jeudi 20 juin 2019

"Quel est le monstre qui a pu faire ça ? S'attaquer à un bébé ! Où est-il ? Il doit payer ! (...) Attrapez-le vivant ; on le tuera ensuite".

La justice, la manière de la rendre, mais aussi les peines qu'on inflige sont des sujets intemporels que la littérature (comme le cinéma, le théâtre et même la chanson) ont abordé sous des angles très différents. En voici un nouvel exemple, avec un court roman qu'on lit aisément d'une traite. Plus qu'un roman, une fable, autour d'une histoire terrible : la mort, très violente, d'un bébé. Mais que faire, lorsqu'on découvre que le coupable n'est pas un homme comme les autres ? Qu'il n'est même pas un homme du tout ? "Le Procès du cochon", d'Oscar Coop-Phane (aux éditions Grasset), est un livre qui pousse à la réflexion, en jouant entre références historiques, allégorie et même une petite dose d'absurde. Et comme bien souvent, on referme ce livre en se disant que, dans cette histoire, le monstre n'est pas forcément celui que l'on croit...



Il arrive de nulle part. Il marche, il erre sans véritable but, changeant chaque jour de couche, allant d'un endroit à l'autre, mené par son simple instinct. Parfois, comme cette fois-là, il reste longtemps sans croiser âme qui vive, traversant des forêts épaisses et des étendues désertes, endurant un jour la chaleur, un autre le froid, résistant aux intempéries et au souffle enivrant du vent.

Et puis, sur sa route, un village. Il s'approche avec une certaine assurance, entre dans un jardin, écoute la femme qui vit là chanter et aperçoit, devant la porte, quelque chose qui l'intéresse. Il s'agit d'un couffin, dans lequel dort un joli bébé. Un enfant, un enfant d'humain, pas bien vieux, l'innocence incarnée, rose et joufflu...

Un spectacle qui en aurait attendri beaucoup d'autres, mais pas lui. Non, ce qu'il ressent, c'est un furieux appétit qu'il décide d'assouvir illico. Et, de "ses grandes dents sales", il mord l'enfançon, lui arrachant une joue et une épaule, se repaissant de ce sang chaud et délicieux, tandis que la minuscule victime, sidérée, est incapable d'exprimer sa douleur.

Le drame s'est déroulé en un instant. Lorsque la mère découvre son bébé ensanglanté, il est déjà trop tard, elle ne peut que hurler, hurler sa peine, son horreur, ameutant ainsi les autres villageois. L'impensable est arrivé, la colère éclate sitôt le moment de sidération passé, et l'on cherche sur-le-champ le coupable de cet acte monstrueux.

Oh, pas besoin d'aller très loin : ledit coupable est allé digérer au pied d'un arbre tout proche. Les villageois l'encerclent, en attendant l'arrivée des gendarmes, qui devront s'en saisir. Sa culpabilité ne fait aucun doute : du sang macule sa gueule, ses crocs. On s'est bien gardé de le pendre sur place, on veut que justice soit rendue, et alors nul doute que, cette fois, on le mènera à la potence.

Désormais, c'est à la machine judiciaire de se mettre en marche, de porter ce sinistre fait divers devant un tribunal. Nul doute que cette affaire fera date, défraiera la chronique, qu'on en gardera longtemps le souvenir. Et peut-être surtout parce que le coupable, même pas présumé innocent, n'est pas n'importe qui...

C'est un cochon !

Oui, pas de surprise, le titre du roman est à prendre au pied de la lettre, vous allez bien, en lisant ce roman, assister au procès d'un cochon, accusé du meurtre d'un bébé... Ainsi présenté, cela peut surprendre, mais, pour son cinquième roman, le second chez Grasset, Oscar Coop-Phan, jeune écrivain tout juste trentenaire et déjà lauréat du prix de Flore, sait parfaitement ce qu'il fait.

Car, beaucoup l'ignorent peut-être, mais les procès d'animaux ont réellement existé en France et dans une grande partie de l'Europe, et pas pendant quelques années, mais durant des siècles, dès le XIIe et jusqu'au... XVIIIe ! Ce n'était pas extrêmement courant, il fallait des circonstances exceptionnelles, comme un crime de lèse-majesté, par exemple, ou le genre d'affaire au coeur du roman.

Mais, des animaux, dont des cochons, sont bel et bien passés en justice, parfois assistés d'un avocat, parfois non, ce qui occasionnait probablement des situations totalement absurde, l'accusé ne pouvant suivre les débats ou s'exprimer comme le ferait un accusé humain, et donc participer à sa défense. Dans ces conditions, difficile d'imaginer un verdict en faveur de l'animal...

C'est tout cela qui constitue la matière première du "Procès du cochon", c'est tout cela qui a intéressé Oscar Coop-Phane au point de le pousser à écrire ce livre. Mais, car il y a un mais, l'écrivain a fait des choix, et des choix forts, en s'emparant de ce sujet. Des choix qui pourront surprendre certains lecteurs, qui auraient pu envisager les choses différemment, mais qui donnent un livre qui ouvre la porte à bien des réflexions.

En lisant ce petit exposé, on pourrait penser que ce roman se présentera sous la forme d'un roman historique en bonne et due forme, pas forcément dans un cadre médiéval, car, curieusement, les cas de procès d'animaux les plus nombreux ont été recensés aux XVIIe et XVIIIe siècles, périodes incroyablement superstitieuses, malgré la montée d'idées qui aboutiront aux Lumières.

Mais peu importe, ce n'est pas la voie qu'Oscar Coop-Phane a choisi. Volontairement, il nous entraîne dans un univers caractérisé par un grand flou : où et quand sommes-nous ? Impossible de le dire... Aucun repère temporel ou géographique et, si l'on peut penser qu'on se situe en un temps reculé, comme le dit la quatrième de couverture, d'autres éléments, au contraire, viennent un peu plus brouiller les pistes.

Pour aborder l'histoire de ce cochon meurtrier et de la procédure judiciaire dont il va faire l'objet, Oscar Coop-Phane choisit... la fable. D'où, d'ailleurs, ce format très bref, plus proche d'une longue nouvelle que d'un véritable roman (125 pages et un demi-format), dans lequel, effectivement, on aurait pu laisser la place à des développements contextuels plus riches.

Une fable, pour parler de la justice, de son fonctionnements, de ses travers, aussi. Et puis, pour parler de nous, les êtres humains, qui savons nous montrer si cruels et stupides, parfois... Il y a, dans ce texte, quelque chose de La Fontaine qui aurait rencontré Kafka et Orwell, c'est assez troublant, car certains passages peuvent sembler assez drôles, voire absurdes, tandis que d'autres font froid dans le dos.

Oscar Coop-Phane découpe son histoire en plans séquences, ou plutôt comme une série de gravures, comme on en faisait beaucoup dans les époques concernées : le crime, le procès, l'attente, etc., ne dévoilons pas tout ce qui va se passer. A chacun de ces épisodes, c'est l'occasion de regarder les hommes et leur comportement, et pour cause, puisque celui qui focalise l'attention, le cochon, est complètement passif.

A ce sujet, un élément frappe rapidement : pendant un long moment, on ne fait pas état de la nature du suspect. En clair, on ne dit pas tout de suite que c'est un cochon. Bien au contraire, on le perçoit véritablement comme un être humain, un simple routard qui serait passé par-là et aurait commis un meurtre, comme ça, sans même vraiment y penser, avant de reprendre son chemin.

Pour les lecteurs que nous sommes, vivant au XXIe siècle, tout cela semble absurde, presque comique : ne voient-ils donc pas qu'ils ont affaire à un animal, et non à un humain ? Et si nous nous trompions complètement ? Et si, justement, c'est nous qui avions tort ? Tort de considérer l'animal différemment de l'humain... Vaste sujet de réflexion...

Mais, cette manière d'envisager l'accusé sans tenir compte de son animalité, ouvre aussi des voies passionnantes pour la suite du livre. Car toute la procédure va être construite autour de cet état de fait : traitons ce suspect comme n'importe quel autre, donnons-lui tous les droits dont disposerait n'importe quel autre suspect, écoutons sa version des faits et sa défense...

Oui, mais voilà, même en traitant l'animal comme un humain, il y a des limites : non, l'accusé n'est pas muet, l'accusé ne se mure pas dans le silence, il ne peut parler. Et ce qui semble évident ainsi énoncé, ne l'est pas forcément pour tous les acteurs. Et offre à l'avocat de la défense une brèche : peut-on juger un cochon comme un homme ?

Je dois dire que ce jeu est particulièrement troublant et assez fascinant : faire abstraction tout au long de cette histoire de l'espèce différente. Oscar Coop-Phane, sans doute aussi inspiré par les textes et images d'époque, comme cette célèbre gravure évoquant l'affaire de Lavégny, en 1457, qui ressemble énormément à ce que raconte "Le Procès du cochon".


Notez la larme que verse le cochon ! Anthropomorphisme, nous voilà ! Oui, mais dans le livre d'Oscar Coop-Phane, c'est finalement un peu l'inverse que l'on voit, puisque l'accusé ne réagit à rien et ne montre certainement pas d'émotion... Au contraire, on entendrait plutôt des échos contemporains où l'on animalise un accusé humain, par les comparaisons ou les insultes qu'on lui adresse.

Et l'on en vient justement aux réactions. La colère, immédiate, et pourtant contenue. On pourrait imaginer une vengeance immédiate, une exécution sommaire, mais non, on garde son sang-froid et on laisse l'aveugle et impartiale justice faire son office. Pourtant, on devrait se rappeler que la vengeance est un plat qui se mange froid et que, malgré l'attente, l'heure de se venger du monstre viendra.

"Le Procès du cochon" n'est pas juste un roman sur le fonctionnement de la justice, c'est aussi une histoire qui observe avec acuité nos us et coutumes en la matière. Et, à travers l'organisation de la sentence, dénonce la justice-spectacle (sujet qu'on retrouvera dans quelques jours dans un billet consacré à "La Route de nuit", de Laird Hunt, dans un contexte bien différent.

Après la colère, l'exultation. La justice devient un théâtre, la sentence, une fête, une fête populaire. Une joie mauvaise s'empare de tous et la cruauté supplante l'impartialité pour régler son compte au monstre, en se vautrant paradoxalement soi-même dans la monstruosité. C'est troublant, un peu à la manière du "Mangez-le si vous voulez", de Jean Teulé, formidable description de la folie qui peut s'emparer d'une foule.

Les actes sont glaçants, mais les mots du narrateur aussi, pour décrire ce joyeux et sordide tumulte. Jusqu'au dernier mot du roman, que je vais vous laisser découvrir, mais qui donne une conclusion terriblement dérangeante à ce roman. Si le geste initial était instinctif, malgré son effroyable violence, le final est une chorégraphie savamment mise en scène, qui n'en devient que plus cruelle...

"Le Procès du cochon" est un roman conçu pour être lu d'une traite, d'où sa brièveté, parce que c'est aussi de cette manière qu'on perçoit sa force, sa pertinence. Une fable acide, un conte philosophique où l'on parle de la justice, certes, mais aussi de la question de la peine de mort, centrale dans le récit, puisque, d'emblée, on semble penser que le suspect n'échappera pas au supplice...

On le voit, en France comme dans de nombreux pays, c'est un sujet qui reste au combien d'actualité, qui ressort régulièrement, au gré des faits divers les plus médiatisés, ou des ambitions révolutionnaires de certains. On se prononce, on en débat, enfin quand c'est encore possible, on évoque la voix d'un Badinter pour couvrir les hurlements des partisans...

Il y a, dans cette peine dite capitale, une dimension vengeresse, que l'on perçoit aisément dans "Le Procès du cochon" qui semble être l'antithèse de ce que la justice devrait idéalement l'être. Soigner le mal social par le mal social, mais pour quel résultat ? La prétendue exemplarité et l'effet dissuasif de cette sentence sont bien souvent remise en cause...

L'habileté d'Oscar Coop-Phane, c'est de mettre en scène son histoire de telle manière que chacun peut projeter sur le cochon accusé le visage et l'identité d'un criminel qu'il verrait bien finir à l'échafaud... Parce que ce cochon a quelque chose d'universel dans la position qu'il incarne, et parce que nous sommes membres de cette foule qui vitupère et appelle de ses voeux la plus belles des exécutions...

lundi 17 juin 2019

"Ainsi, les orties ont la taille de mon enfance et les hommes sont immenses quand ils disparaissent".

Un phrase de titre d'une grande beauté, qu'il m'a suffi de taper pour retrouver aussitôt l'atmosphère et les émotions de notre roman du jour. Un roman autobiographique qui nous plonge dans une enfance heureuse, mais tout de même compliquée sur le plan matériel, et qui nous fait également traverser les années 1970, décisive pour la France rurale... Après s'être intéressée à la question des réfugiés dans "Venus d'ailleurs", Paola Pigani retrace son passé familial dans "Des orties et des hommes" (en grand format aux éditions Liana Levi), et n'oublie pas qu'elle aussi est issue d'une famille déracinée, exilée. Une famille qui a su trouver sa place en France, dans un coin de Charente où il fallait trimer dur sans certitude quant au lendemain. Loin des témoignages larmoyants et des enfances malheureuses qu'on nous assène régulièrement en librairie, voici un roman résolument optimiste et revigorant, qui n'oublie pas les côtés plus sombres, mais choisit la nostalgie pour tourner la page d'une époque révolue.



Pia a 11 ans et vit dans une ferme avec sa famille, les grands-parents, pas loin, les parents et une fratrie nombreuse. Cette ferme se trouve en Charente, une exploitation modeste, qui produit tout juste de quoi s'en sortir, et encore, pas systématiquement. D'autant qu'il a fallu emprunter au Crédit Agricole pour pouvoir travailler cette terre, pas toujours facile.

Ce coin de campagne française, Pia y est née, mais pas sa famille, originaire d'Italie et venue s'installer en France après la IIe Guerre mondiale. Un exil, pour les plus anciens, en particulier le grand-père de Pia, un nouveau départ pour les autres. Une vie aux champs pour cette fillette espiègle, qui rend service, bien sûr, mais profite surtout de cette vie au grand air.

Il y a sa complicité avec Mila, elles sont les deux petites dernières et s'entendent comme larronnes en foire, il y a aussi Joël, que Pia considère comme son meilleur ami. Un garçon solitaire, rejeté parce que malade et surtout bossu, mais avec qui la jeune fille aime passer du temps. Il y a les animaux de la ferme et ce microcosme que forment les fermes disséminées dans ce coin à l'écart.

Une vie heureuse, même si elle est très modeste. Un père toujours de bonne humeur, malgré les difficultés, toujours une chanson italienne à la bouche, une mère discrète, mais aimante, un grand frère bien décidé à développer cette exploitation pour qu'elle leur permette d'améliorer leur situation, et d'emménager dans une maison toute neuve, moderne...

Il n'y a guère que Valma, la grande soeur de Pia, qui n'a pas l'air enchantée par cette vie-là. Sans doute celle qui rêve le plus d'une vie différente, nourrie par ce qu'elle lit dans les magazines, ce qu'elle entend sur le transistor. Elle n'a qu'une hâte : pouvoir s'en aller, gagner la ville, vivre sa vie. Et laisser derrière elle cette jeunesse paysanne.

Pia, pour sa part, ne se pose pas encore toutes ces questions lorsqu'on la rencontre. Mais, on va la suivre pendant une décennie, celle qui va la mener à l'entrée dans l'âge adulte, tout au long de l'adolescence et du chambardement que va représenter pour elle sa vie scolaire, loin (pas si loin, en fait, mais c'est presque un autre monde) de la maison et de sa famille.

Une décennie, et pas n'importe laquelle : les années 1970. Pas vraiment celle du psychédélisme et du peace and love, ou alors vus de très loin, mais celle d'une France qui évolue, qui change, mais qui doit aussi faire avec des évolutions qui dépassent largement ses frontières, on pense évidemment aux chocs pétroliers, à la fin des Trente Glorieuses.

Il est d'ailleurs intéressant de remarquer qu'on retrouve ces événements politiques, économiques, sociétaux, jusque dans la construction du roman, le pivot entre l'enfance et l'adolescence de Pia étant le terrible été 1976 et cette sécheresse interminable aux conséquences dramatiques pour bien des familles dans les campagnes françaises.

"Des orties et des hommes", c'est une chronique des campagnes françaises de cette époque-là. Mais c'est d'abord et surtout, je trouve, une espèce d'anti- "Poil de Carotte". Là où Jules Renard retraçait son enfance malheureuse au sein d'une famille sans amour, sans joie, où sa chevelure rousse l'avait désigné comme souffre-douleur, Paola Piagni, elle, raconte une enfance heureuse, une famille unie.

Elle le fait avec nostalgie, et donc avec une réelle émotion, on reviendra sur certains aspects qui nourrissent la palette des émotions, mais aussi avec un regard positif, reconnaissant. Cela ne veut pas dire que tout est rose, entendons-nous bien : c'est une vie rude, un train de vie modeste, quelques états d'âmes, des inquiétudes, des deuils, aussi. Mais une vie qui suit son cours.

Autour de la famille de Pia, les choses ne sont pas aussi sereines, et c'est également ce qui rend remarquable, mais sans angélisme, cette histoire-là. Il y a Joël, par exemple, garçon intelligent et débrouillard, mais qui se sait en sursis. Il y a aussi des violences familiales, dans d'autres fermes du coin. De la solitude, aussi, parce que le temps tourne, l'âge avance...

Cet aspect-là est frappant, d'ailleurs, lorsqu'on lit "Des orties et des hommes", c'est cette sensation d'un monde qui vieillit et avance vers sa mort. Dit ainsi, ça semble très violent, mais c'est vraiment le cas. Avec les sensations que de tels événements peuvent engendrer chez une jeune fille. Et surtout, avec ces anciens qui s'éteignent, c'est un monde qui s'apprête à disparaître...

Le monde que raconte Paola Pigani, celui dans lequel elle a grandi, n'existe plus. La condition paysanne, on évoque régulièrement ces questions dans notre actualité, est de plus en plus difficile et ce que l'on en voit est très loin de la ferme de la famille de Pia, une exploitation de petite taille, sur un territoire bien peu fertile, très isolée, avec bien peu de débouchés...

En lisant "Des orties et des hommes", je songeais à "L'Amie prodigieuse", d'Elena Ferrante. Les deux livres n'ont finalement pas grand-chose en commun, si ce n'est de raconter l'histoire d'une famille italienne dans un contexte historique précis. Le roman de Paola Pigani, c'est un peu "L'Amie prodigieuse" des campagnes, avec Pia en Lenu de Charente.

Car on retrouve chez Pia cette même ascension sociale, en partant du bas du bas de l'échelle, mais en montrant des aptitudes qui vont lui permettre d'évoluer, de grandir, d'avancer. Et surtout de voler de ses propres ailes, sans craindre les vilains tours du déterminisme social. Plus encore qu'avec la mystérieuse Elena Ferrante, on mesure le parcours accompli en regardant où en est Paola Pigani aujourd'hui.

Pia est un personnage lumineux, insouciant, un brin candide, même si, en grandissant, elle va évidemment mûrir et regarder le monde qui l'entoure différemment. Elle est chenille devenant papillon, mais pas seulement sur le plan de l'évolution physique, non, dans sa place dans le monde, également.

Car chaque jour qui passe est un jour de moins passé à la ferme. Son avenir est ailleurs, dans ce monde qui paraît si loin. Et quand je dis "monde", n'imaginez pas tout de suite une mappemonde, rien que la ville, et on parle de villes de taille fort modeste dans un premier temps, paraît tellement loin, au bout d'un interminable voyage.

Mais, peu à peu, étape après étape, le parcours de Pia va se construire. Sans précipitation, à l'inverse de Valma, qui a voulu sauter le pas trop vite et s'est égarée. Pia grandit en même temps qu'elle avance, sans briser les liens qui la relie à cette terre natale, à cette famille à qui elle doit aussi largement ce qu'elle est devenue.

Pardonnez-moi d'allez assez loin dans le roman, mais pour moi, un des passages les plus marquants est le voyage de Pia en Italie. Parce que pour la première fois, et nous avons tous plus ou moins vécu cela, elle quitte vraiment le giron familial, elle s'en éloigne de beaucoup. Mais surtout, parce qu'elle renoue les liens jamais complètement rompus avec le pays des origines...

Il ne faut absolument pas négliger cet aspect. Il est fort, il est au coeur du livre, à travers ces grands-parents, en particulier le grand-père de Pia, qui "est devenu vieux aussitôt la première frontière passée" et ne s'est jamais remis de cet exil. A travers la voix de ce père qui, lors des trajets en voiture, chante des chansons italiennes...

Pia est française, l'Italie est une sorte d'abstraction pour elle, jusqu'à ce qu'elle y mette les pieds et qu'elle se sente presque comme chez elle. Mais surtout, porteuse de la mémoire des siens, de ceux auprès desquels elle a grandi et de tous les autres qu'elle n'a pas connus... Chaque nouvelle étape de la vie de Pia lui a apporté quelque chose, mais celle-ci me semble primordiale.

"Des orties et des hommes", ce n'est pas juste un enchaînement de souvenirs ou de scènes un peu anecdotiques enfilées comme des perles. Non, c'est vraiment l'histoire d'une jeune fille qui grandit et approche de l'âge adulte, et l'histoire d'une famille à laquelle on s'attache rapidement. Chaque épisode apporte son lot d'émotions au lecteur.

Cela passe aussi par une écriture très belle, très imagée et pleine d'une vraie poésie. Il y a la nostalgie, déjà évoquée dans ce billet, qui est une sorte de moteur, mais aussi une bienveillance et une vraie tendresse pour tous les personnages que l'on croise, en particulier dans les alentours de la ferme familiale.

Je crois me souvenir avoir insisté sur l'humanité qui se dégageait de "Venus d'ailleurs", je l'ai retrouvée ici, particulièrement dans les moments les plus douloureux. On est aux antipodes du cynisme contemporain, mais sans jamais tomber dans la mièvrerie, bien au contraire. On ressort de cette lecture avec un vrai sourire et avec un moral regonflé.

On va terminer en musique, eh oui, cette fois, c'est possible ! Car elle occupe une place non négligeable dans le livre de Paola Pigani. J'ai évoqué les talents de chanteurs du père de Pia, j'ai aussi parlé du transistor, qui diffuse beaucoup de chansons de ces années-là, en particulier la variété française, que les filles aiment fredonner.

Cela contribue à ancrer l'histoire dans son époque, à replonger le lecteur dans cette ambiance un peu désuète, qui rappelle les émissions de Maritie et Gilbert Carpentier (pas pour Pia et les siens, car il n'y avait pas la télé à la ferme), mais qui illustre parfaitement le contexte du livre. Sans oublier les bals organisés dans les alentours, où se retrouve la jeunesse du coin...

Un chanteur est particulièrement apprécié de Pia et de ses soeurs, c'est Mike Brant. Il serait certainement le n°1 de leur hit-parade. Mais ce n'est pas lui que l'on va écouter pour clore ce billet. Non, ce sera une chanson évoquée dans le roman et qui me semble parfaitement le symboliser, sous différents aspects. Parce que c'est une chanson italienne, mais aussi parce qu'elle évoque pleinement la période dans laquelle se déroule "Des orties et des hommes", roman fort et riche.




"Je connais les gens comme vous. Les bons samaritains (...) Ils veulent "aider", ils se croient tellement généreux... Mais ce n'est pas la générosité qui vous fait vous intéresser aux autres. C'est l'ennui".

Le temps qui passe et la difficulté de vieillir dans une société qui n'aime et ne promeut que la jeunesse, sont des thèmes qui fascine l'écrivaine qui signe notre roman du jour. En effet, après "Pour que rien ne s'efface", Catherine Locandro met à nouveau en scène un personnage de femme âgée et isolée dans "Des coeurs ordinaires", qui marque son retour dans la collection Blanche des éditions Gallimard, après plusieurs livres publiés chez Héloïse d'Ormesson. Mais, cette fois, elle offre une espèce de contre-champ à ce précédent livre : Gabrielle n'a pas l'intention de se laisser engloutir par cette situation, au contraire, elle entend lutter de toutes ces forces contre l'oubli et la solitude. L'autrice de "L'Enfant de Calabre" met ici en scène une histoire de voisinage entre deux femmes qui n'ont pas grand-chose en commun, à commencer par leurs personnalités respectives, mais qui aurait pu déboucher sur une relation enrichissante pour chacune d'elle. "Aurait", car, on connaît le proverbe, l'enfer est pavé de bonnes intentions...


Gabrielle est veuve et vit dans un appartement d'un immeuble parisien. Un jour de décembre, elle croise en allant chercher son courrier une jeune femme qu'elle ne connaît pas. Or Gabrielle connaît tout le monde dans l'immeuble. Cette rencontre l'intrigue donc, d'autant qu'elle a entendu des bruits dans l'appartement situé juste au-dessus du sien alors qu'il devrait être vide.

Aussitôt, son imagination s'emballe : qui peut être cette belle inconnue, prénommée Anna, seule information qu'elle a obtenue, qui a emménagé avec cet ours de voisin du dessus ? Une parente, une amie ? Une petite amie, même ? Impossible d'en savoir plus : cette nouvelle locataire s'avère très discrète et Gabrielle ne l'a plus croisée pendant des semaines avant une nouvelle rencontre.

Une rencontre qui surprend Gabrielle, puisque c'est l'inconnue qui vient frapper à sa porte. Rien de plus banal entre voisins : une demande de service. Gabrielle accepte aussitôt, parce qu'elle apprécie les relations de bon voisinage, mais aussi parce qu'elle se dit que c'est une bonne occasion d'aller jeter un oeil à l'appartement du dessus et d'en apprendre plus sur ses mystérieux voisins...

De son côté, la jeune femme semble extrêmement réservée, d'une discrétion absolue, et se montre même très nerveuse, presque effrayée. Comme si le regard de l'autre la mettait mal à l'aise, et bien plus encore... Au point de refuser toute invitation de la part de son entreprenante voisine et de se terrer dans son appartement...

Mais pour Gabrielle, c'est une source de motivation supplémentaire : soit la jeune femme est d'une timidité maladive, et elle saura la prendre sous son aile, soit elle a des choses à cacher... Dans tous les cas, la curiosité de Gabrielle est sérieusement aiguillonnée et elle n'a qu'une envie : en savoir plus sur la mystérieuse nouvelle habitante de son immeuble.

Car Gabrielle s'ennuie. Terriblement. Et ce genre de nouveauté est une aubaine pour briser la monotonie. Plus que tout, Gabrielle aimerait faire d'Anna une amie. Plus que tout, elle aimerait aider cette jeune femme un peu perdue, fragile. Et plus que tout, elle aimerait comprendre, parce que son instinct lui dit qu'il y a un mystère là-dessous...

Il n'est pas évident de parler de ce livre, en fait, car les équilibres sont fins. D'un côté, Gabrielle, que l'on suit à travers une narration classique, à la troisième personne. De l'autre, Anna, qui se raconte à la première personne dans un journal intime que le lecteur a le privilège de feuilleter. Mais sur le papier aussi, elle se montre discrète et elle ne se dévoile que très lentement...

Car mystère il y a, eh oui, Gabrielle est une fine mouche. Mais, si elle se doute qu'il y a un loup quelque part, elle n'a pas la moindre idée de ce que ça peut-être. Et ce sera évidemment l'enjeu central du roman. D'une certaine manière, Catherine Locandro met en scène l'improbable rencontre entre Miss Marple et Anna Karénine !

Comparaison osée, mais justifiée : le personnage de Miss Marple s'impose de lui-même à l'esprit du lecteur, même si le contexte d'un immeuble parisien est très différent d'un village de la campagne anglaise. On retrouve le même côté fouineur chez Gabrielle, un mot qui peut sembler péjoratif, je le reconnais, mais qui s'applique très bien à ce personnage, on va y revenir.

Quant à Anna Karénine, je ne l'invente pas, Anna porte ce prénom en hommage au personnage de Tolstoï. Et ce n'est pas anodin, car on se demande jusqu'à quel point Anna, celle qui a emménagé, semble-t-il, dans l'appartement situé au-dessus de celui de Gabrielle, ressemble à Anna, celle du roman. Jusqu'à quel point on peut jouer au jeu des comparaisons...

D'Anna, je ne vais pas en dire plus dans ce billet, puisqu'elle incarne le mystère qui va occuper Gabrielle, et le lecteur avec elle. Le peu que l'on sait d'elle intrigue, forcément, autant que la fragilité qui émane d'elle et les doutes qui ont l'air de la ronger. Et d'autres éléments apparaissant au fil de l'histoire et qui la rendent... suspecte.

On s'interroge sur la nature du secret que Anna semble protéger. S'agit-il d'un péché véniel, ou de quelque chose de bien plus grave ? Ou Gabrielle, dans sa quête éperdue d'amitié et de contact humain, s'est-elle tout bêtement fait un film, entraînant le lecteur sur la voie d'un hypothétique mystère, sorti tout droit de son imagination fertile ?

Et, pendant qu'on cherche à comprendre Anna, à savoir ce qu'elle incarne exactement, à échafauder des hypothèses dans tous les sens, des plus croustillantes aux plus... alarmantes, l'autre personnage s'impose au lecteur, avec son propre caractère, ses propres douleurs, mais aussi ses propres ambiguïtés, et l'impression qu'elle va faire sur ceux qui vont la suivre...

Chaque billet autour d'un livre est subjectif, par définition, même si j'essaye toujours de parler de mes lecture avec un certain recul, une certaine distance qui ne m'implique pas, mais vous offre, vous qui avez la gentillesse et la patience de me suivre, des pistes de réflexion, d'échange aussi, ou quelques aspects pouvant éveiller votre curiosité, votre envie de lire tel ou tel roman.

Dans le cas de "Des coeurs ordinaires", je vais un peu déroger à tout cela. Car le personnage de Gabrielle est typiquement le genre de personnages qui va diviser le lectorat. Elle ne laissera personne indifférent, j'en suis certain, mais elle aura sans doute autant de partisans que de détracteurs. Et même un certain nombre de lecteurs qui peineront à ce positionner franchement.

Je dois avouer que je fais partie de cette dernière catégorie : Gabrielle me touche autant qu'elle m'énerve, m'émeut autant qu'elle m'insupporte. Oui, je sais, c'est paradoxal, bizarre peut-être, mais c'est viscéral, parce qu'elle représente à elle seule différentes personnalités qui éveillent des sentiments contrastés. Je m'explique...

Le côté touchant de Gabrielle, c'est la veuve qui éprouve une profonde solitude et cherche par tous les moyens à lier des relations avec d'autres humains pour ne pas sombrer. Dans un premier temps, on songe à Lila, le personnage central de "Pour que rien ne s'efface", précédent roman de Catherine Locandro. Une actrice qui fut célèbre et qui meurt dans l'anonymat et le dénuement...

Le point de vue change, ici, puisque Lila était l'inconnue, alors que Gabrielle est véritablement le moteur de "Des coeurs ordinaires". Mais, d'emblée, on la range dans la même catégorie, celles des personnes souffrant du même sentiment d'abandon qui, hélas, touche nombre de personnes âgées dans nos sociétés modernes.

Pourtant, on ne sait rien de Gabrielle lorsqu'on la rencontre. Petit à petit, on aura des informations à son sujet, car Anna ne peut être le seul point d'interrogation de ce livre. Petit à petit, on cernera mieux Gabrielle, et la perception que l'on a d'elle va alors peu à peu évoluer, en même temps que se tisse son étrange relation avec Anna.

Et apparaît une autre facette de la personnalité de Gabrielle : la voisine... Là, il manque le son, car il faudrait que vous entendiez l'intonation qui va avec ce mot de voisine... Qu'on habite en maison individuelle ou en collectivité, nous avons tous connu des voisins merveilleux, et d'autres qu'on a eu envie de vouer aux gémonies.

Et force est de reconnaître que Gabrielle va vite s'avérer appartenir à la catégorie des voisins envahissants... Plus tôt, j'ai parlé de "fouineur", et c'est vrai qu'il y a de cela : Gabrielle cherche par tous les moyens à sa disposition à s'imposer dans la vie d'Anna, et franchement, à mes yeux, c'est carrément insupportable.

Tout le roman repose sur ce travail de sape que mène Gabrielle auprès de sa jeune et mystérieuse voisine. Une entreprise enrobée de toute la bienveillance qui peut émaner d'une gentille vieille dame, servie par les meilleurs intentions du monde, qui deviennent bien souvent les pires... Oui, on entre en empathie avec Gabrielle, mais jusqu'à une certaine limite.

Il serait facile de détester cordialement Gabrielle. Mais, elle est à la fois ce personnage qu'on a envie d'envoyer bouler, et cette femme seule, qu'on ne veut pas envoyer bouler. Jusqu'à quel point a-t-elle conscience de cette dualité ? Jusqu'à quel point en joue-t-elle ? Là, ce sera à chaque lecteur de se faire sa propre idée...

Au fil de ses romans, Catherine Locandro aime décortiquer les relations humaines, mettre en scène des situations ambiguës, des secrets et des non-dits tenaces, des personnages sur la brèche, peinant à trouver la voie vers le bonheur. Mais, j'ai trouvé que Gabrielle était sans doute le personnage le plus ambivalent des quatre livres que j'ai lus de cette romancière.

Et je m'en suis un peu voulu, d'ailleurs, de sortir de cette histoire avec, chevillé à l'esprit, une espèce de ressentiment envers cette femme. Mais lisez "Des coeurs ordinaires", et vous comprendrez sans doute ce qui suscite chez moi ce malaise quand je pense à Gabrielle. Et c'est aussi ce qui fait d'elle un personnage mémorable, touchant à sa manière, mais horripilant...

On retrouve dans "Des coeurs ordinaires" la finesse de Catherine Locandro, qui ne se contente jamais de personnages ou de situations noirs ou blancs, mais qui se déclinent en une vaste gamme de gris. Des sentiments complexes et des relations à l'autre difficiles. Une société qui crée aussi ces situations précaires, instables.

Lorsqu'on referme le livre, qu'on appréhende la situation de ces deux femmes dans leur ensemble, à la fois individuellement et l'une par rapport à l'autre, il est difficile d'avoir un avis tranché au sujet de Gabrielle comme à celui d'Anna. De ne pas être touché par l'une comme par l'autre, malgré... Malgré ce que vous apprendrez d'elle (et certains, d'ailleurs, n'auront peut-être pas ces impressions, après tout).

Tout cela peut vous sembler un peu cryptique, je m'en excuse, mais la mécanique mise en place par Catherine Locandro nécessite de prendre bien des précautions. On n'est pas dans un polar, on flirte à la rigueur avec le roman noir, mais ce sont d'abord les histoires de deux êtres humains, avec leurs failles, avec leurs solitudes respectives...

Il y aurait encore bien des choses à dire, au-delà des deux personnages féminins, au-delà de leurs caractères, de leurs situations. Parler de l'homme de ce roman, ou plutôt des hommes. Un homme dans la vie de chacune de ces femmes, et puis un autre homme, pas du tout comme vous l'imaginez, je vous assure, qui va prendre une place assez importante dans l'histoire, vous le verrez (et dès l'exergue)...

Oui, il y aurait encore beaucoup à dire, avec le risque d'aller trop loin. Alors, restons-en là. Reste un dernier point à aborder, pourtant. Vous le savez, j'aime bien finir mes billets en musique, parce que le choix des morceaux qu'on trouve dans les livres n'est jamais tout à fait anodin. Ici, c'est encore plus évident que dans d'autres textes.

Et pourtant, je ne partagerai pas avec vous cette chanson, évoquée dans la dernière partie de "Des coeurs ordinaires". Non, mais je vous encourage vivement, surtout si ce n'est pas forcément votre habitude, à écouter la chanson de Barbara que cite Catherine Locandro. Parce qu'elle est magnifique, mais pas seulement. Parce qu'elle bouscule, interroge et dérange, aussi.

Parce qu'elle serait une parfaite conclusion à ce billet, qui aborde des questions sérieuses, délicates sans juger (comme je l'ai peut-être d'ailleurs trop fait au sujet de Gabrielle, je fais mon mea culpa), simplement en mettant en évidence ces déviations qu'il nous arrive tous de prendre et nous éloigne de la norme.

Qui font de nous tous, à certains moments, des êtres qui sortent de l'ordinaire...

jeudi 6 juin 2019

"Ce serait bien de toi, ça, hein, papa ? Te sauver de la maison pour aller mourir loin de ta famille, comme si la mort n'était qu'une affaire personnelle un peu pénible".

Il est des romans qu'on referme en se disant qu'ils nous accompagneront longtemps, c'est sans doute le cas de notre livre du jour (et j'aimerais que vous soyez nombreux à partager cette sensation). Un premier roman venu d'Italie, des thèmes qui n'ont apparemment rien de très original, et pourtant, une histoire de famille et une histoire d'amitié qui portent une force impressionnante jusqu'à un final bouleversant. "Le temps qui reste", de Marco Amerghi (en grand format aux éditions Liana Levi ; traduction de Françoise Brun), nous plonge dans une Toscane qui n'a rien à voir avec les paysages de carte postale qu'évoque habituellement cette région. L'auteur met surtout en scène un élément dramatique auquel, me semble-t-il, la littérature s'est encore très peu intéressé : les ravages causés par l'amiante utilisée sans précaution dans de nombreuses usines. Marco Amerighi ménage un vrai suspense pour nous asséner en toute fin de livre les vérités tant attendues, tant redoutées...


Badiascarna est une petite ville de Toscane, un bourg ouvrier dont le coeur battant est la centrale géothermique NovaLago, construite précisément à cet endroit parce qu'on y a découvert un lac naturel d'acide boracique. Et l'analogie avec le coeur n'est pas neutre : des tuyaux courent dans toute la ville comme des artères, transportant la vapeur jusqu'aux turbines.

Evidemment, la plupart des familles de Badiascarna vivent grâce aux emplois que fournit cette centrale, et c'est le cas de celle du narrateur, Sauro, puisque son père y travaille. Sauro est né au début des années 1970 et c'est en 1985 que sa vie va changer aussi brusquement que radicalement. Après un été qui promettait pourtant beaucoup...

Sauro n'a pas encore 15 ans et il forment avec le Docteur, Momo et le Trifo, un quatuor inséparable. L'été, c'est l'occasion de faire les quatre-cents coups, bien sûr, mais lorsqu'on devient adolescent, on a envie de laisser l'enfance derrière soi, de se comporter déjà en adultes. Et pour cela, Sauro s'est donné un objectif qu'il espère atteindre avec un petit coup de main de ses amis.

Depuis quelque temps, grâce à son frère aîné, Sauro s'est découvert une passion dévorante pour David Bowie, après avoir vu un de ses concerts sur un cassette vidéo. Pourquoi ne monteraient-ils pas à Badiascarna un groupe de rock, capable de devenir le plus grand groupe de la région ? Un défi raisonnable, puisqu'il n'existe pas de groupe de rock dans le coin...

Pourquoi pas, mais comment faire quand on ignore tout de la musique ? Eh bien, dans ce cas, une voie s'offre à eux : le punk, un genre sans doute moins exigeant sur le plan de la technique musicale, pensent-ils. Aussitôt dit, aussitôt fait, le Docteur va fournir, on ne sait trop comment, les instruments, et pour répéter, on ira dans une salle désaffectée de l'abattoir locale, ça devrait le faire.

Ainsi naît La Banda, un groupe au sein duquel chacun essaye de faire de son mieux avec ses moyens, sous le regard encourageant de la ravissante Bea, muse et moteur d'un projet un peu dingue... Qui ne va durer que le temps de cet été. Ne souriez pas, les raisons de cet échec sont dramatiques, mais sont surtout tenues secrètes par les principaux intéressés.

Vingt ans après, Sauro revient à Badiascarna, cette terre natale qu'il a quittée en catimini alors qu'il n'avait pas 15 ans. Depuis, il n'a revu que sa mère, et encore, brièvement. Plus aucun contact avec son père, son frère ou ses amis. Et le Sauro que l'on découvre alors est un adulte malheureux, cabossé, rongé par les souvenirs de cet été 1985, par le lien difficile avec son père...

S'il revient après une si longue absence, c'est justement à cause de cet homme, Rino... Son père, qui a disparu depuis suffisamment longtemps pour que sa mère soit inquiète. Plus qu'inquiète : qu'elle craigne le pire... Alors, il a pris sur lui et fait ce que jamais il n'avait voulu faire en vingt ans, il est monté dans un bus et a regagné Badiascarna.

Pourquoi ? Il l'ignore sans doute lui-même. D'ailleurs, il a décidé que se retour se ferait de manière aussi discrète que son départ. Pas question de revoir ses proches, ses amis, il va essayer de retrouver son père, et ensuite, il repartira vivre la vie insatisfaisante qu'il s'est péniblement construite ailleurs. Loin de la centrale et de ses tuyaux...

Ce n'est pas la première fois que Rino disparaît ainsi. Déjà, quand Sauro était enfant ou adolescent, il lui arrivait d'avoir ces absences, et il revenait. Mais le temps a passé et Rino a pris de l'âge. Il est à la retraite. Il est surtout malade. Comme tant d'autres à Badiascarna. Malade à cause de l'amiante que tous ont respirée lorsqu'ils travaillaient à la centrale.

Ces disparitions, ce sont des symptômes du mal qui ronge Rino. Le même mal qui ronge les amis et collègues de son père, comme le Nesti... Un drame oublié, un scandale certainement étouffé, des familles détruites et une petite ville qui se meurt doucement, asphyxié par cette substance. Alors, oui, la mère de Sauro a sans doute raison : si Rino a disparu, c'est peut-être pour se cacher et mourir...

"Le temps qui reste", ce sont ces deux fils narratifs, séparés par vingt ans, racontés en parallèle : l'été 1985 d'abord, et le retour de Sauro devenu adulte. Marco Amerighi nous les raconte en alternant les chapitres, en tissant une toile très habile, car finalement, en dehors de ce que je viens de vous dire, on ne sait pas grand-chose.

Oh, on a quelques informations, bien sûr, mais loin d'être suffisantes pour savoir d'une part ce qui est arrivé aux membres de la Banda, qui n'a jamais eu l'occasion de devenir le plus grand groupe de la région, et d'autre part les raisons qui ont poussé Sauro à partir sans un regard en arrière. Voilà les enjeux du roman : comprendre.

Lorsqu'on découvre Sauro adulte, on comprend vite que ces événements l'ont durablement marqué, que sa vie s'est quasiment arrêtée en 1985. Il faut probablement attendre d'avoir terminé cette lecture pour mesurer l'effort et le courage qu'il a fallu à Sauro pour revenir à Badiascarna... Parce que le poids qui pèse sur ses épaules est écrasant.

Sauro n'est pas juste le narrateur de ce roman, il n'est pas un simple acteur, il est le véritable pivot de cette histoire, puisqu'il est le dénominateur commun entre l'histoire familiale d'un côté et l'histoire d'amitié de l'autre. On se dit que tout est certainement lié, mais ce n'est pas si évident, tant la compagnie de ses amis permettait à Sauro d'oublier cette vie de famille si douloureuse.

Lorsqu'on "revient" à Badiascarna aux côtés de Sauro, on va peu à peu comprendre qu'il est loin d'être le seul à porter la culpabilité de ce qui s'est passé en 1985, qu'il n'est pas le seul dont la vie a été influencée très négativement par ces événements, qu'il n'est pas le seul à avoir des secrets, à taire bien des choses, à commencer par ses sentiments...

Adolescent, Sauro avait surnommé son père "Le Roi des absents", en raison de ses fréquentes fugues, mais sans doute pour plus que ça encore. Or, lui-même est devenu un absent, il n'a pas choisi de le devenir, mais par la suite, il a choisi de ne plus revenir, jamais. Et est ainsi devenu à son tour le Prince des absents. Avec le même sentiment d'incomplétude qu'on observe chez Rino... Tel père, tel fils ?

Tandis que l'on découvre petit à petit ce qui s'est passé en 1985, on assiste à l'improbable retour de Sauro chez lui. Un Sauro que l'air du pays ne revigore pas franchement, bien au contraire. Et pourtant, au gré des rencontres, alors qu'il souhaiterait au contraire éviter tout le monde, il va vivre une sorte de catharsis presque malgré lui.

Je n'en dis pas plus, bien sûr, mais la construction du livre est absolument remarquable, menée de manière imparable d'un bout à l'autre, jusque dans l'explication de la scène d'ouverture entre Rino et Sauro. C'est le premier roman de Marco Amrighi, jeune romancier né en 1982, qui confie avoir mis plus de 5 ans pour écrire ce texte, et c'est une vraie réussite.

En lisant "Le temps qui reste", je pensais aux romans de Nicolas Mathieu. D'abord, parce qu'on retrouve chez Marco Amerighi un contexte bien particulier, ces territoires qui ont vécu pour et par l'industrie et qui périclitent doucement faute d'avoir anticipé les changements des sociétés, du monde... Entre Badiascarna et les vallées mosellanes ou vosgiennes, le lien paraît net.

Mais, un autre aspect très important m'a poussé à évoqué le dernier prix Goncourt dans ce billet : "Le temps qui reste" est présenté comme un roman de littérature générale, en tout cas paraît aux éditions Liana Levi dans une collection de littérature blanche. Et pourtant, par le suspense qui tient le lecteur en haleine comme par les dimensions sociales et dramatiques, on pourrait tout à fait y voir un roman noir.

Je voudrais insister sur cet aspect : Marco Amerighi met en place une véritable intrigue. Que s'est-il passé entre les amis (on a un élément important tôt dans l'histoire, je l'ai volontairement tu, mais rien quant aux faits précis) ? Le sort de Rino, peut-être à un degré moindre, joue aussi ce rôle, mais pas pour les mêmes raisons, car là, Sauro n'a pas tous les éléments en main.

Le suspense naît donc de l'ignorance du lecteur, jusque-là, ça n'a rien d'extraordinaire, c'est un principe simple, mais c'est la manière dont l'auteur va distiller les réponses, faire tomber les masques, effacer les non-dits et forcer ses personnages à enfin affronter la vérité, les vérités, qui est impressionnante de maîtrise pour l'auteur d'un premier roman.

C'est non seulement impressionnant, mais cela abouti surtout à un dénouement plein de révélations et qui s'avère même bouleversant. Je crois que je garderai longtemps en mémoire une scène en particulier, d'une puissance, d'une dimension dramatique énormes. Mais surtout, enfin, dans cette histoire si sombres, un instant d'amour qui irradie et laisse avec les larmes au bord des yeux.

Pendant ces 285 pages, j'ai suivi Sauro, avec plein de questions en tête : qui est-il ? Victime ou coupable ? Loser, même pas magnifique, ou écrasé par les remords ? Personnage avec qui on peut entrer en empathie, ou anti-héros au comportement trop erratique pour être attachant ? Ne le jugez pas trop vite, c'est un personnage complexe, délicat...

On pense à la citation d'Henri Callet, "Ne me secouez pas, je suis plein de larmes", quand on songe à Sauro. Celui-là même qui, à un moment si particulier, dit : "Tout se passera bien. Avec un peu de chance, je serai heureux". Et le coeur du lecteur se serre un peu plus en tournant la page, puisque ces mots sont les derniers d'un chapitre...

Le voyage qu'accomplit Sauro va encore une fois bouleverser son existence, de manière différente de ce qui s'est passé en 1985. En tout cas, je l'espère, je lui souhaite. C'est un sentiment curieux de quitter un personnage à regret. Pas seulement parce qu'on l'apprécie, mais d'abord parce qu'on voudrait savoir ce qu'il va devenir. Si enfin, il aura ce peu de chance qui le rendra heureux...

C'est, comme souvent, en musique que ce billet va s'achever. Parce qu'elle fait partie intégrante de cette histoire, à travers une play-list qui va de Bowie au punk, mais un punk au sens large, puisqu'on croise des précurseurs, des acteurs majeurs et des héritiers de ce genre musical. Evidemment, ce sont d'abord les morceaux interprétés par la Banda, et l'on se dit qu'il vaut sans doute mieux écouter les originaux...

A chaque fois qu'on croise dans le cours d'un roman des morceaux de musique qui ne sont pas juste un élément d'ambiance, je me demande si l'auteur les a choisis à dessein, comme un élément renforçant le propos, le message, l'état d'esprit des personnages. Pour "Le temps qui reste", c'est une quasi certitude, pour moi : rien n'a été laissé au hasard.

Et c'est pourquoi je n'ai pas choisi de finir avec un titre de Bowie, qui a pourtant un rôle d'inspirateur, de détonateur, même, pour Sauro (allez, console-toi, fan du Thin White Duke, voici un lien vers un extrait de ce concert de Brême qui a tant fasciné le jeune garçons...). Non, ce billet ce terminera avec un morceau de Joy Division, "Disorder".

Cette fois, c'est moi qui revendique ce choix, en maître du jeu de ce billet. C'est un choix parfaitement assumé que vous comprendrez pleinement en lisant ce premier roman de Marco Amerighi. C'est la parfaite illustration de mon propos sur le choix d'une musique qui est bien plus qu'une ambiance, mais un élément à part entière de ce livre.


mercredi 5 juin 2019

"Un autre point sur lequel je voudrais insister, c'est l'importance des solidarités familiales ou amicales (...) Tous les deux, nous avons su nous entourer dans nos aventures de femmes et d'hommes qui ont cru en nous et sont restés fidèles".

Si pour vous le nom d'Oberkampf évoque juste une station de métro ou un groupe punk, voici un roman pour vous instruire. Je fais le malin, mais je me suis rendu compte que j'ignorais tout de ce personnage extraordinaire, porteur d'un magnifique prénom (mais ça, c'est une autre histoire), au destin fascinant dans une époque complexe. Mais, "L'Etoffe du destin", de Sébastien Palle (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson), n'est pas une simple biographie romanesque de Christophe Oberkampf, entrepreneur visionnaire, car son histoire nous est ici racontée en parallèle du destin tout à fait remarquable d'un autre personnage (fictif, celui-là). Entre ces deux personnages, a priori, bien peu de points communs, à commencer par les origines et l'époque dans lesquelles ils vivent, et pourtant, au fil des pages, un lien solide s'établit entre cet homme et cette femme... Un lien qui pourrait avoir pour nom "modernité"...


Né en 1738 dans un village du Bade-Würtemberg, Christophe Oberkampf appartient à une famille de teinturiers luthériens depuis de nombreuses générations. Il est donc logique qu'il suive, très tôt, la tradition familiale. Mais, si son père est un artisan talentueux et un inventeur passionné, il est beaucoup moins doué en matières de relations humaines.

Sa carrière est donc assez chaotique et oblige la famille à faire des allers-retours entre l'Allemagne et la Suisse, chaque expérience, ou presque, se soldant par un échec ou des rancoeurs. Alors, lorsqu'il atteint l'âge de pouvoir voler de ses propres ailes, il décide de quitter son père et ses sautes d'humeur pour se forger une carrière à lui et essayer de réaliser ses propres idées.

Pour cela, il va vraiment s'écarter des chemins paternels : ni Suisse ni Allemagne, c'est en France que Oberkampf va venir s'installer. A Paris, il démarre lui aussi tout au bas de l'échelle, avalant quelques couleuvres et connaissant quelques moments difficiles, jusqu'à ce qu'il fasse lui aussi preuve d'un fort caractère et ne décide de s'éloigner de la capitale.

C'est en remontant le cours de la Bièvre qu'il va accomplir les premières étapes d'un destin qui sera extraordinaire. Celui d'un entrepreneur aux idées novatrices, à l'instinct commercial sûr et à la bienveillance naturelle. Celui d'un homme que l'existence ne va pas épargner, mais qui va s'imposer, malgré ses origines étrangères et sa confession religieuse dans une France qui file un mauvais coton...

Je n'irai pas plus loin concernant Christophe Oberkampf, si vous ne connaissez pas son histoire, lisez le roman ou allez sur un moteur de recherche, vous pousserez certainement comme je l'ai fait quelques exclamations pleines de surprises en découvrant l'histoire de cet homme. Mais, je souhaiterais plutôt parler de l'autre personnage central de "L'Etoffe du destin".

Née à l'orée du nouveau millénaire, le troisième de notre ère, Alina a grandi en Casamance, aux côtés de sa mère, une Mandingue musulmane, et de son père, Wolof et chrétien... Difficile quand les tensions religieuses commencent à s'exacerber sur le continent africain et rattrape cette famille, au sein de laquelle ces différences n'avaient jamais été un problème.

Alina a 10 ans quand son destin bascule : alors que la famille rend visite au grand-père maternel de la jeune fille, au Mali, une attaque intervient et Alina assiste impuissante à l'enlèvement des siens par un groupe islamiste. Seule, perdue dans un pays étranger, terrifiée, elle entreprend alors de retourner à Ziguinchor et, pour éviter de nouveaux problèmes, elle va se faire passer pour un garçon...

C'est un jeune Français, Thomas, qu'elle va rencontrer par hasard, qui va l'aider, jusqu'à ce qu'elle soit assez âgée pour envisager l'avenir autrement. Et surtout ailleurs. En France, par exemple, où elle va débarquer et rapidement faire ses preuves. Alina, qui a retrouvé sa féminité et l'affirme désormais, est en effet une jeune mathématicienne pleine de talent.

Bientôt, elle va faire son trou dans l'univers si particulier des nouvelles technologies et va se lancer dans des aventures parallèles, l'une tout ce qu'il y a de plus officielle, l'autre en profitant des ombres propices qu'offrent les mondes virtuels. Mais, à chaque fois, en cherchant à servir la cause des femmes dans le monde, à briser le carcan patriarcal. Sans jamais oublier sa propre histoire...

Entre Oberkampf et Alina, de nombreux parallèles saisissants, à près de trois siècles d'écart. Chacun dans son époque doit affronter des difficultés liées à sa naissance, à ce qu'il est, à la manière dont la société de leur temps les considère. Et chacun va tracer sa route en bousculant les interdits, les idées reçues, les stéréotypes et les privilèges...

Lorsque Oberkampf s'installe en France à la fin des années 1750, le climat géopolitique international est tendu, la France est sur plusieurs fronts et cela ne se passe pas forcément très bien. Sa nationalité allemande est un obstacle, attise la méfiance, mais peut-être moins encore que sa religion : l'Edit de Nantes a été révoqué par Louis XIV, le protestantisme est toujours officiellement interdit.

Dans les faits, sous Louis XV déjà, cette interdiction a été assouplie, mais demeure. Et il y a là un réel handicap pour Oberkampf, face à des concurrents moins doués et jaloux de voir cet étranger à la religion douteuse s'imposer chaque jour un peu plus et grignoter sans cesse des parts de marché, jusqu'à conquérir la cour de Versailles.

Il est en tout cas un des pionniers de l'industrie moderne en France, à la fois en termes de moyen de production qu'en ce qui concerne la gestion de son personnel. On ne parle encore pas de capitalisme et de paternalisme, mais on s'en approche déjà. Et cela repose sur un élément fondamental : la recherche permanente de l'innovation, de l'amélioration de la production...

Et parce qu'un destin, aussi brillant soit-il, ne peut être totalement idyllique, c'est dans sa vie privée et familiale que Oberkampf rencontrera les seules difficultés qu'il ne pourra pas surmonter. Et le succès, la fortune, l'ambition, l'ascension sociale sont bien peu de choses quand vos proches connaissent bien trop tôt de funestes fins...

Pour sa part, Alina est une enfant des années 2000, dans un monde là aussi en proie à bien des problèmes un peu partout. La jeune femme est particulièrement concernée par la montée des intégrismes religieux, qui ont fait voler en éclat son enfance et sa famille. Mais, elle est aussi une femme à la peau noire, dans un monde dominé par l'homme blanc...

Comme Oberkampf, l'ascension d'Alina part de rien ou presque. Ou plus exactement, elle a pour tremplin des capacités personnelles largement au-dessus de la moyenne, qu'il faut encore pouvoir mettre en action. Et son domaine de prédilection, ce sera sur internet qu'elle va le trouver, usant de toutes les potentialités de cet outil, des plus évidentes au plus discrètes, pour s'imposer.

Vous le verrez, d'ailleurs, le projet auquel Alina va largement contribuer est assez gonflé, puisque, avec ses amies et collègues, elles s'attaqueront aux géants du secteur, jusqu'à les faire trembler, jusqu'à remettre en question la position dominante des maîtres de ce monde. Et l'on regrette que cette partie-là soit d'abord une fiction...

Enfin, et là encore, c'est un point commun avec Oberkampf, alors qu'elle vole de succès en succès, de projet en projet, la douleur vient de sa situation familiale. Ces absences qui pèsent terriblement, d'autant qu'elles s'accompagnent d'une ignorance totale sur le sort de ses parents et de son frère... Un sujet très personnel qu'elle n'abandonnera jamais...

Chacun à leur manière, Oberkampf et Alina vont évoluer dans les sphères les plus élevées de la société, vont acquérir l'argent et le pouvoir qui en sont l'apanage, vont s'élever bien au-dessus de leur condition initiale, mais sans jamais oublier d'où ils viennent. Et cette dernière phrase, un peu cliché, je le reconnais, n'est pourtant pas un aspect à négliger dans ce roman.

En effet, leur ascension ne va pas se détacher du système de valeurs qui est le leur dès le départ. Comme on le voit dans la citation placée en titre de ce billet, le succès est aussi venu grâce à des rencontres clés, des liens forts dépassant le cadre professionnel, des solidarités et des fidélités, aux antipodes de l'image d'ambitions réalisées en écrasant tout sur son passage.

J'ai aussi choisi cette phrase pour d'autres raisons, plus contextuelles : c'est dans ce passage que Alina établit véritablement le parallèle entre son parcours et celui d'Oberkampf. Jusque-là, le lecteur avait remarqué que le chemin d'Alina croisait souvent celui de Christophe, mais cela tenait plus du hasard (enfin, de la volonté de Sébastien Palle, en l'occurrence) que de la quête d'un modèle.

Or, il est intéressant que Alina se place sous le patronage, si je puis dire, d'Oberkampf, qu'elle voit en lui une référence notable à travers les siècles et en dépit de tout ce qui les différencie. Mais plus encore, et là, je vous laisserai le découvrir, c'est le moment et le lieu où elle noue ce lien et le revendique, car il y a quelque chose du clin d'oeil, mais aussi du paradoxe.

Ce qu'Oberkampf a contribué à construire a bien changé, depuis la fin du XVIIIe siècle. Aujourd'hui, à l'endroit où il s'est installé, une autre institution a pris la place. Une institution qui incarne un capitalisme qui n'est plus du tout celui d'Oberkampf et qui n'est pas vraiment tout à fait la tasse de thé d'Alina. Un capitalisme qui se déshumanise, qui écrase, qui exclut...

A ce titre, cette évolution apparaît clairement dans l'activité dans laquelle s'illustre Alina : un capitalisme désincarné, virtuel, qui est la griffe de cette finance qui a pris le pouvoir et s'est mis plus au service des actionnaires que de la main d'oeuvre. Comme Oberkampf incarne à sa façon l'entrée dans une ère industrielle, Alina est un vrai personnage de l'ère 2.0.

Si Sébastien Palle a voulu rendre hommage à son ancêtre, Christophe Oberkampf, il a choisi de le faire de manière originale, en mettant son existence en parallèle avec un personnage de fiction, plus proche de nous. Mais quel personnage ! Alina, forte des injustices et des difficultés rencontrées très tôt dans sa vie, est une femme forte, déterminée, ambitieuse mais éprise de justice... Une vraie héroïne !

Oui, le mot n'est pas trop fort, me semble-t-il, et il fait aussi écho au titre de ce roman. Eh oui, ne me dites pas que vous n'avez pas vous aussi pensé, en lisant en couverture "L'Etoffe du destin", au livre du regretté Tom Wolfe, "L'Etoffe des héros" ! Contextes évidemment fort différents, mais l'allusion n'est sans doute pas là, il faut plus jouer avec les mots.

D'abord, le destin qui remplace les héros. Je me suis permis de qualifier Alina d'héroïne, mais rien ne la prédestinait à cela. Comme Oberkampf, la jeune Sénégalaise a construit son destin étape par étape pour le rendre exceptionnel (sans forcément qu'il éclate aux yeux du monde, elle apprécie la discrétion). Oui, ce roman, c'est d'abord une histoire de destin, avec ses hauts et ses bas, plutôt que celle de héros infaillibles.

Et puis, il y a l'étoffe... Est-ce mon esprit taquin, nourri de blagues Carambar et des calembours de Boby Lapointe, qui fait des siennes ? C'est possible, mais ça me semble un peu gros pour que ce soit juste le fruit du hasard. L'étoffe, du côté d'Oberkampf, c'est évident, puisqu'il a bâti sa réussite sur la création d'étoffes. Et l'une en particulier, mais je n'en dis pas trop si vous l'ignorez.

C'est quand on se penche sur le cas d'Alina que c'est moins évident, que cela devient plus tiré par les cheveux. Qui dit étoffe, dit toile, et qui dit toile... dit internet... Et voilà le travail ! Avec en plus respecté cette évolution déjà mise en valeur plus haut, d'une toile tangible et d'une autre dématérialisée, ah, ça me manquait ces démonstrations alambiquées, quel plaisir !

Je reviens sur terre pour saluer ce premier roman très intéressant, où l'histoire et la fiction sont habilement entrecroisés, qui se lit très agréablement, mais qui n'oublie pas d'apprendre des choses au lecteur et de le faire réfléchir sur le monde dans lequel il vit. Certes, il ne remet pas en question un modèle social et économique dominant, mais il appelle à un retour à la raison quand tout s'emballe pour le pire, bien plus souvent que pour le meilleur.

Et puis, c'est une réflexion sur la tolérance, le respect de l'autre, d'où qu'il vienne, quelles que soient ses origines ou ses croyances. Avant tout pour ce qu'il peut apporter, pour la richesse que ce capital humain représente, au-delà des préjugés, des dominations établies, de sociétés souvent figées, comme un système de castes qui ne dirait pas son nom.

Tout cela est riche et dense, mais passionnant, autant par la découverte d'un homme dont le nom nous est certainement plus familier que l'histoire, que par la puissance solaire qui émane du personnage d'Alina, qui éclipse presque son illustre prédécesseur. Et de se prendre à rêver d'une rencontre entre ces deux-là, de leurs échanges dont sortiraient certainement de formidables enseignements.

mardi 4 juin 2019

"Et si c'était comme dans le western qu'il a vu hier soir à la télé – et si les Indiens... Nerveux comme jamais peut-être (...) Et si les Indiens attaquaient maintenant".

Titre peut-être un peu cryptique, que j'ai choisi de contextualiser un peu au lieu de ne garder que la formule finale, trop lapidaire, mais qui va prendre son sens au fil de ce billet. Voici un roman qui a attiré mon attention par son sujet et par l'envie que j'ai eue de voir comment l'auteur allait traiter tout cela. "Le Grondement", d'Emmanuel Sabatié (paru en grand format aux éditions Carnets Nord), mêle anticipation, roman choral et, dans sa partie finale, thriller (même si la tension est omniprésente tout au long du livre) autour d'un match de foot, la finale de la plus importante compétition. Mais, le match, s'il est loin d'être anecdotique, n'est pas forcément le thème central de ce livre, qui plonge les personnages et le lecteur à leur suite dans un univers paranoïaque et rongé par la peur, qui se situe certes dans un futur plus ou moins proche, mais résonne tout particulièrement dans nos esprits encore traumatisés par les actes terroristes que nous avons récemment connus... Un livre assez surprenant dans sa construction et servi par un style spécial, syncopé, assez stressant, lui aussi...


Le 9 juin, doit se dérouler à l'Etoile Athéna Stadium de Szforinda la finale de la plus grande et la plus suivie des compétitions de foot à travers le monde : la Coupe de la Ligue Mondiale, la CLM. Pour Szforinda, petit Etat d'Europe de l'est, c'est une grande première et l'événement est d'autant plus marquant que l'équipe locale disputera ce match.

L'Etoile de Szforinda, qui n'avait jamais atteint la finale, aura donc l'avantage du terrain face à un adversaire redoutable, les Galactiques du Berlitz Emirat, emmenés par la grande star mondiale, le Brésilien Lucas Sanchez... C'est dire que la tâche sera rude pour l'équipe locale, mais le public, lui, se prépare déjà activement à venir l'encourager.

Cette liesse, cet espoir de voir l'Etoile décrocher ce titre sont partout, et pour beaucoup, ce match est une bouffée d'oxygène dans un quotidien oppressant, où la peur s'instille partout en permanence, où l'on surveille l'autre, surtout s'il n'a pas une bonne tête de szforidien... Cette finale, c'est l'occasion d'enfin penser à autre chose, de se changer les idées.

Le pays reste traumatisé par un drame terrible, un attentat commandité par un mouvement islamiste, et qui reste la catastrophe la plus meurtrière dans le pays depuis la dernière guerre mondiale. Le choc a été tel que personne ne s'en est vraiment remis. Que la peur s'est installée. Et qu'il a fallu trouver le moyen de restaurer un semblant de sérénité.

Voilà comment, pour son bien, Szforinda est devenue un Etat policier, à grand renfort de technologie (à commencer par des myriades de drones), et à travers la création d'un service de police dédié à la sécurité de tous les citoyens, les S.A.T. Des unités d'élite qui semble avoir un pouvoir infini et que l'on croise partout, comme si leur présence suffisait à faire oublier les menaces...

Tout cela fait partie de la vie de chaque habitant de Szforinda : d'un côté, cette tension permanente de voir un nouvel attentat se produire, de l'autre, cette omniprésence des S.A.T. qui rassure, presque paradoxalement tant on se dit qu'on a bien profité de la situation pour rogner les libertés les plus élémentaires et alimenter la paranoïa et la haine envers les musulmans.

Nordine en est un parfait exemple. De culture musulmane, il est un informaticien compétent, mais peine à grimper les échelons au sein de son entreprise. Il a épousé une chrétienne. Ils ont eu deux enfants, mais vivent dans la peur, car ils sont victimes d'agressions racistes de plus en plus flagrantes. La finale, il va y assister avec ses fils, en espérant qu'elle marquera un nouveau départ pour sa famille.

Jürgen n'a jamais été un grand fan de foot. Pourtant, lui aussi sera présent dans les gradins pour assister à la finale. Il y sera avec les jeunes joueurs de futsal qu'il entraîne pendant l'année scolaire. Une récompense pour une victoire dans un tournoi entre établissement scolaire. Un rendez-vous qui l'inquiète : tout cela pourrait réveiller les vieux démons de son passé...

Yehovic est le fils d'un chef d'entreprise qui a fait fortune dans la production de bonbons. Petit à petit, il prend le relais de son père à la tête de la société, mais un élément pose souci : la famille de Yehovic est juive et ses parents lui ont trouvé une fiancée de cette confession. Or, le jeune homme est amoureux de Krysten, qui n'est pas juive...

A l'approche de la grande finale, Yehovic a décidé de reprendre contact avec Krysten, avec dans l'idée de lui proposer de recommencer ensemble. Et tant pis pour le reste, il l'aime, et c'est le plus important... Des retrouvailles qui ne sont pas sans surprendre Krysten, qui ne pense alors qu'à son avenir professionnel, qu'au poste qu'elle espère décrocher dans une grosse société...

Yuri est l'étoile montante du football szforidien. Ou du moins, beaucoup le pense. Il n'a pas encore 20 ans, n'a joué que des bouts de match, mais il a montré son talent sur le terrain lorsqu'on a fait appel à lui. Mais le match le plus important de sa jeune carrière n'arrive pas au meilleur des moments pour lui et, s'il espère bien en être l'un des héros, il risque de ne pas jouer très longtemps...

Florian a connu une vie fort mouvementée ces derniers mois et Szforinda est pour lui une sorte de refuge, le temps de se faire oublier. Mais, malgré ces inquiétudes, pourquoi ne pas profiter de l'aubaine : on lui a fait cadeau d'un billet pour la grande finale et, même s'il n'est pas un supporteur forcené, il a bien l'intention de profiter de ce moment rare...

Enfin, Théo est policier. Un simple flic, pas un membre des S.A.T. Pire, sa carrière est bloquée, il ne sera sans doute jamais officier. Alors, ça le travaille, il est de plus en plus nerveux, il boit de plus en plus, il s'enferme dans une haine tenace et xénophobe. Après sa carrière, c'est sa famille qui part à vau-l'eau... Ce qui crée un cercle vicieux et le rend plus parano que jamais...

Voilà les principaux personnages que l'on suit dans "Le Grondement". J'ai essayé de les présenter assez brièvement, car on découvre leur parcours plus en détails dans le livre. A ce point, il nous faut parler de la construction narrative choisie par Emmanuel Sabatié, celle d'un roman choral, mais pas tout à fait.

Ce n'est pas clair, ce que je dis, explicitons donc : roman choral, puisque nous aurons les points de vue de chacun des personnages cités précédemment, avec comme point de convergence cette fameuse journée du 9 juin, date de la grande finale. Mais, là où l'on pourrait s'attendre à alterner les points de vue, à suivre tout ce petit monde en même temps, Emmanuel Sabatié propose autre chose.

En fait, chaque personnage a son chapitre, au cours duquel on découvre qui il est son parcours jusqu'au jour du match à travers des flash-back. A priori, peu de rapports directs avec le match, dont on se doute qu'il finira bien par apparaître, comme une espèce d'apothéose. Non, au lieu de cela, ce que l'on découvre, c'est Szforinda.

Ce pays imaginaire, qui pourrait se situer dans les Balkans, par exemple, est donc un pays sous tension, tenaillé par une peur profonde que seul un régime autoritaire parvient à apaiser, mais pas à faire disparaître. Une crainte paranoïaque qui se matérialise de nombreuses façons, en particulier dans les relations sociales des différents personnages, mais pas seulement.

Il y a par exemple un élément qui traverse tout le roman et qui est le principal dénominateur commun entre les personnages (si l'on excepte la finale, évidemment). Et cet élément, c'est un produit chimique, le psyloth, que la population de Szforinda consomme en abondance, et même plus que ça encore. Placebo, outil de contrôle ou antidépresseur efficace, difficile à dire, mais il est partout...

Il est partout et l'on comprend que l'on a sous les yeux des personnages sacrément tourmentés, torturés, parfois, au bout du rouleau pour certains... En tout cas, tous sont sur la brèche, tous sont à un tournant de leur existence et leurs trajectoires pourraient bien se croiser, entre ceux qui ont l'espoir de voir leur sort s'améliorer et les autres, qui s'enfoncent toujours un peu plus...

A travers ces tranches de vie qui nous sont racontées les unes après les autres, ce sont les sentiments profonds qui agitent la société de Szforinda qui nous sont exposées : la peur en tête, mais aussi la joie suscité par la finale, la parano, partout, tout le temps, la colère et la haine, le racisme engendré par tout cela. Et l'impression d'une violence, réelle ou imaginée, qui gangrène tout.

Tout cela contribue à plonger le lecteur dans une atmosphère oppressante, dérangeante, malsaine, où il manque en outre de repères, car on ne sait pas vraiment quel genre de rôles les uns et les autres vont être amenés à jouer lors de cette journée de finale. Et, mine de rien, cela finit aussi par nous rendre paranos...

Car, et c'est aussi là que Emmanuel Sabatié mène parfaitement sa barque, on redoute ce qui pourrait se passer lors de cette rencontre exceptionnelle... Et si les Indiens attaquaient... Cette petite phrase qu'on retrouve au début et bien plus tard dans le roman en dit long : et si, malgré toute la sécurité mise en place, malgré les S.A.T., malgré... tout, le pire recommençait ?

Il y a 45 ans, un jeune romancier se révélait avec "Black Sunday", dans lequel il imaginait un attentat visant le Super Bowl, l'événement sportif le plus suivi aux Etats-Unis. Ce jeune auteur, c'est Thomas Harris, qui créera plus tard le personnage d'Hannibal Lecter (et qui, je le signale au passage, vient de publier en France son dernier roman en date, "Cari Mora").

Si Harris choisit un schéma très traditionnel (une menace réelle, une enquête, une course-poursuite pour arrêter un ennemi clairement identifié), Emmanuel Sabatié opte pour une stratégie presque diamétralement opposée : la menace qui plane sur Szforinda est nourrie des peurs des citoyens du pays. C'est une épée de Damoclès et il faudra attendre le final pour savoir si elle se décrochera...

L'ennemi est invisible, même si on semble le voir partout, jusque dans l'équipe qui disputera la finale contre les joueurs de Szforinda, d'ailleurs. Dans un pays recroquevillé depuis le dernier attentat meurtrier, la finale devient une espèce de catalyseur qui pousse à stigmatiser et à désigner des boucs-émissaires à tour de bras...

Tout en installant ce futur proche très angoissant et loin d'être alléchant, Emmanuel Sabatié développe des éléments qui nous renvoient à notre situation présente. Le reflet est assez clair, mais ce qui fait froid dans le dos, c'est que Szforinda semble... habituée à tout cela. Habituée à la peur, aux réponses autoritaires qu'on y apporte, aux agressions racistes...

Une impression encore renforcée, vous le verrez, par l'épilogue du roman, qui laisse un drôle de goût lorsqu'on referme le livre. Comme souvent, l'anticipation penche plus vers la dystopie que vers l'utopie et les questionnements qu'en retire le lecteur, eux, n'ont rien de futuristes, il faut déjà en prendre conscience et s'en inquiéter...

Un dernier mot (qui ne sera pas pour vous dire que le foot n'est pas le coeur de ce roman et que les allergiques à ce sport n'ont pas à sortir les antihistaminiques tout de suite) sur l'écriture d'Emmanuel Sabatié, assez particulière. Feuilletez le livre si vous en avez l'occasion, avec ses (presque) 640 pages à l'écriture bien serrée.

Ce n'est pas tant une question de densité que de rythme, comme si cette écriture nous faisait partager la tension qui habite les personnages, comme si elle nous contaminait. C'est saccadé, syncopé, on élude souvent le sujet des verbes. Les descriptions fiévreuses alternent avec des plongées dans l'esprit des personnages, à la rencontre de leur état d'esprit fragilisé, abîmé...

C'est un peu déroutant, mais on avance tout de même assez rapidement dans cette lecture qui trouve son rythme, jamais très loin du thriller, avant de le devenir vraiment dans la dernière ligne droite, sans pour autant en adopter les techniques les plus courantes. Reste une fresque bien menée, dont les pièces s'assemblent au final, en réservant certaines surprises...

"Nous n'avons rien à craindre si ce n'est la peur elle-même. Ces gens-là se font un jeu de l'alimenter. Certains sont prêts à mener la nation à sa perte simplement pour conquérir le pouvoir. Et pour ensuite régner sur des ruines".

De retour après une longue pause (salutaire, espérons-le), pour parler de nouveau de livres avec vous. Et pour cette reprise, partons en Islande afin d'évoquer un roman découvert grâce aux Imaginales. Un roman qui utilise le biais du fantastique pour parler politique et mettre en garde les lecteurs contre le risque croissant d'un repli identitaire. Autant vous dire que si "L'Île", de Sigridur Hagalin Björnsdottir (paru en grand format aux éditions Gaïa ; traduction d'Eric Boury), a pour cadre l'Islande, petit bout de terre perdu très au nord de l'Europe, ce que raconte ce livre nous concerne tous, nous qui vivons sur ce bon vieux continent... Car, et l'on vient de le voir avec les récents résultats électoraux, la menace décrite ici plane aussi au-dessus de nos têtes. Il s'agit du premier roman de cette journaliste qui, en partant d'une situation très simple, met en place un terrible engrenage qu'il semble impossible d'enrayer...



Un homme vit dans un grand isolement, au bord d'un fjord, quelque part en Islande. Une maison sans aucun confort moderne, une chienne, quelques moutons... Et absolument rien d'autre, si ce n'est ce décor sauvage et le froid, omniprésent. Une vie spartiate, le mot est faible, dans cet endroit au nom prédestiné, "Svangi" (que l'on peut traduire par "Ventre Creux")...

Il est peu probable que cet homme soit là par choix. En fait, il se cache. Non, il se terre, prenant toutes les précautions pour que personne ne remarque que quelqu'un vit là... Et tant qu'il est en sécurité dans ce havre bien inconfortable, il écrit. Il couche sur le papier ce qui l'a mené là. Son histoire. Son histoire personnelle, mais aussi celle de son pays...

Hjalti Ingolfsson était alors journaliste dans un grand quotidien de Reykjavik. Travaillant sur la vie politique, ses articles faisaient souvent la une. Une carrière bien menée, au contraire de sa vie privée, nettement moins glorieuse : son couple avec Maria, une musicienne mère de deux enfants, originaire d'Amérique latine installée en Islande depuis 15 ans, s'est brisé par sa faute.

Et pour être franc, sur le moment, cette rupture l'affecte bien peu. Petit à petit, se dessine le personnage de Hjalti, égoïste et borné, mais compétent et efficace. Comme lorsqu'il obtient une information exclusive sur les tensions qui montent au sein de la coalition gouvernementale. Une info solide, car sa source est Elin Olafsdottir, la ministre de l'intérieur, qu'il connaît depuis longtemps.

Un scoop qui va pourtant tourner court. Car, dès le lendemain, un événement va tout changer dans la vie de Hjalti. Dans l'histoire de l'Islande. Sans raison apparente, sans explication plausible, voilà l'île complètement coupée du reste du monde. Plus aucune communication ne passe, dans un sens ou dans l'autre. Télévision, téléphone, internet, plus rien ne fonctionne, plus rien ne relie l'Islande au reste du monde.

Impossible, d'ailleurs, de savoir ce qu'il est advenu du reste du monde : on ne peut plus arriver en Islande, par avion ou par bateau, et ceux qui quittent l'île perdent aussitôt le contact, sans qu'on puisse dire ce qui leur est arrivé. Seules les personnes vivant effectivement sur l'île au moment de la... coupure ont encore une existence avérée...

Situation exceptionnelle, inquiétante, terrifiante, même, qui, après un moment de stupeur, laisse tout un pays sans repère. Et ce n'est pas tout : au moment où l'Islande s'est retrouvée isolée, sans contact avec l'extérieur, son président et son premier ministre se trouvaient en voyage officiel à l'étranger. Le pouvoir exécutif se retrouve donc vacant.

Or, la panique menace, la situation économique du pays était bonne, florissante, même, mais comment les choses évolueront-elles si le pays doit vivre en autarcie ? On ne peut se permettre d'attendre avant de prendre les choses en main. Et celle qui va s'imposer, c'est Elin Olafsdottir : figure providentielle, respectée et compétente.

La voilà à la tête d'un pays déboussolé qui doit construire son présent et son avenir en considérant que le monde se réduit à cette île, simple confetti sur les mappemondes... Elle garde son sang froid au milieu de cette tempête, elle montre sa détermination et son autorité. Elle va travailler pour la Nation et la Nation va la soutenir...

Ainsi présenté, on pourrait se dire que le roman de Sigridur Hagalin Björnsdottir va tourner autour de la recherche des causes de cet isolement soudain. Mais, rapidement, on comprend que ce ne sera pas le cas. Cet événement hors norme, inexplicable, impossible à corriger, est en fait un point de départ, une espèce d'apocalypse...

C'est bien cela : tout en douceur, presque sans y toucher, de manière assez peu spectaculaire, la journaliste a mis en place les conditions d'un roman post-apocalyptique très original. Et remarquablement flippant. Ainsi coupée du monde, l'Islande va basculer, s'enfoncer dans un repli qui pouvait sembler indispensable au début, mais va devenir petit à petit un véritable fascisme.

Au fil des chapitres, au fil des décisions prises par Elin, désormais unique maîtresse du jeu sur l'île, la société islandaise va se métamorphoser. Ou plutôt, va régresser. Expulsée brutalement d'une mondialisation qu'elle a pourtant découverte tardivement, l'Islande va retrouver sa situation passée, à l'écart de tout, devant vivre avec les moyens du bord...

C'est d'ailleurs peut-être ce paradoxe qui frappe le plus l'esprit du lecteur : en cette époque où la mondialisation concentre toutes les critiques politiques, économiques, sociales, Sigridur Hagalin Björnsdottir met en évidence les effets pervers d'un retrait soudain, d'un recroquevillement de toute une nation sur elle-même.

On pourra dire qu'elle force le trait, et pourtant, sa démonstration semble imparable, le mécanisme qu'elle décrit impossible à enrayer. Et surtout, tout cela fait écho à ce mouvement que l'on observe partout en Europe actuellement, qu'on appelle ça montée des populismes, des extrémismes, des courants identitaires.

Paru en 2016 en Islande, traduit l'an passé en français, "L'Île" est d'abord un roman politique avant d'être un roman fantastique ou post-apocalyptique. Il est le fruit de la réflexion d'une journaliste, et pas n'importe quelle journaliste, puisque Sigridur Hagalin Björnsdottir présente le journal télévisé sur la chaîne publique islandaise.

Et c'est certainement son inquiétude quant à la situation de son pays qu'elle couche sur le papier. Son inquiétude que rien ne soit jamais acquis, que tout puisse être remis en cause à chaque instant, même lorsqu'un pays semble afficher une stabilité politique, une prospérité économique, une paix sociale... Le verbe "semble" prend ici toute son importance.

Depuis 2008 et la crise qui a touché le monde cette année-là, on montre souvent l'Islande en exemple : politiques renversés, banquiers emprisonnés, prise en main de ses destinées par le peuple... Mais, la réalité est sans doute moins glorieuse. Ou du moins plus fragile qu'on le pense un peu trop rapidement en France, par exemple.

On retrouve dans "L'Île" de nombreux symptômes que nous connaissons bien, car nous les croisons également depuis un moment, en France comme chez nos voisins et partenaires européens. Ce rejet de l'autre, surtout s'il est étranger, cette volonté de retrouver ses racines (dont la définition devrait souvent rester sujette à caution), ces relents rances d'un passé qui serait naturellement meilleur que le présent...

Au milieu de tout cela, Hjalti va passer par tous les états. Son parcours entre le moment de sa rupture avec Maria et celui où on le découvre, reclus et en permanence sur le qui-vive dans son fjord, est exemplaire, il est au coeur des événements, témoin, mais aussi acteur, commettant des erreurs, changeant de cap...

Ce n'est pas le personnage le plus sympathique qui soit, et je ne crois pas que son histoire soit celle d'une rédemption. Bien au contraire. Il peut sembler veule, lâche même, en tout cas, il n'a rien d'un héros sans peur et sans reproche. D'un résistant, je lance le mot. Et pourtant, son rôle est fondamental, justement parce qu'il n'est pas un héros.

Mais, il est surtout un journaliste et, à travers lui, Sigridur Hagalin Björnsdottir interroge sa profession et sa relation au pouvoir. Observateurs neutres, contre-pouvoir ou, au contraire, complices (et dans ce dernier cas, avec une collusion évidente entre deux mondes qui devraient garder leurs distances), leur rôle est crucial auprès de l'opinion (et pas qu'en Islande, suivez mon regard !).

Face à lui, un formidable personnage : Elin Olafsdottir. Une femme de pouvoir, aussi ambitieuse que charismatique. Un recours, une autorité naturelle, j'ai utilisé plus haut le mot "providentiel", me semble-t-il, et c'est vraiment cela. A tel point qu'elle devient un phare dans la nuit, un havre dans la tempête, l'unique alternative au chaos...

Il y a un élément très intéressant dans les choix narratifs de Sigridur Hagalin Björnsdottir : "L'Île" est un roman choral, avec une variété de points de vue. Mais Elin ne fait pas partie des "personnages-chapitres", on conserve une distance avec elle qui lui confère une dimension de statue du Commandeur et une aura un peu mystérieuse.

Le mot est peut-être un peu fort, voire trompeur, je m'explique : qui est Elin ? Eh bien, on ne le sait pas vraiment... Qu'elle ait l'ambition de prendre le pouvoir de longue date, c'est sans doute une évidence. La crise soudaine lui offre une opportunité alors qu'elle était encore en retrait (même si l'Intérieur n'est pas n'importe quel portefeuille).

Mais, dans le même temps, il est impossible de dire si sa manière de gouverner est inscrite en elle ou si elle est le fruit des circonstances. En clair, le tyran attendait-il son heure ou bien se découvre-t-elle sur le tas une vocation de despote ? Chaque lecteur aura sans doute sa lecture, même si le côté volontiers séducteur de ce personnage, et donc manipulateur, peut nous influencer.

Oui, c'est un personnage formidable, en donnant à ce mot une dimension plus sombre, bien sûr. Et peut-être l'est-elle aussi parce qu'elle apparaît plausible, réaliste, dangereuse... Envoûtante... Au point qu'on sort un peu frustré de ne pas mieux pouvoir la cerner. De ne pas entrer dans sa tête pour voir ce qui s'y cache...

"L'Île" s'inscrit en tout cas parfaitement dans la dimension très politique de la littérature islandaise (par exemple les polars d'Arnaldur Indridason ou Arni Thorarinsson), mais aussi de ses séries, je pense en particulier à "Stella Blömqvist", qui met en scène non pas une journaliste, mais une avocate fort retorse et déterminée à mettre au jour quelques secrets inavouables au sommet de l'Etat.

En utilisant un argument fantastique (je le classe ainsi, puisqu'il est inexplicable), Sigridur Hagalin Björnsdottir crée une situation extraordinaire, obligeant à une gestion de crise en urgence, avec des inquiétudes qui fragilisent toute une société. Elle nous offre ainsi une fable dont on espère qu'elle n'aura rien de prémonitoire, en Islande ou ailleurs.

Mais c'est un avertissement, comme souvent l'anticipation ou le post-apocalyptique. Un signal adressé au lecteur pour l'alerter et lui rappeler que le pire est toujours possible, même lorsque le contexte apparaît paisible. L'insularité est une chose, mais n'explique pas tout, et les mécanismes décortiqués par la romancière sont sans doute bien plus universels...