mercredi 31 août 2016

Le Maître de l'Orgue.

ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE SECOND VOLET D'UN DIPTYQUE.

- Le billet sur le premier tome.

Au printemps dernier, nous avions évoqué le premier tome d'un diptyque qui semblait se présenter comme une histoire de zombies, une de plus parmi tant d'autres... Et puis, en lisant cette première partie, non seulement il y avait plein d'idées originales et intéressantes, mais surtout, on en sortait en se disant que, non, ce n'était pas un livre de zombies de plus. Et voilà que la deuxième partie est enfin disponible en cette fin août. Il fallait que je le lise, et vite, pour enfin éclaircir les points étranges qui restaient dans l'ombre et connaître le sort réservé aux personnages ayant survécu au cataclysme initial. Le tome 2 de "Chaos", de Clément Bouhélier (aux éditions Critic), s'intitule "les Terres grises" et, au moment où je tape ces lignes, je ne sais pas encore si je vous donnerai des explications le concernant... Mais on va parler de ce livre qui, soyez en sûr, n'a rien, mais alors rien du tout, d'un énième roman de zombies !



La maladie de l'oubli n'a cessé de se répandre et de faire de nouvelles victimes. La neige tombe sur la capitale, livrée aux rats qui se nourrissent des cadavres de ceux qui ont tout simplement oublié de vivre (et non, rien à voir avec la chanson de Johnny Hallyday). Quelques coups de feu claquent encore ici et là, mais les tireurs sont en sursis...

Et puis, il y a ceux qui n'oublient pas, pour reprendre le titre du premier volet. Phil, Claudy, Arthur et Chloé, qui est accompagnée par la petite Leslie, une enfant sourde qu'elle a pris sous son aile et qui semble également être immunisée contre la maladie. Pourquoi eux ? Ils l'ignorent encore, tout comme ils ne comprennent pas les messages qu'ils "entendent" de la part d'un mystérieux correspondant.

Ces survivants évoluent sous les yeux de deux mystérieux personnages : un homme en blanc, d'une part, et, de l'autre, un homme à l'étrange regard, avec ces yeux d'un vert qui rappelle une flaque d'eau polluée. Qui sont-ils ? Amis, ennemis ? Il n'y a guère qu'en allant à leur rencontre qu'ils en auront le coeur net. Et où aller, de toute manière, dans ce monde dévasté ?

Chloé compte sur Leslie, qui semble avoir capté les messages encore plus clairement qu'elle. Claudy et Arthur sont ensemble, mais le second, venu à Paris pour retrouver la femme qu'il aime, Noémie, veut d'abord mener à bien son projet. Quant à Phil, lui aussi est accompagné, mais il sait que la Dame en beige qui le suit a de très mauvaises intentions...

Alors, chacun fait avec, Claudy essaye de calmer Arthur, passablement énervé, prêt à se montrer violent et accepte de partir à la recherche de Noémie. En espérant qu'il ne sera pas trop tard... Phil voudrait bien semer son encombrante compagne, mais elle lit parfaitement dans ses pensées... Quant à Chloé, elle s'inquiète pour Leslie plus que pour elle...

Reste à savoir ce qu'on attend d'eux. Et si cette "étoile", ce mot qu'ils ont tous entendu malgré eux, c'était tout bêtement la place de l'Etoile, avec l'Arc de Triomphe en son centre ? Un peu simpliste, mais faute de mieux, les trois duos vont converger vers le lieu, ne sachant rien ce qui leur arrivera une fois là-bas...

Tous seront exacts au rendez-vous, mais, une fois au centre de la place habituellement encombrée et désormais totalement vide, les événements se précipitent et Phil, Claudy, Arthur, Chloé et Leslie se retrouvent dans un endroit qui n'a plus rien à voir avec le sommet des Champs-Elysées... Mais, le plus inquiétant, c'est qu'ils se retrouvent dans un endroit tout aussi désert.

Et, à première vue, les lieux sont encore moins accueillants que ne l'était Paris ravagée par la maladie de l'oubli... Un paysage lunaire, sombre, gris, mort... Au sol, une herbe qui tombe en poussière à peine on la touche... Et quelques autres surprises qui font officiellement de cet endroit un des pires qu'on puisse trouver (y compris en consultant TripAdvisor).

Désormais, il va falloir survivre, ce qui s'annonce coton dans ces territoires infertiles et obscurs, où le jour et la nuit se succèdent à un rythme rapide et où on ne sait pas sur quoi on risque de tomber au détour de... de rien, en fait, juste lorsqu'on perce la nuit... Survivre pour comprendre ce qu'on attend d'eux et pourquoi on les a envoyés là...

Bon, finalement, j'ai tranché et j'ai évoqué ces Terres Grises, qui donnent leur nom à ce deuxième volet. Mais je n'en dirai pas plus, ni sur l'endroit, ni sur ce que nos personnages, ceux qui n'ont pas oublié, font là... Mais, il va bien falloir parler de quelque chose, non ? Oui, évidemment, mais sans trop en dire sur cette histoire qui se poursuit sur un rythme de thriller et brouille les frontières des genres.

On part sur une épidémie qui transforme les gens en zombies et déjà, on dévie des archétypes puisque ces zombies-là ne sont pas agressifs mais dépérissent jusqu'à mourir sur place. Pour autant, on reste dans du fantastique, à moins qu'on soit dans de la SF, puisqu'il y a une cause définie à l'épidémie. Sans oublier (ouf, ça va, je ne suis pas contaminé) ces voix, qui s'incarnent dans des personnages qu'on pourrait croiser dans un récit de fantasy...

Et voilà que le tome 2 nous envoie dans un endroit qui n'a rien de la planète que nous connaissons pour vivre dessus. Ou alors, elle a très, très salement morflé et l'on se trouve dans un futur (ou un passé ?) lointain... Une terre façon Wells, dans "la machine à explorer le temps", mais sans Morlocks (enfin, ne jurons de rien...)...

Ou bien, et l'on s'aventure encore plus loin dans la thèse science-fictive, sur une autre planète... Quoi qu'il en soit, nos protagonistes, s'ils se sortent de ce mauvais pas, devront regarder l'univers et l'existence d'un autre oeil. Car, l'existence de ces Terres Grises dépassent l'entendement et la raison traditionnels...

C'est en tout cas un décor bien lugubre que nous propose Clément Bouhélier pour poursuivre son histoire. Ici, plus de zombies, qu'ils se montrent agressifs ou totalement passifs. Non, on passe complètement à autre chose et l'odyssée entamée par nos protagonistes dans Paris ravagée par une épidémie, prend une toute autre dimension.

Je vais vous donner une impression tout à fait personnelle. Je ne suis pas certain qu'elle sera partagée par quiconque, mais c'est une image qui m'a traversé l'esprit avant se s'y incruster et de ne plus en sortir... Allez, je me lance... "Les Terres grises", c'est "le Magicien d'Oz" revisité par Lovecraft... Je laisse quelques secondes, pour l'ébahissement, la réflexion, l'enthousiasme, les insultes (rayez les mentions inutiles).

Même moi j'ai dû marquer une pause avant de reprendre ce billet... Bon, pour le côté Lovecraft, le peu que j'ai dit de cet endroit me semble éloquent, et ce n'est pas la seule chose qui va dans ce sens, mais le reste, je ne peux l'évoquer ici... On pourrait ajouter un soupçon de Stephen King, dans les références littéraires et quelques clins d'oeil cinématographiques à "Alien" ou "Matrix".

Reste à expliquer comment le Magicien d'Oz s'est retrouvé dans ce billet... Pour moi, ces Terres Grises sont l'équivalent de la route de briques jaunes. Et puis, la manière dont les personnages se sont retrouvés là pourrait rappeler la tornade qui envoie Dorothy quelque part au-delà de l'arc-en-ciel : mais là, c'est une tornade d'un genre spécial qui propulse au-delà de l'Arc-de-Triomphe...

Et puis, il y a ce Maître de l'Orgue, qui a donné le titre de ce billet. Je ne vais rien dire de lui, mais c'est le propre du Magicien d'Oz qu'on ne sache rien de lui au départ, non ? Là encore, mon esprit tordu n'a pu se détacher de cette analogie, tordu, et têtu, en plus... D'autres aspects, comme ce groupe de personnages dont chacun a un rôle bien défini a dû jouer également...

Ah, ces personnages... Je relis le billet écrit en avril dernier sur le premier tome et je ne change rien à leur description. Sur les Terres Grises, chacun va remplir une fonction : Claudy le leader et l'intendant, Chloé la protectrice, Phil le discret et Arthur la forte tête, celui qui peine le plus à maîtriser ses émotions. Leslie est un peu à part, la pauvrette, mais elle n'est pas un poids mort...

Mais, dans cette situation extraordinaire, c'est de solidarité dont ont besoin ces êtres qui ne se connaissaient pas du tout quelques heures, quelques jours plus tôt, et ne savent quasiment rien les uns des autres... Sacré défi à relever, dans des conditions extrêmes, avec des réserves d'eau et de nourriture très limitées... Et absolument aucune idée du but de leur quête...

Ils n'ont toujours rien de héros, en tout cas en apparence. Le seront-ils un jour ? Pour cela, il va falloir  échapper aux pièges des Terres Grises, comprendre ce qu'on attend exactement d'eux et, accessoirement, trouver le moyen de retourner d'où ils viennent. Un "d'où-ils-viennent" qui vient de subir l'apocalypse, je vous le rappelle... Un jeu d'enfant, quoi !

Toujours est-il qu'on les a choisis. La providence, le hasard, une quelconque divinité si l'on y croit, l'Homme en blanc ou l'autre avec ses yeux glauques, allez savoir lequel de ces deux ex-machina les a désignés pour remplir l'ingrate mission de survivre à la quasi-totalité de l'humanité à laquelle ils appartiennent, mais c'est un fait.

Alors, ils ne sont pas des héros, mais peut-être des pions, ce qui, à bien y réfléchir, est sans doute encore pire... Phil, Chloé, Claudy et Arthur ont-ils vraiment leur destin en main ? Peuvent-ils espérer en récupérer le contrôle ? Peuvent-ils changer de dimension en sauvant le peu qu'il reste à sauver d'une Terre dévastée ?

Le rythme de ce roman est un de ses points forts : malgré tout, malgré le changement de lieu et la perte de repères inhérente, il ne faiblit pas. Ces Terres Grises n'ont pas seulement l'air d'être inhospitalières, elles le sont réellement et notre club des 5 va devoir traverser bien des moments délicats avant de toucher du doigt le but de leur étrange quête.

D'autres thèmes forts, qu'il est complexe d'évoquer ici, même si on en a frôlé certains, discrètement, au fil de ce billet. C'est dense, ramassé, efficace et assez surprenant, jusqu'à un final qui répond à un bon nombre de questions posés ci-dessus. Et surtout, à la question essentielle : les protagonistes de "Chaos" sont-ils des héros ?

mardi 30 août 2016

"Le monde appartient aux brutes".

Un peu lapidaire, comme formule, et pourtant, je l'ai trouvée d'une justesse incroyable, issue d'une étonnante démonstration par l'absurde que nous propose Saïdeh Pakravan, auteure d'origine iranienne mais qui possède désormais la double nationalité franco-américaine et vit aux Etats-Unis. Imaginez que l'un des pays le plus violent au monde, les USA, connaisse une journée durant laquelle aucun acte de violence ne peut avoir lieu. Comment la population réagirait-elle, comment le pays réagirait-il ? Voilà le point de départ de "la Trêve", second roman de Saïdeh Pakravan paru chez Belfond (après le multi-primé "Azadi"). Un livre qui a des allures de thriller, lorsqu'on s'en tient à cet argument. Mais, ce n'est pas la voie qu'a choisie la romancière. Non, elle signe un conte philosophique qui peut sembler léger, dont la forme atomisée, polyphonique, est assez spéciale, mais qui s'avère finalement être non seulement très profond, mais aussi assez peu politiquement correct. Un livre qui donne matière à réfléchir sur le fonctionnement de nos sociétés...



C'est le 9 juillet. Un 9 juillet comme les autres, une journée comme les autres journées. Oui, mais... ce n'est pas tout à fait le cas. C'est même tout le contraire, ce 9 juillet-là restera certainement dans les mémoires et même dans les livres d'histoire, car l'Amérique va connaître un moment exceptionnel, unique, incroyable...

Simon Urqhart est policier et il consacre la majeure partie de son temps à son boulot. On peut le joindre à n'importe quelle heure, même s'il est chez lui, il ressortira pour aller s'occuper d'un homicide ou d'une autre sale histoire du même genre. Mais, depuis minuit, ce 9 juillet, il n'a pas reçu un appel et a pu profiter d'une nuit comme il en a rarement connu...

Son premier réflexe est de se dire qu'on a voulu le ménager ou que la conjonction astrale est excellente. Et puis, les questions arrivent : comment expliquer que, cette nuit-là, aucun délit n'ait été recensé ? Mieux encore, il semble que la mort ait tout simplement déserté les Etats-Unis, puisque pas un décès n'a eu lieu, même naturel...

Le lecteur est d'ailleurs témoin de ce phénomène, puisque, depuis minuit et sa rencontre avec Simon, il découvre des événements se déroulant à travers le pays, des situations qui, en temps normal, si on peut dire, se seraient terminées immanquablement par des actes de violence. Du braquage à l'agression simple, des violences conjugales aux actes de pédophilie, du racisme au fanatisme religieux, tout y passe...

Mais, dans tous les cas, le junkie en quête de quelques dollars, le néo-nazi surexcité, le terroriste déterminé, l'amant éconduit devenu suicidaire, le violeur ou le l'assassin, qu'il ait prémédité son geste ou qu'il agisse sous le coup d'une brutale émotion, renoncent à leurs funestes projets, sans vraiment comprendre ce qui leur arrive.

Chaque chapitre se déroule à une heure différente, l'ordre chronologique est respecté, on avance dans la journée et l'on découvre toutes ces histoires qui, au lieu de finir mal, s'achève sur une note optimiste, avec des raisons de vivre qui apparaissent, des existences qui continuent, des secrets qui se révèlent, des gestes qui font du bien, des signes qui encouragent...

Bref, il y a ceux qui vont tourner une page et vont entamer une nouvelle étape de leur existence en laissant derrière eux le poids qui les oppressaient parfois de très longue date, ceux qui savent qu'ils l'ont échappé belle et comptent bien profiter de ce répit et ceux, enfin, qui ignoreront sans doute toujours que leur destin a basculé in extremis...

Simon, lui, est au chômage technique. Alors, il en profite pour reprendre contact avec une journaliste qu'il a rencontrée quelque temps plus tôt lorsqu'elle était venu l'interviewer pour un reportage. Mandy Afshar signe désormais des éditoriaux dont le style et les références philosophiques plaisent au policier. Alors, en cette journée particulière, pourquoi ne pas discuter tranquillement avec une femme intelligente ?

Ces deux-là font partie des rares personnages récurrents du roman, ils ne sont pas les seuls, je pense en particulier à Jennifer et Kim, un couple qui vit une liaison clandestine et peine à s'épanouir, car l'ex de Jennifer est un homme jaloux, possessif et agressif qui pourrait se montrer violent s'il découvrait que la jeune femme en aime un autre.

Cette journée est décisive pour eux, il leur faut faire des choix qui engageront leur avenir mais leur feront aussi prendre de possibles risques. Autour d'eux, le monde est suspendu à l'arrêt soudain des violences, à ce moment qu'un petit malin a appelé la Trêve, mot qui s'est ensuite répandu dans la population comme une traînée de poudre, jusqu'à devenir un slogan : "Vive la Trêve !"

Mais que se passe-t-il vraiment ? Comment expliquer une telle conjonction de coïncidences ? Est-ce un signe divin, une conspiration d'une incroyable ampleur, une action annonçant une arrivée extraterrestre, une étrange expérience scientifique, virus ou vaccin, selon que vous soyez optimiste ou pessimiste ? Nul ne le sait, mais la liesse est générale.

Et, pendant que dans les rues, on fête la Trêve comme une fête nationale, à renforts de pétards, de klaxons, de cris de joie et de chansons, d'autres s'interrogent : combien de temps cela durera-t-il ? Qu'adviendra-t-il si la situation perdure, alors que, non seulement, plus personne ne meurt, mais plus personne ne naît, non plus.

Paradoxalement, alors que le calme règne, la machine économique tousse : apparemment, ce n'est pas un jour à consommer, tout le monde a mieux à faire, on va retrouver sa famille, ses proches, mais on ne fait plus de courses, on chamboule ses habitudes, on dérègle tout un train-train solidement ancré et on fait vaciller jusqu'à Wall Street, qui a fermé ses portes faute d'activité...

Les particuliers, eux, n'en reviennent pas : mais que se passe-t-il ? L'un d'eux se demande pourquoi on parle de Trêve alors qu'il n'y a pas de guerre, d'autres, ceux dont le quotidien est marqué par la violence, accueillent cette pause avec soulagement, mais redoutent sa fin, et d'autres, qui font l'objet d'actes de violence imprévus restent comme deux ronds de flan de n'avoir pas eu à souffrir plus.

Et soudain, en filigrane, au milieu de tous ces événements, de ces destins qui ne s'accomplissent pas comme la logique l'aurait voulu, se dessine une image carrément effrayante : celle d'une société tellement imprégnée de violence dans toutes ses strates, à tous les niveaux, dans toutes les régions et toutes les classes sociales, que lorsque celle-ci s'arrête, tout s'arrête...

Je l'ai dit plus haut, "la Trêve" est une démonstration par l'absurde qui met en évidence l'incroyable place occupée par la violence dans notre quotidien, simplement en la supprimant et en observant les comportements qui découlent de cette disparition subite. Au lieu de la montrer, complaisamment ou non, comme tant de films, livres, médias, etc., Saïdeh Pakravan fait l'inverse.

Alors, comme si elle avait passé nos vies à un révélateur chimique ou comme si elle radiographiait ce corps social débarrassé de sa gangrène, elle fait apparaître les collusions, les influences, les implications, les stigmates... Bref, le sceau de la violence que nous portons tous comme une marque d'infamie plus ou moins marquée, ne serait-ce que parce que nous tolérons cette violence.

C'est ma vision du livre, en tout cas, c'est un sentiment qui est monté en moi au fil des chapitres alors que je me demandais où voulait en venir Saïdeh Pakravan. Une vision dérangeante, qui renvoie le politiquement correct dans les cordes : ainsi, l'être humain et la violence seraient-ils intrinsèquement et inextricablement liés.

Surtout, ne lisez pas "la Trêve" en pensant vous lancer dans un thriller. Il est vrai que le sujet pourrait parfaitement se prêter à ce genre et donner quelque chose de redoutable. Mais, Saïdeh Pakravan n'a pas choisi ce genre-là. Elle ne propose pas une enquête, il ne s'agit pas de comprendre ce qui se passe, mais de regarder comment on réagit à cet événement.

Les personnages ne sont pas acteurs, mais spectateurs de la Trêve, car, ceux qui renoncent à la violence sont les premiers à ne pas comprendre pourquoi, ni comment ils ont soudain décidé de changer d'avis, au moment de passer à l'acte. Les nombreux chapitres passent en revue une large gamme d'actes violents ou d'activités dans lesquelles la violence tient un rôle important.

Toutes ces histoires sont différentes, mettant en scène des personnages extrêmement différents et ayant des motivations très différentes. On passe aussi bien de criminels aguerris qui agissent en toute connaissance de cause à des personnes agissant sous l'impulsion d'émotions très humaines, comme la vengeance ou la jalousie.

On a presque l'impression de lire un recueil de nouvelles, avec à chaque fois un parcours particulier et une chute qui offre aux protagonistes, agresseurs, victimes, et parfois les deux, de nouvelles perspectives. Cela sera-t-il suffisant pour que les plus endurcis d'entre eux cessent définitivement de faire le mal ? Qui peut le dire, puisque personne ne sait si cela va durer, ni ce qui provoque ces revirements...

Il y a, dans le livre, une référence à une des premières grosses productions hollywoodiennes de science-fiction, "Le jour où la Terre s'arrêta", de Robert Wise. Les deux histoires sont sensiblement différentes, puisque, dans le film, on a un débarquement extraterrestre, mais c'est vrai qu'on retrouve la même surprise devant les événements extraordinaires qui se produisent.



Pour ma part, c'est une toute autre référence qui m'est venue en tête, là encore, sans forcément de lien direct, a priori : "l'Aveuglement", de José Saramago. Dans ce livre, le monde est frappé par une soudaine épidémie de cécité, appelons cela ainsi faute d'explication plus évidente. La très grande majorité de la population mondiale perd la vue et doit s'organiser pour survivre.

Le prix Nobel de Littérature portugais met ainsi en avant la déshumanisation des sociétés contemporaines, le chacun pour soi, une société qui plonge dans le chaos au lieu de rechercher la solidarité, etc. Pourquoi ai-je pensé à ce livre (qui a lui aussi donné lieu à une adaptation au cinéma, d'ailleurs), je vais essayer de l'expliquer brièvement...



Là encore, la différence principale, c'est que Saïdeh Pakravan propose une démonstration par l'absurde. Mais, comme José Saramago, elle confronte la société à un événement inexplicable et inexpliqué qui balaye tous les repères, toutes les valeurs, toutes les habitudes et oblige à s'adapter, à réagir, aussi.

Mais, surtout, dans "la Trêve", au milieu des personnages qui recourent à la violence au quotidien sous des formes, hélas, très variées, on a aussi des personnes qui choisissent cette fois en dernier ressort. Apparaît alors une espèce d'ultra-moderne solitude, tout à fait troublante, nourrie par le silence. Combien de secrets et de non-dits vont être révélés ce 9 juillet !

La parole se délie, mais les culpabilités s'envolent, aussi. Tout ce qui pourrit certaines existences depuis parfois des décennies peut enfin sortir sans crainte de conséquences douloureuses. Alors, on avoue, on fait son examen de conscience, on pardonne, on accepte l'autre tel qu'il est, on comprend des décisions, on tourne des pages...

J'ai peut-être donné une vision assez sombre du roman, en réalité, elle est plutôt en clair-obscur, car, certaines histoires sont très touchantes et trouvent enfin une conclusion après avoir entraîne tant de souffrances... C'est comme si, soudain, chacun se mettait à voir la vie du bon côté et rejetait le fatalisme de la violence pour adopter une nouvelle voie...

 Mais... Que se passera-t-il, si la Trêve prend fin ? Ou, plutôt, quand elle prendra fin, d'ailleurs, car peu de gens imaginent qu'elle s'éternisera. Ceux qui ont renoncé à la violence y reviendront-ils ou bien, l'élan de joie collectif se concrétisera-t-il à plus long terme ? A votre avis ? Et c'est moi qu'on qualifie de pessimiste !


"Ayant ton sort pour exemple, ton sort à toi, ô malheureux Oedipe, je ne puis plus juger heureux qui que ce soit parmi les hommes" (Sophocle).

Rassurez-vous, ce billet ne sera ni un cours de mythologie, ni une leçon de psychologie. Mais, nous allons parler d'un livre très étrange mais, dans le même temps, très prenant, construit autour de la relation compliquée entre un père et son fils. Autour, aussi, de cette période tellement particulière de l'adolescence et de la transition vers l'âge adulte. Maintenant, disons les choses clairement : je vais vous parler d'un livre très particulier, qui débouchera sans doute sur des lectures très différentes en fonction des lecteurs. "Le bon fils", de Denis Michelis, paru aux éditions Noir sur Blanc, est un livre qu'il est bien difficile de qualifier avec certitude. On flirte sans cesse entre rêve et cauchemar et les repères dont nous disposons sont rares. De ce fait, le lecteur se pose un bon nombre de questions, sans avoir aucune certitude sur les réponses qu'il obtiendra...



Albertin vit seul avec son père depuis que sa mère est partie. C'est un adolescent un peu difficile, dont les résultats scolaires sont franchement médiocres. Pour cette entrée en première, le père d'Albertin a donc pris des décisions radicales : un déménagement, direction la campagne et un nouveau lycée, où on lui serrera la vis.

Entre Albertin et son père, ce n'est franchement pas l'entente cordiale. Ils sont à couteaux tirés en permanence, le père haussant souvent le ton pour dire à son rejeton tout le dépit et la colère qu'il lui inspire. Le fils, lui, se contient de son mieux, mais, souvent, il rétorque de manière insolente, ne faisant qu'envenimer la situation.

Un vrai dialogue de sourds auquel chacun met un terme brusquement quand ça l'arrange, en essayant d'avoir le dernier mot... Jusqu'à la prochaine dispute. Tout est d'ailleurs l'occasion de se chercher des noises : la conduite, les courses, le comportement d'Albertin, les remarques du père, la cuisine, l'aménagement de la nouvelle maison...

Albertin n'est pas le bon fils que son père voudrait qu'il soit. Les mots, cruels, parfois méchants, que lui adresse son père, le lui font clairement comprendre. Mais, en retour, Albertin considère que son père ne se comporte pas de la bonne façon pour qu'il lui fasse le plaisir d'être de fameux bon fils qu'il attend... Là encore, chacun campe sur ses positions...

Et ce n'est pas la rentrée des classes qui arrangent quoi que ce soit : mettant en avant sa fatigue et sa santé fragile, le père refuse de conduire le fils à l'école et l'oblige à prendre le bus scolaire. Albertin est un garçon réservé, introverti, qui peine à se faire de nouveaux amis et les premiers résultats scolaires, comme d'habitude, ne sont pas brillants...

Ses seuls moments de paix, Albertin les trouve dans le jardin, auprès d'un frêne qui devient son confident. C'est à lui qu'il vient raconter ses soucis, ses engueulades, ses problèmes à l'école, sa rencontre avec une camarade de classe qui lui plaît bien... Forcément insuffisant, et certainement pas utile pour restaurer une relation qui ne cesse de se dégrader avec son père.

Jusqu'à l'arrivée de Hans...

De cet homme, on ne saura pas grand-chose, doux euphémisme, si ce n'est que c'est un ami du père. Pour le reste, cet oiseau de passage va devenir le véritable troisième membre de cette famille, occupant quasiment le rôle vacant de la mère absente et faisant le lien entre le père et le fils. Un brave gars, ce Hansi... Quelqu'un qui semble savoir comment faire pour que Albertin devienne enfin un bon fils...

Albertin, prénom que le personnage déteste (et, sur ce point, tout du moins, on peut être d'accord avec lui...), est le narrateur de ce roman. C'est par lui qu'on découvre la relation tumultueuse qu'il entretient avec son père et son profond mal-être, qui touche quasiment la totalité des pans de son existence. L'expression "être mal dans sa peau" semble avoir été inventée pour lui.

Le ton est assez dérangeant, relativement agressif, mais surtout porté par un sarcasme permanent derrière lequel il semble se cacher en toutes circonstances comme derrière une muraille. Son père est sa principale cible, mais ses professeurs, ses camarades de classe et même l'arbre auquel il se confie n'échappe pas à ses remarques acerbes.

Seul Hans, lorsqu'il débarque de nulle part, le prend tellement au dépourvu qu'il ne parvient pas à l'agresser lui aussi. Au contraire, il ne peut s'empêcher de ressentir quelque chose qui...non, impossible... mais quelle horreur ! ... pourrait s'apparenter à de l'admiration... Cette espèce de perfection, ce côté super cool, son efficacité, tout cela donnerait envie de faire des efforts...

Allez, disons-le, si Albertin voulait essayer d'être enfin le bon fils qu'on voudrait qu'il soit, ce ne serait pas pour son insupportable père mais bien pour Hans. D'ailleurs, cet inconnu tape aussi dans l'oeil des amis de l'ado, qui, du même coup, le regardent d'un oeil différent : un mec avec un père pareil n'est peut-être pas aussi infréquentable qu'il n'y paraît !

Au fil des pages, alors que Hans s'installe de plus en plus dans la vie d'Albertin et de son père, le mystère qui l'entoure s'épaissit. Qui est-il vraiment ? D'où sort-il ? Quels buts suit-il ? Comment fait-il pour être si parfait ? Dans la tête du lecteur, les questions fusent, mais on sent bien aussi que, derrière son éblouissement, Albertin se pose les mêmes...

Mais, au diable, tout ça ! La présence de Hans stabilise cette famille au bord du gouffre. Chacun, bon an, mal an, semble enfin trouver sa place, les tensions, si elles ne sont pas apaisées, sont vite mises sous le boisseau par Hans qui trouve toujours les bons mots pour les calmer. Et maintenant, c'est aux difficultés scolaires d'Albertin qu'il entend s'attaquer...

Le récit devient de plus en plus ambigu, Albertin cherchant de plus en plus à complaire à Hans, comme un fils le ferait pour son père... Alors que le père est de plus en retrait, Hans prend de plus en plus de place. Et Albertin, profitant de cette relation qu'il a pourtant du mal à cerner lui-même, évolue, s'épanouit, grandit...

Le lecteur, lui, s'interroge... Et plus seulement sur le passé de Hans, sa personnalité, ses origines. Mais carrément sur son existence. S'il n'avait pas ces boucles blondes qui épatent la terre entière, et j'exagère à peine, on pourrait même commencer à se le représenter avec les traits de Brad Pitt incarnant Tyler Durden dans "Fight Club"...

Il y a chez Hans cette même assurance qui manque à Albertin, mais aussi au personnage joué par Edward Norton dans le film de David Fincher. La même manière de se rendre absolument indispensable et la même influence un peu sulfureuse sur son alter ego. Bon, ne calquez pas non plus l'histoire tirée du roman de Chuck Palahniuk et celle de Denis Michelis, elles sont très différentes.

Mais, le rapprochement me semble pertinent, avec une différence de taille : pour Durden, je sais, pour Hans, je me pose toujours des questions ! Et il faut dire que Denis Michelis met le paquet pour nous embrouiller : au fur et à mesure de l'avancée du récit, on a de plus en plus le sentiment de se détacher de la réalité. Sauf qu'on n'a pas vraiment de certitude sur ce qu'elle est, cette réalité, justement...

Dès le départ, on ne sait que ce que Albertin veut bien nous raconter. Et, ensuite, tout ce qui se produit, c'est à travers ses yeux qu'on y assiste. Se pourrait-il qu'il soit... fou ? Il y a un élément qui m'a frappé au cours de ma lecture du "Bon fils" : à plusieurs reprises, et dès les premières pages, d'ailleurs, la question de la santé mentale se pose.

Albertin a l'impression que son père lui parle comme à un "arriéré mental". Puis, plusieurs fois, on voit apparaître l'expression "malade mental". Oh, oui, je triche, je la sors de son contexte, car c'est une expression qui peut parfaitement être une insulte ou une manière de parler dans la bouche d'un adolescent comme Albertin.

Pourtant, ce qui m'intrigue, c'est que, à chaque fois, les mots "malade mental" sont en italique. On imaginerait presque Albertin faire des guillemets avec ses doigts au moment de les prononcer... Et c'est cette insistance qui a suscité pas mal de questions chez moi... Ce fils, ni bon, ni mauvais, cherchant juste sa place dans le monde et dans sa famille, pourrait-il être plus sérieusement dérangé ?

Laissons planer ce questionnement... A vous de vous faire votre avis sur la question à la lumière des événements qui se déroulent dans le livre... Mais, il est certain que Denis Michelis met en place une narration qui joue allègrement sur ces questions, autour de la réalité, du fantasme, de la folie ou, simplement d'un rêve, mais un rêve, il est vrai, particulièrement tordu...

Alors, qu'a-t-on là, avec ce livre ? Un roman troublant, dérangeant sur l'adolescence et la crise qui peut accompagner cette période de l'existence. Albertin est agaçant, c'est sûr, mais son père aussi. Et puis, il y a l'absence de cette mère qui pèse, aussi, même si la question n'est qu'effleurée. Albertin aurait-il des circonstances atténuantes ?

Qui du mauvais fils et du mauvais père est apparu le premier ? Car, ce "bon fils" tant recherché est marqué d'une ironie douloureuse. Ce jeu de l'oeuf et de la poule n'a pas de réponse convaincante, même si on peut légitimement se demander si Albertin n'est pas, depuis longtemps, un enfant assez pénible...

Reste la question de Hans. L'élément qui change tout. Mais dans quelle mesure ? Là... En tout cas, il apporte quelque chose qui manquait à Albertin pour être un bon fils : l'image d'un bon père... On pourrait réfléchir longtemps sur la question de l'effacement, omniprésente dans ce livre : Albertin devenant Constant et le père s'effaçant au profit de Hans... Mais sur quel base ?

J'ai choisi de titrer ce billet avec une citation extraite d' "Oedipe Roi", tragédie de Sophocle, qui contribue à poser les bases du mythe entourant ce personnage. La psychanalyse, bien plus tard, en a fait une de ses bases dans l'explication de la construction de la personnalité masculine. Et si "Le bon fils" en était une étonnante allégorie ? Et jusqu'où ira Albertin ? Jusqu'à tuer le père ?

Ce billet n'est vraiment pas simple à écrire : tout ce que je vous dis sur ce livre ne s'appuie que sur des incertitudes, sur une histoire entourée de mystère et laissant un étrange sentiment d'irréalité... Mais, oui, il y a de cela : une manière allégorique de raconter l'adolescence et le passage de la chrysalide au papillon que sera l'adulte...

Une dernière chose m'a frappé : deux lignes, en fin d'ouvrage. Placées entre la fin du roman proprement dit et la page des traditionnels remerciements. Deux lignes, un simple Nota Bene, bien anecdotique... Ou pas. Car, elle donne une clé nouvelle au lecteur : une possible dimension, si ce n'est autobiographique, tout du moins, inspiré de la propre adolescence de l'auteur.

C'est d'ailleurs assez amusant, car ce Nota Bene fait référence aux extraits de cours et d'exercices et ces passages ont une fâcheuse tendance à renvoyer le personnages aux questions et aux définitions familiales... Comme si, même sur les bancs de l'école, ce sujet tellement sensible se rappelait à l'adolescent, le replongeant encore et encore dans ses propres doutes...

Bon fils, bon père... Tel père, tel fils... Ces relations mouvementées sont le moteur d'un roman très original, très particulier, qui en laissera dubitatif plus d'un, j'en suis sûr... Mais, ce sera l'occasion de découvrir un style, très intéressant, un univers, troublant, et une histoire qu'il faut laisser décanter, non pas pour la cerner totalement, mais pour essayer d'en tirer sa propre lecture.

lundi 29 août 2016

"On est plus efficace quand on n'a pas trop d'empathie (...) Les sentiments embarrassent, parasitent le geste".

Il y a quelques années, avant la création de ce blog, un livre m'a permis de décoller d'un lit d'hôpital pour partir à la rencontre d'un homme désigné pour battre le record de présence en solitaire dans une station spatiale. Une situation qui le rendait littéralement fou. Je garde un excellent souvenir de ce roman intitulé "Je n'ai pas dansé depuis longtemps", à la fois drôle et sombre, absurde et troublant. A l'époque c'est Belfond qui avait publié cette étrange histoire. Depuis, Hugo Boris a changé d'éditeur et son nouveau livre sort en ce mois d'août chez Grasset, avec un titre assez laconique : "Police". Enfin, plus exactement, le mot police en majuscules et surtout, à l'envers... Un coup d'oeil à la quatrième de couverture et je me suis laissé tenter par un livre dont l'action, cette fois, ne s'étend pas sur plus de 400 jours, mais sur une unique soirée, assez mouvementée... Et qui pose la question de la conscience, lorsqu'on est flic.



Virginie est entré dans la police pour suivre la vocation paternelle. La voilà en uniforme, appartenant au commissariat central du XIIe Arrondissement, à Paris, chargée de tâches très quotidiennes, pas forcément passionnantes, mais dont elle s'acquitte habituellement avec zèle. Sauf que, ces temps-ci, elle a la tête ailleurs...

Elle est enceinte. Pas de l'homme avec qui elle vit et avec qui elle a déjà un garçon, mais d'un de ses collègues, Aristide. Une situation délicate que Virginie a choisi de gérer seule : le lendemain matin, elle ira à la clinique et avortera, c'est décidé. En attendant, elle essaye de s'occuper l'esprit pour ne pas penser à tout ça, à ses mensonges, par action ou par omission.

C'est pourquoi elle a accepté de s'occuper d'une mission qui débordera sur la fin de son service. Elle ne sait pas vraiment de quoi il s'agit, à part que ça ne se déroulera pas dans le XIIe... Finalement, elle est plutôt surprise, lorsqu'elle apprend la nature de cette mission : escorter un homme depuis un centre de rétention jusqu'à l'aéroport où il sera mis dans un avion à destination de son pays d'origine.

D'habitude, ce ne sont pas les simples flics de quartier qui se chargent de ces affaires-là, mais la COTEP, Compagnie Transport Escort et Protection. Mais, aujourd'hui, il y a eu une mutinerie au centre de rétention et les policiers spécialisés doivent gérer la crise et déléguer. Qu'à cela ne tienne, Virginie est partante...

Mais, lorsqu'elle découvre que, avec Erik, son supérieur, et elle, c'est Aristide qui composera l'escorte, elle se sent piéger. Mais elle ne pourra pas reculer. Aristide, c'est la grande gueule du commissariat, le mec à l'humour bien lourdingue et aux propos parfois limite-limite, mais qui assure sur le terrain. Rien ne laissait penser qu'ils pourraient avoir une liaison...

Aristide, la bonne humeur faite flic, qui a tout de même eu du mal à encaisser les nouvelles de la grossesse de Virginie et de son choix de l'interrompre... Le changement a été subtil, mais elle l'a perçu, dans son regard, dans son visage. Et les voilà dans cette voiture de patrouille avec ce secret entre eux...

Quant à Erik, c'est un homme qu'on croirait né pour être flic. Le genre ambitieux, le petit doigt sur la couture du pantalon, espérant gravir les échelons sans se fixer de limite et, dans cette optique, obéissant aux ordres et appliquant les procédure tout aussi scrupuleusement. Une maîtrise parfaite en toutes circonstances, une autorité naturelle, un bloc de certitude et d'assurance.

Et puis, il y a Asomidin... Il est Tadjik et sa demande d'asile a été rejetée. Il doit quitter le territoire national direction le Tadjikistan, mais il serait Angolais, Tunisien, Tchétchène ou Somalien, ce serait pareil. A eux de le conduire jusqu'à l'embarquement où ils le remettront aux policiers qui prendront l'avion jusqu'à Istanbul à ses côtés...

Mais, cette mission, qui a tout pour être anodine, ne va pas du tout se dérouler comme prévu. Virginie la première va se poser des questions sur ce qu'ils sont chargés de faire, prendre en empathie cet homme qui ne semble en rien être un danger, qui risque de connaître un accueil fort désagréable dans son pays d'origine, et ses doutes vont aussi toucher ses collègues.

"Police", c'est le récit de cet étrange trajet entre Joinville et Roissy, une espèce de road-trip en huis clos, puisqu'on roule, mais que tout se joue entre les trois policiers et leur passager. Entre les questions qui agitent l'esprit de cette femme et de ces deux hommes, mais aussi le comportement d'Asomidin, on assiste à une brusque montée des tensions.

Il y a l'éthique professionnelle, d'abord : ils sont là pour obéir aux ordres qu'on leur donne. Ensuite, il y a une prise de conscience très humaine : est-ce que c'est bien, ce qu'on est en train de faire à ce pauvre gars ? Enfin, le parcours personnel et en particulier celui de Virginie, catalyseur de l'action, qui est sur les nerfs.

Ne croyez pas que chacun rumine dans son coin ses interrogations. Evidemment, cela va déborder dans les actes, dans les décisions qui vont être prises au fil des kilomètres d'autoroute. Mine de rien, le décor traversé par les policiers n'est pas complètement anodin : succession de territoires inhabités et de zones commerciales, il impose une espèce de claustrophobie aux passagers aux prises avec leur conscience...

Virginie, Aristide et Erik sont des flics de base, de simples flics, même, pour reprendre une expression cinématographique un peu anachronique. Ils n'ont rien de super-flics, de héros en uniformes, de personnages de polars ou de thrillers survitaminés. Non, ils sont normaux, banals, et surtout, ils sont usés, fatigués...

Je ne vous le cache pas, longtemps, j'ai envisagé une fin tragique à ce livre. Une fin qui ferait écho à ce qu'on lit (trop) souvent dans la presse ces dernières années, ces suicides de fonctionnaires de police avec leur arme de service. Je ne veux pas vous influencer, mais je crois que la montée progressive des tensions, ramassée, efficace, puisque le livre est court, moins de 200 pages, a joué sur mon impression.

Virginie est le personnage central, mais on plonge aussi dans les états d'âme d'Aristide et d'Erik, plus brièvement, c'est vrai, suffisamment, en tout cas, pour ressentir une certaine fatigue, un moral en berne qui pousse à se poser des questions sur l'avenir, et sur un avenir en uniforme. Il faut se créer une carapace, dans ce boulot, ici, elle se fendille et les lézardes risquent de vite s'élargir.

Erik, c'est l'exemple même du flic qui s'est blindé de partout, qui ne pense pas mais agit. Dit ainsi, cela semble très dur, mais c'est un métier difficile, aussi, qui nécessite donc de se protéger. Jusqu'à en perdre un certain sens des réalités ? On peut se le demander parfois. Et, dans "Police", c'est l'une des clés que tourne  Hugo Boris, en poussant ses personnages à envisager leur job différemment, en fonction de la nature de la mission...

Pour autant, ce roman n'est pas un infomercial (pardon pour l'anglicisme) pour la police nationale. Virginie, Aristide et Erik sont des individus, confrontés à une situation qui les bouscule. Mais, il ne s'agit pas, sous prétexte que ces trois-là s'interrogent sur le bien-fondé des expulsions et sur leur portée humaine, d'éluder les côtés polémiques qui entourent nos policiers.

Mais, il est très intéressant de mettre sur le papier cette prise de conscience soudaine, ce chemin de Damas sur la route de Roissy, car on se dit que ces personnages fictifs peuvent aussi correspondre à un certains nombres de leurs collègues dans la réalité. Les coups de matraques, un racisme problématique ou une autorité qui confine parfois à l'autoritarisme, tout cela ne va pas disparaître d'un claquement de doigts.

Quant au fait d'emmener les flics de base aux centre de rétention pour réaliser ce que cela représente en termes humains, comme on emmène un chauffard à Garches, rencontrer les accidentés de la route, ou un fumeur invétéré à Villejuif, c'est évidemment totalement irréaliste. Mais, en cette période surchargée, entre état d'urgence et politiques d'austérité, il est certain que les chaînes de commandement pourraient être remises en cause...

Là encore, on est dans des réflexions personnelles, liées à cette lecture. Mais, dans les traditionnels remerciements de fin d'ouvrage, on comprend que cette histoire-là n'est pas totalement imaginaire. Qu'elle s'inspire d'événements et de récits existants. Hugo Boris s'est inspirée de tout cela, qu'il a fait des recherches, interrogé du monde, pris ses renseignements, choisi d'être au plus près de ses personnages.

En écrivant cela, je pense à toutes ces émissions de reportage qui ont fleuri sur plusieurs chaînes depuis des années, proposant des reportages sur des unités de police, toujours plus spectaculaires et pas du tout anxiogènes (noooooon...). Or, la COTEP, dont Virginie, Aristide et Erik pallient l'absence, a souvent été au coeur de ces sujets...

On a, d'une certaine manière, le contrechamp : nos flics du XIIe, ce sont le contraire de ces Robocop qui ont les honneurs des chaînes de télé. On a quelques échantillons de leur quotidien, qui n'exclut pas de ressentir quelques montées d'adrénaline, de prendre quelques risques et d'afficher ses muscles. Mais, dans l'ensemble, on est dans la, oh le vilain mot, proximité.

Ce côté peu flamboyant, peu attractif, contraste fortement avec l'image véhiculée par la télé, mais aussi le cinéma et la littérature policière où l'archétype du super-flic sans peur et sans reproche qui arrête les méchants à la fin, et d'une seule main, s'il vous plaît, existe encore. Ou bien, le côté "Experts", des flics trop cool faisant joujou avec plein de machines hi-tech et de produits chimiques.

C'est peut-être ce qui explique pourquoi Hugo Boris a choisi que le mot "Police", titre de son livre, apparaisse à l'envers sur la couverture. Comme si on regardait l'envers d'un décor et non ce qui devrait apparaître logiquement à nos yeux. Les velléités de désobéissance qui sont au coeur du livre viennent aussi à l'appui de cela.

"Si ton métier, c'est de faire ce qu'on te dit, et que tu ne fais pas ce qu'on te dit, faut changer de métier", est-il dit dans le livre. Là encore, on a des policiers en porte-à-faux avec ce qu'ils sont censés représenter, remettant en cause l'ordre qu'ils sont censés faire respecter, comme s'ils se retournaient contre leur hiérarchie...

Mais, tout cela, ce sont des réflexions de lecteur. Il est plus probable que, prosaïquement, ce choix graphique rappelle simplement les sérigraphies des voitures de patrouille, principale unité de lieu du roman, où le mot police est imprimé à l'envers pour apparaître à l'endroit dans le rétroviseur des automobilistes...

Je me demande si je ne cherche pas trop souvent midi à quatorze heures, moi...

dimanche 28 août 2016

"Et je vais me risquer à dire que je serai chanceux si rien de sérieux ne m'arrive".

J'ai cherché, hésité, tourné et retourné cette idée... Et puis, finalement, c'est cette phrase que j'ai retenue. Celui qui l'a prononcée, cité dans notre livre du jour, c'est Ayrton Senna... Elle est reprise dans le livre, dont le pilote brésilien est le véritable fil... conducteur, c'est le cas de le dire, le centre de gravité autour duquel tourne les histoires, questionnements, thématiques que l'auteur aborde. Un livre qu'on qualifiera d'auto-fiction, car la propre vie de l'auteur est l'un des éléments importants du récit, sans qu'il ne tire la couverture à lui, et qui nous emmène à la rencontre de pilotes automobiles de légende, dont certains, beaucoup, ont payé de leur vie leur passion folle pour la vitesse... "A tombeau ouvert", c'est le titre de ce livre signé Bernard Chambaz, qui vient de paraître chez Stock. Un titre qui débouche d'ailleurs sur une réflexion autour de la mort, qui apparaît décidément comme un sujet majeur de la rentrée littéraire estivale chez cet éditeur, après les lectures de "Bronson" et d' "Anthracite"...



Le 1er mai 1994, au septième tour du Grand Prix de Formule 1 de Saint-Marin, le pilote Brésilien Ayrton Senna est victime d'une épouvantable sortie de piste, alors qu'il était en tête. Quelques heures plus tard, son décès est officialisé, mettant un terme à l'un des weekends les plus terribles du sport automobiles, puisque, lors des essais, Roland Ratzenberger était lui aussi décédé dans un crash...

Devant sa télévision, comme des millions d'autres personnes à travers le monde, Bernard Chambaz assiste à ces images d'une grande violence et à l'inquiétude qui s'ensuit, personne ne connaissant exactement l'état de santé du triple champion du monde. Mais, aussitôt, c'est à son propre drame personnel qu'il est renvoyé, la mort de son fils, deux ans plus tôt...

Est-ce pour cela que 20 ans après, Bernard Chamabaz s'est lancé dans l'écriture d'un livre où Ayrton Senna tient une place centrale, où d'autres pilotes de légende sont conviés à relater leurs exploits, mais aussi leurs destins, souvent tragiques ? Lui qui se passionne plus pour le vélo que pour les automobiles, propose un récit où il fait de ces fous roulants dans leurs drôles de machines des héros antiques.

Bernard Chambaz voit en Ayrton Senna un Achille moderne, ayant choisi une vie courte pourvu qu'elle soit glorieuse, plutôt qu'une existence longue et sans éclat. Une métaphore qu'il file avec, je dois le dire, une certaine efficacité, mettant en parallèle les récits mythologique et certains événements ayant marqué la vie du Brésilien, en particulier dans la période précédant son accident.

Mais, il est aussi Icare, un Icare qui substitue la vitesse à la sensation de voler le plus haut possible. Un Icare qui se sera brûlé les ailes à force de vouloir être le plus rapide, pour s'échapper de ces labyrinthes que sont les circuits fermés, tourniquets dont les Formule 1 ne sortent jamais, prisonnières de ces tours qui, à force, deviennent monotones...

Sans aller jusqu'à déifier les pilotes, il voit aussi en eux les successeurs des fameux auriges, qui en décousait dans les cirques antiques aux rênes de chars tirés par un puissant attelage de chevaux. Là encore, les risques encourus étaient immenses, la chute mortelle presque à coup sûr. Les chevaux sont désormais l'unité de puissance des moteurs et se comptent par centaines sous les capots des F1...

Par touches successives, Bernard Chambaz dresse le portrait de ce champion d'exception, pilote surdoué, instinctif, passionné et perfectionniste, , mais aussi de l'homme, ayant quitté dès l'adolescence sa famille pour se consacrer au pilotage, un séducteur mais possessif, un coeur tendre capable de se montrer terriblement égoïste, un solitaire mais un altruiste, lorsqu'il s'agit de se battre pour la sécurité des pilotes...

Entre l'intimité de l'homme et la star des circuits, à une époque où l'argent a commencé à couler à flot dans le milieu de la F1, plus encore que le champagne que sabre le vainqueur d'un Grand Prix sur le podium, on découvre la complexité de cet homme au charisme immense, devenue une idole à travers le monde, une figure qui a largement dépassé les frontières de son sport.

Longtemps, Senna est resté le dernier pilote de F1 victime d'un accident mortel en course. Jusqu'à l'accident du Français Jules Bianchi, en octobre 2014... La sécurité a fait des progrès immenses depuis l'accident d'Imola, mais toujours insuffisants pour arriver à un hypothétique risque zéro... Mais, le sport automobile a connu son lot de victimes, emportées par leur passion folle...

Devant sa télévision, alors qu'on s'affaire autour de la monoplace disloquée d'Ayrton Senna, Bernard Chambaz pense à cette curieuse expression : rouler à tombeau ouvert. Encore une preuve que mort et vitesse sont inextricablement liées, jusque dans la manière dont on en parle. Et ce lien, c'est aussi une des thématiques du livre.

Bernard Chambaz est aussi un passionné de peinture et cela se sent dans sa réflexion, qui se nourrit d'oeuvres d'art. Ce "tombeau ouvert" le renvoie aussitôt aux représentations de la Résurrection, où le tombeau du Christ est souvent entrouvert, comme dit dans les évangiles. Paradoxalement, ici, le tombeau ouvert devient symbole d'une vie nouvelle.

Ayrton Senna, fervent croyant qui, le matin de son accident lisait encore la Bible avant de quitter l'hôtel pour le circuit, un homme en qui certains ont vu un mystique, au point de se moquer de cette facette de son caractère, a évoqué sa renaissance, lorsqu'il a signé chez Williams, fin 1993, après deux saisons infructueuses... C'est avec cette voiture qu'il quittera la piste à Tamburello...

D'autres figures d'art sacré, peintre comme sujets, sont conviés à cette réflexion née de la mort d'un pilote. Ces chefs d'oeuvre contrastent terriblement avec les stèles, souvent atroces, qu'on a consacré aux pilotes... Je pense à celle de Donington Park qui rassemble Senna et Fangio, et qui est particulièrement hideuse, je referme la parenthèse esthétique...

Mort et résurrection, mais aussi enlèvement ou assomption, faisant d'un personnage saint une personnalité éminente aux yeux des croyants. En mourant au volant de son bolide, Ayrton Senna, déjà devenu icône de son vivant, a encore accédé à un stade supérieur que confère la mort lorsqu'elle frappe en pleine gloire, arbitraire, impitoyable...

Autour de Senna, Bernard Chambaz convie quelques figures remarquables, toutes époques confondues, qu'ils aient ou non, couru avec le Brésilien : Jim Clarke, Juan Manuel Fangio, Lorenzo Bandini, Tazio Nuvolari ou encore le miraculé Nikki Lauda... La liste est incomplète et s'achève sur Jules Bianchi, que j'ai déjà évoqué dans ce billet.

J'omets Alain Prost, dans cette liste, et pourtant, il est bien là, lui aussi. Forcément. Le meilleur ennemi. Celui qu'il faut battre, absolument, le duel au sommet. Alain Prost, le Hector d'Ayrton Senna, dont la retraite laissera le Brésilien incomplet, circonspect, même, jusqu'à envisager de raccrocher aussi. Un duel sans merci qui a marqué les mémoires, mais une rivalité qui deviendra amitié sur la fin.

Délaissant provisoirement la vie et la carrière d'Ayrton Senna, Bernard Chambaz raconte le parcours de ces autres pilotes, certains parmi les pionniers, d'autres appartenant à l'histoire plus contemporaine du sport automobile, des histoires à la fois passionnantes et douloureuses, des histoires devenues légendaires, au sens premier du terme...

Mais de quoi s'agit-il d'autre dans ce livre que de réfléchir à ce thème universel qu'est le destin ? Encore une fois, on pourrait prendre ce mot dans son sens antique, car il semble écrit que tel pilote connaîtra une carrière sans accroc, que tel autre mourra en course ou rattrapé par sa passion en d'autres circonstances, comme Andrea de Cesaris, qui mit un terme à sa carrière en F1 à la fin de saison 1994 et se tua en moto l'année suivante...

Chacune des histoires racontées par Bernard Chambaz, que le nom vous parle, comme celui de Senna, si vous vous intéressez à la F1, ou que vous le découvriez, est marquée par le sceau du destin. Jim Clark qui se tue sur un circuit sur lequel il n'aurait pas dû courir. Mais le contrat pour l'autre course n'est jamais arrivé...

 On a évoqué les croyances, la religion, mais que dire des superstitions ? On les croise aussi, avec ce pilote qui se tue alors qu'il ne porte pas sa chemise habituelle et qui périt. Ou même, avec l'étrange pressentiment qui a habité Ayrton Senna durant tout ce weekend à Imola. Les signes étaient là, on lui a même proposé une partie de pêche au lieu de courir, mais il a pris le départ. Le dernier...

Un destin qui relie Bernard Chambaz à ces pilotes, puisque "A tombeau ouvert" est autant un essai autour d'Ayrton Senna et de la vitesse qu'une auto-fiction. Si ce lien apparaît rapidement, j'en ai parlé plus haut, on découvre dans les dernières pages d'autres éléments forts, touchants, brutaux, aussi, qui viennent éclairer d'un nouveau jour toute cette lecture.

"A tombeau ouvert" est aussi une critique de nos sociétés du spectacle, parfois au détriment des acteurs. La télévision est devenue rapidement un support de promotion idéal pour la Formule 1. Pour le meilleur et pour le pire. La gestion des accidents, celui de Senna, mais aussi celui de Martin Donnelly, deux ans plus tôt, les images sont très choquantes, ont provoqué nombre de critiques.

Des critiques qui ont aussi souvent visé les autorités de la Formule 1 et du sport automobile. A la fois pour leurs personnalités troubles (à Jean-Marie Balestre, évoqué dans le livre, on pourrait ajouter Max Mosley, qui ont un passé fasciste en commun), mais aussi pour leur intransigeance et leur partialité. Et certaines morts sur les circuits pourraient être imputables à des instances parfois peu prévoyantes...

Mais laissons ces tristes sires et ces tristes aspects derrière nous pour conclure autrement. Et revenir à ce tombeau, qui apparaît dans le titre du livre. Celui d'Ayrton Senna, au cimetière Morumbi de Sao Paulo est toujours fleuri. Mais, c'est un tombeau d'un autre genre que lui offre Bernard Chambaz, puisqu'un tombeau, dans le domaine littéraire, est aussi un recueil d'oraisons funèbres.

Si vous vous posez la question, je ne crois pas qu'il faille être passionné de Formule 1 pour apprécier cette lecture. Elle dépasse le strict cadre du sport et de la passion automobile. Mais, bien sûr, si l'on est un aficionado, que l'on a vu courir Senna, sa conduite si fluide, si parfaite, alors, on en goûtera tout le sel. Et on aura aussi une pensée pour un autre immense pilote, successeur de Senna, lui aussi cruellement frappé par le destin : Michael Schumacher...

"Nous sommes les princes des nuées de la débrouille (...) Ici, le Nouveau Monde. Ici, chacun pour soi, la merde pour tous. Ici, la jungle".

Ce billet aurait parfaitement plus s'appeler "Vous avez l'heure ?", qui est un des gimmicks les plus utilisés par l'auteur dans le roman tout à fait surprenant qui va nous occuper. Il sera sans doute autant question d'écriture et de créativité, d'ailleurs, que d'histoires et de thématiques, car c'est aussi ce que l'on remarque dès les premières lignes : pour un premier roman, il y a quelque chose de différent, de nouveau. La Société des Gens de Lettres ne s'y est pas trompé, attribuant à "Tram 83", de Fiston Mwanza Mujila (désormais disponible au Livre de Poche), son Grand Prix du Premier Roman. Je dois dire que j'ai pris un vrai plaisir à lire ces 260 pages, joyeuses, déjantés, vivantes, parfois flirtant avec l'absurde, pleines de bruits mais aussi de musique, et nous plongeant dans un monde interlope et bordélique (dans tous les sens du terme). Il en déroutera certains, c'est évident, mais je suis certain que d'autres lecteurs seront également conquis...



La Ville-Pays est une grande cité du continent africain qui a fait sécession après une longue et violente guerre civile. Menée par le Général dissident, elle a attiré bon nombre de personnes fuyant ce qu'on appelle désormais l'Arrière-Pays ou simplement intéressés par la découverte de la vie dans cette ville inédite devenue la plus petite capitale du monde.

Une ville construite autour de deux lieux stratégiques : d'abord, la gare, célèbre "construction métallique inachevée, démolie par des obus, des rails, des locomotives qui ramenaient à la mémoire la ligne de chemin de fer construite par Stanley", etc., etc, et puis, le Tram 83, dont la renommée s'étend largement au-delà des limites de la Ville-Pays et qui, disons-le clairement, est un bouge...

Dans une ville qui ne dort jamais, même si les populations vivant en journée et celles vaquant à des occupations plus nocturnes, ne se croisent véritablement jamais, le Tram 83 est un centre névralgique incontournable, où l'on vient faire des affaires, boire, et parfois beaucoup, discuter, écouter du jazz dans l'idéal, et rencontrer des demoiselles vendant leurs charmes pour quelques billets...

C'est dans cette ville que débarque Lucien, par un des trains dont le terminus est la fameuse gare, et sa construction, etc., etc. L'homme est attendu depuis un bon moment par son ami de longue date, celui que toute la Ville-Pays connaît sous le nom de Requiem, ou par l'un de ses innombrables surnoms, plus glorieux les uns que les autres.

Les retrouvailles sont chaleureuses mais brèves, Requiem choisissant de conduire directement Lucien au Tram 83, alors que celui-ci aurait sans doute préféré passer une soirée tranquille chez son ami pour s'y reposer de son éprouvant voyage. Mais, qui vient à la Ville-Pays ne peut échapper à l'attraction du Tram 83 et de son inimitable ambiance...

Lucien et Requiem se sont connus du temps de leurs études. Le premier a continué ses études pour devenir professeur d'histoire, mais sa vraie vocation, c'est l'écriture, et en particulier le théâtre. Il travaille d'ailleurs sur une oeuvre qui devrait faire date et qui pourrait, s'il parvient à l'achever, être jouée à Paris, oui, à Paris, par l'entremise d'un ami habitant la capitale française.

Malgré le brouhaha, la musique, les discussions, les sollicitations, le racolage des prostituées, Lucien finit toujours par sortir son carnet et son stylo pour noter des idées ou écrire de nouvelles tirades qui viendront compléter son théâtre-conte, une pièce très engagée politiquement, croit-on comprendre. Car, Lucien, en plus d'être un écrivain, est un idéaliste.

Il n'hésite jamais à dire ce qu'il pense, ce qui n'est pas toujours très avisé, dans une Ville-Pays qui n'a rien d'une grande démocratie et où un mot de travers peut vous attirer les pires ennuis... Mais, ça, Lucien a un peu de mal à le comprendre : son idéalisme s'accompagne d'une naïveté indécrottable et d'une politesse tout à fait inhabituel dans les murs et aux alentours du Tram 83.

Et ça aussi, ça ne lui vaut pas que des amitiés : la Ville-Pays manque de tout ou presque, en tout cas, d'infrastructure essentielles à la vie d'une capitale, à l'image de sa gare, avec sa construction métallique inachevée, et les métiers qui vont avec : "médecins, mécaniciens, charpentiers, éboueurs, mais pas de rêveurs", lui rétorque-t-on, non sans mépris...

Requiem, pour sa part, a vite délaissé les études pour les affaires. Euh, pas les affaires des hommes en costumes-cravate des centres économiques qui font tourner le monde. Non, Requiem, c'est le prince des nuées de la débrouille par excellence, pour reprendre le titre de ce billet. Une grande gueule, ce Réquiem, un séducteur, avide de sexe autant que d'argent, un bon vivant, mais surtout, un escroc, un voleur et même un maître-chanteur...

Il n'y a pas de sot métier, et ces vocations particulières, auxquelles on ajoutera des trafics en tous genres, n'ont rien de choquant dans la Ville-Pays où chacun doit faire de son mieux pour vivre et survivre, à l'image de ces nombreux jeunes, hommes et femmes, qui choisissent de se prostituer, auprès des clients du Tram 83, qu'ils soient du coin ou des touristes à but lucratif.

Petit à petit, au fil des journées à dormir et des soirées passées au Tram 83, on comprend que l'amitié entre Lucien et Requiem n'est peut-être pas aussi forte qu'on aurait pu le croire. Que la bonté d'âme qui a poussé Requiem à accueillir chez lui son ami obligé de se réfugier dans la Ville-Pays est un peu forcée. Et qu'il y a, dans leur passé commun, quelques motifs de friction...

Enfin, évoquons un troisième personnage, un peu en retrait par rapport aux deux autres, mais décisif dans son rôle : Ferdinand Malingeau, qui se présente comme venant de Suisse où il exerce le métier d'éditeur. Une vraie aubaine pour Lucien, qui n'attend que ça, de voir son travail publié. Mais, là encore, gare (non, pas de construction métallique inachevée, cette fois) aux apparences, toujours trompeuses...

Au Tram 83, tout le monde ment, ou presque, tout le monde s'invente des vies extraordinaires, des carrières mirifiques, des rencontres incroyables, des biographies tout à fait invérifiables mais qui font de chacun des stars dans cet endroit vraiment pas comme les autres. Tous, sauf ce brave Lucien, qui ne sait pas mentir et espère bien que son avenir sera vraiment doré...

Entre les membres de cet improbable trio, se dessine alors une histoire de rivalités, de revanche, d'ambition et de promesses qui n'engagent que ceux qui y croient. Qui sera l'arroseur à se faire arroser ? Lequel de ces trois hommes dans un Tram (83) et non un bateau, saura tirer son épingle du jeu ? Et laissera-t-on encore vivre longtemps à sa guise cet espace de liberté gentiment anarchique ?

Bon, je suis fidèle à mes habitudes, j'essaye de vous parler du livre sur le fond. Mais, dans le cas présent, force est de constater que la forme a sans doute autant d'intérêt, voire plus, que le fond. Parce que l'écriture de Fiston Mwanza Mujila, que j'ai essayé de pasticher, est tout à fait étonnante, surprenante, déroutante...

Mais, surtout, elle est pleine de vie, de vivacité, même, de créativité, de folie, recourant aux gimmicks, qui deviennent de véritables runnings-gags, comme la description de la gare où les nombreuses phrases que les prostituées utilisent pour aborder leurs clients (c'est là qu'on trouve le fameux "Vous avez l'heure ?"), mais aussi les énumérations en forme d'inventaires à la Prévert.

Chaque phrase est ciselée, mais Fiston Mwanza Mujila s'empare de la langue pour la malaxer le plus possible, s'empare de la syntaxe pour mieux s'en affranchir, joue avec les coq-à l'âne et les interruptions intempestives. Je reprends cet exemple, parce qu'il se produit sans cesse, mais les prostituées ne cessent de s'immiscer dans les conversations avec leurs phrases sans queue, ni tête et leurs accroches aussi pathétiques que désespérées.

Alors, oui, cela donne un résultat final qui peut sembler fouillis. Qui demande en tout cas un temps d'adaptation pour comprendre son fonctionnement. Mais, ensuite, on s'amuse de ce grand n'importe quoi parfaitement orchestré par un écrivain qui n'hésite pas à flirter ouvertement avec l'absurde, se plaçant quelque part entre Ionesco et Beckett.

Et, si l'ensemble paraît enjoué, frivole, léger et déconnant, on devine tout de même sous ce vernis une situation bien plus sombre. Fiston Mwanza Mujila est originaire de la République Démocratique du Congo et sa Ville-Pays et son Arrière-Pays s'inspirent de la ville de Lumumbashi et de cette immense Nation aux prises avec une instabilité et une violence chroniques.

"Tram 83" est une féroce satire de la situation dans ce pays, des dictatures successives et des guerres civiles incessantes qui font des millions de morts, le chiffre n'est hélas pas exagéré... A travers le personnage du Général dissident, l'auteur tourne en dérision ces dirigeants d'opérette qui ont conduit le pays à ces drames humains dont on parle si peu.

Fiston Mwanza Mujila, 35 ans, ne vit plus en RDC, il habite désormais à Graz, en Autriche. C'est là qu'il a rencontré Alain Mabanckou, qui préface le roman, presque par hasard. Et c'est vrai que le cousinage n'est pas usurpé. Pas besoin de lire le texte de l'aîné pour se dire que le Tram 83 pourrait ressembler, en plus exubérant, au "Crédit a voyagé", l'établissement que fréquente l'inénarrable Verre-Cassé.

Même si les thèmes sont plus graves qu'il n'y paraît, même si les personnages connaissent des existences compliquées au quotidien, même si on plonge plus dans la marginalité que dans les beaux quartiers, ce roman est habité par une véritable joie que l'on ressent, à travers la musique, omniprésente et sur laquelle on pourrait aussi disserter, mais aussi cette écriture foisonnante et inventive.

J'aborde peu souvent ces questions d'écriture et de style, car je ne m'en sens pas toujours légitime. Avec "Tram 83", je me permets d'être plus catégorique : on tiens là un écrivain qui sort de l'ordinaire. Et, comme c'est inhabituel, forcément, cela ne plaira pas à tout le monde, ça divisera entre fans et réfractaires. Mais, pour moi, ce fut une découverte et un kif, mais un kif ! Enorme !

Je vous laisse, parce que, après tout, c'est encore bien mieux que tout mon blabla, avec Fiston Mwanza Mujila. En effet, si vous vous rendez sur la page consacrée à "Tram 83" sur le site des éditions Métailié, qui ont publié le livre en grand format, sans rien avoir à faire, vous devriez entendre la voix de l'auteur...

Une voix qui, lorsque je l'ai entendue, m'a semblé coller parfaitement à l'écriture de l'auteur. Ce sera l'occasion pour vous, que vous ayez lu le livre ou qu'il vous intrigue, de l'écouter vous donner des éléments complémentaires à ce billets et, cerise sur le gâteau, vous lire un extrait (et ça dépote !). Vous y découvrirez certains éléments croustillants de l'histoire que je n'ai pas évoqués. Enjoy !

samedi 27 août 2016

"Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j'ai compris que je l'étais de mon enfance".

Avant d'entamer la lecture de notre livre du jour, j'avais une mélodie en tête. La voix magique de Cesaria Evora, je fonctionne beaucoup par associations d'idées. Pourtant, à y regarder d'un peu plus près, le roman et la chanson ont l'Afrique en commun, même si ce n'est pas la même région du continent, et aussi la saudade, cette terrible nostalgie qui ronge, et qui est celle de l'exil, pour l'auteur. Gaël Faye s'est d'abord fait connaître par la musique et le rap, le voilà désormais écrivain, avec un premier opus dont on parle énormément en cette rentrée littéraire, "Petit pays", aux éditions Grasset. Un récit inspiré des souvenirs d'enfance de l'auteur, mais qui n'est pas totalement autobiographique ou, en tout cas, la limite entre réalité et fiction est volontairement gommée. Direction le Burundi, direction l'enfance, oui, mais direction la guerre, aussi...



Gabriel vit à Bujumbura, la capitale du Burundi, auprès de ses parents et de sa jeune soeur, Ana. Il a une dizaine d'années au début des années 1990 et fait les 400 coups avec ses amis, Gino, Armand et les jumeaux de la maison d'en face. A l'école, même s'il s'ennuie un peu, lui qui rêve de devenir mécanicien, il devient le correspondant d'une jeune française de son âge et ça, ça lui plaît bien.

Michel, son père, est Français, lui aussi, sa mère, Yvonne, est Rwandaise, mais vit au Burundi voisin depuis son plus jeune âge, après avoir fui des massacres, en 1963. Mais tous sont lait au café, dit-il, sa famille, mais aussi Prothé, Donatien et Innocent, qui travaillent pour son père, ses amis, aucune différence entre eux... Le racisme, s'il lui arrive de le croiser, c'est chez les colons, comme ce Jacques, ami de son père vivant au Zaïre...

Seuls nuages dans ce ciel d'enfance, la mésentente grandissante entre le père et la mère de Gabriel. Des disputes de plus en plus fréquentes, jusqu'au départ d'Yvonne. Un départ provisoire, espère-t-il, mais qui ne l'empêche pas de continuer à s'amuser et à faire des coups pendables, comme lorsqu'il va, avec ses potes, voler les mangues chez la voisine pour lui revendre ensuite...

Le Burundi est un pays magnifique, entre montagnes et lacs, comme tous les pays de la région. Il y a quelque chose d'un éden dans cette région du monde et la vie est belle pour Gabriel, dans l'impasse du quartier réservé aux expatriés où il habite. Jusqu'à ce qu'on commence à entendre de plus en plus souvent des mots comme tutsis ou hutus. Même lui, Gabriel, devient parfois le Français...

Tout cela s'accompagne de bruits alarmants qui viennent du Rwanda, où l'on redoute de plus en plus de nouveaux massacres. Les tensions politiques s'affirment, les Rwandais vivant au Burundi s'énervent, envisagent de prendre les armes, à l'image de ce qu'avait fait l'un des oncles de Gabriel, Alphonse, et de ce que pourrait bientôt faire son autre oncle, Pacifique...

Même dans la maisonnée, l'harmonie est brisée. Les conflits entre Prothé, Donatien et Innocent se font de plus en plus virulents. Là encore, Gabriel assiste impuissant et sans vraiment comprendre la nature du problème, aux dissensions entre ces hommes qu'il connaît depuis toujours... Et le ciel s'assombrit encore...

Il s'assombrit au point de presque tomber sur la tête de Gabriel et des siens, lorsque le Burundi se retrouve lui aussi en Etat d'insurrection. La première expérience démocratique tourne court, un coup d'Etat survient, chose, hélas, sur le continent. Mais, ce dont ne se doute pas encore Gabriel, c'est qu'il va sonner le glas de l'éden burundais et de son enfance...

Les événements, on les connaît, du moins pour le Rwanda, qui va connaître un effroyable génocide, mais on oublie souvent que le Burundi a lui aussi été violemment frappé par cette vague de folie. Des événements dont Gabriel sera un témoin direct et qui vont précipiter son départ du pays. Un départ pour longtemps, bien plus qu'il ne l'imaginait...

"Petit pays" s'ouvre et se referme sur deux chapitres en italique, dans lesquels Gabriel raconte sa situation actuelle, son exil et sa douleur. C'est d'ailleurs là que j'ai trouvé la phrase qui sert de titre à ce billet, qui correspond parfaitement à ce que j'ai pu ressentir en lisant ce roman. L'exil, le déracinement, les bons souvenirs qui s'effacent et les mauvais qui s'incrustent...

On n'est d'ailleurs pas loin de retrouver des thèmes et des situations qu'on a déjà croisés dans un autre premier roman de cette rentrée littéraire : "la jeune fille et la guerre", de Sara Novic. Deux continents différents, c'est vrai, mais l'époque et les circonstances se ressemblent affreusement, jusque dans le traumatisme et la quête de résilience. Là, il y a des divergences, mais vous les découvrirez...

D'un seul coup, la candeur enfantine vole en éclats, rattrapée par les idéologies, les calculs politiques, les appels à la haine, les rivalités ethniques, les basses vengeances et les ambitions plus mesquines encore... Gabriel voit sa vie sans accroc basculer dans la violence, dans la folie, même. La peur remplace l'insouciance et on ne sait plus à qui se fier...

Il y a un vrai contraste entre les deux moitiés du livre, la bascule n'est peut-être pas aussi nette. La première moitié est un vrai roman sur l'enfance, une enfance africaine, et rappelle, par certains côtés, les livres dans lesquels Alain Mabanckou s'inspirait de sa propre enfance, comme "Demain, j'aurai 20 ans", par exemple.

Et puis, même si l'on sent subtilement l'ambiance changer, c'est vrai que la violence arrive très brutalement et change complètement l'optique du livre. Gabriel se retrouve embringué dans de nouvelles aventures dont il comprend rapidement qu'elles n'ont rien d'aussi excitant et exaltant qu'auparavant et que ses meilleurs amis sont en train de se prendre à un jeu bien funeste...

Le côté espiègle et potache qui accompagnait les pérégrinations de Gabriel et de sa bande dans le quartier, et même un peu au-delà, s'efface peu à peu, du moins à ses yeux, quand d'autres ne donnent pas cette impression. On joue aux grands, on fait les bravaches, mais la peur gagne du terrain et les événements vont encore s'accélérer jusqu'à devenir intenables.

Ce basculement est vraiment cruel. Le monde de Gabriel va s'effondrer très rapidement et de tous côtés. L'enfant facétieux qui rêvait à l'avenir, à son métier de mécanicien, à son mariage avec sa correspondante, est propulsé violemment dans un univers qui n'est plus du tout celui de l'enfance. Les événements, c'est en adulte qu'il lui faudrait les affronter, et il n'est sans doute pas prêt à cela...

Il y a, au milieu du chaos qui menace puis s'étend, une lueur d'espoir. Ce n'est pas forcément un aspect central du livre, mais moi, il m'a frappé. Il s'agit d'une découverte forte, dévorante, celle de la lecture. En dehors de l'école, ce n'était pas une activité que Gabriel appréciait particulièrement. Et puis, en entrant chez la voisine, l'enfant se retrouve face à une immense bibliothèque...

Bouche bée, Gabriel, et cette vénérable voisine qui s'en rend compte et commence à prêter des livres au jeune garçon qui se découvre une passion pour ces histoires, ces personnages, ces pays lointains qui apparaissent entre les pages... Alors que les tensions s'exacerbent, Gabriel va devenir un lecteur assidu et c'est peut-être là aussi que se trouve la genèse de son envie d'écrire, de raconter cette période...

Le contraste que je soulignais entre les atmosphères des deux parties n'est pas le seul qu'on perçoit à la lecture de "Petit pays". Gabriel, devenu adulte, vivant en France, désormais, raconte son histoire, son parcours. Et, entre l'enfant sans histoire, heureux, épanoui, et cet adulte qu'on sent un peu perdu, peinant à retrouver des repères, à se construire une vie sereine, il y a un monde.

Il y a beaucoup de points communs entre Gabriel et Gaël Faye, si l'on s'en tient aux faits : ils ont le même âge, la même filiation, père français, mère rwandaise, le départ forcé à peu près au même moment, lorsque la situation à Bujumbura va devenir bien trop dangereuse... Pour le reste, il est certain que les souvenirs de Gaël Faye sur la vie au Burundi sont une matière première.

En préparant ce billet, je suis tombé sur un article que l'Express a consacré à ce jeune primo-romancier. Gaël Faye, qui s'est d'abord fait connaître sur la scène rap, y explique qu'il tenait à écrire un récit autour de son enfance, mais que, pour cela, il désirait travailler sur un autre format que la chanson. Voilà pourquoi il s'est lancé sur un nouveau terrain d'expression, le roman, et il s'en sort très bien.



Son livre est plein d'émotions, très fortes et surtout, très contrastées. On s'attache à ces mômes qui vivent en toute liberté dans ce quartier, sans doute privilégié, mais comment pourraient-ils le comprendre ? D'ailleurs, un des chapitres, à la fois très drôle mais aussi très dur, qui raconte les recherches lancées par Gabriel pour retrouver sa bicyclette volée en témoigne.

C'est l'une des rares fois où on le suit dans des villages populaires, pauvres, n'ayant rien à voir avec sa confortable maison et son quartier protégé. Pourtant, tout à sa volonté de retrouver la belle bicyclette, il met du temps à comprendre la portée de ses gestes. Et lorsqu'il en prend conscience, il prend une sérieuse leçon de vie, dont on mesurera la portée plus tard...

On s'inquiète ensuite pour lui, lorsque les turbulences se font de plus en plus fortes, que les nouvelles empirent, devenant de plus en plus affreuses, et que la violence et le danger approchent. En proposant des situations quasi similaires d'une période à l'autre mais qui prennent un tout autre sens en fonction du contexte, Gaël Faye frappe les esprits et montre parfaitement la fin brutale de l'enfance.

Mais je dois dire que ce sont les dernières pages de "Petit pays" qui m'ont le plus profondément touché. M'ont bouleversé, même. Vous vous doutez bien que je ne peux vous en parler en détails, mais j'ai ressenti un vrai choc, une vraie douleur. Et ce sont ces sensations sur lesquelles on reste, au moment de refermer ce premier roman qui, je l'espère, en appellera d'autres.

On abandonne Gaël à un moment décisif de son existence, en espérant de tout coeur qu'il réussira à agir pour le mieux et à trouver la paix. Mais, on se dit aussi que, de nouveau, son existence se retrouve liée à ce petit pays, ce Burundi si beau et pourtant si instable, à la merci de nouveaux soubresauts dans une région où, comme les volcans, la violence connaît aussi de soudaines éruptions.

vendredi 26 août 2016

"L'Europe, c'est jusqu'au Donbass, voilà ! A partir d'ici, c'est la Russie !"

Dans le précédent billet, nous évoquions une révolution fictive se déroulant un mois d'avril. Dans celui-ci, il sera question d'une révolution qui s'est effectivement tenue un mois de mai et qui a dégénéré en guerre civile... Direction l'Ukraine, plus exactement, la région du Donbass, transformée en champ de bataille en quelques semaines pour... Mais pour quoi au juste ? Retour des vieilles lunes idéologiques ou affrontement de nationalismes bien contemporain ? Dans "Anthracite", qui vient de paraître chez Stock, Cédric Gras nous convie à un road-trip déjanté et dramatique à travers le Donbass, à la rencontre des acteurs d'un conflit aux enjeux complexes, ou peut-être totalement absurdes, allez savoir... S'il n'y avait pas une guerre atroce et aveugle comme contexte, on en rirait, de ces affaires de voisinage, mais la folie furieuse pourrait bien avoir le dessus sur la folie douce...



Vladlen, oui, oui, c'est bien son prénom, contraction de Vladimir Lénine, Vladlen, donc, est chef d'orchestre à Donetsk, la capitale de la région ukrainienne du Donbass. Epoux volage et plus concerné par les questions artistiques que les affaires politiques de son pays, les manifestations à Kiev, la destitution du président Ianoukovytch et les troubles divers qui en ont découlé...

En ce mois de mai, le Donbass, province à majorité russophone, limitrophe du grand voisin mais surtout une région minière où l'on continue à exploiter le charbon, et particulièrement l'anthracite, cette variété de minerai qui se consume lentement, est en effervescence. Dans quelques jours, se tiendront des référendums d'autodétermination.

Le choix est simple : le Donbass votera-t-il pour l'indépendance, le rattachement à la Russie, qui a déjà annexé la Crimée peu de temps auparavant ou pour le maintien dans l'Ukraine indépendante ? Cette dernière solution est plus qu'hypothétique et les tensions montent entre pro-Ukraine et pro-Russie.

C'est alors que, sur un coup de folie, Vladlen, pourtant si peu concerné par ces affaires, dirige l'hymne ukrainien alors que son orchestre joue devant un parterre pro-Russe, lors d'une cérémonie, à deux jours du vote... La réaction n'attend pas et elle est violente : les musiciens sont rudement pris à partie et Vladlen réussit à fuir in extremis.

Plus question de rester à Donetsk, mais où aller ? Difficile de quitter le Donbass, pourtant, car, s'il va vers Kiev, il risque de ne pas être très bien accueilli et il n'a aucune envie de finir en Russie... Alors, il décide de renouer contact avec son ami d'enfance, Emile, oui, écrit à la française, hommage à Zola, l'auteur de "Germinal", qui gère justement une mine...

Voilà une vingtaine d'années qu'ils ne se fréquentent plus que très occasionnellement, mais l'heure est grave. Seul Emile peut aider Vladlen et, pourquoi pas, l'aider à se sortir du pétrin dans lequel il s'est mis tout seul, par son attitude aussi bravache qu'inconsidérée... Les retrouvailles sont chaleureuses, même si les deux hommes ont bien changé. Ils sont surtout très différents...

Vladlen est marié depuis longtemps mais trompe sa femme sans arrêt. Sa dernière conquête est son premier violon, Essénia, avec qui il se trouvait justement avant d'aller diriger son orchestre pour la dernière fois... Emile, au contraire, ne s'est jamais remis du départ de sa femme, parti avec un beau Portugais des années plus tôt. Il ne vit que dans l'espoir de la reconquérir.

De même, Vladlen est un artiste et l'a toujours été. A la fin des années 1980, alors qu'il arrivait à l'âge adulte, il a été recalé pour le service militaire. Emile, en revanche, a toujours affiché une prédilection pour les métiers très terre-à-terre, la gestion... Et, lui, a eu droit à un sympathique séjour organisé en Afghanistan en guise de service national, dans les derniers mois de l'invasion soviétique...

Enfin, si Vladlen n'est pas à proprement parler un patriote, s'il n'a pas choisi un camp quoi qu'on en pense après sa bévue aux allures de lapsus, Emile ne cache pas son peu d'affinités avec l'Ukraine et penche plutôt vers la Russie, où d'ailleurs, il se verrait bien aller si les choses commençaient à se détériorer.

Ensemble, à bord d'une Volga, une de ces massives automobiles, fleuron de l'industrie automobile soviétique, ils vont entamer une improbable odyssée à travers un Donbass qui va s'embraser brusquement. Ballotté entre les belligérants, au gré des changements d'une ligne de front très, très fluctuantes, des percées des uns et des autres, des bombardements, venus du sol ou des airs...

Vladlen et Emile tiennent autant d'Ulysse, chef de guerre impatient de retrouver son royaume et sa famille, et de Don Quichotte, chevalier errant à l'idéal décalé par rapport au monde qui l'entoure et souhaitant retrouver leurs Dulcinées, même si celles-ci ne les attendent pas forcément quelque part... Ils vont se retrouver au coeur du conflit, une guerre aussi violente qu'elle se révèle absurde...

Si j'osais, je dirai que cette guerre d'Ukraine a quelque chose d'ubuesque. Mais comme Ubu fut Roi de Pologne, et au vu des relations compliquées entre les deux pays tout au long de leur histoire, le qualificatif n'est peut-être pas le meilleur qu'on puisse trouver... Qu'à cela ne tienne, c'est pourtant bien cela : ubuesque. Une guerre entre frères ennemis slaves...

On sait combien les découpages de territoires et la définition de frontières ont eu de bien terribles conséquences, en Europe et sur d'autres continents. En voilà encore un exemple frappant : une partie de l'Ukraine ne se sent pas ukrainienne, mais russe, parle russe, pense russe, vit russe... On dit que le président Ianoukovytch, dont le renversement a été un déclencheur, parlait à peine la langue du pays qu'il devait diriger...

Plus encore, le Donbass semble être toujours ancré dans le passé soviétique : des statues de Lénine et d'autres dignitaire de l'URSS un peu partout, des noms de ville issus de cette culture, une nostalgie qui s'affiche volontiers... Les mines du Donbass furent un des moteurs de l'industrie soviétique, c'est là que Stakhanov réussit les exploits qui lui ont valu de voir son nom propre devenir un nom commun...

En face, l'Ukraine de Kiev lorgne clairement plus vers l'Europe occidentale. On parle de rapprochement avec l'Union Européenne et même avec l'OTAN, les ennemis damnés d'hier ! Les révolutionnaires qui ont pris le pouvoir à Kiev entendent remettre de l'ordre, dérussifier, désoviétiser le pays, rebaptiser les villes de noms ukrainiens, imposer la langue nationale à tous...

Les Ukrainiens sont donc des traîtres, des fascistes, même, aux yeux des populations russophones, russophiles. Les références à la Grande Guerre Patriotique refleurissent, car les fascistes sont à nouveau aux portes de la Russie et le Donbass se voit en nouveau Stalingrad, résistant jusqu'à la mort pour sauver la Mère Patrie...

Mais, ce n'est pas tout : parmi les défenseurs d'un Donbass indépendant devenu satellite, sans doute bientôt digéré par le voisin russe, on trouve aussi d'autres nostalgiques, d'un temps plus ancien encore : celui des tsars... L'Ukraine, pays capable de réconcilier ceux qui, lors de la Révolution de 1917, se massacrèrent allègrement !

Les voilà tous serviteurs d'une seule et même cause : la Nouvelle Russie. Nation aux frontières notablement élargies, évidemment... Ennemis d'hier se donnant la main pour redonner du lustre à un pays qui ne s'est jamais remis des changements survenus après la chute du mur de Berlin... Difficile de concilier ces vues avec celles des manifestants de Kiev, qui se rassemblèrent place Maïdan, autrement dit, place de l'Indépendance...

Enfin, dernier point, et il n'est pas des moindres, cette opposition entre Kiev et le Donbass, c'est celle des koulaks d'antan contre les mineurs. La blé contre charbon. Le blé qui, pour certains, apparaît sur le drapeau national, la bande jaune du bas, complétant la bande bleu du ciel... Mais, au Donbass, la terre est noire, gris anthracite, cela n'a rien à voir...

Au fil du livre, ce qu'on voit apparaître, ce sont deux nationalismes qui se font face. Ce mal insidieux qui gangrène de nouveau l'Europe, de l'Atlantique à l'Our... euh, au Donbass, restons à notre sujet. Deux nationalismes prêts à tout, y compris à la plus extrême des violences pour parvenir à leurs fins et s'imposer à l'adversaire...

Voilà la situation complexe dans laquelle déambulent nos deux protagonistes, croisant des partisans de chaque bord, mais aussi des habitants qui ne veulent ni sécession, ni révolution, juste une vie tranquille, sereine et, si possible, un peu meilleure sur le plan matériel... Mais, comme les autres, eux aussi vont devoir supporter les blindés, les bombardements, les exécutions sommaires, les batailles sans merci...

Le tableau est sombre, la guerre est très présente dans le roman, sous ses aspects les plus sordides. Et pourtant, la grande vadrouille de nos deux antihéros, Vladlen et Emile, prend régulièrement des allures assez comiques, de part l'absurdité de certaines situations, mais aussi parce qu'on les sent complètement largués par cette guerre à laquelle ils ne comprennent rien.

Cédric Gras s'amuse de ces deux pauvres hères qui multiplient les gaffes, les paroles malheureuses ou se retrouvent embarqués dans des situations inextricables. Qui tournent et tournent dans le Donbass en flamme, sous les bombes, sans parvenir à trouver une sortie, devenant tour à tour ennemis ou alliés, proies ou complices, victimes ou combattants...

Une triste comédie humaine qui, hélas, fait des morts qui ne se relèvent pas à la fin. Mais un périple qui permet de passer en revue toutes les factions, tous les enjeux, toutes les contradictions parfois, qui expliquent la violence du conflit et cet embrasement brutal. Aujourd'hui, rien n'est résolu dans cette région, les questions de territoires demeurent, les tensions aussi et ça reste une belle bouteille à l'encre...

Un dernier mot sur Cédric Gras, l'auteur du roman. On le connaît comme un grand voyageur, la plupart de ses livres y ont d'ailleurs trait. Mais c'est aussi quelqu'un qui sait de quoi il parle, puisqu'il a longtemps travaillé en Russie orientale avant de fonder l'Alliance Française à Donetsk, qu'il a dirigée jusqu'à ce que les événements entraînent sa fermeture.

Cette visite d'un Donbass en guerre n'est donc pas simplement une errance et la dénonciation d'une guerre ubuesque, je reprends le mot, mais aussi l'occasion sans doute pour nombre de lecteurs qui, comme moi, je le concède, avaient surtout entendu parler de Donetsk par son club de foot, le Shakhtar, dirigé par un richissime oligarque, dont le nom fait référence à la mine, évidemment...

Cette connaissance intime de la région explique peut-être que, malgré le ton qui se veut léger, parfois comique, le roman en lui-même est sombre et s'achève sur une note qui est loin, très loin, de donner de l'espoir. On ressent une inquiétude sur l'avenir, dans une région qui, désormais, a tout d'une poudrière, avec des enjeux multiples et des haines désormais très bien installées...

"Toute révolution partage les hommes en deux camps, ceux qui la subissent et ceux qui la conduisent" (Albert Jacquard).

Le premier roman de cette rentrée littéraire que j'ai évoqué était "14 juillet", d'Eric Vuillard, avec une plongée dans cette journée historique de la prise de la Bastille. Je me suis alors souvenu que j'avais, dans une de mes piles de livres, un autre roman sorti au printemps dernier qui, lui aussi, parlait d'une révolution, mais pas passée, imaginaire, contemporaine, présente... "Avril", de Jérémie Lefebvre, dont c'est le quatrième roman, me semble-t-il, mais le premier à paraître aux éditions Buchet-Chastel, raconte l'essor de cette révolution. Il n'est pas évident de parler de ce livre, dont la construction est assez particulière et offre à l'écrivain l'occasion d'un bel exercice de style. Mais le sujet, lui, mérite qu'on s'y intéresse, en ces temps agités et complexes. Entre roman d'anticipation, satire sociale et questionnement sur les mutations d'une société à bout de souffle, il y a de ce court livre beaucoup de pistes de réflexion...



La Ve République n'existe plus. Elle est tombée, elle a été renversée. En ce début de mois d'avril, la France, au coeur de turbulences brutales depuis la nouvelle année, est véritablement entrée dans une période révolutionnaire. Le président a dû fuir le pays dans la précipitation, sans son épouse, et la Convention nationale, créée à peine deux semaines plus tôt, revendique avoir pris le pouvoir.

Tout a commencé par un mouvement de grève inédit au sein de la police nationale. Puis, un événement a catalysé les colères et les rancoeurs : l'évacuation manu militari d'un squat du boulevard Malesherbes, à Paris. Les centaines de manifestants présents n'ont pas voulu laisser faire et les émeutes ont éclaté, faisant une quinzaine de morts.

C'est le point de départ d'une période mouvementée pour le pays, qui voit ses institutions vaciller sur leurs bases. Le pouvoir exécutif perd tout contrôle et l'opposition se structure. Le climat est insurrectionnel, au point que les frontières sont fermées et certains résidents étrangers doivent se retrancher dans leurs ambassades, prisonniers de cet Etat en pleine combustion...

A son arrivée à la tête d'un pays qui n'en est plus vraiment un, la Convention nationale édicte des décrets à application immédiate. Le plus spectaculaire d'entre eux est de renverser complètement la hiérarchie sociale : les familles les plus riches sont arrêtées et évacuées vers les banlieues les plus pauvres, tandis que les habitants de ces cités font le chemin inverse.

Quant aux classes intermédiaires, à elles de s'adapter aux changements qui leur sont proposés, des plus importants, comme celui que je viens d'évoquer, aux plus dérisoires, comme l'interdiction de la chirurgie esthétique, sauf lorsqu'il s'agit d'un impératif lié à un accident. Et, pendant que le nouveau pouvoir s'installe, on s'interroge, on se réjouit, on s'inquiète, on s'emballe. On tue, aussi...

"Avril", ce n'est pas le récit linéaire de ce mois révolutionnaire où la France devient une autre nation et entre dans une nouvelle. Jérémie Lefebvre a choisi de raconter ces événements sous forme de mosaïque littéraire, à partir de courts paragraphes qui se succèdent, au milieu desquels s'intercalent certains décrets de la Convention nationale, des extraits de journaux ou de reportage...

Il décide aussi de ne pas proposer de personnages centraux, mais une myriade de personnages incarnant chacune des composantes de la nation en pleine mutation : des citoyens, ceux qui subissent et ceux qui conduisent cette révolution, pour reprendre la citation d'Albert Jacquard, ceux qui l'approuvent, ceux qui la craignent, qui l'observent, de l'extérieur des frontières...

Des populations de banlieue qui découvre soudainement le luxe à ceux qui se retrouvent cantonnés dans des cités transformées plus que jamais en ghetto, voire en camp de détention, des proches des leaders de la Convention nationale aux ressortissants étrangers qui se retrouvent coincés sans savoir le sort qu'on leur réserve, les gouvernements voisins, éberlués...

A chaque paragraphe, son style, son histoire, son récit, à la première ou à la troisième personne. On est souvent dans l'anecdotique, souvent en apparence, mais qui, par petites touches, par ce qu'elles révèlent de manière sibylline, permettent de reconstituer tout le puzzle que je viens de vous décrire succinctement.

On pourra trouver que Jérémie Lefebvre tombe parfois dans une forme de caricature, mais je crois que c'est le but. On est aussi dans une satire, en tout cas à mes yeux, de ce que pourrait être une révolution dans un pays comme la France du XXIe siècle. Cela impose aussi de pousser parfois le bouchon un peu loin, mais, dans l'ensemble, chacun est logé à la même enseigne.

Il y a quelque chose de ludique dans cette lecture, malgré les tensions et les bouleversements majeurs auxquels on assiste ou qu'on découvre. Une espèce de jeu de société, de jeu de chaises musicales où chacun doit sortir de sa zone de confort, contraint, forcé ou de son propre chef et avec enthousiasme. On est à l'aube de quelque chose de nouveau, et beaucoup y voient une opportunité à saisir, un espoir.

Mais, dans le même temps, le flou entoure la fameuse Convention nationale. On ne sait que très peu de choses à son sujet, on connaît la femme qui est à sa tête, Christine Viel, mais elle est extrêmement discrète et la communication est réduite au stricte minimum. Les médias nationaux sont sous contrôle, les médias étrangers réduits à la clandestinité et le principal discours est la litanie des décrets. Quant aux réseaux mobiles, ils sont quasiment inexistants...

Voilà pourquoi, malgré le sentiment de vivre un moment hors norme, peut-être même historique, certains se posent des questions. Qui dirige ? Avec quelles ambitions, quel projet pour la Nation, pour le peuple ? Comment éviter que les erreurs qu'on essaye de corriger en inversant les pôles de la société se reproduisent à plus ou moins long terme ?

Et lorsque la peine de mort est rétablie et que l'on organise de grands procès pour les figures de l'élite n'ayant pas eu le temps de fuir, là encore, on sent des opinions diverses : ceux qui ne comprennent pas ce recours à la violence et ceux qui applaudissent les condamnés sur leur parcours jusqu'à l'échafaud...

C'est là que le livre change un peu de ton. Le côté enjoué, un peu ironique, par moment, s'assombrit : et si une révolution devait fatalement s'accompagner d'une période de terreur ? J'utilise le mot "terreur" dans le sens historique, mais la question demeure : ne peut-on construire sur les ruines d'un système qu'on juge arbitraire sans passer par une limitation des libertés individuelles ? Vous avez 4 heures...

Non, plus sérieusement, et c'est aussi ce qui fait d' "Avril" un livre particulier, puisque sa lecture variera certainement d'un lecteur à l'autre, en fonction de ses propres orientations, le risque, c'est de voir émerger de cette révolution une dictature. Et, comme on n'a pas vraiment de repères sur la vision exacte de la Convention nationale, qui manie parfaitement mesures populaires et main de fer dans un gant de velours, à chacun son opinion...

De la même manière, se pose la question de l'efficacité d'une révolution. En termes sociaux, celle du livre donne des éléments concrets, puisqu'on a renversé la hiérarchie des classes sociales. Mais, cela peut-il suffire ? Tout le monde a-t-il envie de voir la société changer ? Et surtout, la révolution changera-t-elle ce qu'il y a de plus difficile à faire évoluer : les mentalités ?

A la fin de ce petit livre, puisque c'est presque un format de poche et le roman fait environ 130 pages, on trouve une chronologie des événements. Vous y verrez ceux que j'ai évoqués dans ce billet et plein d'autres qui apparaissent au fil des paragraphes et des explications des uns et des autres. Il est intéressant de lire cette chronologie à froid.

En effet, mais, c'est mon impression, pas une vérité absolue, j'ai eu l'impression que Jérémie Lefebvre décalquait les événements de la Révolution, celle qui eut lieu à la fin du XVIIIe siècle, pour les reporter dans ce XXIe siècle incertain. Le squat de la rue Malesherbes, c'est la Bastille d'aujourd'hui, et ainsi de suite.

Le calque n'est pas parfait, c'est plus la mécanique que transpose l'auteur d'une époque à l'autre que les faits bruts. Mais, on retrouve, dans certaines scènes, des échos du passé, c'est certain, tandis que d'autres montrent la réaction de nos contemporains aux événements révolutionnaires. Là encore, on est dans une forme de jeu littéraire, mais il serait dommage de limiter "Avril" à cela.

De même, la Révolution d'Avril se fait à grande vitesse, puisque tout est réglé à la fin du mois... Jérémie Lefebvre finit sur une pirouette, que j'ai trouvée très amusante, impliquant l'Europe. Une espèce de démonstration par l'absurde qui donne au nouveau régime une légitimité qui, logiquement, devrait lui être déniée.

C'est aussi une fin ouverte, sans préjuger de ce qu'il adviendra du pays. Frustrant, peut-être, mais très intéressant, puisqu'il est impossible de dire si cette révolution sera une réussite ou un échec, si la pression internationale sera insupportable ou si le soufflé retombera de l'intérieur, si la révolution restera franco-française ou si elle fera tâche d'huile...

Ce roman a été publié au printemps, exactement le premier avril de cette année, c'est logique. Mais, ce qui n'était certainement pas attendu, ni par l'auteur, ni par l'éditeur, c'est que cette sortie coïncide exactement avec le début du mouvement "Nuit debout", qui adoptera d'ailleurs un calendrier alternatif dans lequel mars se poursuit indéfiniment, effaçant... le mois d'avril...

Bien sûr, on se dit aussitôt que l'actualité et le roman se rejoigne et que Jérémie Lefebvre est un sacré visionnaire... Mais, sur le site des éditions Buchet-Chastel, dans une vidéo qu'on peut toujours regarder, l'auteur explique la genèse de ce roman, écrit il y a déjà quelques années, sous le précédent quinquennat, celui de Nicolas Sarkozy... Quand je vous disais qu'on était dans l'anticipation...

"Avril" est d'abord et avant tout une fiction. D'ailleurs, on ne sait pas de quel mois d'avril il s'agit. On y retrouve pourtant beaucoup d'éléments concrets qui nous accompagnent au quotidien et le mot "sérénité" n'est pas prêt de rejoindre aux frontons des bâtiments publics notre devise issue de la Révolution, l'autre, celle qui a bel et bien eu lieu...

Balançant entre légèreté et drame, c'est un roman qui pose, sans forcément avoir l'air d'y toucher, de véritables questions qui nous concernent tous. Au quotidien, mais aussi de façon plus large : comment redonner du souffle à une société qui n'en a plus et ne parvient pas à en redonner un nouveau ?