lundi 1 octobre 2012

L'incomplétude des existences.

Il y a quelques semaines, pour titrer le billet consacré au roman de Patrick Deville, "Peste & Choléra", j'avais choisi une citation de Leonardo Sciascia, "la science, comme la poésie, se trouve à un pas de la folie", dénichée au cours de cette lecture. Une citation qui correspond encore mieux au scientifique dont nous allons évoquer maintenant le destin qu'à Alexandre Yersin. Et pour cause, Kurt Gödel, un des génies du XXème siècle, sans doute un des plus grands mathématiciens de son temps, a vraiment fini par sombrer dans la folie qui le guettait depuis son jeune âge. Mais, je brûle les étapes et, surtout, je ne suis pas complètement dans le ton du roman de Yannick Grannec, "La Déesse des petites victoires", paru en grand format aux éditions Anne Carrière.


Couverture La Déesse des petites victoires


Adèle Gödel vit ses derniers mois dans une maison de retraite américaine. Son époux, le génial mathématicien Kurt Gödel est décédé depuis près de 3 ans et l'Université de Princeton, pour laquelle il a travaillé pendant 3 décennies, aimerait bien obtenir le legs des archives personnelles du mathématicien que Adèle conserve par-devers elle depuis le décès de son époux.

Et, le moins qu'on puisse dire, c'est que la dame a du caractère et que refuser de céder aux autorités de Princeton ne lui fait pas peur. Alors, changement de stratégie : Calvin Adams, qui dirige l'Institut de Recherche Avancée de Princeton, décide d'envoyer auprès de la vieille dame une jeune documentaliste, Anna Roth, chargée d'obtenir le consentement d'Adèle...

Commence alors une étrange relation entre ces deux femmes, qui ont peut-être bien plus en  commun qu'on ne l'imagine au premier abord. Une attraction-répulsion, des rencontres qui peuvent se passer très bien comme tourner au vinaigre en moins de deux, une vieille femme au caractère assez changeant et une jeune femme déboussolée, et pas seulement pas la tâche complexe qui lui a été confiée.

Pourtant, peu à peu, les deux femmes s'apprivoisent l'une l'autre, et l'aînée va raconter par petites touches sa vie au côté d'un des génies du XXème siècle, génie reconnu par certains de ses pairs, mais jamais devenu une icône populaire comme son (seul ?) ami, Albert Einstein... Le lecteur alterne donc, de chapitre en chapitre, entre la vie d'Anna Roth, en 1980, et ses rencontres (mais pas seulement) avec Adèle Gödel, et le récit par Adèle de sa vie de couple avec un homme pas ordinaire, à tous points de vue, une vie commune qui  aura duré 50 ans...

Une vie commune (mais peut-on vraiment employer cet adjectif ?) qui va épouser l'Histoire de cette période, à la fois soumise aux évènements-clés mais aussi à un essor de la pensée scientifique et de ses découvertes remarquable. Pourtant, la vie de Gödel lui-même semble d'une linéarité monotone et c'est Adèle qui va, tant bien que mal, encaisser les chocs extérieur, tout en supportant un époux vivant "ailleurs", dans une autre dimension que la nôtre...

Pourtant, ne vous y trompez pas, "la Déesse des petites victoires" est un magnifique roman d'amour. L'histoire de deux êtres qui ont si peu en commun qu'ils paraissent se compléter parfaitement, une sorte de yin et de yang. Mais l'histoire aussi, et surtout, de trois êtres prisonniers d'une solitude terrible, inextricable pour deux d'entre eux, Anna, elle, pouvant espérer tirer les leçons du récit d'Adèle et éviter de connaître un destin aussi funeste.

Car le premier roman de Yannick Grannec repose bien sur un trio de personnages (même si la galerie de rôles secondaires, en particulier les scientifiques collègues de Gödel, ont de l'importance) avec Adèle comme pivot. Elle est le lien entre passé et présent, elle détient la clé de l'oeuvre de son mari (à laquelle elle ne comprend rien) et peut aider Anna en qui, on ne sait pas vraiment, si elle voit l'enfant qu'elle n'a jamais eu ou une jeune femme qui ressemble terriblement à ce qu'elle fut au même âge.

Voilà pourquoi je vais un peu insister sur ces trois personnages centraux en vous les présentant brièvement (ce qui signifie que je ne révèle pas toute l'histoire, évidemment...).

Pardon si je paraît peu galant, mais sans Kurt Gödel, pas de roman. J'ai mis plus haut un lien renvoyant à la biographie wikipedia de ce logicien (une véritable biographie signée Pierre Cassou-Noguès existe), mais il me semble important d'esquisser le portrait de cet homme pour le moins étrange. Un homme aux théories d'une incroyable complexité, au point qu'il obtiendra plus de ricanements que d'honneurs (même si, lui, sera honoré à plusieurs reprises et de son vivant). Sans doute lui manquera-t-il toujours une reconnaissance unanime et surtout, allant au-delà du microcosme scientifique.

Gödel est un homme frêle, fragile, pas franchement porté sur les plaisirs terrestres, à commencer par la nourriture, qu'il consomme avec une inquiétante parcimonie. Très replié sur lui-même, couvé par sa mère, il donne dès les années 30 des signes inquiétants de dépression, qui lui valent quelques séjours en sanatorium. Hypocondriaque, mais incapable de faire confiance à un médecin, il recourra toute sa vie à l'auto-médication, ce qui, sans doute, n'arrangera pas sa santé... Et, pour couronner le tout, sa paranoïa ira croissant tout au long de son existence, jusqu'à une fin de vie terrifiante.

Sans être autiste, Gödel va toute sa vie vivre comme isolé du monde qui l'entoure. Parfois imperméable aux évènements (il sous-estime totalement la montée du nazisme), parfois alimentant sa paranoïa de l'actualité (lors de l'assassinat de JFK, par exemple). Ses seuls contacts véritables, il les a avec son épouse (et encore, on y reviendra), avec Oskar Morgenstern, amitié remontant à leur jeunesse viennoise, et surtout Albert Einstein, sans doute la personne avec laquelle Gödel se sentira le mieux.

Reste l'impression d'un personnage complètement déroutant, peu enclin aux émotions, obsédé par la logique, son domaine de recherche, un logique qui peut le mener jusqu'à lui faire dire des phrases regrettables (il va démontrer au juge chargé d'examiner sa demande de naturalisation américaine que la logique de la Constitution ne peut que déboucher sur une dictature...)... Un "savant fou" (au sens cliché de l'expression) en apparence complètement déconnecté du monde réel et vivant dans ses équations, ses théorèmes et ses démonstrations (souvent jugées fumeuses par ses pairs...).

Devant cet homme si particulier, on songe à John Nash, immortalisé au cinéma par Russell Crowe, dans le film "un homme d'exception". On songe aussi à Georges Cantor, créateur de la théorie des ensembles, par ailleurs un des inspirateurs de Gödel, si je ne dis pas de bêtises, dont le regretté Denis Guedj (tiens, un mathématicien devenu romancier !) a relaté les derniers mois, passé dans un hôpital psychiatrique, dans son roman "Villa des hommes".

A ses côtés, Adèle, jeune femme issue d'un milieu modeste, aux antipodes de la bourgeoisie dans laquelle Gödel a grandi. Lorsqu'ils se rencontrent, en 1928, alors que le mathématicien semble errer dans une rue de Vienne, l'esprit concentré sur un raisonnement accessible à lui seul, elle tient le vestiaire d'une boîte de nuit à la mode où "elle montre ses jambes", également...

Difficile de comprendre l'espèce de coup de foudre réciproque qui frappe ces deux-là et pourtant, rapidement, ils deviennent inséparables. Au grand dam de la mère de Gödel, la terrible Marianne, qui n'acceptera jamais cette liaison... Jusqu'au départ du couple pour les Etats-Unis, elle s'évertuera d'ailleurs à écarter Adèle. Sans succès, celle-ci prenant même mieux soin de celui qu'elle appelle "mon homme" que sa propre famille.

Je n'entre pas trop dans les détails, mais, d'amante, Adèle va peu à peu devenir infirmière puis dame de compagnie avant de se comporter comme une mère de substitution auprès d'un enfant capricieux, malade et peu reconnaissant.

Le destin d'Adèle est poignant, tant on ressent dans son récit une frustration de n'avoir reçu que très peu en retour de ce qu'elle a donné à son génie de mari, et je ne parle même pas de sentiment, notion visiblement inconnue dans l'univers gödelien ("les mathématiques sont la seule beauté", déclare-t-il...). Plus le temps avance, plus Kurt semble s'éloigner d'elle, tout en devenant dépendant d'elle pour tous ses besoins matériels. Un éloignement qui culminera à la fin de la vie du scientifique, dont la paranoïa galopante l'amènera à croire qu'Adèle veut le tuer.

Adèle va sacrifier sa vie entière à son homme. Elle n'aura pas d'enfant, si peu d'amis, et ses amis ne seront en fait que des relations de Kurt ou des proches de ceux-ci. Sa famille, décimée par la guerre, au contraire de celle de Kurt, lui manquera également et elle gardera un constant mal du pays, ne rêvant que de rentrer un jour en Autriche...

Adèle est une déracinée volontaire qui va avaler plus que son comptant de couleuvres en 50 ans de vie commune avec Kurt Gödel. Mais qui, une fois l'homme de sa vie disparu, réaliser l'immense vacuité de son existence... A près de 80 ans, elle se rend compte qu'elle n'a jamais rien fait de se vie, que celui qu'elle a tant aimé, mais peut-être aussi violemment détesté, l'a privée de tout...

Elle refuse de laisser l'accès des archives de Gödel aux universitaires avides de se plonger dans un héritage intellectuel hors du commun, en raison de la présence de la correspondance de Gödel avec sa mère. Correspondance dans laquelle, explique-t-elle, elle sera sans doute bien maltraitée, déconsidérée... Mais la vérité, que l'on découvre à la fin du roman, est pire encore.

Reste Anna Roth.Une jeune femme solitaire, en manque de repère, pour qui ses parents n'ont pas l'air de nourrir un amour fou. Une jeune femme à la vie sentimentale compliquée, plus ou moins amoureuse d'un ami d'enfance, un garçon en marge, lui aussi plus passionné par la pensée que par la réalité et d'un égoïsme effrayant.

Rapidement, le lecteur réalise, peut-être plus que les deux personnages elles-mêmes, que ces deux femmes ont énormément en commun. Jamais Adèle ne dira explicitement si elle voit en Anna un double d'elle-même ou la fille qu'elle n'a jamais eue. Peut-être les deux, au final. Mais le lien qui va se nouer entre les deux femmes rend cette relation exceptionnelle. Adèle a peut-être trouver là, la seule véritable amie qu'elle aura jamais. Quant à Anna, elle se découvre, sans doute trop tard, une fois Adèle disparue, un mentor, un guide qui lui laisse les éléments indispensables à la jeune femme pour qu'elle ne commette pas les mêmes erreurs et passe à côté d'une existence pleine, sans frustration.

J'insiste sur les personnages, mais le contexte historique du roman est également passionnant : la première partie avec les conséquences encore vivaces de la guerre de 14, accentuées par la crise économique, la montée du nazisme... Ne décidant de partir qu'en 1940, quant Gödel fut mis au placard par son université parce qu'il pratique "une science juive", le couple va devoir entamer un hallucinant périple pour gagner les Etats-Unis : impossible de passer par la France pour des raisons administratives, politiques et diplomatiques, il faudra donc rejoindre Princetown... par la Russie (les joies du Transsibérien !), le Japon et la côte ouest ! Si les voyages forment la jeunesse, ces deux-là n'auraient jamais dû vieillir !

Mais le coeur de "la Déesse des petites victoires", c'est la vie à Princetown des années 40 à 60. L'université proche de New York est alors un incroyable creuset scientifique où tous les plus grands maîtres des maths, de la physiques, des sciences brutes, se rassemblent, pour la plupart poussés à l'exil par les bouleversements terribles qui ensanglantent l'Europe.

Imaginez un repas rassemblant, autour de Kurt et Adèle, Einstein et Oppenheimer, père de la bombe atomique américaine. C'est à la fois le passage le plus impressionnant, mais aussi le plus complexe du roman. On est en pleine philosophie des sciences, mais aussi en pleine philosophie politique, car ces savants, toujours un peu perdus dans les théories, ont vu, avec Hiroshima et Nagasaki, la réalité les rattraper, les idéologies dévoyer leurs découvertes... Alors, pourquoi cherche-t-on ?

Peu après, le maccarthysme se déchaînera, venant sérieusement bousculer la quiétude du microcosme princetownien et, par la même occasion, l'univers pourtant en voie de stabilisation d'un Gödel en voie d'épanouissement... Avec le décès d'Einstein, cette période sera le début de la fin pour le génie, le début d'un calvaire pour Adèle...

Je vous l'ai dit, pour moi, "la Déesse des petites victoires" est à la fois un roman d'amour, mais un amour impossible, tant Gödel a du mal à exprimer autre chose que des concepts et des théories. Un roman sur la solitude et sur la science, or, ces deux thèmes, Gödel est celui qui pouvait le mieux les incarner. L'un de ses plus célèbres théorèmes est le théorème d'incomplétude (je ne mets pas de lien, mais rien ne vous empêche de tenter l'aventure...).

Or, le roman de Yannick Grannec met en scène trois personnages aux existences totalement incomplètes : Gödel n'a pas su démontrer ses théories alors qu'il n'a vécu que pour cela, Adèle, en lui sacrifiant sa vie, et Anne, malheureuse dans sa vie morne, sans joie, ambition, ni amour véritable...

Je ne serai jamais un scientifique de génie (sauf si je joue au Charlie de "des fleurs pour Algernon"), mais j'espère tout faire pour qu'au soir de mon existence, je puisse contempler une vie bien remplie et surtout pas incomplète. Et si c'est le cas, les livres y seront pour beaucoup, forcément... Et leurs auteurs aussi, évidemment.