samedi 18 mars 2017

"Cela veut dire que tu peux utiliser le pouvoir du sang. Mais rappelle-toi que (...) ce n'est pas un pouvoir amusant. Il n'a que deux finalités : contrôler et détruire".

Je ne vais pas bouder mon plaisir et vous parler d'un roman jeunesse qui m'a captivé et dont j'ai adoré l'univers. Comme quoi, tout arrive. Je ne suis pas le premier, d'ailleurs, à tomber sous le charme de cette série naissante qui nous plonge dans un contexte tout à fait original et composite. C'est rythmé, intrigant, cela promet des péripéties et des rebondissements dans le(s) tome(s) suivant(s) et cela laisse le lecteur dans une inconfortable incertitude qui nourrit l'impatience de découvrir la suite. "Le sang jamais n'oublie" est le titre du premier tome des "Mystères de Larispem" (en grand format chez Gallimard Jeunesse), une série signée Lucie Pierrat-Pajot qui marie le steampunk, l'uchronie et la fantasy pour un bonheur de lecture. Un premier roman très réussi et plein de verve. Et l'occasion, pour beaucoup, de découvrir un étrange et merveilleux langage, une forme d'argot qui reste utilisé, mais sans doute bien moins qu'à la grande époque des Halles et des abattoirs de la Villette : le louchébem.



Voilà un peu plus d'un quart de siècle que Larispem s'est érigée en cité-Etat, sous la direction d'un triumvirat soutenu par une caste dominante assez surprenante : les bouchers. Au début des années 1870, ces professionnels de la viande ont fait basculer la Commune en une seconde révolution qui a vu le destin de la ville basculer vers l'indépendance.

Sous la houlette de la citoyenne-Présidente Michelle Lancien, s'est instauré un pouvoir fort où les bouchers demeurent, en cette année 1899, le haut du panier. Une classe enviée, à laquelle on se destine lorsqu'on est ambitieux mais dans laquelle il n'est pas facile d'entrer si on n'a pas les compétences... ou les appuis suffisants.

Carmine et Liberté sont les deux meilleures amies du monde. Les deux jeunes filles n'ont pourtant pas tout à fait les mêmes perspectives, puisque la première a déjà trouvé sa place dans une boucherie, alors que l'autre ambitionne plutôt un poste technique et n'est encore qu'une stagiaire, occupant une position précaire dans la société.

Ce n'est pas la seule différence entre elle : Carmine porte la tenue des bouchers et les couteaux à la ceinture et sa peau noire fait forte impression sur qui la croise dans les rues de Larispem ; Liberté, pour sa part, est imperméable aux modes et continue à se vêtir comme avant la seconde révolution, avec des robes bien peu pratiques et conserve un côté un peu "rétro".

Mais la jeune fille, dont la famille vit loin de Larispem, compense ses particularités par de véritables talents pour la mécanique. Reste à trouver l'opportunité qui lui permettra de montrer l'étendue de ses compétences et de trouver un poste à la hauteur de ses ambitions, comme Carmine est en passe de le faire dans le monde très fermé (et très masculin) des bouchers.

Alors que de grandes fêtes se préparent, occasion de célébrer le changement de siècle mais aussi pour la citoyenne-Présidente de réaffirmer la vigueur du pouvoir en place, certains événements viennent pourtant ternir l'ambiance... Des sabotages se multiplient dans la cité-Etat, revendiqué par un mystérieux groupe baptisé "les Frères de sang".

Carmine et Liberté ont été témoins de certains de ces actes et cela n'a pas manqué de révolter la jeune bouchère, élevée par un père qui a soutenu la seconde révolution de toutes ses forces. Pas de doute, derrière les Frères de Sang se cachent les aristocrates revanchards qui veulent voir chuter Larispem et restaurer l'ancien régime...

Dans le même temps, Nathanaël espère que son avenir va s'éclaircir. Il vit dans un orphelinat de Larispem où il s'ennuie, mais, dans moins d'un mois, doit se tenir la manifestation la plus importante de sa vie : la foire aux orphelins. L'occasion de se faire remarquer et de quitter enfin cet endroit sinistre pour voler de ses propres ailes.

A vrai dire, Nathanaël n'a pas vraiment d'idée sur ce qu'il veut faire, mais le plus important à ses yeux, c'est de sortir de là, coûte que coûte. Problème : puni pour son manque d'assiduité à un cours, il se voit interdit de participer à l'événement qu'il attendait tant. Furieux, l'adolescent maudit son professeur, comme on le fait quand on est en colère.

Sans imaginer que son souhait puisse se réaliser, ni que ces événements l'entraînent dans une étrange aventure dont il se serait bien passé... Et pourtant, le garçon plutôt effacé et discret va découvrir que son destin est bien plus complexe que ne le laissait présager sa situation d'orphelin. Mais qui est vraiment Nathanaël ?

On en reste là de ce résumé pour prendre un peu de recul et vous laisser découvrir l'intrigue. On voit tout de même dans ce que j'ai dit apparaître la dimension uchronique, puisque la Commune n'a pas été écrasée par les troupes versaillaises, mais a su se constituer en Etat. Pour la dimension steampunk, on peut se référer, en attendant plus, à la couverture de Donatien Mary.

Enfin, la dimension fantasy... Forcément, c'est la plus délicate à évoquer, puisqu'elle n'est pas liée au contexte du roman, mais bien à l'intrigue. Allez, je prononce le mot, il y a de la magie dans l'air, voilà. Et aussi, mais ça, on le comprend avec le titre de ce premier tome, un lien avec le sang qui n'est pas sans rappeler certaines thématiques développées par Régis Goddyn dans "le Sang des 7 Rois".

Le mélange peut sembler audacieux, il l'est, mais il est très cohérent, aucune de ces facettes ne marchant sur les plates-bandes de l'autre : l'uchronie et le steampunk (comme l'avait fait, par exemple, Johan Héliot dans le premier volet de sa trilogie de la Lune) se combinent très bien pour offrir au lecteur un univers captivant, riche et n'ayant pas encore livré tous ses secrets.

La magie, elle, vient pimenter l'intrigue et poser bien des questions. C'est d'ailleurs ce qu'on retiendra de ce premier volet : les développements de l'intrigue débouchent sur bien des énigmes et bien des interrogations, garants d'une suite qu'on attend déjà avec impatience. Mais, chut, ne nous étendons pas là-dessus, ce sera à vous de lever le voile...

On peut tout de même dire que ces questions touchent en grande partie les trois personnages centraux. Au premier chef, Nathanaël, je ne vais pas y revenir, je l'ai évoqué plus haut. Clairement, le garçon est au coeur du mystère, dont il semble être lui-même un des engrenages, à sa grande surprise. Mais, ni lui ni le lecteur ne possède encore les clés pour appréhender son rôle exact, ou comment il réagira.

Pour Carmine et Liberté, c'est un peu plus diffus, mais certains éléments vont apparaître qui laissent penser qu'il y a là aussi matière à révélations. On croit deviner certaines choses, mais ce qui sera intéressant, ce sera de voir ce que ces nouvelles auront comme conséquences sur la relations entre les deux jeunes filles.

Bref, l'enjeu majeur, ce sera la connexion de ces trois personnages dans les prochains tomes, et les positions qui seront les leurs dans un contexte qui va se compliquer. En effet, les autres interrogations que l'on peut justement nourrir concernent les forces en présence, la cité-Etat de Larispem, d'un côté, les Frères de sang, de l'autre. En clair : où se situent le bien et le mal ?

On est bien en peine de le dire, à ce point de la série. Mais, force est de reconnaître qu'on se doit d'être méfiant vis-à-vis de l'une comme des autres, car transparaissent surtout des côtés assez inquiétants chez chacun... Et l'on imagine bien que la lutte qui s'annonce, et à laquelle seront forcément mêlés, malgré eux, Carmine, Liberté et Nathanaël, sera explosive...

J'ai évoqué les styles majeurs de cette série, ceux qui se dégagent immédiatement et placent "les Mystères de Larispem" au rayon des littératures de l'imaginaire. Il ne faudrait pas oublier une référence forte : celle du roman-feuilleton. Eh oui, "les Mystères de Larispem", c'est évidemment un clin d'oeil appuyé à l'oeuvre d'Eugène Sue, "les Mystères de Paris".

De nos jours, les feuilletonistes ne pissent plus la copie (pardon pour l'expression) pour remplir des colonnes de journaux, mais ils publient des trilogies, des séries, des cycles, fidèles à cet esprit de la littérature populaire du XIXe siècle. Et, pour ajouter à cette référence, il faut signaler les illustrations intérieures de Donatien Marty, qui ornent les têtes de chapitre, de très belle façon.

Ah, reste un personnage que j'ai volontairement laissé de côté jusqu'à présent, c'est Larispem. Enfin, c'est un peu plus compliqué que cela. Peut-être vous demandez-vous pourquoi cette cité-Etat s'appelle ainsi, alors qu'on évoque la Commune, épisode historique qui concerne Paris ? Explication d'un élément fort de cette série.

La réponse, c'est... le Louchébem. Mais quelle est cette drôle de bête, êtes-vous sans doute nombreux à vous demander ? C'est une forme d'argot, apparue au XIXe siècle aux abattoirs de la Villette. C'est le jargon des bouchers qui leur permettait de parler sans être compris des oreilles indiscrètes. Et cela demande une gymnastique de l'esprit qui n'est pas si simple...

En louchébem, tous les mots commencent par un l. Si le mot originel commence par une voyelle, le l vient se placer devant ; s'il commence par une consonne, le l la remplace, et l'ancienne initiale est repoussée à la fin du radical. Puis, on ajoute un préfixe argotique, par exemple, -em, -ji, -oc ou uche... Démonstration, avec le mot louchébem lui-même :

On voit le suffixe -em, le l initial qui est donc la marque de cet argot. Retirons-les, il nous reste "ouchéb". La consonne finale est renvoyée à sa place première, en tête du mot pour donner... un boucher, eh oui, forcément, puisque c'est leur langage (avec la particularité que le r muet a disparu, mais bon, ne compliquons pas tout !).

Voilà, donc, notre boucher devenu louchébem. Et Larispem, alors ? Même démarche : retirons le suffixe -em et l'initiale L. Reste "arisp". La consonne finale redevient initiale et l'on retrouve notre bonne vieille capitale, Paris. Oui, Larispem, c'est Paris en louchébem, cette langue étrange et farfelue que vous avez pu croisez dans "les exercices de style", de Raymond Queneau, par exemple.

Sans oublier certaines expressions qui sont entrées dans notre langage : eh oui, lorsque vous trouvez qu'une situation est loufoque, que vous traitez quelqu'un de locdu ou que vous vous éclipsez d'un endroit en loucedé, vous parler louchébem sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose...

Le louchébem, il est bien présent dans "Les Mystères de Larispem" et pas juste dans le titre de la série. Il émaille certains des dialogues, forcément, puisque les bouchers sont très présents, mais, rassurez-vous, ce n'est pas du chinois ou du javanais (autre forme d'argot, tiens...), juste un jargon qu'on finit par décrypter assez aisément (il n'y en a pas des paragraphes entiers non plus, hein !).

Mais, cela donne une dimension très spéciale à cette série, avec un affrontement qui est aussi une lutte culturelle en plus d'être sociale, où les niveaux de langage tiennent une place essentielle pour affirmer sa position. Bref, l'usage de ce patrimoine linguistique n'est pas juste un gadget, c'est vraiment un ingrédient de cette série pleine de surprises et très captivante.

Voilà un premier tome très prometteur, qui laisse le lecteur frustré de ne pas pouvoir poursuivre immédiatement l'aventure. Il va falloir encore patienter un peu avant de retrouver Carmine, Liberté et Nathanaël, mais cette série semble avoir conquis un public assez nombreux. Il faudra à Lucie Pierrat-Pajot se montrer à la hauteur.

Lombé louragequem à elle, ai-je envie de dire ! Hé, hé...

vendredi 17 mars 2017

"Se comparer à un personnage de roman lui procurait un sentiment étrange. Elle était double : elle et une autre. Surtout une autre..."

Voici un livre que j'ai mis un long moment à évoquer sur ce blog. Pour diverses raisons, certaines liées à l'emploi du temps, mais d'autres parce que son contenu m'incite à pas mal de prudence. Comprenons-nous bien : ce roman jeunesse aborde des sujets très intéressants et de façon originale, mais dans une ambiance très sombre et avec quelques situations qui ne manqueront pas de troubler les lecteurs. Surtout de jeunes lecteurs. On abordera certaines questions dans ce billet qui seront, pour certains, des spoilers mais que je considère important d'évoquer, soyez prévenus. Cette parenthèse refermée, lançons-nous donc dans ce billet consacré à un roman signé Eric Sanvoisin, "le fantôme qui écrivait des romans" (aux éditions Balivernes). Un roman fantastique destiné à un public adolescent, qui met en avant la puissance de la lecture et de l'imagination, mais aussi toute la question du malaise que peuvent ressentir certains ados.



Antonin n'est encore qu'un adolescent, et pourtant, son premier roman, "le Chien conteur", a été un grand succès de librairie. Pourtant, malgré les demandes répétées de son éditeur, le primo-romancier a refusé d'assurer toute promotion. Nombreux sont ceux qui auraient voulu rencontrer ce nouveau phénomène littéraire.

Mais, comment le pourrait-il, lui qui est prisonnier d'une maison et dont le seul moyen de communication est une connexion internet vacillante ? Antonin voudrait bien pouvoir se rendre dans les librairies, les salons, les séances de dédicaces, mais c'est impossible : il a connu un sort funeste et, depuis, il est condamné à hanter cette maison sordide où il a trouvé la mort, mais pas la paix.

Emilia vit dans un endroit qui fait rêver. De loin, on dirait que c'est un paradis terrestre. La jeune fille habite en effet en Nouvelle-Calédonie, mais elle ne profite guère des paysages splendides, de la mer, de tout ce qui nous ferait rêver. Car Emilia est malade. Elle vit recluse dans sa chambre, ne s'alimente presque pas, broie du noir, dépérit...

Son seul rayon de soleil, c'est dans la lecture qu'elle le trouve. Et plus encore dans un livre. Un roman d'un jeune auteur inconnu. Oui, vous l'avez compris, Emilia adore "le Chien conteur, le roman écrit par Antonin. C'est même la seule chose qui semble lui redonner le sourire. Et plus encore, c'est la seule chose qui semble lui redonner un peu l'envie de vivre...

Emilia apprécie particulièrement le personnage de Leï, le personnage principal du "Chien conteur", un garçon auquel elle s'identifie avec force et passion. Dans le livre, Leï est accompagné, comme le titre l'indique, d'un chien qui lui raconte des histoires. Un chien un peu particulier, puisqu'il est un chien fantôme.

Emilia voudrait tant rencontrer Leï, ce qui est évidemment impossible. Alors, elle décide d'écrire à Antonin, son créateur, sans véritable espoir de réponse. Pourtant, touché par le message de sa lectrice, Antonin va lui répondre et un dialogue à distance va se nouer entre ces deux personnages, par l'intermédiaire de Leï.

Curieuse rencontre, car Antonin et Emilia ont certes un point commun douloureux, leur réclusion, mais, en dehors de cela, tout les sépare. Antonin aspire à vivre, à retrouver l'existence qui lui a été volée dans des conditions très violentes, tandis que Emilia ne songe qu'à se défaire de cette vie qu'elle n'aime pas, qu'elle ne supporte pas...

Un échange qui va bouleverser le quotidien de ces deux êtres si différents, si éloignés géographiquement, aux aspirations presque opposées, mais que l'écriture et la lecture vont réunir. Une histoire commune qui va également influer sur leurs destins respectifs. Et leur offrir ce dont ils ont le plus besoin : un apaisement.

Je referme la partie résumé et je vous préviens tout de suite qu'il sera question de sujets qui vont loin dans l'histoire. Je vais essayer de traiter les choses avec soin, en en disant le moins possible, mais il me semble important de vous parler de tout cela, plus encore parce qu'il s'agit d'un roman jeunesse et que le récit d'Eric Sanvoisin touche des questions très sensibles.

"Le Fantôme qui écrivait des romans" appartient à la collection Romans Ados des éditions Balivernes (maison récompensée l'an passé par un prix Imaginales et de nombreux autres prix l'an dernier, pour "La Fille qui navigua autour de Féerie dans un bateau construit de ses propres mains", de Catherynne M. Valente), et je le destinerai plutôt aux collégiens.

Eric Sanvoisin crée une ambiance très lourde et sombre. D'un côté, il y a Antonin, fantôme classique, puisque condamné à errer dans un endroit clos tant qu'il n'aura pas trouvé la paix, avec toute la colère et la frustration que cela suppose (encore accrues par les conditions de sa mort) ; de l'autre, Emilia, et ce mal-être tenace qui l'accompagne depuis un moment déjà, sans solution.

On a donc deux souffrances au coeur de cette histoire, mais deux façons de les affronter. Antonin, d'une certaine manière, a trouvé un exutoire en écrivant, en se lançant dans cette activité sans y croire plus que cela, à un rythme irrégulier, jusqu'à envoyer son manuscrit à des éditeurs, dont l'un a flashé à sa lecture.

Pourtant, avec le succès de son roman, les demandes de son éditeur de plus en plus pressantes et son choix de ne pas expliquer ses refus (et pour cause : qui le croirait ? Antonin retrouve la honte de son état...), le jeune fantôme se retrouve encore une fois face à ce destin qu'il n'a pas souhaité, face à cet emprisonnement irrationnel et inexplicable.

Quant à Emilia, au désespoir de ses parents, elle souffre. Elle souffre simplement de vivre, et rien n'y fait. Un mal insidieux, vicieux, même, qui se terre en elle et la ronge de l'intérieur. Pour le lecteur que je suis, c'est un personnage très douloureux, pour lequel on ressent une infinie tristesse, une immense empathie. On voudrait pouvoir l'aider...

Sa seule consolation, c'est donc la lecture du roman d'Antonin. Et, s'il ne va pas guérir Emilia, le livre va avoir sur elle de véritables effets bénéfiques. On reprend alors espoir, on se dit que les choses sont réunies pour prendre un nouveau départ, que Emilia va enfin se défaire de ce qui l'empêche de vivre, on l'encouragerait presque, en s'adressant à elle, comme elle parle à Leï et à Antonin.

Voilà le moment crucial de ce billet. Je l'ai dit d'emblée, je suis sorti de ce livre avec plein de questionnements en tête. Eric Sanvoisin évoque sans fard l'anorexie, la dépression adolescente, mais aussi le suicide. J'ai été très troublé par la volonté tenace qui habite Emilia et qui la pousse plus dans la direction de la mort que dans celle de la vie.

Encore une fois, pardon si j'en dis beaucoup, mais difficile, devant un tel sujet, de ne pas mettre quelques avertissements : soyons clairs, je ne parle pas ici de qualité, de ressenti à propos de l'histoire, de réflexion sur le traitement... Non, je dis juste qu'on a là des questions très délicates qui sont abordées et qu'elles s'adressent à un jeune public.

Il me semble donc juste de dire que ce roman doit être lu avec un accompagnement et ne pas être laissé aux mains de jeunes lecteurs sans un appui indispensable. Il y a forcément des discussions à avoir sur un roman comme celui-là, par ailleurs assez bien mené, avec une atmosphère prenante malgré ses aspects oppressants.

On s'attache à ces deux personnages bien trop jeunes pour souffrir autant (même si j'ai bien conscience que le terme de jeunesse n'a plus grand sens pour Antonin...) et l'on veut savoir ce qui va leur arriver, ce que leur rencontre par roman interposé va leur apporter. Et, là encore, je suis sorti troublé, bousculé... Mais, là, je ne vais pas vous dire pourquoi !

Au coeur de ce roman jeunesse, il y a donc la puissance incroyable que la lecture peut exercer sur nous. Emilia n'est qu'une fan parmi beaucoup d'autres, puisque "le Chien conteur" a, à la grande surprise de son auteur, un grand succès. Mais, l'adolescente néo-calédonienne est un exemple remarquable par l'implication qu'elle va mettre dans sa lecture.

Réduire l'histoire du "Fantôme qui écrivait des romans" à la correspondance entre Emilia et Antonin serait une erreur, car la relation triangulaire entre l'auteur, son personnage et la lectrice est tout aussi intéressante et forte. Le lien qui se crée entre Emilia et Leï est tout à fait particulier, et comme on est dans un roman fantastique, il est évidemment réel...

La puissance de l'imagination est partout : chez Antonin, qui la couche, non pas sur le papier, mais sur le disque dur de son ordinateur, un des rares objets avec lequel il peut interagir ; mais aussi lorsqu'il essaye de songer à sa vie tronquée ou encore, au cadre de vie d'Emilia, qui lui est si étranger. Et puis, Emilia, évidemment, qui plonge littéralement dans sa lecture au point de s'affranchir de la réalité. Même si ce n'est que provisoire.

Voilà, je crois avoir fait le tour de ce que je voulais dire sur le roman d'Eric Sanvoisin. A vous, désormais, de vous faire votre opinion. J'ai aimé cette lecture, aussi dérangeante soit-elle, aussi douloureuse soit-elle. Je l'ai aimé pour tout ce que j'ai évoqué ici, malgré les réticences que j'ai exprimées, et qui, je le redis, ne doivent pas être prises comme une critique.

J'ai lu ce livre en janvier dernier, à un moment un peu compliqué pour moi. Peut-être cela a-t-il renforcé ma sensibilité. J'ai été touché par les personnages, frappé par l'ambiance sombre dont on ne sait pas vraiment si elle va s'éclaircir ou s'assombrir (les deux à la fois, si possible ?), ému par le dénouement du roman, mais j'ai aussi ressenti de l'impuissance et de la révolte.

Car la lecture peut tout, c'est vrai. Mais seulement dans les livres...

dimanche 12 mars 2017

"Le sacrifice, Robert, voilà le prix d'un bon tour…" (Christian Bale, dans "Le Prestige").

J'ai préféré créditer la phrase de titre au film de Christopher Nolan, car je ne suis pas certain qu'elle apparaisse ainsi dans le roman d'un autre Christopher, Chris Priest. Mais, on va parler magie, vous l'aurez compris, avec une série qui a débuté à l'automne dernier et dont le deuxième volet vient de paraître. Après "Metamorphosis", voici la deuxième enquête de Houdini, "magicien et détective". Elle est intitulée "Le Kaiser et le roi des menottes", toujours signée Vivianne Perret et toujours publiée aux éditions du Masque. On retrouve un mélange réussi entre contexte historique, magie et enquête policière pleine de rebondissements, mais l'on change de point de vue, puisque l'on quitte l'Amérique pour revenir dans la vieille Europe, et pas n'importe où : dans une Allemagne dont les positions et les actes commencent à inquiéter.



Houdini est désormais une star à travers le monde. Ses numéros d'escapologie, toujours plus perfectionnés et impressionnants attirent les foules. Et l'assurance de ce succès, c'est de ne jamais se reposer sur ses lauriers : Houdini cherche toujours de nouvelles idées, travaille à la mise au point de nouveaux numéros toujours plus spectaculaires, avec l'aide de son épouse, Beth, et de son assistant, Jim.

A l'automne 1900, après une tournée américaine triomphale, il décide de se rendre en Europe. Et de débuter cette nouvelle aventure dans un endroit particulier : Berlin. Rappelons que Houdini, bien qu'il se prétende le plus souvent américain d'origine, est né en Hongrie, dans une Europe centrale sous forte influence germanique.

Comme d'habitude, en dehors de la scène, il a dû démontrer ses talents, et c'est passé par un commissariat, où il a réussi à défaire chaînes et menottes avec une facilité déconcertante. Mais, il est tout de même possible de surprendre le magicien. Celui qui va réussir cet exploit s'appelle Friedrich Alfred Krupp, chef de la plus puissante famille industrielle du pays.

Peu avant la première représentation berlinoise, Krupp invite Houdini à venir se produire chez lui, à la villa Hügel, près d'Essen, en plein coeur de la riche Ruhr et de son bassin houiller. Houdini est tenté de refusé, mais le ton n'est pas loin d'être comminatoire. Enfin, un argument va emporter la décision du magicien : Krupp a organisé ce spectacle privé pour un invité de marque, le Kaiser en personne.

Mais, sur place, Houdini se rend compte qu'une fois encore, on souhaite le mettre au défi, et pas seulement admirer ses talents. Dans la villa Hügel se trouve une chambre forte dernier cri, l'ancêtre de ce qu'on appellera bien plus tard les "panic-rooms". Ce modèle a la réputation d'être absolument inviolable, et le challenge d'Houdini est de démontrer le contraire.

Au magicien de se surpasser pour que sa réputation ne paraisse pas usurpé aux yeux de deux des personnalités les plus puissantes au monde, le Kaiser Guillaume II, et l'industriel Krupp. Houdini se met en condition, commence à examiner de près les mécanismes de la porte blindée quand Krupp remarque que le mécanisme est enclenché, ce qui ne devrait pas être le cas.

On fait alors ouvrir la porte... et un corps tombe au pieds des prestigieux personnages. Une jeune femme, morte. Et, de toute évidence, elle était vivante quand on l'a enfermée dans la chambre forte, où elle a dû agoniser plusieurs jours. Le choc est énorme et les interrogations nombreuses : de qui s'agit-il ? Que fait-elle là ? Qui a pu ouvrir la chambre forte ? Quelque chose a-t-il été volé ?

Présent dans la villa, le Kriminalkommissar Leopold von Meerscheidt-Hüllessem se retrouve aux commandes d'une enquête particulièrement délicate. Plutôt sympathique avec Houdini dans un premier temps, le limier change alors d'attitude : vu les circonstances du drame, le magicien ferait un coupable parfait...

Ainsi accusé, Houdini doit réagir. Démontrer son innocence n'est pas très difficile, il n'a pas pu être à Essen au moment où la jeune femme s'est retrouvé dans la chambre blindée. Mais, pour éviter tout fâcheux malentendu, il va devoir revêtir une nouvelle fois son costume de détective pour comprendre ce qui s'est passé chez les Krupp et pourquoi.

Allemagne, 1900... Date charnière et personnalités marquantes : Krupp, d'un côté, fer de lance d'un empire industriel reposant sur l'acier (la matière première parfaite pour fabriquer de l'armement en grande quantité) et le Kaiser Guillaume II, un chef d'Etat aux visées impérialistes très affirmées... Une alliance "gagnante-gagnante", dirait-on de nos jours, et la première étape vers un XXe siècle pour le moins tourmenté.

Houdini arrive dans ce contexte européen sous tension et se retrouve illico confronté à un crime se déroulant quasiment au coeur du pouvoir... Pas simple... Mais ce n'est pas la seule dimension importante de cette deuxième enquête d'Houdini. Berlin, c'est un retour aux sources, pour le magicien, une manière de renouer avec ses racines familiales.

Rien d'évident, quand on est fils d'un rabbin de Budapest, dans un empire austro-hongrois sur la pente descendante devant l'expansion manifeste de son voisin prussien. Cette quête sera plus forte encore, je pense, dans le troisième volume, annoncé pour l'automne prochain, puisque Houdini sera à Budapest, là où il est venu au monde... Où il s'est initié à la magie, également.

Revenons au contexte historique. Vivianne Perret, historienne de formation, a choisi d'imbriquer ses intrigues avec un contexte historique fort. Cela passe aussi par les personnages, j'ai évoqué les trois principaux depuis le début de ce billet : le Kaiser, peu présent dans les faits, mais forcément important, Krupp et aussi von Hüllessem (eh oui, il a vraiment existé !).

On pourrait ajouter Berlin dans cette partie sur le contexte général. La capitale allemande est, d'une certaine manière, plus qu'un simple décor. Un décor parfaitement reconstitué, car cette ville n'existe plus, détruite par les bombardements de 1945, mais qui laisse entrevoir la puissance de cette Allemagne au tournant du XXe siècle.

A travers la vie culturelle à laquelle vient participer Houdini (salles de spectacles, musées, conservatoire...), mais aussi à travers les hôtels, les restaurants, tout montre une ville au comble de la modernité, un pôle incontournable dans une Europe en pleine mutation. L'entrée dans une nouvelle ère, ce que Houdini recherche lui aussi pour l'art qu'il exerce.

A l'image de Frédéric Lenormand, évoqué dans un précédent billet, Vivianne Perret propose en fin d'ouvrage une annexe fort intéressante pour remettre les épisodes intégrés à son intrigue dans leur contexte. Et l'on en apprend de belles, dans ce volume ! Et de tristes, aussi... Mais n'en disons pas plus, à vous de jouer !

Et puis, forcément, il y a la magie, ingrédient indispensable de cette série. N'attendez pas une série fantastique, Houdini n'est pas doté de pouvoirs particuliers, mais son métier d'illusionniste lui donne quelques avantages sur le commun des mortels, et pas seulement pour se libérer de n'importe quelle entrave. Il connaît tous les trucs, c'est le cas de le dire, et sait les appliquer en situation.

Mais surtout, sa carrière entre en résonance avec ses enquêtes. Comme dit plus haut, il cherche toujours le tout qui fera de lui le plus grand magicien de tous les temps (un orgueil qu'on retrouve d'ailleurs à certains moments dans les romans de Vivianne Perret et qui finira probablement pas causer sa mort). Et s'échapper de lieux clos est une idée qu'il explore à cette époque.

Pourra-t-il retirer quelques enseignements précieux de cette enquête, où il doit comprendre comment on a ouvert la chambre forte de Krupp pour y enfermer une jeune femme et l'y laisser mourir ? Difficile, pour Beth, en particulier, de ne pas voir un avertissement dans ces événements : Houdini veut braver le danger, défier la mort, prendre des risques pour faire le show.

Je n'ai pas encore évoqué Beth, mais bien sûr, elle tient un rôle important aux côtés de son bien-aimée. Alliée, partenaire, elle est aussi celle qui s'inquiète, raisonne l'autre, garde les pieds sur terre. Le danger fait partie de leur existence, car la magie peut s'avérer périlleuse. Mais, avec cette seconde casquette, celle de détective, les voilà amenés à fréquenter une autre forme de danger.

Prendre des risques personnels lors de tours spectaculaires, c'est une chose, se frotter à des truands, des assassins et peut-être pire encore, là, c'est une forme de stress encore plus difficile à digérer. Le couple Houdini est fortement soudé, très amoureux, et ces sentiments sont encore renforcés par les frayeurs qu'ils se font l'un et l'autre. C'est un peu l'amour du risque, mais avec des magiciens à la place des milliardaires, en fait...

J'avais lu le premier tome par curiosité, pour découvrir Houdini dans un rôle inattendu, et j'ai été captivé. Je l'ai encore été avec cette deuxième enquête, polar historique efficace avec une intrigue assez classique, mais qui est sublimée par le contexte et les différents ingrédients évoqués au cours de ce billet.

J'apprécie vraiment la structure et le travail de documentation de Vivianne Perret qui fait que le choix de Houdini n'est pas juste un argument marketing, mais un choix justifié pour une variation originale sur le thème de l'enquêteur amateur. Rendez-vous en octobre pour une nouvelle aventure, que je découvrirai avec le même plaisir que celle-ci.

samedi 11 mars 2017

"Il se commettrait moins de crimes si l'on savait combien d'énergie il faut déployer pour réparer les injustices qui en découlent".

Si Voltaire devient, sous la plume de Frédéric Lenormand, un drôle d'oiseau, c'est le lecteur qui se fait moqueur, et ce, pour une septième enquête du philosophe dans un siècle des Lumières en proie à la violence et l'injustice. Petit préambule un peu tiré par les cheveux pour nous amener au titre de ce nouvel opus, entre roman policier et comédie burlesque, puisque cette septième enquête, tout juste arrivée dans les rayons des librairies, s'intitule "Ne tirez pas sur le philosophe !" (aux éditions Lattès). C'est bon, vous avez la référence ? Bien. Si la série "Voltaire mène l'enquête" a pris l'habitude d'explorer un thème particulier (de mémoire, la cuisine, la médecine ou encore la mode, par exemple), cette fois, c'est un peu différent mais l'on retrouve encore la mise en évidence des inégalités et des injustices propres à l'Ancien Régime, dont la dénonciation, en particulier par les philosophes, aboutiront à la Révolution. Mais, comme le dit lui-même Voltaire (enfin, bien aidé par Frédéric Lenormand), réparer les injustices a beau être noble (pas dans le sens aristocratique, hein !), ce n'est pas une sinécure...



En exil en Lorraine depuis un an, Voltaire a reçu le message tant attendu : il est absout, pardonné, il peut rentrer dans la capitale, à condition, toutefois, de ne plus faire de scandale, en paroles comme en écrit, sous peine de connaître un sort plus désagréable encore que la vie à Cirey (voir les enquêtes précédentes, quand Voltaire rongeait son frein au pays des mirabelles).

Heureux, notre philosophe ! Retrouver l'air impur de Paris lui redonne de l'énergie et l'envie de briller à nouveau au firmament de la vie parisienne. Mais, il y a un hic : en douze mois, les Parisiens sont passés à autre chose, les fameuses "Lettres Philosophiques" qui firent tant jaser sont rangées aux oubliettes, et le nom de Voltaire est sorti des mémoires...

Oublié, le plus grand philosophe de son temps ! Remplacé par d'autres, des médiocres, forcément, dans les esprits, comme dans la vie (et le lit) de la Marquise de Châtelet ! Tout cela est intolérable, l'orgueil du maître est grièvement blessé. Mais voilà Voltaire plus déterminé que jamais à retrouver sa position de phare éclairant les esprits les plus avisés de la lumière philosophique...

Et, pour y parvenir, Voltaire décide d'asseoir sa réputation d'homme de justice et de progrès social en choisissant une cause à défendre publiquement pour dénoncer l'arbitraire monarchique. On pourrait penser qu'il aurait l'embarras du choix, mais c'est le hasard (puisqu'il ne croit pas à la Providence) qui va placer sur son chemin la cause parfaite.

Elle s'appelle Blanche. Elle a été condamnée à mort pour avoir volé du linge à son employeur, M. Versuac de Saint-Dot. Elle a été pendue en place de Grève et en public (voilà que je fais moi aussi des zeugmes, figure rhétorique si chère à Frédéric Lenormand...). Son corps a été vendue au propriétaire d'un cabinet de curiosités qui compte bien en faire un des clous de sa collection en le naturalisant.

Sauf que la pendue ressuscite au moment de se faire ouvrir le bide... Point de miracle, juste l'incompétence d'un bourreau débutant et par trop hésitant. Mais, la loi est la loi : si ceux qui ont envoyé la jeune femme à la potence apprennent qu'elle a réchappé, ils pourront la condamner sans autre forme de procès à être pendue une deuxième fois, jusqu'à ce que mort s'ensuive, pour de bon.

En quelques instants, et malgré le délire mystique qui semble habiter la miraculée, Voltaire prend fait et cause pour elle. Persuadé de son innocence, il espère en apporter les preuves irréfutables pour que Blanche puisse reprendre sa vie là où l'injustice et la morgue aristocratique ont décidé de l'interrompre.

Et, à travers cette exemple, il fera d'une pierre, deux coups, pour dénoncer la peine de mort, châtiment terrible qui ne s'applique pas équitablement à chaque citoyen. En effet, si Blanche avait été aristocrate, elle aurait été condamnée à la décapitation, et non à la pendaison. Quoi que, et c'est pire, il est probable que si elle avait été aristocrate, elle n'aurait pas été condamnée du tout pour un simple vol...

Oui, la voilà, la cause qui permettra à Voltaire de redevenir le moteur de la pensée dans la capitale et dans tout le royaume ! Sauf que Blanche n'a pas l'air de vouloir lui faciliter la tâche : la servante s'avère voleuse, menteuse, tricheuse, et multiplie les actes litigieux. Pire encore, sa présence déclenche chez Emilie du Châtelet une sévère crise de jalousie.

Vexée et blessée de voir Voltaire se consacrer à l'embarrassante Blanche, la Marquise lui lance un défi : celui qui prouvera le premier l'innocence de Blanche dans l'affaire qui l'a envoyée à l'échafaud pourra revendiquer être le plus juste, le plus humaniste, le plus généreux... Topez-la, Marquise, un philosophe de ce calibre n'a aucun doute sur sa supériorité en ces domaines !

Une fois n'est pas coutume, Voltaire et Emilie sont donc en concurrence et chacun veut damer le pion à l'autre. Tandis que l'affaire prend des proportions de plus en plus importantes et fatales, Voltaire se démène et fait preuve d'une sagacité qu'on ne lui connaissait pas. On le découvre même en précurseur des Experts, ce qui est pour le moins inattendu !

Voltaire est fidèle au portrait que Frédéric Lenormand nous fait de lui depuis qu'il a lancé cette série : volubile, toujours en mouvement, vaniteux, susceptible, roué, hypocondriaque, agaçant et imbattable pour se faire des ennemis. Mais, ce pari le motive plus que jamais et il prend cette enquête à coeur, au point de se montrer à son avantage, courageux et batailleur.

Ce duel, c'est un peu Raison contre Raison, comme il y a eu Kramer contre Kramer. La philosophie contre la science, deux méthodes déductives différentes, des intuitions propres à chacun et des pistes qui se rejoignent forcément. Mais les deux protagonistes ont réveillé un loup qui ne dormait que d'un oeil et leur jeu d'esprit se transforme vite en jeu de massacre.

Entre les deux enquêteurs émérites, gravitent les personnages habituels : le fidèle et indispensable (ou pas) Linant, le redoutable René Hérault, ennemi juré de Voltaire qui n'attend qu'un faux pas du philosophe pour l'embastiller, mais aussi son bras droit, le fidèle Tamaillon, qui prend du grade dans cette enquête, et joue les jolis coeurs auprès de la Marquise.

Ajoutons deux petits nouveaux, une autre Marquise, la Marquise de Bénières, il en faut bien une dans l'entourage proche de Voltaire, même s'il se passerait bien de celle-là, et un ecclésiastique (même raisonnement que précédemment), le propre frère d'Emilie. Frédéric Lenormand nous avait présenté le frère de Voltaire dans "Docteur Voltaire et Mister Hyde". L'équilibre est rétabli avec cet abbé prospère et roublard.

Frédéric Lenormand s'amuse encore une fois avec les lubies et les modes en vogue au XVIIIe siècle. Cette fois, ce sont les cabinets de curiosité qui sont dans le collimateur, ces collections hétéroclites et bizarroïdes où le bon goût n'est pas la principale qualité, mais qui répond au besoin de sensationnalisme de l'être humain, transcendant d'ailleurs les classes sociales.

Un empressement à découvrir ces collections assez sordides qui fait un écho étrange avec cette foule, sans doute en grande partie la même, qui se presse pour assister aux exécutions publiques, avec l'enthousiasme équivalent à ceux que montrent de nos jours les Ultras supportant bruyamment leur équipe de foot préférée...

Des momies aux bestioles empaillées en passant par les fameux écorchés, dont Honoré Fragonard, le cousin du peintre, anatomiste talentueux, sera un maître quelques décennies plus tard, tout est bon pour susciter la curiosité malsaine des gens, contre quelques pièces sonnantes et trébuchantes, évidemment. Aux antipodes de la science et de la philosophie que défendent Emilie et Voltaire.

Lenormand se gausse de la mort, très présente dans ce roman, sous des formes diverses, depuis l'exécution ratée de Blanche jusqu'à d'autres scènes désopilantes (l'une d'entre elle m'a valu un fou rire dans un RER plein de gens à la triste figure, mais, que voulez-vous, quand Voltaire remue la merde, dans tous les sens du terme, c'est irrésistible), et ça fait du bien.

Bien sûr, je suis très réceptif aux formes d'humour que manie Frédéric Lenormand. Je vous laisse découvrir sa version de l'affaire Calas, running gag de ce volume et contrepoint à l'intrigue principale, avec quelques facilités, mais il en faut, parfois, et comme ça reste très potache et parfaitement assumé comme tel, rien à dire.

A noter, je ne l'ai pas encore dit, que le point de départ de cette histoire, l'exécution de Blanche, s'inspire d'un fait réel, relaté en détails par les chroniques de l'époque, et cela laisse pantois, vu de notre XXIe siècle... Comme toujours, Frédéric Lenormand nourrit son histoire par une riche documentation, forçant le trait pour jouer le jeu de la caricature, mais au plus près de ce que l'on sait des personnages.

C'est aussi l'occasion pour le romancier de broder un rapide portrait de la dynastie des Sanson, certainement les plus célèbres bourreaux que notre beau pays ait connu. Jouant avec les faits historiques (en 1735, le jeune Charles Sanson n'a pas encore l'âge légal pour exercer l'honorable fonction) et les situations, il nous fait découvrir des bourreaux sentimentaux, que Boby Lapointe n'aurait pu désavouer...

Septième enquête, donc (chiffre sacré, s'il en est, qu'en pense Voltaire ?), et toujours le même plaisir. On est dans la lignée de la série, les amateurs devraient donc être comblés. L'intrigue tient la route, portée autant par le pari entre le philosophe et la marquise, et l'envie qu'a le lecteur de savoir qui l'emportera (et comment), que par la découverte du/des coupable(s).

Il ne me reste plus qu'à terminer en beauté ce billet. Pour cela, il me faut démontrer brillamment que Frédéric Lenormand n'a pas le monopole du calembour. Rien de plus facile : "Ne tirez pas sur le philosophe !" montre une nouvelle fois à quel point Voltaire peut être pointilleux, jusque dans les moindres détails. En effet, dans ce roman, Voltaire est très à cheval sur les cuillers...

"Les bonnes mères ne perdent pas leurs enfants".

On parle beaucoup des pervers narcissiques ces derniers temps, expression en passe de devenir un peu fourre-tout, un peu galvaudée. Mais, c'est aussi un phénomène bien réel qui a tout pour inspirer les romanciers, particulièrement ceux qui écrivent des thrillers, car on retrouve des ressorts intéressants pour créer des tensions et des situations oppressantes. En voici un exemple avec un roman qui nous vient d'Irlande, assez classique dans l'ensemble, mais avec de réelles qualités en termes d'efficacité. Et, comme vous l'aurez compris avec la citation titre, un personnage de mère-courage comme moteur, dans une situation très, très compliquée. "La fin d'une imposture", de Kate O'Riordan, vient d'être réédité en poche, chez Folio, et pose de nombreuses questions autour du deuil, le plus cruel qui soit, celui d'un enfant, d'un frère, et la culpabilité qui l'accompagne. Autant de faiblesses dont peuvent tirer profit des êtres bien mal intentionnés...



Noël approche. Dans une paisible banlieue de Londres, les Douglas préparent déjà le réveillon, car ils attendent ce moment avec impatience : après de longs mois passés loin d'eux, leur fils Rob doit revenir de Thaïlande pour passer les fêtes avec eux. Rosalie, sa mère, Luke, son père, et Maddie, sa soeur cadette, attendent ce moment avec impatience.

Pourtant, lorsqu'on frappe à leur porte, ce vendredi soir, vers 22 heures, ce n'est pas Rob qui se trouve sur le seuil, mais deux officiers de police. Rosalie pressent aussitôt qu'un drame s'est produit, tout en refusant d'y croire. On lui annonce alors que son fils s'est noyé en Thaïlande quelques jours auparavant, l'ambassade a procédé à toutes les reconnaissances nécessaires...

C'est un monde qui s'effondre pour les Douglas. La nouvelle, inattendue, les brise. Le deuil est impossible et, au lieu de l'affronter ensemble, chaque membre va réagir à sa façon. Rosalie va transformer sa peine en colère, dirigée contre son mari : plus question de pardonner, comme elle voulait le faire, la liaison qu'il a eue avec une de ses collègues, Luke va devoir aller voir ailleurs.

Ce dernier, pour sa part, intériorise la douleur, accepte de devoir déménager et se plonge dans le travail. Il bosse comme cameraman pour la BBC et voyage dans le monde entier pour réaliser des documentaires. Des visites dans des régions paradisiaques qui ne lui permettent pas d'oublier son chagrin. Son fils hante son esprit en permanence.

Mais, celle qui semble le plus souffrir, c'est Maddie, adolescente de 15 ans. Après la mort de son frère, elle a perdu pied. Elle se rebelle contre sa mère, sort de plus en plus, bois, se drogue, voit ses résultats scolaires chuter... Lorsqu'elle est victime d'une agression qui aurait pu être bien plus grave, Rosalie décide de prendre les choses en main.

Suivant les conseils d'un ami prêtre, Rosalie décide d'aller avec Maddie dans un groupe de paroles où elles pourront se libérer du poids de leur peine et de leur culpabilité, verbaliser leur malheur, trouver des appuis extérieurs. Maddie accepte, sans enthousiasme, mais joue le jeu. Six mois ont passé depuis la mort de Rob, ça ne peut plus continuer comme ça...

C'est là que mère et fille vont rencontrer Jed. Elles sont, l'une comme l'autre, immédiatement séduites par ce jeune homme qui n'a pas eu non plus la vie facile. Petit à petit, elles font entrer Jed dans leur existence, comme un succédané censé pallier l'absence de Rob. Jed devient alors indispensable, omniprésent... Jusqu'à ce que l'évidence se fasse : Rosalie et Maddie ont laissé un loup entrer dans leur bergerie...

"La fin d'une imposture" commence piano, en termes de rythme. Parce que la douleur et la culpabilité sont bien présentes d'emblée et la descente aux enfers des Douglas est poignante. Mais, peu à peu, avec l'entrée en scène de Jed, on change de cadre. Un premier temps, l'apaisement tant souhaité et puis, doucement, un glissement vers une inquiétude de plus en plus forte.

Sans crier gare, on se retrouve alors dans un thriller psychologique très efficace, oppressant, dérangeant, où la culpabilité réapparaît, mais sous une forme nouvelle : une mauvaise conscience, d'une part, et une franche inquiétude, de l'autre. Rosalie est coincée entre la tentation de l'abandon et la nécessité de protéger l'enfant qui lui reste.

En fait, et c'est ce qui motive mon choix pour le titre de ce billet, la vraie étincelle de révolte qui va tout changer, c'est cela : le réveil d'un orgueil maternel qui refuse de laisser l'image d'une "mauvaise mère", d'une mère qui n'aurait pas su prendre soin de ses enfants. Une réaction qui va faire basculer "la fin d'une imposture" vers un thriller implacable.

L'un des aspects les plus intéressants du livre, de mon point de vue, c'est de choisir de mettre en avant la victime, et non le coupable. On le sait, l'époque aime se faire peur et ériger les monstres en icône. Mais, ici, le personnage toxique reste relativement en retrait, tandis que Rosalie est le centre névralgique du récit.

On la suit dans sa chute, sa recherche de solution, sa quête d'un deuil impossible, son soutien à sa fille, qui la rejette pourtant, puis dans cette phase différente où elle accueille Jed et paraît retrouver du poil de la bête. La suite, ce sont le doute, les atermoiements, la peur, l'incertitude, le choix et, mise au pied du mur, l'action...

Rosalie est un beau personnage, faillible, blessé, mais jamais abattu. Une mère, une mère courage qui se bat et se débat dans les vents contraires de l'existence. Alors que Luke est de plus en plus absent, la laissant livrée à elle-même pour gérer Maddie, qu'on sent proche de la rupture en permanence, rongée par la culpabilité, Rosalie prend ses responsabilités.

Elle n'a rien d'un super-héros, d'un flic sans peur et sans reproche, de l'archétype habituel solide et inébranlable qu'on nous vend à la tonne. Non, elle est morte de trouille, elle se trompe, elle repart, elle se met en danger, elle est maladroite, mais elle avance, avec une détermination qui va crescendo au fil des événements.

Kate O'Riordan aurait pu choisir d'adopter des points de vue différents, jouer sur l'affrontement psychologique, mais ce n'est pas ce qu'elle a fait. Elle s'intéresse plutôt au combat intérieur qui agite Rosalie dans un premier temps, puis dans ce qu'elle va entreprendre pour essayer de sortir de cette situation intenable.

Une ambiance de plus en plus pesante qui pourrait rappeler, par certains côtés, "les nerfs à vif" ou encore "JF cherche appartement", des histoires qui reposent sur une violence psychologique terrible qui peut, à chaque instant, basculer vers des violences physiques. L'atmosphère est très sombre et angoissante, et c'est l'une des grandes réussites de ce roman.

Cela passe par certaines situations que j'ai choisi de ne pas développer dans ce billet, car il me semble qu'elles font partie des rebondissements qu'on ne doit pas dévoiler. Je peux juste en dire ceci : Kate O'Riordan nourrit le malaise de ses lecteurs en mettant en scène son personnage central aux prises avec de forts dilemmes moraux.

Et c'est très malin, d'ailleurs. Peu importe ce que l'on pense de cette situation précise, elle va enfermer Rosalie et Maddie dans un piège dont il devient impossible de sortir aisément. Elle place les victimes dans une position de coupables (on y revient toujours) qu'il faudra assumer, avec le pouvoir de nuisance qui pourrait l'accompagner, ou contourner, en prenant forcément de plus gros risques.

Dommage que le dénouement soit assez prévisible et repose sur quelques grosses ficelles. Bien sûr, le choix de tout axer sur Rosalie laisse penser rapidement qu'on n'ira pas vers le pire. Bien sûr, les rebondissements et les découvertes faites en cours de récit donnent un intérêt à l'intrigue, mais cette fin manque un peu de relief, de panache, et c'est bien dommage...

N'y voyez pas une condamnation de ce roman. Bien sûr, il y a ces imperfections, mais il y a aussi plein de choses dans cette histoire qui méritent qu'on s'y intéressent. A commencer par la réflexion profonde sur le deuil, pas celui qui se produit dans le sens naturel de l'existence, mais celui qui intervient sans prévenir, qui frappe ceux qu'il ne devrait pas toucher.

Il s'accompagne, je l'ai évoqué, d'une grande culpabilité, très judéo-chrétienne, d'ailleurs. La foi, celle de Rosalie, sincère, profonde, est d'ailleurs aussi un élément notable. Elle s'y raccroche alors qu'elle aurait pu être salement ébranlée par les événements. Elle s'y raccroche, oui, elle ne la perd pas, c'est vrai, mais cette foi change tout de même de nature à la fin du livre, a-t-on l'impression.

Cette culpabilité, qui prend des formes différentes en fonction des personnages, irrationnelle pour certains, beaucoup moins pour d'autres, prend le lecteur aux tripes. On retrouve la douleur crue qui était au coeur de "la Chambre du fils", Palme d'or à Cannes il y a quelques années. Un film qui a pour point de départ la mort d'un fils et le deuil impossible qui s'ensuit, sans, toutefois, la dimension thriller qui caractérise "la fin d'une imposture".

On retrouve d'ailleurs cette dimension jusque dans le titre original du livre : "Penance", autrement dit, la pénitence. Dès l'annonce de la mort de Rob, les Douglas entament un véritable chemin de croix, affrontant diverses avanies pour essayer d'accepter ce décès prématuré. Faut-il souffrir pour obtenir le pardon ? Dans le système de valeurs des Douglas, cela semble clair, mais est-ce efficace ?

Une famille qui part à vau-l'eau et le besoin d'un nouvel électrochoc qui, cette fois, vienne ressouder ce qui a été disloqué... Un réconfort qui ne vient de nulle part, ni de la foi (pour Rosalie), ni du boulot (pour Luke), ni des dépendances (pour Maddie). Toute l'ambiguïté du livre est de se demander si Jed n'est pas l'ange rédempteur attendu. Mais à quel prix ?

vendredi 10 mars 2017

"Nous nous sommes occupés d'assez près (...) de l'affaire Jokic et Mrsa et nous avons effectivement découvert un certain nombre d'anomalies (...) Pardonnez-moi ce langage, mais nous remuons la merde".

Direction la ville de Belgrade, pour notre billet du soir. Une ville qui est d'ailleurs plus qu'un décor, mais est l'un des personnages principaux de cette histoire, dramatique, douloureuse, un peu inquiétante, également. Un roman écrit à quatre mains par un duo international qui s'est inspiré d'un fait divers, une affaire au très grand retentissement en Serbie, pour tisser une intrigue prenante autour d'une enquêtrice aux airs d'antihéroïne, Milena Lukic. "Couleur bleuet" est le premier roman traduit en France pour le duo Christian Schünemann/Jelena Volic (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson ; traduction d'Odile Demange) et, au-delà du thriller efficace qu'on a du mal à fermer, se posent des questions fortes sur la situation dans les Balkans, sur les blessures qui restent à vif longtemps après la partition de la Yougoslavie et des guerres qui ont suivi et sur l'épineuse question des crimes de guerre et de la justice qui reste encore à rendre. Un livre qui ne respire pas l'optimisme et laisse un peu groggy.



Un matin de juillet, un commis de cuisine chargé de préparer le repas de la Garde d'élite de l'armée serbe a la peur de sa vie : alors qu'il prend l'air frais avant d'aller bosser, il découvre à deux pas des casernes construites dans la forêt de Topcider, un quartier de Belgrade, le corps de deux soldats, tués par balles, Nenad Jokic et Predrag Mrsa.

L'enquête est menée rapidement, et tout aussi rapidement classée. Pour les autorités serbes, il s'agit d'un meurtre suivi d'un suicide. En clair, un des deux soldats a tué l'autre avant de se donner la mort. Le mobile de tout cela ? Là encore, la réponse est sans appel : les deux hommes ont été pris dans une dérive sectaire qui a abouti à ce drame.

Mais, ces thèses sont loin de convaincre tout le monde. Les familles des victimes, d'abord. Mais aussi des observateurs extérieurs pour qui une affaire touchant à l'armée serbe, quelques années seulement après la fin des conflits en ex-Yougoslavie, n'a rien d'anodin. Parmi eux, Milena Lukin, criminologue de profession, qui, avec un ami avocat, Sinisa Stojkovic, mène un combat des plus délicats.

Ils se sont en effet donner pour mission d'obtenir la création d'une commission officielle chargée d'enquêter sur les crimes de guerre commis par les Serbes dans les années 1990 et en faire condamner les auteurs. Une mission quasi impossible dans un pays où le nationalisme a fait des ravages et les figures militaires de l'époque restent très populaires.

Un travail à temps plein qui risque de déboucher sur une coquille vide, une commission ayant été formée, sans qu'on y convie Sinisa Stojkovic, déjà éjecté au bout de six mois du poste de secrétaire d'Etat auquel on l'avait nommé. Mais, Milena et lui ne sont pas du genre à se décourager et ils espèrent qu'un jour on prendra conscience de la nécessité que justice soit rendue dans ces affaires.

Or, Milena, qui a la double nationalité serbe et allemande, a obtenu un rapport balistique réalisé à Berlin et sa lecture la trouble énormément : en effet, ce texte, qui n'a rien d'officiel, bat en brèche les thèses officielles et met en évidence la présence d'un tiers. Une personne inconnue qui serait le véritable meurtrier des deux soldats à Topcider.

Voilà qui change tout... Pourquoi aurait-on voulu tuer ces deux hommes, deux membres d'un des corps les plus prestigieux de l'armée serbe, à cet endroit précisément, à la valeur très symbolique, Topcider étant un lieu aussi bucolique (il comprend un parc et une forêt en plein coeur de la capitale) et mystérieux (les nombreux bâtiments militaires construits là abritent bien des secrets).

Milena veut comprendre. Simplement comprendre. Mais, au fil de son enquête informelle, les éléments qu'elle récolte aiguise encore un peu plus sa curiosité. Et celle-ci change peu à peu : d'un besoin de comprendre, elle devient une nécessité de découvrir la vérité, car elle entrevoit derrière ces deux morts violentes une réalité bien plus vaste, bien plus dérangeante...

Milena Lukin n'a rien d'une héroïne classique de thriller et tout de la parfaite antihéroïne, le genre détective amateur dont raffole la littérature policière britannique, par exemple. On pense à Miss Marple, par exemple, mais la comparaison se limite à leur manière d'assouvir leur curiosité insatiable. Pour le reste, on ne les confondrait pas.

Milena est une femme dont la jeunesse est derrière elle, je ne dénigre pas, c'est ce qu'elle pense elle-même. Il faut dire qu'elle a le bec sucré et qu'elle soigne le stress comme le désoeuvrement en avalant bonbons et pâtisseries, ce qui lui vaut de se trouver trop envelopper. Elle a abandonné l'idée de retrouver un homme, elle qui est seule depuis son divorce.

Désormais, elle se consacre à son fils, Adam, une dizaine d'années, qu'elle essaye de rendre heureux, mais ce n'est pas facile tous les jours, alors que son père vit en Allemagne et peut lui offrir tout ce qui fait rêver un petit garçon de son âge. Tout cela contribue à alimenter son complexe d'infériorité. Milena vit aussi avec sa mère, qui s'occupe du gamin pendant qu'elle travaille.

Milena est enfin une bureaucrate, je ne mets aucune note péjorative dans ce mot, mais son travail de criminologue n'a rien d'un job de flic de terrain ou d'agent secret. Son quotidien se passe le plus souvent dans son bureau, face à l'ordinateur, à rédiger des travaux universitaires, qu'à courir dans tous les sens, comme un super flic ou un agent secret.

Milena, c'est Madame Toutlemonde et, là encore, n'y voyez rien de péjoratif, c'est aussi une des composantes importantes du roman. En revanche, sa détermination est totale, dès qu'il s'agit de faire avancer sa cause, quasiment désespérée, en tout cas sur le territoire serbe. Et ce fait divers va brusquement faire rejaillir bien des questions dans l'esprit de la criminologue.

A travers elle, on aperçoit tous les maux de la société serbe de l'après-guerre. Et même, depuis bien plus longtemps, car la question nationaliste est loin d'être neuve. On le voit bien avec la colère de la mère de Milena lorsque Adam se voit offrir de la part de son autre grand-mère une photo d'un ancêtre en grand uniforme SS...

Non, décidément, les blessures du passé ne sont pas refermées et sont loin de l'être. Tues sous Tito, les tensions ethniques présentes depuis la fondation de la Yougoslavie à l'issue de la Ie Guerre mondiale, ont resurgi dramatiquement à la fin des années 1980, quand le bloc communiste s'est lézardé. Avec les terribles conséquences que l'on connaît.

Depuis, force est de reconnaître que la justice internationale, à travers la CPI, a essayé, malgré les critiques, de faire comparaître les principaux responsables des différents belligérants. Contre l'avis des peuples concernés. En Serbie (comme sans doute en Croatie, au Kosovo et en Bosnie), ceux que nous considérons comme des criminels de guerre restent bien souvent des héros intouchables...

Milena et Sinisa font partie de cette minorité qui voudrait mettre un terme à cette situation, en redonnant la main à la justice serbe, qui devrait elle-même juger les auteurs de crimes de guerre avérés. Mais, c'est encore impossible pour le moment, personne, politiques ou magistrats, ne s'aventure dans cette direction, soit par accord tacite, soit par manque d'appui.

A ce point, il me faut évoquer un aspect du livre qui dévoile un coin de l'intrigue, je vais essayer de rester prudent. Sur l'intrigue de "Couleur bleuet" (je précise que c'est la couleur de l'uniforme des troupes d'élite de l'armée serbe, à laquelle appartenait les victimes), plane l'ombre d'un des personnages les plus controversés de l'histoire contemporaine du pays.

Jamais il n'est nommé. On ne l'évoque que sous son grade : le général. Ce personnage, je pense pouvoir dire que c'est Ratko Mladic. Avec Slobodan Milosavic et Radovan Karadzic, il est l'une des figures de proue des exactions commises par la Serbie en Croatie, en Bosnie, au Kosovo. Sa longue cavale et les aides dont il a forcément bénéficié sont un des symptômes majeurs des maux de la société serbe qu'évoque "Couleur bleuet".

Je referme cette parenthèse pour évoquer le point de départ du roman : Schünemann et Volic se sont inspirés d'un véritable fait divers, qui a eu lieu en octobre 2004 à Topcider. Deux jeunes soldats en poste dans le complexe militaire de Karas ont bien été découverts tués par balles, l'enquête a bien conclu à un meurtre et un suicide, thèse contestée, en vain.

L'enquête a été manifestement bâclée, des éléments matériels ont été clairement négligés, malgré les protestations et des rapports balistiques faisant état de la présence d'une troisième personne au moment des crimes. Pour beaucoup, malgré le tollé, l'affaire a rapidement été glissée sous le tapis. Faute de preuves éclatantes, l'enquête militaire a primé sur le reste et, en Serbie aussi, l'armée, c'est la Grande Muette...

Mais, les deux auteurs de "Couleur bleuet" ont tout de même pris des libertés avec cette histoire pour en faire un événement avant tout romanesque. Ils ont changé les noms des victime et la date du crime, ils ne précisent pas l'année, mais leur histoire se déroule manifestement après 2004. Ils ont également ajouté quelques éléments qui vont nourrir leur intrigue et permette d'aborder la question nationaliste en Serbie.

Schünemann, le journaliste allemand, et Volic, l'enseignante serbe, partagée entre son pays natal et l'Allemagne (beaucoup de ressemblance entre elle et Milena Lukin, au point que, sur Twitter, on la trouve sous l'adresse @MilenaLukin...), ont donc fait oeuvre de romanciers, à partir d'un matériau tristement réel, et on le ressent.

Embarquée dans une enquête qui sent de plus en plus le soufre, Milena ne va pas hésiter à se mettre en danger pour découvrir la vérité sur les événements. La paisible mère de famille va alors se muer en enquêtrice pleine de culot, alors que les événements dégénèrent autour d'elle. L'atmosphère est angoissante, la mécanique efficace et on n'est pas loin d'avoir en main un page-turner.

C'est un roman sombre, douloureux, plutôt pessimiste de mon point de vue, dans lequel les auteurs ont, d'une certaine façon, respecté le dénouement du véritable fait divers, et les incertitudes qui demeurent. Entre victimes et coupables, la limite est parfois ténue, brouillée, les responsabilités étant elles aussi frappées du sceau des événements des années 1990.

Tout cela contraste curieusement avec la ville de Belgrade, que je ne connais pas, mais qui, parcourue par Milena, m'a semblé être une ville agréable et riche de culture, malgré les difficultés politiques et sociales qui transparaissent. En tout cas, on découvre cette ville, cette capitale européenne, la dernière chronologiquement à avoir subi des bombardements.

Par ses monuments, sa géographie, ses mutations sociales, ses difficultés, aussi, elle devient un personnage à part entière du roman, au même niveau que celui de Milena. Et l'on ressort de cette lecture, certes inquiet de ce que mettent en évidence les auteurs, mais avec l'envie de se rendre un jour à Belgrade pour la voir pour de bon.

Oui, je conclurai là-dessus, on referme "Couleur bleuet" avec une boule au ventre. D'abord, en raison du dernier paragraphe, qui laisse groggy, ensuite, parce que le constat que font les auteurs ne respire pas l'optimisme, bien au contraire. Et comme c'est désormais l'Europe entière qui est travaillé par les nationalismes de tout poil, certains fantômes pourraient réapparaître et, une nouvelle fois, faire des Balkans une poudrière au coeur de l'Europe...

mercredi 8 mars 2017

"En réalité, le temps ne passe pas. C'est nous qui passons" (Ken Bruen).

"Le temps, le temps, le temps et rien d'autre", chantait Charles Aznavour. Ce temps, il revient souvent sur ce blog, avec des romans comme "Sale temps", de Lou Jan ou encore "22/11/1963", de Stephen King. Un temps qui vit, qui se débat, qui s'oppose à l'homme, un temps matérialisé, tangible, effrayant... Dans notre roman du jour, le temps est une nouvelle fois un personnage à part entière, mais d'une façon très différente. Après "les Insulaires" et "l'Adjacent", Christopher Priest réunit des thèmes qui lui sont chers, sur lequel il travaille, réfléchit, pour un roman troublant, à la lenteur toute calculée. "L'inclinaison" (on reviendra sur le titre, tiens) est paru à l'automne dernier chez Denoël (traduction de Jacques Collin) et il en envoûtera sûrement autant qu'il en déconcertera. Mais il se dégage de ce livre quelque chose qui marque. Le dépaysement de cet étrange archipel du rêve n'y est pas pour rien, tout comme la nostalgie qu'on ressent entre les lignes, et qui nous concerne aussi.



Alesandro Sussken est né dans un pays en guerre, la République de Glaund, Etat dirigé par une junte militaire. Une grande partie de son enfance, Sandro a vécu au rythme des combats jusqu'à ce que le conflit soit délocalisé. Une paix relative revient alors à Errest, la ville où vivent les Sussken. Relative, car il faut encore et toujours envoyer de nouvelles recrues au front.

Sandro y échappera, mais pas son frère aîné, Jacj, appelé sous les drapeaux pour une durée indéterminée. En l'occurrence, ce sera pour toujours et avec si peu de nouvelles que le jeune garçon et ses parents redouteront toujours de découvrir que Jacj a été tué lors d'une bataille disputée à l'autre bout du monde.

Pendant ce temps, Sandro s'est découvert un talent de musicien, instrumentiste, dans un premier temps, puis compositeur. Il a même décidé de faire carrière et commence à connaître un honnête succès avec ses compositions classiques. Parmi ses sources d'inspiration : les îles du Rêve, qu'on aperçoit depuis Glaund quand on regarde l'horizon.

Leur attrait est encore plus fort parce que la junte au pouvoir interdit tout déplacement de ses citoyens à l'extérieur du pays, ou alors sous un strict contrôle. Sandro rêve de ces îles, et c'est comme si sa musique lui était dictée par elles... Jusqu'au jour où se présente une formidable opportunité de visiter ces îles.

On lui propose de participer à une longue tournée à travers l'archipel, où ses oeuvres seront jouées par les meilleurs musiciens, dirigées par les plus grands chefs. Sandro accepte cette proposition sans hésiter et se prépare pour ces neuf semaines de voyage qui lui permettront de réaliser son rêve, de découvrir ces fameuses îles qui l'obnubilent, mais aussi, espère-t-il, de régler un autre problème.

En effet, sur l'une des îles du Rêve, Temmill, surnommée l'Etouffeuse, vit un musicien qui semble plagier les oeuvres de Sandro. Pourtant, ce mystérieux And Ante n'a rien à voir avec le compositeur : lui joue du rock, pas du classique, mais ses mélodies ressemblent comme deux gouttes d'eau aux oeuvres qui ont fait la renommée de Sandro.

Sandro n'a pas pris ombrage de cette situation, mais il aimerait rencontrer celui qui se cache derrière ces disques et comprendre pourquoi sa musique rock et ses compositions classiques se ressemblent temps. Temmill est au programme de la tournée, il n'aura qu'à attendre le moment propice et espérer que And Ante sera au rendez-vous.

La tournée débute, se déroule au mieux, le succès est total. Seul regret, pas d'And Ante lors du passage à Temmill. Tant pis, et avant même de regagner la République de Glaund, Sandro ressent une forte nostalgie. Il se verrait bien revenir dans ces îles, pourquoi pas Temmill, dont il a apprécié la douceur de vivre, non plus seulement pour quelques jours, mais pour y vivre.

Mais, à son retour au pays, sa vie bascule : Sandro découvre sa maison vide, son épouse n'est plus là. Il découvre qu'il a des dettes importantes et, pire encore, que ses parents sont morts... Bref, toute sa vie a volé en éclats sans qu'il en sache rien. Le monde de Sandro s'effondre sans qu'il comprenne pourquoi, jusqu'à ce qu'il remarque... la date.

Si l'on en croit les factures, les journaux, tout ce qui porte une date, il n'est pas partie neuf semaine, mais près de deux ans ! Comment expliquer cette différence incroyable ? S'il s'était absenté aussi longtemps, il l'aurait remarqué, forcément ! A moins que... Soudain, certains souvenirs de la tournée dans les îles du Rêve lui reviennent et Sandro comprend que quelque chose cloche, là-bas...

Dans les îles du Rêve, le temps ne s'écoule pas comme ailleurs. Ces îles, les fans de Christopher Priest les connaissent bien : elles sont le cadre de "la fontaine pétrifiante", du recueil de nouvelles "l'Archipel du Rêve" et, plus récemment, d'un de ses derniers romans, "les Insulaires". Mais, rassurez-vous, on peut lire "l'Inclinaison" sans avoir lu les autres auparavant.

Bien sûr, il s'agit pour Sandro de comprendre ce qui se passe dans ces îles, innombrables, dans lesquelles on pourrait voyager presque sans fin sans jamais parvenir à toutes les visiter. Mais, ce n'est pas tout, et du reste, on ne parlera évidemment pas ici. Et puis, l'histoire n'est pas la seule chose qui importe dans ce roman.

Non, il y a ce rythme, lent mais pas monotone, hypnotique, plutôt, ces longues croisières dans cet archipel infini. Il y a un mot, en quatrième de couverture, qui qualifie parfaitement cette impression : langoureux. Difficile de savoir s'il faut prendre ce mot dans un sens positif ou plutôt négatif. A bien y réfléchir, il faut peut-être justement joindre ces deux sens.

Tout comme je vais joindre deux termes qu'on oppose parfois : la mélancolie et la nostalgie. Sandro cherche un hypothétique bonheur dans les îles, mais celui-ci semble le fuir à chaque fois qu'il s'en rapproche. Mais Sandro est aussi nostalgique, mesurant le temps qui passe et l'éloigne de l'enfance, lorsque sa famille était réunie, heureuse malgré tout.

Oh, pour certains lecteurs, je le sais, cette lenteur sera un obstacle à la lecture. Mais, quand j'ai dit que ce récit était hypnotique, ce n'est pas pour rien. Je me suis laissé emporter par l'écriture de Priest, par le voyage de Sandro, par sa quête presque impossible. J'ai tourné les pages, sans m'en rendre compte pour lire ce roman aussi vite qu'il se déroule lentement.

Sandro est à la recherche d'un idéal qui n'existe sans doute que dans son esprit. Les îles du Rêve... Elles portent bien leur nom, il les a imaginées tant de fois, il les a recréées selon ses propres canons, il en a tiré l'essence de sa musique. Il a enjolivé cette dolce vita que représentait à ses yeux ces îles lorsqu'ils les contemplait de loin et qu'il entend retrouver et goûter pour le restant de ses jours.

Lors de son premier séjour, lors de cette tournée, il a découvert tout ce qui différencie ces îles de Glaund, à commencer par la liberté. Mais, "L'inclinaison", c'est aussi l'histoire d'une incomplétude. Sandro a tout perdu en partant dans les îles. Peut-il retrouver ce passé perdu ? Peut-il retrouver ce frère disparu, dont il n'a eu aucune nouvelle pendant des décennies ?

Tiens, puisque j'évoque ce titre, sans vraiment l'expliquer, vous l'aurez noté, je vais tout de même dire un mot à son sujet. Dans la VO, le roman s'appelle "The Gradual", le graduel. Intéressant titre, car il a différents sens qui se perdent un peu avec celui qu'on a choisi pour la VF. D'abord, il y a le sens inhérent au roman : le graduel, c'est ainsi qu'on appelle le phénomène temporel qui affecte ceux qui voyagent dans les îles du Rêve.

Il y a le sens premier, celui qui marque l'évolution lente, progressive d'une situation. Un titre parfait pour décrire ce qui se passe dans les îles. Cela s'applique aussi parfaitement à Sandro, mais pas forcément dans la première partie du roman. Ou, en tout cas, dans cette partie, c'est à son détriment que cela se passe.

Bref, je trouve ce titre original parfait, excellente description de ce qui nous est raconté. Mais il reste un sens à ce mot, et je pense qu'on aurait tort de l'oublier : le graduel, c'est aussi un recueil de chants. Certes, c'est plutôt un terme qui concerne la musique sacré. Mais, ne nous arrêtons pas à ça. Les îles du Rêve ont inspiré toute l'oeuvre de Sandro, d'une certaine façon, l'archipel est son graduel.

C'est étrange, cette impression : Sandro et les îles sont étroitement liés et pourtant, elles semblent le repousser. Il n'y trouve pas ce qu'il espère y trouver, mais il va y découvrir bien d'autres choses, tout à fait inattendues. Comme si, en plus de son oeuvre, ces îles devaient également inspirer sa vie, le remettre dans la bonne direction...

Je suis un peu cryptique, pardonnez-moi, mais comme lors du billet sur "l'Adjacent", il est bien difficile de parler de ce roman atypique, déroutant, plein de mystères et d'ellipses. Mais aussi parce que parler du temps, véritable personnage du roman, facétieux, capricieux, dangereux, peut-être, c'est loin d'être simple...

Le temps qui passe, le vieillissement, ce sont les thèmes forts de "l'Inclinaison". On découvre Sandro enfant, on le voit vieillir, graduellement, le mot est logique, avancer vers la vieillesse avec ces manques qu'il ne parvient pas à combler, avec, sans doute, cette inquiétude tacite du point de mire que représente la mort...

Chez Priest, le temps a cette fâcheuse tendance à dysfonctionner. Enfin, ça, c'est un point de vue très égocentrique de notre part, braves humains qui pensons l'avoir apprivoisé. Et si, au contraire, le temps n'en faisait qu'à sa tête, s'il était... vivant, imprévisible, impossible à enfermer dans un sablier ou le mécanisme d'une montre ?

Dans "l'Adjacent", les personnages unis par un amour solide le traversaient sans se soucier des époques, des notions élémentaires de présent, passé, futur... Dans "l'Inclinaison", Sandro lutte contre lui, pied à pied, cherchant cette improbable maîtrise. Comment cela fonctionne-t-il ? Il faut être initié pour le comprendre, nous ne sommes que témoins.

Tout cela masque-t-il une crainte, celle de l'inéluctabilité de notre sort commun ? Ou bien la nostalgie profonde qui s'empare de nous lorsque l'on se retourne sur ce que l'on a accompli, sur nos manques, nos échecs, nos erreurs... Sur nos absents, aussi. Toute notre humaine condition est là, dans son imperfection, dans son incomplétude...

Le fait même que cet archipel porte le nom du Rêve interroge : dans quelle mesure Sandro rêve-t-il ? Ou s'arrête sa réalité ? Là encore, il y a de multiples façons d'envisager le dénouement du roman. Comme une allégorie de l'accomplissement d'une vie qui s'achève et de la mort qui réconcilie avec le passé en mettant un terme au passage du temps.

Et si l'archipel du Rêve était une sorte de... purgatoire ?

samedi 4 mars 2017

"Y en a-t-il eu d'autres qui, comme nous, sont venus chercher Dieu ici ?"

Vaste sujet, annoncé par cette citation... Vaste sujet pour un roman assez court, mais dense et passionnant, tant par son histoire que par les thèmes qu'il aborde. Avec, au centre de tout, un personnage fascinant, une jeune femme sur laquelle nous reviendrons, mais pas en détails, car il vous faut la découvrir par vous-mêmes. Un livre qui doit se lire à plusieurs niveaux, le simple récit, avec ses rebondissements et la tension qui s'installe progressivement, et puis, au-delà, les questions métaphysiques que tout cela implique. "Planetfall", d'Emma Newman, vient de paraître dans la collection Nouveaux Millénaires des éditions J'ai Lu (traduction de Racquel Jemint). C'est le premier livre de cette Britannique qui est traduit en français, mais c'est aussi sa première expérience en science-fiction, elle qui a déjà publié du noir et de la fantasy urbaine dans son pays. Une vraie découverte, profonde, intense, déroutante, parfois, avec un dénouement très ouvert qui permettra à chacun de prolonger sa réflexion...



Voilà une vingtaine d'années, un petit groupe de femmes et d'hommes a quitté la Terre pour aller installer une colonie sur une lointaine planète. Si la plupart de ces pionniers sont des scientifiques, à la tête de cette équipe, se trouve Lee Suh-Mi, dont la motivation est sensiblement différente. Elle a en effet vu cette planète au cours d'une vision mystique.

Selon ce songe, c'est sur cette planète que le secret de Dieu serait révélé aux hommes, avec tout ce que cela implique pour l'humanité et son rôle dans l'univers... L'enjeu est donc énorme, et à plus d'un titre, et l'expédition a été menée à bien, permettant dans son sillage à toute une population de venir coloniser cette planète.

Une colonie qui s'est construite autour d'un étrange monument : la cité de Dieu. De quoi s'agit-il exactement ? On apprend simplement qu'elle était là avant l'arrivée de l'expédition menée par Lee Suh-Mi et qu'elle est une sorte de sanctuaire. Personne n'y entre, mais des rassemblements annuels ont lieu à son pied.

Ce sont les seuls moments où les colons ont des nouvelles de Suh-Mi. La mystique a disparu de longue date, plus personne  ne sait quand. Elle seule a pu pénétrer dans la cité de Dieu et, une fois par an, donc, elle s'adresse à ceux qui l'ont suivi, rejointe sur cette planète, et attendent les signes divins qu'elle avait promis.

Voilà pour le contexte. Lorsque s'ouvre le roman, cela fait donc 22 ans que les Humains ont posé le pied sur cette planète et s'y sont installées. Parmi le groupe de pionniers, il y avait Mack, qui est aujourd'hui l'homme fort de la colonie, ou encore Renata, une scientifique et ingénieure talentueuse, qui poursuit ses recherches depuis.

La vie se déroule pour le mieux, ou presque. Jusqu'à ce qu'un homme se présente à l'entrée de la colonie. Sa ressemblance frappante avec Suh-Mi n'est pas la seule chose qui semble perturber la vie paisible des colons, et particulièrement, celles de Mack et de Renata. Qui est donc cet étrange personnage qui semble arriver de nulle part et se présente sous le nom de Sung-Soo ?

Manifestement, Mack et Renata savent qui il pourrait être, même si le doute persiste. Un imposteur ? Ou la réminiscence d'un souvenir qu'on souhaiterait enfoui à jamais ? Pas de quoi inquiéter Mack, plus intéressé par sa mainmise sur la colonie et l'organisation prochaine de la cérémonie au cours de laquelle Suh-Mi doit s'adresser à la colonie.

En revanche, on sent Renata beaucoup moins à l'aise. Une sensation accrue par le fait que l'ingénieure est la narratrice du roman. Petit à petit, Sung-Soo s'installe dans sa vie et cela n'arrange rien. Pourquoi redoute-t-elle à ce point la présence de ce jeune homme inconnu ? Malgré elle, la personnalité complexe de Renata va se dévoiler...

Renata, on le comprend bientôt, est indissociable de la colonie. Normal, elle en est l'une des fondatrices, mais, c'est bien plus que cela. Et c'est tout l'enjeu du livre : comprendre qui est Renata, comprendre son rôle au sein de la colonie, comprendre ce qu'elle cache. Ce qui la mine, aussi, à un point qu'on n'imagine pas initialement.

C'est un personnage fascinant, qu'on a là. Au départ, elle n'est qu'un membre de la colonie parmi d'autres, même si sa fonction de narratrice lui confère une position à part. Puis, peu à peu, on comprend que mettre l'accent sur Renata est loin d'être anodin. Et, curieusement, c'est par sa faiblesse qu'elle devient passionnante.

On aurait pu penser que Mack avait plus le profil du héros sans peur et sans reproche, dans cette histoire. Il se comporte un peu comme un despote, ce garçon, se prenant pour le chef incontestable et incontesté de la colonie. Pas certain que c'était prévu dans les plans initiaux des pionniers, mais passons. Mack est autoritaire et avide de pouvoir, et rien ne peut le dévier de sa trajectoire.

Renata n'a pas ces mêmes considérations. D'abord, elle semble plus concentrée sur la science, sur les recherches qu'elle mène depuis son arrivée sur la planète. Ensuite, c'est son caractère qui frappe. Fragile, rongée par le doute, hantée par d'étranges souvenirs et certainement par autre chose... Oui, on peut le dire, c'est ce que cache Renata qui l'obsède.

On peut penser que l'arrivée de Sung-Soo a réveillé des fantômes, on va comprendre au fil des pages ("Planetfall" est un roman assez bref, 280 pages) que ce n'est pas le cas et que la culpabilité habite Renata depuis toujours, en tout cas, depuis que cette aventure exceptionnelle a pris forme. Reste à comprendre les causes exactes de ce sentiment...

On se dit que tout cela va se révéler au cours d'un conflit intérieur qui nous révélera le pot aux roses. C'est un peu le cas, c'est vrai, mais on va assister à autre chose, bien plus surprenant, étonnant, et qui va faire de Renata un personnage à part, mémorable. Je n'ai pas souvenir d'avoir croisé ce genre de personnage au cours de mes lectures et elle ne m'en est apparue que plus touchante.

Je tourne autour du pot (pas aux roses, celui-là), me direz-vous. Certes, c'est un peu le cas. Mais, je me suis longtemps demandé comment évoquer cet aspect de "Planetfall" qui me paraît fondamental. J'ai choisi d'en dire le moins possible, simplement évoquer ce qui fait de Renata une femme pas ordinaire et une antihéroïne parfaite.

La littérature s'est intéressée aux névrosés, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, mais Renata appartient à une catégorie peu ordinaire du genre. Dans une époque où l'on a vite fait de proposer des psychopathes et des sociopathes qui deviennent des héros, malgré leurs comportements négatifs, immoraux, Renata offre un angle différent.

Peut-être ma perception de celle que tout le monde appelle "Ren" sera-t-elle différente d'autres lecteurs, mais j'ai été ému par cette femme (à chaque fois, je commence à taper "jeune femme", mais non). Elle a des torts, elle n'est pas coupable pour rien, bien sûr, mais la manière dont tout cela la détruit doucement et la manière dont elle exprime ce mal-être m'ont touché au coeur.

Renata est aussi le lien entre les différents niveaux du récit. Entre cette histoire autour de Sung-Soo, de son apparition, de ce qu'il remet en cause, mais aussi de la manière dont s'est constituée la colonie, de ce que cachent Mack et l'ingénieure, et la dimension mystique, métaphysique, religieuse de tout cela, à travers Suh-Mi, et peut-être plus encore à travers son absence.

Renata est coincée entre l'esprit cartésien qui sied à la scientifique qu'elle est et le pari de Pascal qu'ont fait, dans le sillage de Suh-Mi, les pionniers qui ont embarqué avec elle. Et, là encore, cela explique sans doute pourquoi elle se trouve dans une position inconfortable. Entre les deux, que choisir ? Non, pardon, que croire ?

Eh oui, l'un des enjeux du roman, c'est bien l'existence de Dieu. D'un Dieu tel qu'on l'imagine si l'on est croyant, à moins que cette planète ne soit le signe d'une existence extraterrestre, d'un contact établi, de... quelque chose d'assez indicible. On ne le sait pas, et pour cause, en dehors de Suh-Mi, personne n'a obtenu de réponse concrète.

Il y a bien la cité de Dieu, mais comment interpréter ce monument ? Quelle raison d'être a-t-il exactement ? Les colons qui ont rejoint les pionniers au cours de ces 22 années sont des croyants, venus là animés par une foi sincère, mais les signes se font rares... Au point de se demander si les visions de Suh-Mi étaient fondées...

En quatrième de couverture, l'éditeur évoque Arthur C. Clarke. Le point de départ de "Planetfall" pourrait effectivement rappeler la nouvelle "la Sentinelle", publiée par Clarke au début des années 1950 et qui servira de point de départ à l'écriture de "2001, l'Odyssée de l'espace". Là encore, des textes à forte dimension métaphysique, comme le roman d'Emma Newman.

Je me suis énormément concentré sur Renata dans ce billet. Une façon d'éviter de trop en dire, puisque c'est toujours délicat de parler d'un livre, surtout avec un roman comme celui-là. Mais, Renata va se retrouver dans une situation inextricable qui la pousse dans une fuite en avant. Et la seule porte de sortie, c'est d'aller au fond des choses, de forcer le destin. De savoir.

Le final de "Planetfall" est volontairement très ouvert. A chaque lecteur d'en faire son interprétation. Elle est belle, cette fin, troublante, aussi. Et libératrice. Un peu frustrante, tout de même, de ne pas avoir de réponse plus précise, plus concrète. Mais, c'est parfaitement cohérent et cela offre au lecteur de quoi nourrir longuement ses réflexions.

Tout en abordant la question épineuse de l'existence de Dieu, Emma Newman signe un roman qui est également une sévère critique du monothéisme et des dogmes qui l'accompagnent. Lorsque la religion s'érige en pouvoir, elle devient souvent un outil totalitaire, et cet aspect est aussi au coeur de "Planetfall", en particulier à travers le personnage de Mack.

J'ai lu ce livre presque sans m'en rendre compte, absorbé par cette histoire, en empathie avec Renata, d'abord, puis cherchant à comprendre les tenants et les aboutissants de ce que nous a mijoté Emma Newman. Rapidement, j'ai eu le pressentiment de certains aspects de l'histoire, mais je suis toujours resté loin du compte.

Et ce double niveau de récit, Renata au premier plan, la colonie en arrière-plan, en symbiose, est parfaitement mené. Petite confession, avant de finir : quelques aspects du roman, parfois de simples détails, m'ont fait pensé à la série "Terra Nova", un gros flop de ces dernières années. Rassurez-vous, "Planetfall" est infiniment meilleur que cette production télévisuelle ambitieuse mais ratée.