique...



Hénar Log Korson est un vieux de la vieille des voyages spatiaux, un Solarien qui n'a pas froid aux yeux. Au fil des années, il a multiplié les voyages commerciaux, accompagné par son fidèle second, Svaun. Mais, voilà qu'il a décidé de voler pour son propre compte, de remplir une mission qui lui tient à coeur et qu'il garde au fond de son esprit depuis sa jeunesse.

Mais, pour cela, il lui faut un vaisseau, car l'entreprise devrait le mener très loin. Alors, il fait jouer ses contacts. Pas les plus sympathiques, pas les plus fréquentables, mais quelqu'un de fiable : Skāatin, membre d'un peuple molluscoïde, qui vend tout ce qu'on lui demande, mais en suivant ses propres conditions, ses propres règles.

Hénar est prêt à tout pour se lancer dans l'aventure qu'il a en tête, y compris à se plier aux petits jeux stupides et dangereux de Skāatin et à accepter les clauses du contrat qu'il lui soumettra. A la clé, le Snekkja, qui serait parfait pour ce qu'escompte faire le pilote, mais il lui faudra accepter un équipage dont il se serait volontiers passé.

La confiance qu'il a en Svaun est totale, mais le capitaine estime qu'il aura besoin d'un équipage pour cette mission. Une dizaine de gaillards qu'il va devoir emmener avec lui dans une quête qui nécessite le secret. Lui seul connaît le but de ce voyage qu'il présente comme une affaire commerciale et il n'entend pas partager cette information avec quiconque avant d'être en vue de l'objectif.

Hénar demande autre chose à son interlocuteur. Un objet, que Skāatin a dans ses stocks. Un objet mystérieux qui nous est présenté sous le nom de "mastaba" et dont la fonction, tout comme le projet du capitaine, va rester un moment secrète. Seules informations à son sujet : il ne s'agit pas d'un objet anodin, il ne faut pas s'en approcher de trop près sous peine d'avoir de mauvaises surprises.

Le mastaba sera donc rangé dans un lieu confiné du Snekkja avec interdiction aux membres de son équipage de se rendre dans cette pièce. A bon entendeur, salut, et tant pis pour les curieux. Reste à trouver l'accord commercial entre les parties, pour finaliser l'échange. Il y a marchandage entre Hénar et Skāatin, et le "poulpe" propose alors un geste commercial à son client, un cadeau, dit-il même...

Et pas n'importe quel cadeau, puisqu'il s'agit... d'une femme. La proposition a de quoi surprendre, dans le fond comme dans la forme. Présenter une femme comme un cadeau est un peu déplacé, mais cela s'explique peut-être par le fait qu'on ne peut trafiquer les humanoïdes, les règles galactiques l'interdisent clairement...

Hénar n'est pas en position de force, refuser offenserait son partenaire commercial et, comme celui-ci ne lui inspire ni admiration, ni confiance excessive, il serait trop risqué de le fâcher. Y a-t-il anguille sous roche ? Le Solarien le redoute, bien sûr, tout cela semble trop simple pour être honnête, mais allez, il doit jouer avec des règles qui ne sont pas les siennes, le femme embarquera sur le Snekkja...

Désormais, le vol le plus important de la vie de Hénar peut débuter. Un vol qui ne sera pas simple, le Solarien le sait, car les régions à traverser ne sont pas toutes en paix. Il faudra être prudent, savoir louvoyer, peut-être se défendre, aussi. Et espérer que son objectif, contrairement à ce que croient la majorité des vivants, toutes espèces confondues, n'est pas un mythe...

Ce que recherche Hénar, c'est donc ce qu'on appelle Sitrinjêta. Cela, je peux vous le dire. Pour le reste, il faut rester plus que discret sur le but véritable après lequel court Hénar. Parce que c'est évidemment un des enjeux du roman, ensuite, parce que cela implique de nombreux éléments, présents et passés, qui vont jalonner le voyage du Snekkja et de ses passagers.

De la même façon, je n'évoquerai pas ou très peu le mastaba, ce chargement très spécial que Hénar a réclamé à Skāatan en même temps que le vaisseau et l'équipage, ainsi que cette mystérieuse présence féminine qui, elle, lui a été imposée. Cette dernière, vous la découvrirez par vous-même, avec toutes les questions qui se posent à son sujet.

Un voyage qui, comme prévu, n'aura rien d'un long fleuve tranquille. Il va falloir affronter les éléments extérieurs que pouvaient craindre Hénar et Svaun, mais ce ne sera pas tout. D'autres rebondissements vont se produire, d'autres obstacles vont se dresser sur le parcours de Hénar, qu'il lui faudra gérer, envers et contre tout...

Christian Léourier nous entraîne dans un univers qui est un peu l' "anti-Star Trek", si je puis m'exprimer ainsi. Dans la célèbre série et ses dérivés, civilisations et espèces se sont unies pour le meilleur, en particulier la paix. Dans "Sitrinjêta", ce n'est pas le cas, il y a bien des tentatives d'alliances et de fédérations, mais l'on comprend vite que c'est un peu un leurre...

Dans ces rassemblements, il y a toujours un dominant qui camoufle des ambitions impérialistes sous une volonté affichée de répandre la paix dans l'univers. Cela ne vous rappelle rien ? En découle, une instabilité permanente, des conflits qui dégénèrent rapidement, des puissances qui imposent leurs lois et leurs visions de l'univers.

Difficile de résister à l'envie de repérer à travers quelques détails donnés au fil des pages, des situations géopolitiques qui nous renvoient à des événements bien plus contemporains. Mais, indépendamment, cela donne aussi un univers complexe et dangereux, dans lequel chaque jour propose de nouveaux problèmes.

Il vient une autre comparaison en tête : celle d'un voyage à l'antique, une odyssée homérique dans ce futur lointain, dans cet espace infini. Des peuples, des cultures, mais aussi des créatures et des puissances qu'il faut ménager pour pouvoir avancer. Et, au milieu de tout cela, une espèce d'Ulysse, intègre, idéaliste, rêveur, même : Hénar et son objectif fou.

Petit à petit, alors que l'on voyait Hénar sûr de lui, certain du projet qu'il a soigneusement élaboré, détenteur respectueux du secret qu'il s'est imposé, bref, maître de son destin, on commence à se dire que les choses sont plus compliqués. Filons encore la métaphore mythologique et antique, car, à mes yeux, Hénar est un héros de tragédie.

Sa quête, on devine qu'elle est aussi un accomplissement. Individuel, mais peut-être pas seulement. Sitrinjêta est un mythe de cet univers et l'on peut y voir aussi bien quelque chose de tangible, de matériel, qu'une entité plus conceptuelle. Pour Hénar, c'est un rêve, mais ce rêve, c'est peut-être bien plus que cela. Le bonheur ? Oui, on pourrait l'appeler ainsi... Mais, j'y vois, moi, lecteur lambda, une utopie.

Oui, je m'aventure assez loin, là, je vous livre une vision très personnelle de ce roman, je ne garantis absolument pas sa justesse ou qu'elle colle parfaitement à la vision de l'auteur de son livre... Mais, c'est mon sentiment profond, avec cette dernière partie dans laquelle Hénar se retrouve au coeur d'un tourbillon qu'il a contribué à créer, mais dont il ne maîtrise rien...

Vous noterez que jusqu'ici, il n'a pas été question du tout de divinité, de dieu, encore moins de transcendance. Or, cette notion existe dans "Sitrinjêta". Elle apparaît et devient un des éléments importants du dénouement et du parcours de Hénar. Avec un regard assez passionnant sur cette question précise, presque une prise de contre-pied, comme si le Solarien voulait rester un antihéros.

Hénar, que l'on peut trouver dur, pas forcément très sympathique, ce qui peut d'abord être un signe de détermination, est avant tout un individu. Sa quête, il se lance dedans pour lui, avant tout, et compte en récolter les fruits. Il est égocentrique, notre brave Solarien, et se retrouve d'un seul coup face à une alternative collective...

Ce n'est pas qu'il ne veut pas de ce qui se cache derrière sa découverte, ce qu'il rejette, c'est ce rôle qu'on veut lui imposer. Son rêve personnel, son accomplissement, ce n'est pas cela, ce n'est pas ce qu'on veut lui faire endosser. La confrontation entre ces deux projets portés par un individu et une autre entité, de deux visions de l'existence, est l'enjeu majeur de ce roman.

Je ne voudrais pas achever ce billet sans parler d'un élément important de l'histoire : l'art. Et une notion qui est son corollaire, un peu ringardisée de nos jours, je trouve : le Beau. Là encore, difficile de trop remettre tout cela dans le contexte du roman, faites-moi confiance. Si le raisonnement qui suivra est uniquement de mon fait, ces éléments, je ne les invente pas, ils apparaissent tels quels.

Il y a une dimension esthétique avérée dans "Sitrinjêta". Dire qu'on s'attend à la retrouver, ce serait mentir. Mais, elle s'accorde bien à l'idée de rêve que nourrit Hénar, l'idée de quelque chose de grand, d'extraordinaire. De mythique ! Ce rêve n'est pourtant pas dénué d'intérêt (entendez : d'intérêt matériel), car Hénar évolue dans le commerce de longue date et cela influe aussi sur ses attentes.

Voilà, et j'en reviens à "mes idées à moi que j'ai" à la lecture de ce roman. J'y vois, en entremêlant les deux dimensions évoquées ci-dessus, naître une allégorie de l'artiste que pourrait incarner Hénar, entre le créateur qui suit son rêve, cherchant à en vivre, certes, parce qu'il le faut bien, mais dans une optique personnelle, presque égoïste et un statut qui dépasse ce cadre largement.

Un statut de star ? D'inspirateur ? De modèle ? Je ne sais pas comment appeler cela, mais en tout cas, la place qu'on veut bien donner à l'artiste. Je vais peut-être un peu loin, je n'en sais rien, on parle souvent de ressenti, concernant les billets de blog, dans le cas présent, c'est tout à fait cela. Cette vision n'est en rien une vérité, mais que vous la partagiez ou non, si vous avez lu ce livre, réagissez, je vous en prie !

Le space opera n'est pas un genre que je connais particulièrement, j'ai un peu de mal à me repérer dans l'espace et, en plus, on ne m'y entend pas crier... Hum, désolé... Sans doute, des lecteurs plus avertis, plus aguerris que moi dans le domaine y verront bien d'autres choses, mais ce côté épopée à l'antique transposée dans un futur et un univers lointains m'a intéressé d'un bout à l'autre.

jeudi 5 mai 2016

"Quelle merde, la fin du monde..."

J'aurais tout aussi bien pu choisir une autre phrase comme titre, du genre : "C'est un putain de conte de fées, cette histoire de zombies", mais à la fin, il n'y a pas trop de mariages, pas beaucoup d'enfants et on ne peut pas dire que les personnages soient particulièrement heureux, alors, restons-en à cette merde qu'est la fin du monde, ça colle mieux. Après une véritable histoire de fées, bon, un peu, beaucoup, à la folie déjantée, Karim Berrouka revient avec un roman apocalyptique de derrière les fagots, "le club des punks contre l'apocalypse zombie", qui vient de sortir aux éditions ActuSF. Et à ceux qui pourraient se dire que tout est dans le titre, je peux vous assurer que non, ce roman catastrophe sous... toutes sortes de substances, est un concentré de folie furieuse, de musique, punk, évidemment, mais pas seulement, de baston, de tripailles et de rêves anarchistes... La Révolution n'est pas un dîner de gala, mais le Grand Soir, lui, pourrait bien ressembler à une invasion de zombies affamés de chair fraîche...



C'est presque l'été, les jours rallongent, les nuits raccourcissent, mais peu importe, au 25, rue des Cataractes, à Paris, il n'y a pas d'heure pour la défonce et la musique qui fait saigner les oreilles à fond les ballons. A cette adresse, depuis un bail, se tient un squat tenu par "le Collectif du 25", une bande de punks très, très... euh, punks.

Il y a là Kropotkine, le théoricien de la bande, toujours prêt pour un long discours sur la philosophie anarchiste ; Eva, jeune femme que d'aucuns auraient l'audace de surnommer "Miss Antitout", pour souligner sa capacité d'engagement ; Mange-Poubelle, ainsi surnommé parce qu'il est freegan et un as de la récup' et qu'il a donc souvent le nez dans les ordures des autres. Et aussi parce qu'il n'est pas très copain avec le savon...

Il y a aussi Deuspi et Fonsdé, dont les surnoms résument assez parfaitement le mode de vie. Un état proche de l'Ohio qui fait qu'ils sont régulièrement à l'origine de grosses bêtises, et je suis poli, mais aussi qu'ils se moquent un peu des théories de Kropotkine. Leur vision de l'anarchie est moins organisée que celle de leur ami ; elle est plus... anarchique.

Manquent à l'appel, ce jour-là, Glandouille et Pustule, les deux punks à chien de la bande. L'été est là, ils ont donc opéré leur traditionnelle migration vers le sud, où la misère est moins pénible au soleil mais les oboles des touristes aussi peu généreux qu'à la capitale, accompagnés de leurs trois clébards, dont ils ne se séparent jamais.

Ce fameux jour, ce jour fatidique, la nuit a été agitée, provoquant l'ire d'Eva, qui aurait bien voulu pioncer. Pourtant, Deuspi et Fonsdé ne se souviennent pas avoir fait tant de bruit que ça, mais la mémoire de camés... Au réveil, toutefois, il devient évident que le bruit ne vient pas de l'intérieur du squat mais de la rue, habituellement tranquille.

Et là, stupéfaction : des êtres titubant mais féroces s'en prennent aux personnes qui ont le malheur de passer par là, se jettent dessus et... oui, c'est bien ça, les bouffent... Mange-Poubelle, le cinéphile du collectif, reconnaît la les symptômes d'une attaque de zombies... Impressionnant, mais carrément flippant...

Heureusement pour eux, les zombies se contentent de la voie publique et n'entrent pas dans les maisons, même menaçant ruine et hébergeant gracieusement une tribu de keupons. Donc, tant qu'ils ne sortent pas, pas de danger. Mais,à terme, il faudra bien aller au ravitaillement, car ce n'est pas parce qu'on a pour slogan No Future qu'on va se laisser mourir de faim.

Et cette première sortie va être l'occasion de superbes actions d'éclat, qui vont permettre à la cause anarchiste de marquer des points, mais, dans le même temps, "le Collectif du 25" va subir de terribles contrecoups... Démembré, désorganisé, déstabilisé, le collectif n'a plus que son nom pour affirmer son identité.

Commence alors une incroyable épopée punk, au coeur d'un monde ravagé par les mangeurs de viande humaine. Mais les zombies ne sont peut-être pas les seuls ennemis qu'il faudra affronter. Car, les punks du collectif ne sont pas les seuls à vouloir profiter de l'occasion pour fonder un monde nouveau. Et les autres, là, ils ne valent guère mieux que les zombies...

On n'ouvre pas un livre de Karim Berrouka sans s'attendre à y trouver de l'inattendu, de la folie, du grand-guignol et quelques bonnes pages de rigolade (à condition d'avoir l'esprit un peu tordu, quand même). Avec ce nouveau roman, on n'est pas déçu, il y a tout cela, et bien plus encore, en particulier un plongée dans la vie quotidienne et la culture punks tout à fait savoureuse.

Un monde que Karim Berrouka connaît bien, puisque, pour ceux qui l'ignorerait, il fut membre d'un des groupes les plus en vue de la scène punk française dans les années 1980, Ludwig von 88. Un groupe qui va d'ailleurs renaître prochainement, avec un concert, pardon, un pestacle annoncé pour le prochain Hellfest, au mois de juin.

Et il s'en donne à coeur joie, avec cette bande de déglingos, marginaux et fiers de l'être, luttant contre la société et le système tels qu'ils sont, recherchant l'occasion de toujours le saper, lui nuire... Mais là, la situation se retourne, puisqu'ils se retrouvent au coeur de l'action, devant assumer leur rôle de punks, avant tout, quand même, mais aussi mener à bien une mission qui leur échoit.

L'occasion tant attendue, en particulier par Korpotkine, de participer à l'avènement d'un monde nouveau et meilleur, plus juste, plus socialement acceptable, sur les ruines du système capitaliste honni. Une occasion sans doute unique qui va demander à chacun d'entre eux de donner le meilleur de lui-même, ce qui, pour certains membres du collectif, est sans doute inédit...

Et, dans cette quête, voilà que nos amis keupons se retrouvent inspirés par d'étranges visions. Vous me direz, vu la quantité de produits divers et variés que s'enfilent certains au quotidien, forcément, ça doit morfler au niveau des neurones. Oui, mais là, tous ont droit à ces rêves bizarroïdes, même à leurs yeux, c'est dire, et ils se demandent bien où tout cela va les mener...

Il faut dire que les aventures qu'ils vont traverser ne sont pas à piquer des hannetons. Moult dangers les attendent et leurs expériences de la vie punk ne seront pas de trop pour les surmonter, même si, pour cela, il leur faudra, parfois, faire quelques entorses à leurs idéaux. Ainsi, la très pacifiste Eva devra se résoudre à recourir à cette violence qu'elle vomit et combat en temps normal.

Mais, parmi ses amis, d'autres affronteront des moments encore plus terribles, comme Deuspi, dont le parcours, à lui seul, est l'occasion de bonnes tranches de rigolade, pouvant tourner en fous rires hystériques en fin de journée, 8 à 9 sur l'échelle de Beaufort... Mais ne comptez pas sur moi pour vous dire par quoi va passer ce pauvre garçon pour se sortir de l'ornière, il va vous falloir lire le roman pour le savoir.

Les aventures picaresques et grand-guignolesques des punks du "Collectif du 25" sont servies par l'écriture de Karim Berrouka, tranchante comme une lame, elle aussi au diapason des idéaux punks des personnages centraux et pleine d'images fortes qui, là encore, pour beaucoup, m'ont énormément amusé. Il faut se laisser porter par son histoire, plus comme si on se retrouvait dans un pogo que sur une mer d'huile, mais les quelques bleus récoltés en valent la peine.

On sent bien l'influence qu'ont pu avoir sur l'écriture de ce roman les classiques du genre zombies, mais Karim Berrouka s'amuse à en détourner les codes et les ficelles pour proposer quelque chose de différent, tout en conservant l'humour potache qui préside à certains de ces films gore. Ca fourmille d'idées, de trouvailles et surtout, la confrontation entre punks et zombies permet tout un tas de décalages très bien exploités.

L'imagination de Karim Berrouka est débordante, on le savait déjà, mais elle nous entraîne ici aux quatre coins de Paris et même un peu plus loin, avec la présence de quelques guests stars qui en prennent, forcément pour leur grade, et une foultitude de figurants zombifiés, pour un final qu'on attend gorissime, dans une débauche d'hémoglobine et de viande avariée.

Mais, là encore, l'auteur décide de nous surprendre. Oh, rassurez-vous, amateur de gore, il y en a, plein, d'un bout à l'autre, et vous adorerez la très seyante gamme de camouflages visant à circuler sans attirer l'attention des zombies... De la haute couture cradingue, certes, mais de la haute couture, et portée par les meilleurs mannequins possibles.

Oui, il nous surprend avec un dénouement qui, là encore, m'a fait glousser sans arrêt sur mon lit hier soir, alors que j'achevais ma lecture... Fidèle à son fil directeur qui est de placer les punks dans les situations les plus extravagantes pour eux, celles qu'ils rejetteraient absolument, avec force, vomi et insultes fleuries en temps normal, il leur offre une conclusion parfaite, et terriblement injuste...

Je compatis au sort de ces antihéros à crêtes et vêtements cloutés. Tant de risques, tant de dangers affrontés, tant de reniements, certes provisoires, mais tout de même, ça vous reste en travers de la gorge comme une épingle à nourrice, des trucs pareils, tant de boyaux répandus et de méchants salement zigouillés pour en arriver là... Karim Berrouka est vraiment un pervers !

Un dernier point, fondamental, la présence de la musique, tout au long du livre. La musique punk, évidemment, c'est la base, avec une revue assez complète du genre, si vous avez envie de découvrir, la play list est idéale. On retrouve d'ailleurs ce style jusque dans les titres des chapitres qui, si je ne me trompe pas, sont des paroles de chansons punks, ou légèrement remaniées.

Au fil de l'histoire, d'autres genres musicaux vont faire leur apparition et occuper une vraie place dans l'intrigue. On connaissait déjà les mariachis qui sauvait le monde de l'attaque extraterrestre dans "Mars Attacks", en faisant exploser la tête des petits hommes verts avec leur musique, olé ! Eh bien, ici, ce n'est pas tout à fait pareil, mais il y a une certaine filiation.

"La musique adoucit les moeurs" n'est définitivement pas un proverbe keupon, la musique doit mettre en transe, pousser au fight, s'extérioriser pleinement, expression la plus pure du message punk et de la rébellion qui l'accompagne. Mais, nos amis du "Collectif du 25" vont devoir faire avec d'autres genres musicaux qui ne sont pas du tout leur cup of tea, enfin, leur canette de bière, voulais-je dire...

Je vais faire un aveu : je n'ai pas une culture punk et anarchiste très développée. Et puis, de toute façon, pour la crête, ce n'est plus trop possible, sauf à se la jouer gang des postiches... Je préfère squatter mon canapé ou mon lit que des maisons abandonnés. Mais je me suis beaucoup amusé à la découvert des pérégrinations des punks berroukiens.

Il faut dire que, si on ressent une vraie bienveillance de l'auteur à l'égard de ses personnages principaux, il ne les épargne pas vraiment et se moque gentiment d'eux tout au long de son roman. Pas de jaloux, tout le monde en prend, collectivement et individuellement pour son grade, dans un livre forcément pleine d'ironie et de cet humour à froid dont Karim Berrouka est un grand spécialiste.

Que vous découvriez cet auteur ou que vous connaissiez déjà certains de ses écrits (dites, le Trévor que croise le club des punks, il ne vous a pas rappelé un peu le Lancelot version Berrouka de l'anthologie Zone Franche ?), laissez-vous tenter par ce roman, original et délirant, irrévérencieux et revendicatif, sur lequel flotte fièrement le drapeau noir.

"C'est un paradoxe, n'est-ce pas ? (...) Que l'évidence de Dieu nous détourne de notre foi en Lui".

Dieu est mort. La sentence nietzschéenne, qui apparaît dans son ouvrage "le Gai Savoir" est bien connue. Mais que se passerait-il s'il fallait la prendre au pied de la lettre ? Si Dieu mourait effectivement, aux yeux de tous ? Comment réagirait l'humanité face à cette situation hors norme et, qui plus est, tout à fait inattendue ? James Morrow, auteur passionné de philosophie, athée mais acerbe envers tous ses contemporains, y compris les non-croyants, s'est lancé dans ce challenge il y a un peu plus de 20 ans, en écrivant "En remorquant Jéhovah" (disponible au Diable Vauvert), premier tome d'une trilogie où l'on retrouve son humour, son ironie mordante, la folie de ses idées narratives, mais aussi, sous ce vernis, un bon nombre de réflexions qui interpelleront chaque lecteur, en fonction de ses convictions, de ses croyances. Une lecture à la fois divertissante et profonde, drôle mais aussi inquiétante, une épopée pleine de bruits et de fureur, presque biblique.



Anthony Van Horne est un capitaine de la marine marchande. Enfin, était un capitaine, car voilà plusieurs années qu'il est tricard, après avoir été responsable d'une terrible marée noire. Depuis, il survit en multipliant les petits boulots, espérant toujours pouvoir retrouver le commandement d'un navire, car l'espoir fait vivre. Et parce qu'il a une revanche à prendre.

Il a pris l'habitude, chaque dimanche, de se rendre dans un lieu très spécial : les cloîtres de New York, endroit baroque au coeur d'une des cités les plus modernes au monde. Il n'y vient pas prier, s'y recueillir ou admirer les oeuvres d'art, non, il s'y rend et attend que le temps passe. Et que la nuit arrive, pour qu'il puisse procéder à un rituel très... personnel.

Cette nuit de 1994, Anthony Van Horne va faire, dans une des chapelles de ce lieu si spécial, une rencontre qu'il va bouleverser sa vie. Croyant, il aurait pu parler de révélation, mais l'ex-capitaine ne croit en rien. Pourtant, c'est bien face à un ange, qu'il se retrouve. Le dénommé Raphaël, en larmes et dans un état physique des plus précaires.

Et l'être céleste lui raconte alors une histoire incroyable, dans tous les sens du terme. Il lui explique que non seulement Dieu est mourant et qu'il agonise en plein océan, flottant sur le dos, comme s'il faisait la planche, quelque part au large du continent africain, au niveau de l'Equateur... Un gigantesque corps de 3 kilomètres de long, qui dérive, en attendant que Dieu rende son âme à... Eh bien à personne.

Pourquoi Raphaël a-t-il choisi de rencontrer Anthony Van Horne, homme de peu de foi et au fond du désespoir ? Tout simplement parce qu'il a besoin de lui. Le corps de Dieu doit rapidement être pris en charge et remorqué afin de lui offrir une sépulture. Le lieu de cette inhumation a été choisi : un immense iceberg dans l'océan Arctique où personne ne devrait pouvoir le retrouver, même par hasard.

Car, c'est un autre des éléments importants du discours de l'ange : tout cela doit rester secret, personne ne sachant comment l'humanité pourrait réagir au cas où la nouvelle de la mort de Dieu se répandrait... En échange de ce silence, Anthony Van Horne retrouvera son cher bateau, le même qu'il dirigeait lors de la marée noire de 1990, le Valparaiso.

Avant de mourir de chagrin, Raphaël a le temps de présenter au marin celui qui l'accompagnera dans ce voyage. Thomas Ockham est prêtre, un prêtre jésuite, qui sera le véritable maître à bord après... euh, après plus personne, en tant que représentant du Vatican sur le navire. L'Etat pontifical va, en effet, se faire armateur pour l'occasion, afin de garder la main sur ce voyage hors norme.

Anthony ne se formalise pas de cela, il a la possibilité de redevenir un capitaine, de montrer à tous de quoi il est capable, d'en finir avec la culpabilité et le remords qui le rongent, mais aussi, et surtout, de prendre sa revanche envers son père, le terrible Christopher Van Horne, lui aussi marin au long cours, avec qui il entretient une relation pour le moins conflictuelle depuis toujours...

Voilà donc le Valparaiso quittant New York, cap au sud, pour un trajet global estimé, si tout se passe bien, à neuf semaines. Si tout se passe bien... Car, d'emblée, la météo vient mettre son grain de sel, avec un ouragan qui frappe l'océan pile sur le trajet du navire... Ce sera le premier obstacle d'une série d'événements qui vont rendre la mission du Valparaiso bien plus compliquée que prévue... Et c'est sans doute le moins surprenant de ces événements...

James Morrow est vraiment un romancier protéiforme, capable de s'adapter à tous les genres, toutes les situations. Avec "En remorquant Jéhovah", il s'attaque à la vieille tradition du roman de mer (qu'il aborde aussi, mais moins directement, dans "le dernier chasseur de sorcières", évoqué récemment sur ce blog) et assaisonne à sa sauce ses codes.

On n'est pas sur un trois-mâts transportant des pirates, mais sur un super-tanker aux cales vides. Si on perd en exotisme, l'imagination est bel et bien au rendez-vous, avec une histoire qui va réussir le challenge très délicat de nous faire rire tout en traitant de sujets très profonds, philosophiques, théologiques, ontologiques... J'en reste là des grands mots, ce n'est pas trop mon rayon.

Au fil de ce voyage improbable, les événements imprévus vont donc se multiplier, retardant la mission, cherchant même, pour certains, à l'empêcher à tout prix, La mission d'Anthony va prendre des allures épiques, tandis que lui, imperceptiblement, se mue en une espèce de descendant du capitaine Achab, dont la baleine blanche est certainement plus ses propres soucis personnels que le corps énorme qu'il doit transporter d'un point à l'autre du globe.

Je ne vais pas entrer dans les péripéties, il faut vous les laisser découvrir, mais le voyage du divin défunt va entraîner une montée des tensions absolument folle, jusqu'à culminer dans une véritable guerre, tout aussi surréaliste que la mission elle-même. Un grand moment de lecture qui réussit, malgré la violence qui se déchaîne, à nous faire rire, parfois à gorge déployée.

Il y a le récit en lui-même, avec ses péripéties, ses rencontres, ses épreuves, et l'on peut parfaitement le lire tel quel. Il serait pourtant dommage d'évacuer les questions que posent le livre sur notre monde et sur nous-mêmes. Car, évidemment, le moteur de "En remorquant Jéhovah", c'est la mort de Dieu, et, qu'on soit croyant ou athée, la question n'est pas anodine.

C'est d'ailleurs l'une des plus grandes réussites de ce roman, à mes yeux, car la façon dont James Morrow fait faire irruption à ce Dieu mourant dans le monde de la fin du XXe siècle vient bousculer les certitudes de tout le monde, quelles que soient leurs opinions. Les croyants se retrouvent brusquement sans leur phare, livrés à eux-mêmes ; les athées, eux, face à l'impossible, l'existence révélée de ce Dieu dont ils niaient l'existence.

Chacun, en tout cas, chaque personne qui se trouve au courant de l'événement, voit donc remise en question toute sa vision du monde. Et, chaque camp, pourtant opposé dans les faits, se retrouve avec un objectif commun : garder cette information secrète pour que ses propres positions ne soient pas bousculées par la réaction que cela générerait. Objectif commun, mais moyens et finalités très différents...

Au coeur du livre, une question sous-jacente revient à la surface à intervalles réguliers : la mort de Dieu est-elle le signe de l'Apocalypse ? Rappelons que, si nous employons souvent ce mot comme un synonyme de fin du monde, c'est d'abord un mot grec signifiant "Révélation". Or, personne ne souhaite vraiment cette révélation, pas sous cette forme en tout cas... Reste donc, la fin du monde !

Ou la fin d'un monde, c'est toujours le même genre de distinction, de nuance fine que l'on retrouve dans ces domaines. Arrive-t-on à la fin du monde tel que nous le connaissons ? James Morrow endosse alors encore une fois son costume de conteur philosophique, dans la tradition d'un Swift ou d'un Voltaire, pour nous répondre à sa façon.

Avec l'irruption des quatre cavaliers de l'Apocalypse, par exemple. Mort, épidémie, famine et guerre seront au rendez-vous d'une croisière qui ne s'amuse pas du tout. Plutôt que de faire comme le duo Pratchett/Gaiman, dans "De bons présages" (également publié au Diable Vauvert), Morrow ne les incarne pas. Il laisse ça aux anges, mais les calamités vont bien s'abattre sur le trajet du Valparaiso.

De la même façon, l'auteur confronte ses personnages à la fin d'un monde, ce monde moderne, cette société de consommation égoïste et folle, irrespectueuse de la planète qui l'héberge, qui va prendre la forme d'une île surgie des eaux, Atlantide sans plus rien d'antique, mais résultat de nos turpitudes et de nos comportements irraisonnés.

Cette île se transforme provisoirement en une sorte de Sodome et Gomorrhe flottantes sur un socle d'ordures de toutes formes. La population qui s'y retrouve bien malgré elle, prenant conscience de la mort de Dieu, est prise d'une folie orgiaque et meurtrière incontrôlable. Comme si, en mourant, Dieu avait emporté avec lui le sens moral, les valeurs et les conventions qui font les sociétés, les tabous, le péché et tout le reste...

Apocalypse ou non, les rares témoins de la mort de Dieu subissent le contrecoup d'une brutale libération du carcan que peut imposer la religion, non seulement à ses ouailles, mais à chacun, puisqu'elle a su imposer sa domination et ses valeurs jusque dans l'ADN de la civilisation... De la mort avérée de Dieu surgit une anarchie sans limite, comme une digue qui cède.

James Morrow multiplie les allusions à des épisodes marquants de la Bible, en particulier de l'Ancien Testament, mais aussi des représentations qui en ont été faites à travers la culture. Cecil B. DeMille et ses "Dix commandements" ne sont pas épargnés par ces règlements de compte, et la machine hollywoodienne à tout lisser, tout simplifier, avec eux.

Mais, l'auteur, passé par Harvard et grand connaisseur de la philosophie, revient aussi sur ces questions autour de la religion, de Dieu, de son existence, à travers le regard des penseurs comme Kant ou Schopenhauer, par exemple. Là encore, rien d'ennuyeux, de didactique, mais de bons éléments de réflexion offert au lecteur, sans venir entraver le cours du récit.

La charge, toute en finesse, parfaitement intégrée à l'histoire mais qui vient aussi titiller le lecteur, en le faisant réfléchir à son mode de vie, est acerbe, virulente. James Morrow est un auteur engagé, athée, humaniste et qui dénoncent tous les fanatismes, à commencer par ceux à caractère religieux, mais, de mon point de vue, pas uniquement ceux-là, la raison pouvant, elle aussi, perdre les pédales, parfois.

On le voit bien ici dans la démesure que prendra l'action des rationalistes, voulant empêcher le transfert du corps de Dieu dans sa tombe de glace. Le combat entre foi et raison atteint dans "En remorquant Jéhovah", des sommets d'absurdité, un déchaînement de folie, de violence, mais aussi de bêtise, dont personne ne sort grandi...

Et puis, on ne peut oublier l'autre trame qui sous-tend tout le roman : la relation compliquée entre Anthony Van Horne et son père. Le premier souffre de l'absence d'amour du second. Une indifférence qui prend un tour plus que méprisant, méchant, même, dans la première scène où l'on rencontre Christopher Van Horne, au tout début du roman.

La manière dont le vieux loup de mer se moque des déboires rencontrés par son fils en rejouant la marée noire dont il a été le responsable en plein repas de famille est une humiliation pire encore que celles subies depuis l'enfance par Anthony. Désormais, il ne vit plus que pour montrer à son père que cet accident n'était qu'un incident de parcours.

Au milieu de tous ces gens mus par leur système de pensée, foi ou raison, lui évolue avec en tête son unique volonté de mener à bien ce voyage pour se réhabiliter, non seulement à ses yeux, mais surtout aux yeux de ce père, véritable statue du commandeur, image terrible d'un père tout sauf miséricordieux...

Difficile de ne pas faire un parallèle entre le père d'Anthony et la figure paternelle que représente l'être divin flottant dans l'eau. Le Père de la Sainte-Trinité, ce Dieu créateur du ciel et de la terre, qui fit l'homme à son image (ce que confirme, à part la taille) ce corps retrouvé dans l'océan, ce Dieu qui n'hésite jamais à punir ses créatures...

Avec, au final, dans les deux cas, la recherches d'une émancipation. Celle de l'Humanité qui doit continuer à vivre sans Dieu, celle d'Anthony qui a l'opportunité de se libérer de l'emprise de son père sur son existence. Et, dans les deux cas, une vie nouvelle commence, qui pourrait s'avérer plus heureuse, enfin débarrassée de ces questions tellement propices aux accrochages et aux conflits.

mercredi 4 mai 2016

"La cécité a changé mon regard, elle ne l'a pas éteint (...) Elle est mon plus grand bonheur".

Voilà une douzaine d'années, j'avais passé un excellent moment à la rencontre d'un personnage hors du commun, Bartabas, avec pour guide, un autre passionné de chevaux, Jérôme Garcin. Depuis, il m'est arrivé de lire les critiques du journaliste dans l'Obs, de l'écouter, mais beaucoup moins souvent, dans "le Masque et la Plume", dont il est le maître de cérémonie, mais je n'avais plus tenu l'un de ses livres en main. Pas par indifférence, juste parce que ça ne s'est pas fait. Lacune réparée, avec la lecture d'un livre qui se veut plus un portrait, teinté d'admiration, qu'une véritable biographie, "le Voyant", désormais disponible en poche chez Folio. Au coeur de cet ouvrage, un personnage méconnu, oublié, et pourtant, ayant connu une vie aussi fulgurante que fascinante : Jacques Lusseyran. Un nom que, beaucoup, j'imagine, lisent, comme moi, pour la première fois, à l'occasion de cette lecture, alors que ses textes sont étudiés aux Etats-Unis ou en Allemagne, par exemple...



Jacques Lusseyran naît en 1924 et connaît, il l'écrit lui-même, une enfance heureuse. Pourtant, le destin ne va pas faciliter la tâche du jeune garçon. En 1932, alors qu'il n'a que 8 ans, il fait une chute dans sa salle de classe. Il perd alors l'usage de ses yeux et va devoir apprendre à vivre en perdant ce sens tellement important pour lui, jusque-là.

Garçon curieux de nature, Jacques profitait au maximum du monde qui l'entourait, enregistrant beaucoup d'images. Toutefois, ce coup du sort ne va en rien le changer, au contraire, privé de ce sens qu'il jugera par la suite tyrannique, il va conserver une humeur égale et surtout, vivra toute sa vie sans que ce handicap domine son existence.

Il va en faire très rapidement la preuve, lorsque l'Histoire le rattrape : il n'est encore qu'adolescent lorsque la guerre éclate et que l'Allemagne nazie envahit la France. Elève dans le prestigieux lycée parisien Louis-le-Grand, il participe très tôt à un mouvement de résistance qui va rassembler nombre d'élèves refusant l'occupation et le joug nazi.

Germanophile, amoureux de la culture allemande qu'il a découverte depuis quelques années, Jacques Lusseyran voit un tel décalage entre la folie nazie et la richesse culturelle de l'Allemagne qu'il décide de lutter contre cette barbarie. Les Volontaires de la Liberté va fédérer bien des volontés de jeunes garçons qui n'entendent pas renoncer à la démocratie.

Ils vont, pendant des mois, multiplier les actes de résistance, en particulier l'impression d'un des journaux clandestins les plus distribués sous l'Occupation. Puis, le réseau va se fondre dans un autre, plus important, dont Jacques va devenir un des fers de lance, jusqu'à ce qu'une dénonciation l'envoie d'abord à la prison de Fresnes, puis à Buchenwald.

Il y restera plus d'un an et en reviendra, amaigri, affaibli par la maladie, frappé de mélancolie, ou de dépression, comme on ne disait pas encore à l'époque. Ses écrits, en tout cas, ceux qui seront publiés, tourneront tous autour de cette expérience. Des écrits autobiographiques qui constitueront l'essentiel de son oeuvre, tous ses textes de pure fiction n'ayant jamais été retenus par ses éditeurs.

Avec toujours ce lien si particulier à la vie que lui donne cette cécité qui fait partie de lui et dont il s'accommode. Pourtant, elle va être une des raisons de la plus grande déception de son existence. Avant de connaître les camps nazis, Jacques a voulu entrer à l'école Normale. Son rêve était d'enseigner et de transmettre son savoir, sa passion pour la littérature...

Mais, le régime de Vichy, suivant encore une fois la folie nazie, a décrété que les aveugles, comme toutes les autres personnes victimes de handicaps, ne pourraient enseigner. On lui interdit donc de passer le concours. Après la guerre, nouvel échec, le décret en question restant en vigueur pendant plusieurs années.

Cette interdiction inique et stupide poussera Jacques Lusseyran à s'exiler, en particulier aux Etats-Unis, où l'on ne se formalisera pas tant de cette situation. Il y vivra une nouvelle page de sa vie, là encore très mouvementée, mais ne racontons pas tout, qui durera tant bien que mal jusqu'à son décès accidentel, en 1971...

En 1994, Jérôme Garcin obtenait le Prix Médicis pour son essai "Pour Jean Prévost", où il revenait sur la vie de cet écrivain lui aussi oublié, lui aussi résistant, tombé dans le Vercors en 1944. Vingt ans plus tard, avec "le Voyant", il s'intéresse donc à une autre personnalité hors du commun, dont notre cher et vieux pays n'a pas su entretenir le souvenir.

Bien sûr, si la vie de Jacques Lusseyran a été loin d'être anodine, cette question de la cécité ne la rend que plus extraordinaire. Cet aspect est au coeur du livre de Jérôme Garcin et c'est sans doute le carburant principal dont se nourrit l'admiration de l'auteur pour son sujet. Le journaliste ne se cache pas : il n'est pas biographe, au sens strict du mot, il rend un hommage appuyé à ce personnage.

On trouve dans "le Voyant", mot qui peut surprendre mais qui n'a rien d'ironique, bien au contraire, des pages très fortes sur la manière de vivre sans le sens de la vue et pourtant, sans renoncer à voir. L'intuition du jeune homme, sa perspicacité, son refus de se déplacer autrement qu'au bras d'une personne de confiance, tout cela renforce, on peut le comprendre, l'admiration ressentie.

A l'image de cette phrase de titre, que j'ai choisie parmi plusieurs autres qui m'ont marqué au moment où je les ai lus, on comprend que Jacques Lusseyran a su surmonter le handicap pour vivre, un point c'est tout. Cette force mais aussi cette joie de vivre qui se dégagent des mots de Lusseyran en font un personnage lumineux, charismatique. Et ni Garcin, ni moi ne l'avons eu en face de nous comme d'autres personnes rencontrées.

Cela ne l'empêche pas d'aborder quelques facettes plus délicates de la vie de Lusseyran, comme son attachement au personnage qu'on peut juger assez trouble, Georges Saint-Bonnet, ou encore sa vie amoureuse agitée. Jean Lusseyran était un séducteur et assumait totalement ce statut, même si cela pouvait nuire à sa vie de famille, et en particulier à ses enfants, avec qui les relations seront difficiles.

Rien qui suffise à faire pâlir son étoile, mais son penchant pour les femmes va aussi provoquer des remous dans sa carrière professionnel, les dirigeants des universités américaines ne badinant guère avec la morale la plus stricte, dans une Amérique des années 60 pourtant bouleversée par un vent de liberté dans le domaine des moeurs...

Mais, on l'a dit, chez Lusseyran, la vie et l'oeuvre sont indissociables, puisque ses publications sont toutes fortement autobiographiques. "Et la lumière fut", qui relate son expérience de résistant et de déporté, a été publié en 1953 avant de rester indisponible jusqu'en 2005, alors que le livre était régulièrement étudié de l'autre côté de l'Atlantique...

Jérôme Garcin avait d'ailleurs consacré un article à cette réédition dans l'Obs et l'on peut imaginer que c'est là que se trouve l'origine du livre dont nous parlons. Un livre qui, comme c'est souvent le cas, lorsque sort un texte biographique, bénéficie dans l'édition de poche de quelques ajouts par rapport au grand format.

Amusant de voir que cette postface revient quasiment sur la totalité des éléments abordés par Garcin. Preuve que Lusseyran a marqué les gens qui l'ont rencontré à chaque période de sa vie. Des éléments bouleversants, comme cette rencontre entre Garcin et le frère cadet de Jacques, Pascal Lusseyrand, ou encore le témoignage de Jacques Bloch, nonagénaire et survivant de Buchenwald, lui aussi.

Une grande humanité se dégage de la personnalité de Jacques Lusseyran. Mon impression est celle d'un homme toujours souriant, auréolé d'une véritable bienveillance, au charisme puissant, porté par une passion en toutes choses, pas seulement pour la littérature, mais simplement pour la vie. Sans doute était-il plus heureux et vivant que beaucoup d'entre nous.

Mort à 47 ans, Jacques Lusseyran aura vécu avec une intensité au-dessus de la moyenne chaque instant, des plus heureux aux plus terribles. Il aura su dans ses écrits rendre parfaitement cette intensité, offrant un témoignage remarquable qu'on a laissé tomber dans l'oubli de façon tout à fait inexplicable.

Il faut vraiment rendre grâce à Jérôme Garcin de permettre à Jacques Lusseyran d'être à nouveau considéré. Ce court portrait, d'à peine 200 pages, est l'occasion de découvrir sa vie, mais aussi de poursuivre l'aventure en lisant, si le coeur vous en dit, ses écrits, dont la plupart sont désormais réédités ou le seront probablement bientôt.

Dans les dernières lignes du "Voyant", Jérôme Garcin évoque la lumière qui se dégage de la personnalité de Jacques Lusseyran en la comparant à la peinture de Georges de la Tour, où la simple flamme d'une bougie vient crever l'obscurité et s'impose à elle. Histoire, aussi, de nous rappeler que les aveugles ne sont pas toujours forcément ceux que l'on croit.

lundi 2 mai 2016

"A Trevedic, on comprend très tôt que le vent est la clé de tous les alibis".

Un petit tour au bon air de Bretagne, voilà ce que je vous propose en ce début de moi de mai. Une balade iodée, un grand bol d'air sur un rocher battu par les vents... Mais, le tourisme va vite passer au second plan, car, dans ce cadre dépaysant et vivifiant, la vie n'est pas forcément rose. Notre roman du soir paraît ce jour dans une collection de littérature blanche, mais il flirte gentiment avec le noir, et même avec la Série Noire. "Une île bien tranquille", nouveau roman de Pascale Dietrich, aux éditions Liana Levi, nous plonge au coeur d'une communauté fermée, dans laquelle tout étranger passe illico pour un intrus, ou pas loin. Une atmosphère qui pourrait rappeler certains romans d'Agatha Christie ou de René Exbrayat, une héroïne dont la curiosité est une qualité professionnelle et des événements dont l'accumulation devient intrigante...



Edelweiss est journaliste et vit à Paris, où elle entretient une relation avec Walter, un conservateur de musée d'origine allemande. Mais, elle a dû quitter la capitale immédiatement lorsqu'elle a appris le décès de son père, habitant d'une petite île bretonne, Trevedic, dont il était aussi le maire. Une mort accidentelle qui laisse la jeune femme plus incrédule que malheureuse, tant le choc est imprévu...

A Trevedic, Edelweiss a grandi, avec ses parents et son frère, qui rêvait de devenir joueur de tennis. Elle en a gardé de nombreux souvenirs, des plus joyeux aux plus douloureux, comme la mort de sa mère, près d'une décennie plus tôt, des suites d'une longue maladie... Mais, en atteignant l'âge adulte, elle a eu envie de quitter ce cocon, de rejoindre le continent où elle a fait sa vie.

Depuis, elle n'est revenue que rarement à Trevedic, étouffant un peu au milieu de cette communauté où tout le monde connaît tout le monde, où tout le monde sait tout sur tout le monde. L'anonymat de la grande ville lui convient mieux et, en plus du deuil qui la frappe, retrouver ce rocher trop étroit pour elle ne la ravit pas.

Sur place, elle essaye de comprendre ce qui a pu se passer. Une chute. Son père a fait une chute depuis le Pic du Rat, la plus haute falaise de l'île, bien connue pour être dangereuse les jours de grand vent. Lui qui se promenait si souvent par là, comment a-t-il pu oublier la prudence élémentaire en s'approchant du bord ce jour-là, alors que les rafales étaient puissantes ?

Peu à peu, Edelweiss réalise que son père est mort et que cette mort est absurde... A moins que... Non, elle ne peut pas envisager qu'il ait pu se suicider, ça ne correspond pas à l'homme qu'elle connaissait, même si elle s'était éloignée de lui. En attendant que son frère arrive, et tout en essayant d'accepter l'inéluctable, Edelweiss renoue avec son passé...

Et là, d'emblée, quelques petits détails curieux la frappent... Certes, ça fait un petit moment qu'elle ne vient plus à Trevedic, mais ces situations anodines pour n'importe quel visiteur font tiquer celle qui a si bien connu l'île. Oh, rien de bien grave, mais l'irruption brutale de la vie moderne sur l'île, d'actions qui n'avaient pas cours à Trevedic, tout cela fait vibrer le sixième sens de la journaliste.

Désormais sur ses gardes, tout lui semble étrange, d'un seul coup. Et ce qu'elle remarque n'est plus si anodin qu'elle s'en était persuadée... Elle devient même méfiante vis-à-vis de tous ceux qu'elle connaît depuis toujours, voisins, ami/e/s, se sent même menacée. Non, décidément, quelque chose cloche sur l'île, alors pourquoi pas douter aussi des circonstances de la mort de son père ?

N'entrons pas dans le détail de ces "indices" que note Edelweiss. Encore une fois, ce n'est pas grand-chose, pris indépendamment. Mais là, reconnaissons que ça s'accumule un peu... Un peu trop pour être honnête. A moins que, bouleversée par ce deuil inattendu, Edelweiss se monte le bourrichon et que le lecteur, dans sa foulée, se fasse des idées...

"Une île bien tranquille" joue beaucoup sur cette incertitude, jusque dans ce titre qui résume parfaitement la situation. Oui, Trevedic est le genre d'endroit immuable ou presque, comme gravé dans le granit que l'érosion océane ne parvient pas à ébranler. Et sa population, elle, vieillit, diminue lorsque les îliens choisissent le continent, mais voient peu de nouveaux visages.

Edelweiss, pourtant native de l'île, n'appartient plus à cette communauté qu'elle a quitté depuis des années. Et c'est peut-être aussi cela qui provoque l'accueil frileux qu'elle reçoit pour son retour. La fille du maire a beau être la fille du maire, elle est devenue une étrangère aux yeux des habitant de Trevedic, et elle le ressent.

Pascale Dietrich joue très bien avec le thème de l'insularité, sur un mode toutefois différent que celui d'Emmanuel Grand dans "Terminus Belz" (autre roman Liana Levi, dites donc). Chez Grand, l'étranger l'était vraiment et débarquait dans un contexte où sa simple présence dérangeait. Ici, c'est plus le côté enfant prodigue faisant son retour qui joue.

Tout le monde sait qui est Edelweiss, mais elle n'est plus vraiment une euh... trevediquoise, si je peux me permettre ce gentilé approximatif... Elle a brisé le cercle, elle n'est plus au fait de la vie de l'île, des secrets, bénins ou malins, qui unissent tout ce petit monde. On fait avec sa présence, mais pas au point de se confier. On lave le linge sale en famille, et elle n'en fait plus partie.

Mais, ce n'est quand même pas tout. La curiosité de la journaliste est aussi titillée par une certaine tension qu'elle capte, sans réussir à vraiment en définir les causes... Là encore, le fait d'être extérieure à la population îlienne ne l'aide pas, puisqu'elle n'a pas accès aux petits secrets qui unissent ces communautés restreintes et isolées.

Qu'à cela ne tienne, le temps de son séjour sur l'île, qui sera le plus bref possible, car sa vie est définitivement ailleurs, elle va essayer de comprendre ce qui se passe... "Être ou ne pas être, telle est la question", dit un fameux personnage shakespearien, et Edelweiss est dans cette expectative. Mais, on sait aussi que, sans casser d'oeuf, il n'y a pas d'Hamlet... euh d'omelette... Et Edelweiss ne marche pas sur des oeufs, elle saute dessus à pieds joints...

"Une île bien tranquille" joue avec les codes du noir et du roman à intrigue. Edelweiss, même si elle est plus jeune, m'a fait penser au personnage de Prudence Beresford, que Catherine Frot a incarné par deux fois au cinéma. Un personnage exubérant, même si Pascale Dietrich aurait pu aller plus loin dans cette dimension-là, qui joue les accélérateurs de particules dans un lieu en vase clos.

On pourrait également penser à une Imogène en devenir, le personnage d'Exbrayat étant là encore plus âgé que celui de Pascale Dietrich, mais possède la même pétulance, le même culot qui viennent bousculer les convenances et les liens entre les autres personnages. Le chien dans un jeu de quilles, en quelque sorte (et encore un personnage qu'a joué Catherine Frot, tiens...).

La lignée existe,peut-être aurait-elle due être plus marquée encore. Car, si "Une île bien tranquille" est marqué par un humour acide et parfois noir, si Edelweiss a son petit caractère, une grande ténacité, un courage qui peut frôler l'inconscience et une intuition aiguisée, tout cela aurait mérité, je trouve, d'être approfondi, amplifié. Surtout un roman aussi court, moins de 160 pages.

Mais je chipote, car j'ai passé un bon moment de lecture. Le jeu initial, le doute qui s'instille, tout ça est très bien amené, jusqu'à ce qu'on se fasse à l'évidence que tout, à Trevedic, ne se passe pas comme il le devrait. Quant à la dernière partie, dont je ne vais évidemment rien dire ici, elle est savoureuse et pourrait lorgner vers un autre maître du roman noir, Donald Westlake, lui aussi adepte des brèves intrigues.

Oui, ce roman est plus noir qu'il n'y paraît, ou que pourrait le laisser imaginer le fond blanc de sa couverture. Il est aussi plus roublard, plus vicelard, au final, qu'on ne pourrait le croire au départ. Avec, encore une fois, de petites touches plutôt que de grands effets, pour aboutir à une conclusion gentiment amorale et politiquement incorrecte.

La chute, si j'ose dire, étant donné le point de départ du roman, est peut-être un peu abrupte, mais cela va avec ce que j'ai déjà dit : il y avait matière à donner un peu plus de gras, un peu plus de moelleux à cette histoire. Pourtant, il y a un vrai charme qui se dégage de ce roman, un contraste qui joue à merveille sur le décalage entre la carte postale que représente Trevedic et son quotidien sensiblement différent.

Et ce sont des problèmes très contemporains que Pascale Dietrich exporte sur l'île bretonne si calme, si paisible, à des années-lumières des lieux où l'on pourrait s'attendre à trouver ce genre de situation. Ce qui donne presque un côté surréaliste à l'affaire. L'auteure n'a pas choisi tout à fait le contre-pied en nous emmenant sur une île complètement métamorphosée.

Car, si la vie a changé, et grandement, entre le départ d'Edelweiss et son retour, si l'île a fait une entrée fracassante dans la modernité, tout en restant un coin discret, pas le genre d'île à voir sa population multipliée par dix ou vingt en été, par exemple, on ressent bien une certaine tension, des inquiétudes... Peut-être même des peurs.

Cela contribue à faire de "Une île bien tranquille" un roman efficace qui monte peu à peu en régime. Si ce qui se trame à Trevedic apparaît assez rapidement, se devine en partie, reste à relier les fils entre eux, à découvrir qui mène la danse. Quelques fausses pistes orientent le lecteur vers des suspects évidents, d'autres moins, mais qui sait si on ne découvrira pas des surprises de dernière minute ?

Et je dois dire que, depuis que j'ai terminé ce livre, j'aimerais retourner sur cette île, voir ce qui a changé... Parce que je ne peux m'empêcher de me dire que Trevedic a subi de nouveaux changements. Qu'il n'y règne pas la même ambiance que lorsque Edelweiss y pose le pied quelques heures après la mort de son père. Et je pense que ce nouvel état vaudrait le coup d'oeil...