dimanche 27 janvier 2013

"La guerre n'est pas finie. Elle ne finit jamais".

Si la France a toujours bien du mal à regarder en face son passé colonial, y compris encore au cinéma ou dans la littérature, c'est beaucoup moins le cas des Etats-Unis qui ont, depuis longtemps, choisi de dénoncer ouvertement et férocement la guerre du Vietnam dans des films ou dans des livres. Nouvel exemple avec un roman et un auteur découverts grâce à un partenariat avec LivrAddict et Folio, "les Fantômes de Saigon", de John Maddox Roberts (en poche chez Folio Policier, un livre publié à l'origine en 1996, je le précise), plus un roman noir qu'un thriller, mais un roman noir assez atypique par rapport à la tradition américaine du genre. Et un roman qui, nous allons le voir, s'intéresse à un aspect méconnu et sans doute dérangeant du conflit vietnamien...


Couverture Les fantômes de Saigon


Gabe Treloar, après une carrière dans la police de Los Angeles, a quitté la Californie pour l'Ohio où il est devenu détective privé. Pas à son compte, mais pour une grosse agence, dont il est devenu l'un des fleurons. Cette nouvelle carrière semble lui convenir à merveille jusqu'au jour où son passé se rappelle brusquement à lui, sous la forme d'un courrier.

Une lettre envoyée par une de ses vieilles connaissances, perdue de vue depuis un bail, Mitch Queen. Celui-ci, pendant que Gabe endossait l'uniforme puis le costume de privé, a gravi les échelons de la hiérarchie hollywoodienne pour y devenir un producteur en vue, dont les films à gros budget brillent souvent au box-office.

Et c'est justement pour lui parler du prochain film qu'il va produire que Queen reprend contact avec Gabe. Un projet de 100 millions de dollars pour mettre en images un scénario signé par un des auteurs les plus côtés du moment, avec des stars à l'affiche et l'utilisation d'une technologie très innovante qui devrait assurer au film un succès mondial.

Mais un projet qui est menacé, laisse entendre Queen dans sa lettre, sans donner plus de détails à son ami. En fait, il lui écrit juste pour lui donner rendez-vous, afin de lui expliquer face à face quel est ce problème qui pourrait tuer dans l'oeuf un aussi audacieux projet artistique. Et s'il veut que ce soit Gabe qui s'occupe de cette affaire, dit-il, c'est parce qu'elle les concerne tous les deux, eux et leur passé commun...

Lorsqu'il découvre le lieu du rendez-vous, la nature du passé commun en question ne fait plus aucun doute : Queen l'invite à une réunion d'anciens combattants ayant participé à la guerre du Vietnam, à la fin des années 60 ou au début des années 70... Gabe et Queen se sont rencontrés là-bas, en 1968, tous les deux conscrits, et ont lié une amitié qui, si les rencontres se sont espacées, n'a jamais complètement disparu.

C'est donc au milieu de quinquagénaires bedonnants ou presque, ravis de se retrouver entre compagnons d'armes (plus que leurs épouses, en tout cas), que Gabe et Queen se retrouvent pour aborder la question de ce mystérieux tournage. Si les deux hommes n'ont manifestement pas le même style de vie, Queen étant de venu un de ces hommes riches et un peu déconnecté du réel, Gabe est curieux d'en savoir plus. Il ne va pas être déçu...

Le projet de Queen, apprend Gabe, a pour titre "Rue Tu Do", du nom d'une des principales artères de Saigon, une des plus vivantes, qu'on y cherche à manger, à boire (et beaucoup, même...) ou de la compagnie, tarifée, le plus souvent. Un des lieux de rendez-vous les plus courus des GI pendant la guerre. Un projet pour lequel la star Selene Gibson a déjà donné son accord, ce qui devrait porter le projet et permettre de le financer aisément.

A condition, toutefois, que l'ambiance autour du tournage qui se prépare soit sereine, ce qui n'est pas le cas. Selene Gibson et Mitch Queen viennent en effet de recevoir chacun une lettre qui ressemble fort à une lettre de menace. Le propos est clair : il est hors de question que "Rue Tu Do" soit tourné au Vietnam, sur les lieux même où se déroule l'histoire du film ; et si jamais Queen et ses investisseurs persistent à vouloir tourner à Saigon, alors, ils arrivera malheur aux membres de l'équipe...

Différence notable entre les deux lettres, celle adressée à Selena Gibson est anonyme. Le lettre reçue par Queen est plus explicite encore : hors de question de tourner "Rue Tu Do" où que ce soit, sinon, gare aux représailles. Et ce courrier est signé, par un certain Martin Starr. Un nom qui va achever de renvoyer Gabe aux fantômes de son passé. Aux fantômes de Saigon...

S'il n'était pas déjà décidé à prendre cette affaire, Gabe voit dans cette signature un argument décisif pour le convaincre. Martin Starr... Un nom oublié depuis 25 ans et qu'il aurait voulu voir rester aux oubliettes... Mais comment retrouver un fantôme, un homme dont il n'est même pas sûr qu'il ait survécu, une espèce de légende protéiforme née sur le terreau favorable d'une guerre enlisée ?

Gabe et Queen n'ont que très peu connu Starr, mais la brièveté de ce contact a suffi à les marquer à vie. Ca s'est passé dans des conditions pas ordinaires (que je ne vous raconterai pas en détails, à vous de les découvrir...), un soir pas comme les autres, puisque ce fut le début de l'offensive du Têt... Une pagaille monstre qui va permettre à Starr de disparaître... A tout jamais ? Apparemment non...

Pour l'épauler dans son enquête, Gabe va recevoir l'appui d'une autre détective, engagée par Selene Gibson, Connie Armijo. Une détective compétente mais aux méthodes sensiblement différentes de celles de Gabe, une femme de caractère à la musculature artistement travaillée. Et pourtant, au fil des heures passées ensemble, et malgré une certaine méfiance initiale, ils vont se trouver quelques points communs qui vont peser lourd dans la suite des évènements.

Gabe va donc se lancer dans cette enquête qui le ramène à Los Angeles, ville qu'il a quittée dans un contexte délicat... S'il s'attend à découvrir un monde qui lui est complètement étranger, celui du cinéma, des stars capricieuses et de l'argent-roi, il sait aussi qu'en revenant à LA, il va devoir renouer avec sa belle-famille qui pourrait lui apporter de précieuses informations sur la situation actuelle au Vietnam et peut-être sur ceux qui pourraient se cacher derrière les menaces visant Queen et son film...

Mais si la guerre du Vietnam s'est rappelé au mauvais souvenir de Gabe, bientôt, elle va carrément le rattraper au coeur de son enquête, pire, au coeur de sa vie personnelle. Une violence qui se déchaîne et qui va l'obliger à aller là où tout a commencé, à Saigon, afin de remonter la trace de ces inquiétants fantômes dont il avait perdu la trace un quart de siècle plus tôt...

Un voyage qui n'a rien d'un pèlerinage ni d'un séjour touristique... Gabe se retrouve plongé dans des souvenirs qui le hantent encore. Et, là, c'est lui qu'il va mettre en danger, comme si, soudainement, il devenait la cible des auteurs des lettres de menace. Comme si ce retour dans ce pays où il fut blessé, dans sa chair comme dans son âme, avait déplu au point qu'on veuille le faire taire...

Malgré tout, c'est bien au pays que toute l'histoire va se dénouer. Ne croyons pas que le conflit vietnamien est totalement digéré par les Etats-Unis. Les conséquences, plus ou moins visibles, de cet échec militaire cuisant sont encore nombreuse en dépit du temps qui a passé. Les cicatrices restent à vif et il semble que certains n'aient pas très envie de voir ce qu'ils ont fait pendant ces années asiatiques revenir à la surface, même dans le cadre d'un film, apprêté à la sauce hollywoodienne...

Et les retrouvailles entre anciens combattants ne se passent pas toutes aussi paisiblement, si j'ose dire, que celle à laquelle on assiste en début de roman...

C'est donc un aspect plutôt méconnu de la guerre du Vietnam que John Maddox Roberts, auteur connu pour ses romans d'imaginaire, en SF ou en fantasy, et qui se lance ici dans un roman réaliste, sombre et âpre, à cheval sur deux époques. Cet aspect, c'est la question des déserteurs américains. On a souvent évoqué la situation aux Etats-Unis, avec les loteries et les magouilles diverses et variées pour éviter la conscription, les nantis qui en réchappent et ceux, moins favorisés, qui y partent en quête d'une forme d'intégration sociale.

Mais les déserteurs dont il est question dans "les fantômes de Saigon" n'ont pas séché le service militaire ou trouver un biais pour éviter de partir en Asie. Ce sont des soldats qui ont pris la tangente au Vietnam, pendant la période des combats et qui ont choisi la clandestinité dans un contexte autrement plus risqué que celui des fils à papa...

Mais, si certains de ces déserteurs sont devenus les légendaires fantômes, c'est parce qu'ils ont bien dû vivre dans cette clandestinité. Et, pour cela, user de trafics en tous genres, des productions les plus anodines au plus illicites, profitant, en particulier, de l'essor du recours aux drogues, douces comme dures, au sein des régiments américains.

Mitch Queen et Gabe Treloar faisaient partie de la Police Militaire pendant leur service au Vietnam (ce qui, d'ailleurs, donnera sa vocation à Gabe, qui deviendra flic à son retour au pays) et l'une de leurs missions était justement la traque de ces fantômes, le démantèlement de leurs activités qu'on pourrait qualifier de mafieuses. Outre leur première rencontre avec Starr, on assiste au cours du roman, par des flashbacks à la fois très intéressants et qui arrivent très à propos pour éclairer la partie contemporaine du récit.

Des interventions musclées, dangereuses, au cours desquelles Gabe, particulièrement, a mis sa vie en jeu. Voilà aussi pourquoi l'idée de voir resurgir cet oiseau de mauvaise augure que constitue Starr pour lui ne lui dit vraiment rien qui vaille... Il sait, même s'il l'a très peu côtoyé, que Starr est un personnage étrange, excentrique mais redoutable et que sa présence sur ce coup-là n'est pas une bonne nouvelle pour Mitch. Fantasque, peut-être, ce Starr, mais surtout pas à prendre à la légère, car dangereux...

"Les fantômes de Saigon" est un roman noir, plus qu'un thriller. Question de rythme, essentiellement. L'action n'est pas soutenue de la première à la dernière ligne mais connaît des pics. En revanche, la tension, elle, ne faiblit pas à partir du moment où Gabe choisit de se lancer dans l'enquête. Elle va même crescendo quand la violence fait irruption dans un dossier qui semblait, au premier abord, avoir des airs de canulars de mauvais goût...

Le titre est, vous l'aurez sans doute déjà compris, à double sens : les fantômes, c'est le surnom donné aux déserteurs américains qui ont su se fondre dans le contexte si spécial de Saigon, ville qui associent en bien des aspects, des facettes asiatiques et d'autres européennes. Et puis, ces fantômes font aussi référence à Starr, bien sûr, et avec lui, à d'autres personnages que Gabe pensait avoir laissé derrière lui, dans sa vie antérieure sous les drapeaux.

D'une certaine manière, c'est le propre fantôme de Gabe qui réapparaît aussi, le fantôme du policier militaire qu'il a été pendant une année au Vietnam, qui a souffert et n'est pas revenu tout à fait indemne de ce voyage au bout de l'enfer (amusant de lire les pages sur Cimino, qui ne font pas référence à son chef d'oeuvre sur justement, la guerre du Vietnam, mais à son plus gros bide, "la Porte du paradis"). Et, plus généralement, tous ces fantômes qui hantent les anciens combattants de ce conflit terrible, ceux qu'ils combattent parfois quotidiennement mais qui se montrent dans leurs cauchemars...

On sent que Gabe a réussi en grande partie à refouler ces mauvais souvenirs. Que les fantômes qui le hantent sont de nature différente, certes liés à ces évènements, mais sans en être l'essence. Pourtant, cette enquête va réveiller tant de douleurs physiques et morales que, là encore, on se doute que le privé n'en sortira pas indemne.

Et puisque j'évoque le terme de "privé" et que j'ai qualifié "les Fantômes de Saigon" de roman noir, précisons que le personnage de Gabe est plutôt atypique. On est loin des détectives à la Hammett ou à la Chandler. On a même là un privé qui ne boit pas d'alcool ! Certes, il y a des raisons à cette abstinence, mais Gabe Treloar n'est pas non plus un cynique, un blasé, il prend la vie comme elle vient, si possible du bon côté... Il n'est pas à son compte, dirigeant une agence sempiternellement au bord de la faillite mais travaille pour une boîte assez importante qui lui permet de ne pas redouter les fins de mois difficiles (et même les premières quinzaines où il faut se serrer la ceinture).

Non, l'attrait de Gabe Treloar est ailleurs que dans d'éventuels clichés littéraires. J'ai eu le sentiment que cette affaire sonnait pour lui comme l'occasion de solder les comptes. Quelle qu'en soit l'issue, que Starr soit toujours vivant ou qu'on se serve de son nom pour effrayer Queen et faire planer une redoutable épée de Damoclès au-dessus du projet "Rue Tu Do", Gabe attendait cette occasion de se frotter une dernière fois à ces fantômes, une dernière fois car il ne peut imaginer que deux issues possibles : la disparition définitive des fantômes ou... la sienne.

Voici un roman noir très riche, à l'histoire assez dense, entre deux époques, deux pays, deux hommes aux caractères bien différents (Gabe et Queen), deux visions de la vie, l'une intègre, l'autre beaucoup moins... Et si ces fantômes ont Saigon pour origine, c'est vraisemblablement une grande partie de l'Amérique qu'ils hantent, symboliques qu'ils sont à leur manière du fiasco US au Vietnam.

Un grand merci à LivrAddict et Folio pour cette découverte.


samedi 26 janvier 2013

"Mais que me servira cette vaine poursuite, si toujours les dragons sont prêts à t'enlever ?" (Corneille).

ATTENTION, CE BILLET TRAITE DU DEUXIEME TOME D'UNE TRILOGIE.

Quelques jours avant la fin de l'année dernière, je vous faisais part du plaisir que j'avais pris à lire "les Lames du Cardinal", de Pierre Pevel. J'avais dit que j'y reviendrai rapidement, voilà qui est fait puisque, en ce mois de janvier, je me suis attaqué au deuxième volet de cette trilogie mêlant fantasy et roman historique de cape et d'épée. Un deuxième tome sensiblement différent, qui s'intitule "l'Alchimiste des Ombres" (en grand format chez Bragelonne), qui m'a procuré un bon moment de lecture, mais des émotions elles aussi sensiblement différentes de celles ressenties en lisant le premier tome.


Couverture Les Lames du Cardinal, tome 2 : L'alchimiste des ombres


Un mois après avoir déjoué les plans de la Griffe Noire pour s'implanter à la Cour de France, les Lames du Cardinal sont de nouveau sur le pied de guerre. Le capitaine La Fargue et quelques uns de ses hommes doivent se rendre près d'Amiens (en 1633, la ville est en territoire espagnol) pour rencontrer une mystérieuse espionne italienne qui affirme posséder un secret susceptible de faire vaciller la monarchie française...

Malgré la sulfureuse réputation de celle qu'on surnomme l'Italienne, connue pour servir plusieurs maîtres et donc, être peu fiable, Richelieu estime sans doute ses révélations crédibles, voire importantes, et c'est pourquoi il a cru bon de confier la mission de rencontrer l'espionne aux plus remarquables de ses hommes... Car l'Italienne est dure en affaires et n'entend pas livrer les informations qu'elle possède aussi facilement.

En échange des documents qu'elle a en sa possession et qui accrédite la thèse d'un complot contre la couronne de France, elle veut la protection du Cardinal de Richelieu lui-même... Une demande délicate à accepter sans avoir pu consulter auparavant ces mystérieux documents et mesurer la gravité éventuelle de la situation. Et les ordres du Cardinal sont les ordres : La Fargue doit, si besoin, arrêter l'espionne et la ramener en France en vue d'un procès.

Mais, il faut vite prendre une décision, car, manifestement, les Lames ne sont pas les seules à avoir un vent des intentions de l'Italienne... Un commando de redoutables dracs noirs, des créatures créées par les Dragon Ancestraux pour leur servir "d'hommes de main", si je puis dire, approche lui aussi de la maison où se cache l'Italienne. Un commando "escorté" par un étrange nuage, qui laisse penser que les dracs sont aidés par une magie quelconque. Et les intentions de ces monstres brutaux sont sans doute encore moins bienveillantes que celles de La Fargue et de ses hommes...

Pendant l'affrontement entre les Lames et les dracs, l'Italienne disparaît, emportant son secret tant convoité avec elle... Reste que l'idée d'une menace visant possiblement Louis XIII ne peut être écartée et, devant le peu de coopération de l'Italienne, La Fargue et son équipe va devoir se débrouiller pour essayer de découvrir si danger il y a réellement et, si c'est le cas, de quelle nature il est.

La présence de dracs lors du rendez-vous avec l'espionne semble être un bon début de piste, mais bientôt, La Fargue va avoir vent de la possible présence en France de son ennemi juré... Un personnage mystérieux connu sous le nom d'Alchimiste des Ombres... Les Lames du Cardinal lui doivent leur plus cuisant échec et La Fargue entend bien obtenir réparation, si ce n'est vengeance. Et mettre hors d'état de nuire cet ennemi très puissant, aux pouvoirs magiques exceptionnels...

Au cours de leur enquête, alors que les Lames se muent peu à peu en espions et en gardes du corps, La Fargue et ses hommes vont croiser la route d'une femme ambitieuse et déroutante : Madame de Chevreuse. Aristocrate poussée par une ambition dévorante, ayant déjà connue la disgrâce mais revenue en cour et qui compte bien gagner un peu plus la confiance royale, en particulier, celle de la reine Anne d'Autriche, que son incapacité à concevoir un héritier du trône fragilise.

Mais ils vont surtout devoir déjouer le plan machiavélique que l'insaisissable Alchimiste des Ombres, dont personne ne connaît la véritable apparence, et le temps est compté avant que le piège ne se referme, inexorablement... Les Lames du Cardinal n'auront pas trop du renfort de Laincourt qui, malgré la fâcheuse posture dans laquelle il s'était mis lors de la première aventure, a su gagner la confiance de La Fargue.

Il serait illusoire, voire stupide, de penser que le coup porté un mois plus tôt à la Griffe Noire aurait décourager les Dragons qui se cachent derrière cette organisation secrète. Au contraire, leur ambition de poser leur pâte griffue sur la couronne de France n'a jamais été aussi forte. L'Alchimiste des Ombres sera leur bras armé, avec l'aide d'une magie puissante et redoutables.

Mais, en cas d'échec, les Dragons ont d'autres tours dans leur sac. Et si la ruse ne suffit pas...

Je ne veux pas trop en dire sur l'histoire car le risque est grand de trop en dire sur l'intrigue. Mais, comme dit en préambule, "l'Alchimiste des Ombres" ne ressemble pas aux "Lames du Cardinal". La magie, présente mais discrète dans le premier volet, joue ici un rôle bien plus important. La fantasy a gagné du terrain par rapport au roman historique, sans que cela soit le moins du monde dérangeant, je le précise, mais la tendance est nette.

Idem pour la partie cape et épée, elle aussi moins présente que dans "les Lames du Cardinal". On la trouve au début, comme je l'expliquais, avec la rencontre entre La Fargue et deux de ses hommes d'un côté et ces terribles dracs noirs de l'autre. Ensuite, jusqu'à la fin où l'on retrouve cet aspect, il se fait plus discret, laissant la place à un roman d'espionnage plus classique, une enquête qui va obligé certains membres des Lames, masculins ou féminins, à s'infiltrer, dirions-nous dans notre langage contemporain, dans des milieux bien différents de ceux qu'ils ont l'habitude de fréquenter...

Et, puisque j'évoque les différences entre ces deux volets, notons que Richelieu comme la Griffe Noire sont eux aussi bien plus discrets, laissant le devant de la scène aux Lames du Cardinal, évidemment, bien moins unis, si je puis dire, que dans le premier volet, d'ailleurs. Peu de scènes les rassemblent tous au même endroit au même moment, chacun a sa mission particulière à remplir dans un plan d'action qui nécessité de se multiplier...

On est également moins dans une filiation directe à Dumas (d'Artagnan apparaît mais furtivement), même si Madame de Chevreuse, personnage central de "l'Alchimiste des Ombres", apparaît, dit-on, dans "le Vicomte de Bragelonne", sous les traits de Marie Michon. Intéressant, le cas de cette Madame de Chevreuse. Certes, Pevel joue avec l'Histoire et les faits, mais il s'appuie tout de même sur la biographie de cette intrigante à l'étonnante vie.

Avec elle, on retrouve le Marquis de Chateauneuf, son amant, garde des sceaux de Louis XIII et rival de Richelieu, la Reine Mère, Marie de Médicis, exilée en Belgique, qui intrigue aussi contre son propre fils, et bien sûr, le couple royal, Louis XIII et Anne d'Autriche, de nationalité espagnole, pays ennemi de la France en ces temps troublés, ce qui n'arrange rien aux lézardes apparues entre les époux.

Pevel, comme le faisait si bien Dumas, s'empare d'une situation, de faits, et les réarrange à sa sauce pour parvenir à ses fins romanesques. Et force est de reconnaître que c'est fait avec beaucoup d'habileté. Car le mélange faits historiques, intrigues politiques, situation de la monarchie en cette année 1633, irruption de la menace que représente la Griffe Noire et les dragons, la magie, les chausses-trappes, les lieux assez baroques et inquiétant, comme ce château de Dampierre (pas celui que l'on peut voir aujourd'hui, construit sous Louis XIV, mais la demeure qui existait depuis la Renaissance à cet endroit), tout cela donne une nouvelle fois un résultat prenant qui n'hésite pas aussi à puiser dans les films de cape et d'épée des années 50, je pense en particulier à une poursuite entre une des Lames et un carrosse, scène dans laquelle Jean Marais aurait sans doute été parfait.

Dernier élément historique d'importance dans "l'Alchimiste des Ombres", les relations très tendues entre le Royaume de France et le Duché de Lorraine voisin. Un Duché où l'incorrigible Madame de Chevreuse passa justement une année de disgrâce près d'une décennie plus tôt. Les rumeurs de guerre enflent entre les deux Etats et l'on connaît les ravages que fera ce conflit dans la région... Le choix de faire intervenir, directement et indirectement la Lorraine dans son intrigue, n'est d'ailleurs sans doute pas innocent de la part du Nancéien Pierre Pevel...

Mais, tout ce que je viens d'énumérer contribue aussi à une atmosphère plus sombre que dans "les Lames du Cardinal". On entre directement dans le vif du sujet, cette fois, on connaît rapidement les forces en présence et, si les véritables enjeux ne sont évidemment pas révélés tout de suite, il n'y a pas de véritables temps mort. En tout cas, pas de temps pour les menus plaisirs du quotidien, entrevus dans "les Lames du Cardinal".

Pas de jeux, jeux d'argent ou de séduction, ou en tout cas, réduits à la portion congrue, pas d'agapes, pas d'entraînement au combat, pas de scènes ornées d'un panache à la Cyrano (d'ailleurs, saviez-vous que son Bergerac ne se trouve pas en Dordogne, mais dans la vallée de Chevreuse ? Merci, monsieur Pével !), pas de moments véritables de détente mais une tension soutenue d'un bout à l'autre du roman, car les heures qui y passent sont graves.

C'est sans doute essentiellement pour cela que mon plaisir de lecteur, bien réel encore une fois, a été très différent de celui ressenti à la lecture du premier tome. Ce changement d'ambiance, cette tension, on la ressent à chaque page, on voit bien que les personnages n'ont plus que peu d'occasions de laisser libre cours à la fantaisie (sans jeu de mots) qui les habitait presque tous dans "les Lames du Cardinal".

Même La Fargue, si serein dans le premier opus, est gagné par l'énervement, par la colère. Il s'implique bien plus que ne devrait le faire le chef de groupe qu'il est, mettant jusqu'à sa vie en jeu. Il arrive à un âge avancé pour un combattant, plus encore pour un homme aux yeux de l'époque dans laquelle il vit. Mais la soif de vengeance prend le dessus sur les douleurs, les blessure, les nouvelles comme les plus anciennes celles qui se réveillent. Et, finalement, l'orgueil bafoué du soldat prend aussi d'une certaine manière le dessus sur les ordres et les règles à respecter.

C'est ce carburant qui va l'aider à aller au bout de cette enquête, alors que l'on sent chez lui une grande lassitude, liée aux suites du fiasco de la Rochelle, dont on ne sait que toujours aussi peu de choses, à la trahison qui est revenue sur le devant de la scène à la fin des "Lames du Cardinal", au sort de sa fille et à de nouvelles inquiétudes qui se font jour dans le courant de ce roman.

Mais on sent qu'on approche de la fin d'une ère. Pas seulement pour les Lames elles-mêmes, dont certains membres ont des raisons de repenser leur avenir, mais aussi pour le Royaume de France. Car, en fin de roman, la menace se précise, prend de l'ampleur et les dernières pages de "l'Alchimiste des Ombres" annonce un tome final qui devrait dépoter...

Promis, on va s'y attaquer bientôt car, malgré les différences entre ces deux premiers épisodes, le plaisir reste le même et la curiosité de découvrir le sort que Pevel, et ces gros rancuniers de Dragons, réservent à des héros auxquels on s'attache encore un peu plus. Quelques zones d'ombre sont apparues, il y aura le sort collectif mais aussi individuel de ces hommes et femmes remplis de courage. Parmi eux, certains devront sans doute aussi faire des choix lourds de conséquences qui pourraient menacer l'existence même des Lames.

Alors, à suivre, très prochainement, pour le tome 3, "le Dragon des Arcanes".

Enfin, signalons que si je lis cette trilogie en grand format, la sortie en poche des trois volets est prévue pour cette année, "Les Lames du Cardinal" arrivant même en librairie dans ce format à la fin de ce mois de janvier, alors précipitez-vous si vous n'avez pas encore succombé à la tentation !

Ah oui, un dernier mot pour les plus curieux : la phrase de Corneille qui sert de titre à ce billet est tirée de sa tragédie "Médée", qu'on se le dise.


mardi 22 janvier 2013

"L'entre-deux-mondes" de Frédérique.

Une quête d'identité qui flirte avec l'auto-fiction, mais qui fait voyager dans l'espace (Nice, Gênes, le sud de l'Italie...) comme dans le temps (les années 30, la guerre d'Indochine...), ça vous tente ? En empruntant des sentiers a priori battus par les écrivains depuis longtemps, Catherine Locandro m'a offert avec son nouveau roman "l'Enfant de Calabre", publié en grand format chez Héloïse d'Ormesson, un excellent moment de lecture, plein d'émotions et loin des archétypes de l'auto-fiction germanopratine capable d'endormir une classe entière d'enfants hyperactifs à force de vacuité... "L'Enfant de Calabre", pour sa part, est riche en histoires, en rencontres, en découvertes, en bouleversements pour la principale protagoniste autant que pour le lecteur.


Couverture L'enfant de Calabre


En ce mois de février 2011, Frédérique fête ses 39 ans. Pas l'anniversaire le plus joyeux de sa vie, elle qui n'aime déjà pas vraiment ça habituellement... Il faut dire que la maman de Frédérique est décédé 5 mois plus tôt, 2 ans et demi après son père. Un choc, même si la défunte ne s'était jamais remise de son deuil. Frédérique aussi peine à digérer ces pertes terribles.

Un chagrin qui s'accompagne d'un profond trouble. Car, en mettant de l'ordre dans les affaires maternelles, Frédérique a découvert une photo qui a éveillé en elle plein d'interrogations... Sur cette photo, qui doit dater de quelques décennies, on voit son père accompagné d'une femme qui n'est pas sa mère. Qui est-elle, cette femme inconnue ? Et pourquoi son père lui semble-t-il si différent sur cette photo, détendu, heureux, lui qu'elle a connu taiseux, renfermé ? Même si son père était aimant, elle ne se souvient pas l'avoir jamais vu sous cet angle...

Au dos de la photo, un tampon, en partie effacé par le temps, apparaît. Le tampon d'une agence de détectives privés de Nice, ville où Frédérique est née et a grandi, ville qu'elle a quittée pour aller faire ses études à Paris 20 ans plus tôt, avant d'aller s'installer à Bruxelles, où elle vit désormais, écrivant des romans, les siens, mais aussi ceux d'autres écrivains à qui elle sert d'écrivain fantôme, comme on dit désormais.

Voilà pourquoi, sans prévenir son frère aîné, qui a 13 ans de plus qu'elle, Frédérique est revenue à Nice en ce jour anniversaire : pour frapper à la porte de l'agence de détectives qui a pris la photo et découvrir qui est la jeune femme de la photo. Par chance, l'agence existe toujours, tenue par le fils de l'homme qui prit la photo il y a 30 ans.

Mais bien loin d'apaiser sa tristesse et de lui apporter des réponses concrètes, cette démarche va plonger Frédérique dans un abîme de perplexité. Elle n'imaginait pas en venant au bord de la Méditerranée que sa curiosité allait ouvrir une boîte de pandore, révéler les secrets du passé et bouleverser l'existence de Frédérique, ainsi que le peu de certitudes qu'elle pouvait avoir jusque-là.

Mais a-t-elle vraiment l'envie, le courage, la force, de recontacter cette femme ? Fut-elle une passade ou le grand amour de la vie de son père ? Apparemment, la mère de Frédérique avait compris, sinon, pourquoi aurait-elle demandé à des détectives privées d'enquêter sur son époux ? D'autant que d'autres rencontres, Alice, une vieille connaissance de ses années niçoises ou encore Johanna, fille du patron de l'agence de détective, vont contribuer un peu plus à semer le trouble...

Les fantômes de Frédérique sont comme ceux qui visitent Ebenezer Scrooge la veille de Noël, dans le conte de Noël de Dickens : l'inconnue de la photo est le fantôme du passé, Alice, celui du présent, Johanna, celui du futur. Reste à savoir ce que ces trois personnes, une fois rencontrées, apporteront à Frédérique... Des questions supplémentaires ou enfin l'apaisement ?

De Nice à Gênes, en passant par la petite station balnéaire ligure de Savona, Frédérique va chercher les réponses qui lui manquent, comme si l'adultère avéré de son père pouvait lui apporter des réponses sur le bonheur. D'une certaine manière, ce sera le cas, mais seulement après avoir subi un choc énorme, au sens propre comme au sens figuré... Seulement après avoir compris que la photo n'était que la partie visible d'une vérité aux allures d'iceberg...

Et, après ce voyage entre deux mondes, l'expression est de Frédérique elle-même, entre les vies antérieures de son père et ses propres angoisses présentes et à venir, c'est au réveil, là encore au sens propre comme au figuré, que la jeune femme, comme son père des décennies plus tôt, découvrira qu'au-delà de réponses concrètes et évidentes, il y a des choix à faire et des opportunités à saisir. Qu'on façonne soi-même son destin.

Avant de revenir à Frédérique, il est important de préciser deux choses concernant le roman lui-même. En parallèle du récit contemporain mettant en scène la jeune femme, nous découvrons le destin très dur, très violent, de son père, Vitto, l'enfant de Calabre devenu légionnaire et envoyé aux côtés de l'armée française rétablir l'ordre dans une Indochine qui réclame l'indépendance.

Avec son ami Matteo, véritable alter ego, ils vont connaître les pires moments de cette campagne, dans un pays aussi hostile que sa population. Un drame qui va atteindre son point culminant dans un lieu de sinistre mémoire, la terrible cuvette de Diên Biên Phu, dont aucun des soldats présents ne ressortira indemne, physiquement, comme moralement.

Ces scènes de guerre sont remarquablement écrites. On y est, on s'y croit, les sens sont mis à l'épreuve dans cette jungle qui semble vouloir avaler ces soldats en galère. Je suis toujours surpris par la puissance et le réalisme avec lesquels la guerre est mise en scène lorsque c'est une femme qui tient la plume. J'avais ressenti ce même genre d'impressions en lisant "Dans la guerre", d'Alice Ferney, par exemple.

Peu à peu, à force de revenir près de 60 ans en arrière dans ce théâtre de guerre effroyable, on devine que c'est là que se sont forgés le destin et le caractère de Vitto, bien loin de sa Calabre natale, que s'est dessiné le père qu'a connu Frédérique jusqu'à la mort de celui-ci deux ans et demi plus tôt. Mais, paradoxe de la vie,  c'est aussi là que Vitto a fait la connaissance, à distance, à cette époque, de la femme de la photo et que sa seconde vie, inconnue de Frédérique, a vu le jour.

Et puis, interviennent aussi régulièrement les pensées de Frédérique, qu'elle adresse à différentes personnes, membres de sa famille, sa grand-mère, en Calabre, qui connut elle aussi un destin tragique, même s'il reste plutôt vague dans les faits, et à ce père qu'elle n'a, se rend-elle compte, que très mal connu, malgré leur affection sincère et réciproque.

Une conversation intérieure qui se présente en italique, comme pour la mettre en relief. Car, dans ces chapitres, le plus souvent assez courts, se trouvent les états d'âme de la jeune femme qui, on le sent, ne va pas bien, se cherche, peine à s'épanouir. Et s'y trouvent surtout exposées les zones d'ombre d'une famille qui s'enracine dans le sud de l'Italie et qui en a gardé le côté taciturne. Si Frédérique n'ignore pas son histoire familiale, force est de reconnaître que ce qu'elle sait du passé de sa branche paternelle n'est que parcellaire.

J'ai failli écrire le mot dialogue, au début du paragraphe précédent, mais qui dit dialogue, dit réponse. Or, la grand-mère et le père de Frédérique ne lui répondent pas au cours de ces passages. J'ai ressenti la détresse de Frédérique, obligée d'en appeler aux mânes familiales devant la difficulté qu'elle a à affronter son existence, indépendamment du deuil de ses parents.

Et nous voilà donc sur le coeur de ce livre (l'autre étant le secret de famille dont je ne peux évidemment parler), le personnage de Frédérique. 39 ans, écrivain, née à Nice mais vivant à Bruxelles... Autant de points communs que le personnage de fictions partage avec sa créatrice, Catherine Locandro. Je précise immédiatement que je n'ai pas cherché à savoir s'il en existait d'autres, juste, je constate ces parallèles qui m'ont fait penser à une possible auto-fiction (ce que je ne souhaite pas à l'auteure !)...

Mais, à l'image de ce qu'avait pu faire un Olivier Adam, par exemple, dans son roman "Falaises", je me suis demandé jusqu'où allait cette auto-fiction. N'y a-t-il pas un moment où l'imaginaire de Catherine Locandro prend véritablement le dessus pour faire de "l'Enfant de Calabre" une fiction à part entière ? Impossible d'être formel sur cette question, ce qui constitue une grosse qualité du livre à mes yeux.

Pourtant, et quelle que soit la réponse à la question fiction ou auto-fiction, ce sont bien les interrogations existentielles de Frédérique qui sont au centre du roman, qui la poussent à vouloir comprendre le sens de cette photo. Elle qui recherche un hypothétique épanouissement humain, social, professionnel, sentimental, elle a sous les yeux la preuve que son père avait trouvé le bonheur, mais dans la clandestinité et avec une autre femme que sa mère... De quoi tournebouler un cerveau déjà en ébullition...

Frédérique est nègre, un métier qui lui permet de mieux gagner sa vie que ses propres romans, qui n'ont pas connu le même succès massif que les livres qu'elle ne signent pas. Frédérique est une solitaire, plutôt égocentrique, qui a quitté Nice d'abord, puis Paris ensuite sur un coup de tête, laissant derrière ses vies précédentes sans se retourner. Idem avec ses partenaires amoureux, qu'elles a quittées avant que ça deviennent sérieux ou allègrement trompées, comme pour les pousser à la fuir...

Et puis, et si vous avez bien lu le paragraphe juste avant, vous avez déjà compris, Frédérique est homosexuelle. Son coming out est d'ailleurs la seule chose qui a occasionné une fâcherie durable avec ses parents, plus particulièrement sa mère, heurtée dans ses convictions de catholique sicilienne. Mais là aussi, comme je l'ai évoqué plus haut, elle a évité tout attachement trop profond, comme si elle se défiait de la vie de couple...

Avait-elle ressenti, inconsciemment, que ses parents, apparemment sans histoire et qui s'entendaient bien, n'étaient pas si unis qu'il n'y paraissait. La famille de Frédérique n'était pas la plus expansive, question affection, sentiments... Mais de là à penser que ce couple marié depuis les années 50 pouvait avoir eu autant de tangage, que son père avait pu avoir une double vie de longues années durant, impossible ! Frédérique est tombée de haut en découvrant la photo, a mis 5 mois a en accepté la signification...

"Ce n'est pas le sang qui fait une famille. Ce sont les rituels", pense Frédérique dans l'une de ses conversations intérieures. Relire cette page 41 a posteriori est très surprenant, elle prend un sens tout à fait différent de la première lecture. "Mon père tenait aux rituels. Certainement parce qu'ils étaient son déguisement", conclue-t-elle le paragraphe. Elle n'imagine pas encore à quel point !

"L'Enfant de Calabre" est un roman sur la famille. Dans un sens très large, car pas forcément au sens biologique du terme. Oh, ne voyez pas d'allusion mafieuse dans cette phrase, certes, elle joue un court rôle dans le roman, mais, maillon essentiel de la trame romanesque, il n'en reste pas moins secondaire. Non, famille au sens des liens qui se créent entre être humains. Au sens de la fraternité, plutôt. Un sentiment qui peut s'établir, par exemple, lorsqu'un péril extrême, une guerre, disons, rapproche des humains, les unit pour toujours.

Si l'histoire de Frédérique est celle d'une fille cherchant à comprendre son père, c'est en fait au sein d'un groupe de frères, pour reprendre le titre d'un livre et d'une série consacrée à un régiment américain de la seconde guerre mondiale, que va se nouer l'intrigue. Dans la boue indochinoise, sous les bombardements, dans les camps de prisonniers traités à la dure. Une amitié si forte qu'elle va conditionner une vie. Des vies.

Dans un autre de ses soliloques mentaux, Frédérique avoue au fantôme de son père qu'elle a essayé d'écrire sur lui des années auparavant. Elle aurait, bien avant cette histoire de photo, voulu remonter la trace de ce père si discret, de Nice à la Calabre, en passant par l'Indochine. Une sorte de biographie qu'elle n'a pas osé réaliser. Elle n'a pas voulu confronter l'éventuelle réalité des faits au papa qu'elle s'était créé, comme tout enfant qui idéalise son père...

"C'est en cela que tu as fait de moi un écrivain avant même le premier mot écrit de mon premier roman. Tu es mon personnage de fiction originel, celui qui a inspiré tous les autres", lance-t-elle encore à son père défunt dans ce même chapitre. Il aura fallu découvrir le défaut de la cuirasse pour que cela lève les inhibitions, pour que cela ouvre les vannes... Là encore, fiction pure, auto-fiction ? C'est Frédérique, ou plutôt Catherine Locandro, qui a la réponse... Mais l'hommage au père, qu'il soit réel et/ou fictif, est d'une grande force et "l'Enfant de Calabre" est, au final, un roman bouleversant.

"Mon père, ce héros", nous dit Catherine Locandro...

Malgré tout, nous dit Frédérique...


samedi 19 janvier 2013

"L'école est sanctuaire autant que la chapelle" (Victor Hugo).

Si le roman historique est évidemment la plupart du temps le moyen de nous faire découvrir une époque qui n'est pas la nôtre, il est frappant de voir comme souvent, il nous parle de la société dans laquelle nous vivons... Comme tous les genres de l'imaginaire, que ce soit la fantasy ou la science-fiction, il y a des romans historiques qui se lisent au premier degré mais dans lesquels on peut avoir une seconde lecture, en allant entre les lignes. C'est mon cas avec le nouveau roman de l'écrivain vosgien Gilles Laporte, "Des fleurs à l'encre violette" (qui vient de sortir en grand format aux Presses de la Cité). Un livre qui nous emmène dans les Vosges, justement, sous la IIIème République, époque à laquelle la culture française de l'affrontement atteignit des sommets, ce qui ne sera pas, on le verra, sans rappeler des évènements survenus bien plus récemment.


Couverture Des fleurs à l'encre violette


"Des fleurs à l'encre violette", c'est un demi-siècle d'Histoire et d'histoires, d'évènements mémorables et de vie quotidienne, entre 1873 et 1923, vu à travers le destin d'une modeste famille vosgienne, les Delhuis. Une vie loin de l'aisance de la grande bourgeoisie mais globalement heureuse, malgré les aléas que l'existence prend un malin plaisir à poser sur nos chemins...

Une famille Delhuis que va rejoindre Rose-Victoire, par alliance. Mais une alliance trop tardive aux yeux de son père, le très catholique et très conservateur Honoré Dieudonné, maire d'Aydoilles, aux idées monarchistes revendiquées haut et fort. Lorsque sa fille tombe enceinte d'un cantonnier, Aimé Delhuis, ce peu sympathique édile la chasse purement et simplement... "Mettre Pâques avant les Rameaux", pour reprendre une expression citée dans le roman, comprenez avoir consommé avant le mariage, est quelque chose d'inacceptable pour cet homme d'une rigidité morale à toute épreuve.

Heureusement pour la jeune femme, Aimé est sincèrement épris d'elle et il est tout aussi heureux de cet heureux évènement, malgré l'embarras qu'il leur cause. Et les parents d'Aimé, Justin et Hermance, qui vivent dans une commune voisine d'Aydoilles, à quelques lieues à peine, vont en outre se montrer plus compréhensifs envers les deux tourtereaux. Ils vont même accueillir Rose-Victoire chez eux comme si elle était leur propre fille.

Toutefois, les Delhuis doivent aussi éviter que le scandale retombe sur leur foyer et, pour échapper à la rancune tenace d'Honoré Dieudonné, ils vont devoir faire un choix. Prendre une décision qui leur coûte énormément : séparer, certes provisoirement, mais tout de même pour un certain temps, le couple qui, tout sincère qu'il soit, reste illégitime aux yeux de la société de l'époque...

Et, pour ce faire, tandis que Rose-Victoire mènera sa grossesse à terme dans sa future belle-famille, Aimé, lui, ira s'aguerrir, au sens propre du terme, dans ces lointaines colonies d'Asie où la République naissante essaye d'asseoir son autorité par les armes. Une séparation difficile, pas seulement à cause de l'éloignement, mais aussi à cause du réel danger que va encourir Aimé au Tonkin...

C'est au cours de cette période de séparation, qui va durer plus de 5 ans, alors qu'elle élève seule, soutenue par son oncle, sa tante et ses beaux-parents, un petit Victor, né en l'absence de son père, que Rose-Victoire va avoir une révélation : le Vosgien Jules Ferry vient de promulguer la loi sur l'enseignement public, gratuit, laïque et obligatoire, provoquant l'ire de la hiérarchie catholique et du camp conservateur ; alors, c'est décidé, elle sera institutrice !

Hélas, jamais Rose-Victoire ne pourra mener ce rêve à bien. Au retour d'Aimé du Tonkin, devenu Indochine, le couple, cette fois légitimement uni devant les hommes, à défaut de l'être devant Dieu, va s'installer au bord de la Moselle. Lui reprend ses activités de cantonnier et elle devient éclusière, à l'écluse 23, située sur la commune d'Igney (commune que Gilles Laporte connaît très bien,d'ailleurs...). Là, ils vont donner naissance à un deuxième fils, Clément, et couler des jours plutôt heureux et calme, même si, de temps en temps, les conflits avec la famille de Rose-Victoire se rappellent à eux...

Les Delhuis ont donc deux fils. Deux garçons dont le destin sera aussi différent que les conditions de naissance. Si Clément suivra, sans le savoir, la voie tracée par sa mère, accomplissant son rêve d'enseigner en intégrant l'école Normale, Victor va littéralement renié sa famille. Epousant une aristocrate nancéienne, rencontrée alors qu'il s'y préparait à devenir ingénieur, Victor va embrasser, en même temps que son épouse, la classe sociale et les idées conservatrices de sa belle-famille. Au point de se couper complètement de ses parents et grands-parents, au point de ne presque plus donner signe de vie, au point de montrer, lors de ses rares apparitions auprès d'eux, un terrifiant mépris...

Lorsque Clément sera enrôlé pour combattre les Prussiens en 1914, Victor, profitant sans doute de ses appuis familiaux, se dégotera un poste bien  planqué, bien au chaud à l'arrière, sans vergogne, sans même montrer la moindre inquiétude pour son cadet, placé en première ligne... Sans doute est-ce là que la vie se montrera la plus injuste envers la famille Delhuis. Alors que Clément sortira détruit de la grande boucherie, blessé, handicapé, on imagine que Victor, lui, poursuivra encore longtemps son existence prospère, accumulant les symboles de réussite sociale...

Sous le regard de parents et grands-parents profondément blessés de cette situation, nous suivrons non pas le destin parallèle des deux frères, mais la vie pénible et pourtant pleine de joie de Clément, comme quand il s'initie à la lutherie, à Mirecourt, alors qu'il est à l'école Normale, et qu'il travaille à la fabrication du violon qui lui servira ensuite à enseigner la musique à ses élèves. Victor, lui, s'efface du roman comme il s'efface de la vie des Delhuis. Et c'est presque dommage, car on aurait pu apprécier d'assister au spectacle de sa compromission croissante avec les classes bourgeoises et aristocratiques social-traîtres...

Oui, je force un peu le trait, on va y revenir... Avant cela, sachez que j'ai retrouvé dans ces "fleurs à l'encre violette" que l'on voit fleurir à plusieurs reprises au cours du roman, symbole aux significations multiples, mais avant tout preuve de l'accès de tous à l'école, ce que j'avais aimé dans les précédents romans de Gilles Laporte, "La Fontaine de Gérémoy" et "Cantate de Cristal". Ce mélange toujours très intéressant entre la relation de la vie quotidienne du peuple, des petites gens, et les évènements mémorables qui viennent bousculer leur existence, de près ou de loin.

Ici, on l'aura compris, c'est surtout le contexte politique de cette période qui va influer sur la vie des Delhuis. En 1873, lorsque le roman commence, la France se remet péniblement de la guerre contre la Prusse qui l'a amputée d'une partie de son territoire, ainsi que de la Commune de Paris qui a fait souffler un vent révolutionnaire sur sa capitale... Thiers, sorti vainqueur du bras de fer avec la violence que l'on sait, n'est pas vraiment l'homme fort du pays et rien ne dit que la République va s'imposer. Beaucoup, à l'image d'Honoré Dieudonné, voient un retour plus que possible, souhaitable, à leurs yeux, à la monarchie...

C'est cette valse-hésitation qui explique sans doute ma radicalisation des deux camps politiques qui vont alors se dégager et s'affronter sans merci, comme on sait si bien le faire dans notre beau pays... D'un côté, les conservateurs catholiques, soutenue par une Eglise de France encore puissante ; de l'autre, les Républicains, laïques pour ne pas dire athées, et progressistes... Un conflit violent que l'on retrouve jusque dans la vie quotidienne des Delhuis, Rose-Victoire en étant le pivot, "coincée" qu'elle est, elle, l'idéaliste proche des idées républicaines, entre un père monarchiste fanatique et un fils, Victor, qui ne jurera toute sa vie d'adulte que sur l'ascension sociale à tout prix...

Mais, si je ne remets pas en cause la violence des évènements qui ont marqué ces années-là, j'ai été un peu plus dérangé, en tant que lecteur, par le manichéisme et le parti-pris de l'auteur que j'ai ressenti dans ce livre. Gilles Laporte m'a surpris par la virulence de ses engagements, de ses critiques envers le camp conservateur. Je crois pouvoir dire que je connais Gilles, que nous sommes amis. Je sais de quel côté penche ses idées et son coeur. Mais tout de même, j'ai trouvé qu'il y allait fort, là, bien loin de l'esprit qui soufflait sur ses précédents livres.

Comme s'il avait puisé dans ses engagements d'aujourd'hui, ou plutôt de 2012, année d'écriture de ce roman,  dans cet affrontement venimeux entre droite et gauche et dont le pays ne sort pas grandi, je trouve, cette verve vindicative qu'on trouve à plusieurs moments dans "Des fleurs à l'encre violette". Oui, j'ai eu par instants l'impression de lire un manifeste sur les débats actuels qui secouent notre société contemporaine, choisissez mon camp, camarades, et, indépendamment des idées, cela m'a dérangé dans ma lecture.

Plus encore à cause de ce manichéisme, lui aussi ressenti à plusieurs moments. Si un camp est sans cesse vilipendé, souvent à juste titre, puisque la colère de Gilles, disons-le, repose aussi sur des faits, je l'ai en revanche trouvé bien moins acerbe avec l'autre camp, y compris, par exemple, avec la politique de colonisation du cabinet Ferry. Idem pour la Franc-Maçonnerie, qui intervient à la fin du roman, comme une sorte de consécration des idéaux de Clément. On la voit décrite, et je ne le nie pas, comme un outil de diffusion des idées progressistes et sociales, mais jamais comme un système idéologique cherchant le pouvoir... Rose-Victoire et Aimé m'ont paru tout aussi méritant, pourtant, jamais les Maçons ne sont venus frapper à la porte de l'éclusière et du cantonnier pour les coopter...

Enfin, bref, ce ne sont que quelques bémols tout à fait personnels, nés de mon désenchantement global pour la politique et de la défiance presque naturelle que j'ai pour les politiciens de tous poils... Ils sont néanmoins insuffisants pour remettre en cause le plaisir que j'ai pu avoir dans cette lecture à retrouver les descriptions de la vie quoitidienne dans les Vosges au tournant des XIXème et XXème siècle.

La joie de retrouver des lieux que je connais bien, pour avoir passé quelques années magnifiques dans ce département. Mais, qui dit vie quotidienne, dit forcément joies et peines... Qu'elles soient familiales, mariages, décès, collectivesn comme ces fêtes nationales où l'on oublie tout, ou qu'elles soient liées à des évènements extérieurs.

Deux de ces évènements ressortent de ce roman. Bien sûr, la Première Guerre Mondiale, que j'ai évoquée plus haut, pour parler de la mobilisation de Clément et sa participation aux combats. Les Vosges furent un des premiers champs de bataille du conflit. Le son du canon, jamais silencieux bien longtemps, m'a rappelé son omniprésence dans "les Ames Grises", de Philippe Claudel. L'étonnante impression que la vie continue malgré la proximité chaque jour plus prégnante des combats...

Une guerre qui, par la suite, s'étendra à toute la Lorraine, Verdun en étant le point d'orgue immonde, à tout le Grand-Est et le Nord de la France... Toutes ces régions où les stigmates de ce massacre restent visibles pour nous rappeler qu'il n'y a pas de gloire à retirer des guerres, juste du malheur. L'occasion aussi, pour Gilles Laporte, de nous rappeler que Vittel, pendant cette guerre, quitta en partie sa fonction de cité thermale en vogue pour devenir un véritable hôpital de campagne...

Et puis, le second évènement frappant dans "Des fleurs à l'encre violette", c'est la catastrophe de Bouzey, en 1895. Difficile, je crois, de mesurer l'impact, la violence d'une telle catastrophe sur une région, sur ses habitants, sur un pays, même, car la presse, en plein essor à cette époque, se fit l'écho largement de ce drame et suscita d'ailleurs un élan de solidarité assez inédit. Aujourd'hui, on a en tête les images qui tournent en boucle sous nos yeux des attentats du 11 septembre ou des tsunamis asiatiques...

Mais, en cette fin de siècle, mettons-nous à la place de ces gens, souvent des gens modestes, qui plus est, qui, au mieux, ont survécu en ayant tout perdu. Ce cataclysme a dû traumatiser même les plus solides, les plus courageux ! Aimé, qui a connu la guerre et ses horreurs en Asie, n'en est pas moins bouleversé. Et le talent de Gilles Laporte est de nous rendre ce drame visible, d'y insuffler une grande empathie, en plus des descriptions terribles qu'il fait des conséquences de la rupture de la digue...

Au-delà des faits, Gilles Laporte nous montre aussi les séquelles terribles sur les survivants, au travers du personnage d'Ernest, l'oncle de Rose-Victoire, chez qui elle se réfugia d'abord après avoir été chassée d'Aydoilles par son père. Une vie effacée en quelques secondes, une vie impossible à reconstruire, une vie et un homme en ruines, littéralement, qui ne se remettra jamais vraiment des pertes subies, et avant tout, celle de sa femme, bien sûr, tante Lucie, engloutie par la vague géante...

Un dernier personnage sur lequel je souhaite m'arrêter : le Tusse. Né handicapé, suite à un accouchement difficile, c'est, et je le dis sans aucun dédain, l'idiot du village d'Aydoilles... Un personnage tout droit sorti "des Misérables", à la fois bouc-émissaire qui va subir les foudres de Dieudonné qu'il ne peut pas lancer sur les Delhuis, mais aussi espèce de héros romantique, possiblement condamné au bagne à tort (à noter que la phrase qui sert de titre à ce billet est issue d'un texte écrit par Hugo au retour de la visite d'un bagne ; elle est en exergue du roman dont nous parlons), revenu torturé (mentalement, j'entends) de cette expérience atroce, incarnant à la fois toute l'injustice de ce bas-monde et pourtant, terrible paradoxe quand la vérité sur son cas sera révélée...

Personnage secondaire, le Tusse va pourtant avoir un rôle capital, bien malgré lui, instrument d'une réconciliation tardive, trop tardive, entre Rose-Victoire et son père. Mais ne nous y trompons pas, même posthume, ce pardon (un pardon laïque, hein, j'nsiste ^^) a une valeur fondamentale aux yeux des personnages, de leur créateur, Gilles Laporte, et de tous ceux qui croient à la rédemption, quelle que soit la forme qu'elle prenne.

Alors, vous l'aurez compris, "Des fleurs à l'encre violette" ne m'a pas bouleversé comme avaient pu le faire les deux précédents livres de Gilles Laporte. Pour autant, ça reste du Gilles Laporte pur sucre et, si vous vous êtes déjà plongé dans un de ses romans et que vous avez aimé ça, alors vous devriez vous y retrouver ici aussi. De la belle ouvrage, très bien documentée et qui montre la richesse et la diversité de la culture lorraine et de celle des Vosges plus particulièrement.

Et je vais terminer avec une information indirectement lié à ce roman. Il y a quelques années, Gilles Laporte avait publié auprès de la maison d'éditions ESKA un livre formidable, passionnant, "le roman de Julie-Victoire Daubié, première bachelière de France", une biographie romanesque où l'école tient un rôle majeur, évidemment. Ce roman était devenu introuvable et comme Gilles Laporte a ensuite changé d'éditeur, un nouveau tirage ne semblait pas envisagé (envisageable ?).

Et, en ouvrant "Des fleurs à l'encre violette", je découvre que ce livre vient d'être publié à nouveau, agrémenté d'une préface du président du Conseil Constitutionnel, Jean-Louis Debré, toujours aux éditions ESKA... Je ne pouvais manquer de partager cette nouvelle avec vous et vous conseiller chaudement la lecture de ce roman vrai, le récit de la vie incroyable de celle qui fut la première femme à obtenir le baccalauréat, en 1861.


dimanche 13 janvier 2013

Dans la chaleur de la nuit arctique.

Vous allez peut-être trouver ce titre un peu paradoxal, mais en fait, je n'ai fait qu'aménager un peu le titre d'un célèbre film de Norman Jewison, avec Sidney Poitier et Rod Steiger, dont les thématiques sont proches de celles du roman dont nous allons parler, avec, c'est vrai, un bel oxymore à la clé. Un polar qui va nous dépayser, puisqu'il va nous emmener en Laponie, territoire partagé entre la Norvège, la Suède, la Finlande et même la Russie. Ce territoire immense et sa population, les Samis, dernière population aborigène d'Europe, sont au coeur du roman du journaliste Olivier Truc (correspondant à Stockholm du Monde et du Point) "le Dernier Lapon", publié en grand format aux éditions Métailié. Un polar qui nous en apprend beaucoup sur ce peuple écartelé entre traditions et modernité, entre nomadisme et sédentarisation, un peuple malmené aussi par la géopolitique de la région, qui les a considéré comme la cinquième roue du carrosse.


Couverture Le Dernier Lapon


C'est le début de l'année et la fin d'une nuit qui a duré 40 jours, à Kautokeino, commune de l'extrême-nord de la Norvège, dans le comté de Finnmark. La ville se prépare à accueillir une réunion consacrée à la situation des peuples autochtones, sous l'égide de l'ONU. A cette occasion, le musée local doit exposer un objet tout à fait remarquable : un tambour de chaman sami. Un pièce extrêmement rare, puisqu'on en recense 71 à travers le monde et qu'aucun d'entre eux ne se trouve sur le sol lapon.

Ce tambour même vient d'ailleurs seulement de retrouver son sol natal après 70 ans passés en France. Il avait en effet été offert par un guide sami à Henry Mons, un des compagnons de Paul-Emile Victor lors de son expédition polaire, en 1939. Aujourd'hui très âgé, Mons a choisi, après d'insistantes sollicitations anonymes, de rendre gratuitement le tambour à son peuple d'origine en en faisant don au musée de Kautokeino.

Mais, catastrophe, dans ces dernières heures de nuit arctique, alors qu'on attend le retour du soleil pour quelques instants le lendemain, la porte du musée est brisée et le tambour volé... La police locale est aussitôt contactée et, avec elle, la "Police des Rennes", cette unité assez particulière, dont la juridiction est transnationale et qui est chargée de gérer les contentieux entre éleveurs de rennes lapons. Car, en Laponie, cet élevage est la principale activité de la communauté sami, dont les éleveurs sont un peu les aristocrates.

Toutes les forces possibles sont donc mobilisées car ce vol tombe très mal, non seulement parce que le tambour devait être le clou de la réunion de l'ONU, mais aussi parce que la situation est très sensible dans la ville entre membres de la communauté sami et le reste de la population locale, de souche scandinave. Ajoutez à cela la colère de la communauté luthérienne locale, qui voit d'un mauvais oeil le retour de ce tambour, synonyme, à ses yeux, d'un possible retour à des pratiques païennes, diaboliques, même.

Il faut, à ce stade, expliquer que Kautokeino est une ville particulière : c'est une commune norvégienne comme toutes les autres, mais c'est aussi une ville sami, avec des droits particuliers, comme celui de pratiquer la langue sami y compris dans les démarches administratives. Les Lapons y sont majoritaires, mais les postes de pouvoir sont tenus par des Scandinaves.

Et les tensions politiques sont de plus en plus fortes. Les droits particuliers attribués à la communauté sami sont de plus en plus contestés, en particulier par un courant populiste qui, comme dans une grande partie de l'Europe, a le vent en poupe en Suède comme en Norvège... Appelons un chat, un chat, le racisme visant les Lapons, considérés, bien souvent, comme primitive, au sens le plus péjoratif du terme, est en plein essor, y compris à Kautokeino.

Idéologie, religion... Cocktail détonant qui ne dit rien qui vaille... L'enquête sur le vol de tambour piétine, peu d'indices tangibles, peu de témoignages viables et même pas la moindre description de l'objet, qui n'avait pas encore été sorti de sa caisse et donc pas même photographié... La piste la plus logique est celle d'un Lapon qui aurait pu vouloir redonner vie à ce tambour, au cours de pratiques chamaniques clandestines...

Alors, voilà pourquoi le chef de la police de Kautokeino a fait appel aussi à l'équipe P9 de la "Police des Rennes". Un duo constitue cette patrouille : Nango Klemet, la cinquantaine, issu de la communauté sami mais formé aux techniques policières en Suède, où il a travaillé pour le groupe Palme, constitué pour enquêter sur l'assassinat de l'ancien premier ministre suédois, Olof Palme ; à ses côtés, Nina Nansen, jeune suédoise, débutante dans la police et mutée dans le grand nord et dans la "Police des Rennes" en vertu du "quota suédois" qui la compose en partie. Précisons que Klemet est méprisé par les Scandinaves pour ses origines et considéré comme un collabo par les Samis, c'est dire que sa tâche est ardue...

Pour Klemet, s'il y a un homme à Kautokeino qui pourrait avoir imaginé ressusciter les pratiques chamaniques d'antan, ce ne peut être que Mattis, un des éleveurs de rennes du coin, dont le père et le grand-père avant eux, se prétendaient justement chamans. Mattis est un petit éleveur qui tire le diable par la queue et a très mauvaise réputation aux alentours. On lui reproche de ne pas surveiller suffisamment son troupeau, qui franchit les limites de son territoire et se mêle régulièrement à ceux de ses voisins, entraînant des palabres et des démarches administratives interminables.

C'est d'ailleurs à ce sujet que Klemet et Nina ont rencontré Mattis le jour de la découverte du vol du tambour. Ils sont venus le voir dans son "gumpi", sorte de tipi traditionnel sami, dans lequel règne un désordre inouï... Mattis, lui, comme le plus souvent, est en état d'ébriété avancée et pas franchement préoccupé par la plainte de son puissant voisin, Johan Henrik... Ce que ne savent pas encore les deux policiers, c'est que c'est la dernière fois qu'ils verront Mattis vivant.

En effet, le lendemain, le corps de l'éleveur est découvert sans vie devant son gumpi. Mattis a été poignardé, mais l'état de son cadavre laisse à penser qu'il a été torturé. Pire encore : on lui a coupé les oreilles et elles ont disparu... Des actes très inhabituels dans une région où les crimes et délits se limitent la plupart du temps à des débordements entre éleveurs mécontents ou à des bagarres consécutives à des abus d'alcool, le fléau local.

Alors, qui a pu ainsi assassiner Mattis ? Et pourquoi ? Et si le ou les tueurs avaient essayé de faire parler l'éleveur avant de le tuer, par exemple pour lui faire avouer où se trouve le tambour volé ? Une hypothèse qui plaît bien à Nina et Klemet, qui sont tentés, même sans élément clair attestant cette piste, de relier la mort de l'éleveur et le vol du tambour sami.

Une thèse qui convient beaucoup moins aux autres policiers. Leur chef, surnommé le Shérif, voudrait leur faire confiance, mais pas sans élément tangible, tandis que Brattsen, flic raciste, proche des mouvances populistes locales, et qui se verrait bien chef de la police à la place du chef de la police, refuse cela, considérant les membres de la patrouilles P9 comme des flics d'opérette.

Pourtant, consciencieusement, Nina et Klemet poursuivent leur enquête. Doublement, auprès des éleveurs, d'abord, les plus en vue, comme Henrik, évoqué plus haut, ou comme le vieil Olsen, maire de Kautokeino et pas le plus sympathique des éleveurs locaux... Ils vont aussi entrer en contact avec Aslak, un éleveur qui a choisit de rejeter la modernité pour conserver le mode de vie traditionnel des éleveurs sami. Aslak se déplace encore à skis, pas en scooter des neiges ou en hélicoptère, comme certains éleveurs les plus riches, se guidant grâce à son incroyable connaissance du terrain et non grâce à un GPS, etc.

Aslak, considéré par les détracteurs des Sami comme un sauvage, est un homme quasi légendaire à Kautokeino. On dit qu'il aurait même un jour tué un loup qui allait l'attaquer en se jetant sur lui et en enfonçant son bras dans sa gueule... Une légende, je vous dis ! Mais pas le plus bavard des interlocuteurs. Une aura mystérieuse l'entoure même, presque dérangeante, pour la jeune Nina, pas habituée à se confronter à de tels personnages...

A côté de cela, les deux policiers essayent de retracer l'histoire du tambour volé, que personne ne semble connaître... Il ne fait pas partie des instruments traditionnels recensés dans le monde, alors, sa provenance pose question. Est-il authentique ? Son retour au Finnmark peut-il justifier un assassinat sordide ? Pour essayer de comprendre, Klemet va faire appel à son oncle, Nils Ante, une des mémoires de la communauté sami, qui a une connaissance encyclopédique des fameux joïks, ces chants traditionnels sami. Nina, elle, va aller rencontrer à Paris Henry Mons pour que le vieil homme lui donne le plus de renseignements possibles sur le tambour lui-même et sur l'expédition de 1939 au cours de laquelle l'objet lui a été offert...

Mais cela ne suffit pas encore à trouver des indices fiables, et la situation politique rend la position de la patrouille P9 bien précaire... Klemet et Nina risque même de se voir retirer l'enquête dans les jours qui viennent, alors qu'ils sont les policiers les plus motivés sur le coup... Le temps presse, car les pouvoirs politiques nationaux comme locaux voudraient voir l'affaire réglée avant l'ouverture de la réunion de l'ONU à Kautokeino...

Pendant ce temps, d'autres évènements à prendre au sérieux se déroulent dans la région. L'inquiétant Racagnal, un géologue français aux méthodes assez violentes et aux tendances pédophiles à peine voilées, a débarqué à Kautokeino. Et le voilà en quête d'un des plus puissants mythes locaux qui fait depuis des siècles l'objet d'une terrible malédiction, selon la culture locale...

Emmenant, de force, Aslak avec lui, le Sami étant le meilleur guide local, Racagnal va prospecter dans la région, malgré les interdictions internationales protégeant ce territoire qui doit rester vierge... La cupidité, la soif de pouvoir aussi, vont alimenter son caractère violent et déterminé... Le Français, et les ambitions de ses commanditaires, ont de quoi ajouter à la confusion ambiante à Kautokeino, où l'on peine vraiment à mettre au jour la vérité sur les évènements, tandis que, petit à petit, le jour grignote l'interminable nuit...

Même si "le dernier Lapon" est présenté comme un thriller, on est plus dans un rythme et une trame de polar, pas forcément hyper originale dans le fond mais qui vaut la lecture par son cadre, ses décors et la culture ancestrale qu'ils nous permet de découvrir. Et puis, il faut imaginer une enquête qui se déroule sur un territoire immense, à cheval sur 3 pays (la partie russe est à part). Rien que la commune de Kautokeino a une superficie équivalent à celle du Liban tout entier ! Forcément, ça peut sembler diluer l'action, mais ce temps, ces distances, cette atmosphère bizarre de ces journées presque totalement nocturnes, tout cela contribue à l'ambiance très spéciale de ce roman.

Le duo Klemet/Nina fonctionne bien, l'expérimenté taciturne et blasé, avec la jeune plus expansive et encore idéaliste. Leur tandem qui vient de se former, va s'accorder au cours de leur enquête pour aboutir à une forme de complicité professionnelle qui va les aider considérablement dans leur enquête. Malgré leurs différences, malgré la méfiance initiale qu'ils ressentent l'un pour l'autre, malgré l'impression que Klemet cahce des choses à Nina, ils vont s'accorder. Lui va initier la jeune femme à la fois à la vie au sein de "la Police des Rennes" et à cette culture sami dont elle ignore tout.

En bon journaliste qu'il est, Olivier Truc nous offre un roman très documenté qui nous emmène au coeur de l'histoire, de la géographie, de la culture, de la sociologie de cette civilisation que l'on connaît finalement très mal, voire qu'on caricature. Le passé va jour aussi un rôle important dans cette histoire, à commencer par cette fameuse expédition de 1939, qui rappelle que la Laponie est un territoire qui a été exploré très récemment, bien que colonisé depuis plusieurs siècles.

Peut-être certains reprocheront-ils un certain manichéisme à ce polar, mais je pense que le clivage gentils/méchants, pour faire simple, était nécessaire, car il s'agit de bien expliquer les enjeux actuels qui pèsent sur ce territoire immense et sur la population qui y vit encore selon des codes qui lui appartiennent et qu'on voudrait acculturer sans doute contre leur volonté.

Un dernier point, c'est ce personnage d'Aslak, fondamental dans ce récit bien qu'il y soit au final assez peu présent. C'est lui, "le dernier  Lapon", ce n'est pas révéler quoi que ce soit de l'intrigue de dire cela. Aslak a conservé contre vents et tempêtes de neige le mode de vie de ses ancêtres, ce lien puissant, tant charnel que spirituel avec une nature tellement hostile à la vie humaine et un incroyable respect pour elle. Il vit au rythme de cette nature, se plie à ses règles, alors que la grande majorité de ses congénères ont choisi de se sédentariser et ont fait entrer la modernité dans leur vie, tout comme, auparavant, ils avaient accepté (certes, sous la contrainte et la force) la religion des colons.

Aslak n'a pas l'éducation, la science, les moyens du monde qui l'entoure, dont il est encore déconnecté, mais il fait corps avec ce territoire, ressent les choses d'instinct, s'adapte à toutes les situations. Son ennemi, ce n'est ni le froid, omniprésent, ni les intempéries, ni le relief et ses pièges, crevasses, pentes, ni les distances à parcourir aux côtés des troupeaux, parfois insensés, surtout pour un homme à skis... L'homme de la toundra est rude, dur au mal et sa mémoire, elle, est intacte !

Amateurs de thrillers à sensations fortes et rythmes de folie, vous risquez de ne pas vous y retrouver. Mais moi, j'ai énormément apprécié ce roman qui m'a donné envie d'approfondir mes connaissances sur la civilisation Sami, pour utiliser le terme précis. Et, si ce billet a également titillé votre curiosité, je vais l'achever  avec un bonus, en quelque sorte : une longue et très intéressante interview d'Olivier Truc, qui apportera quelques éléments supplémentaires à ce que j'ai pu dire, ce qui devrait finir de vous convaincre de lire "le Dernier Lapon".


jeudi 10 janvier 2013

"Je suis ton père !" (Dark Vador).

Que les fans de SF soient prévenus, c'est d'un thriller dont nous allons parler. Mais comme la paternité est au coeur de ce roman, et pas sous ses meilleurs aspects, c'est cette phrase mythique du cinéma qui m'est venu à l'esprit pour intituler ce billet. Mais c'est aussi un moment d'émotion pour moi, si, si, puisqu' Zoran Drvenkar est un peu le parrain de ce blog, son roman "Sorry" (désormais disponible au Livre de Poche) ayant été l'objet de la toute première chronique mise en ligne ici... Souvenirs, souvenirs... Revoici cet auteur allemand d'origine croate, révélation européenne de ces dernières années dans le domaine du thriller, avec un second roman, "Toi", publié en grand format par les éditions Sonatine. Un roman qui, dans la forme comme dans le fond, devrait en désarçonner certains, en surprendre d'autres... Mais, waouh, quel livre !


Couverture Toi


En novembre 1995, une tempête de neige soudaine paralyse une partie de l'Allemagne. Conséquence, des autoroutes bloquées, des embouteillages monstres, des files interminables de voitures immobilisées au milieu de nulle part... C'est au court de cette soirée de sinistre mémoire qu'un évènement terrible va se produire. Un des automobiliste ainsi coincé sur une des autoroutes enneigées sort de sa voiture, dans le froid, la nuit, la neige et, entrant dans les voitures qui le suivent, laisse derrière lui 26 cadavres. Des personnes seules, tuées à mains nues, sans raison...

Surnommé "le Voyageur", ce tueur inclassable va réapparaître à intervalles réguliers, de manière tout à fait imprévisibles, agissant à chaque fois dans des lieux improbables, mais laissant toujours derrière lui des dizaines de morts, toujours tués à mains nues, toujours sans mobile apparent pouvant expliquer un tel déchaînement de violence, et laissant une masse d'indices et d'empreintes que la police ne parvient à relier à aucun suspect... La légende de ce tueur atypique est en marche...

De nos jours, à Berlin, 5 adolescentes, unies comme les doigts de la main, vivent une vie d'ado traditionnelle, entre loisirs, garçons, découvertes de la sexualité, transgression des interdits, rébellion vis-à-vis des parents, rites de passage, etc. Il y a Stinke, de son vrai prénom Isabell, surnommée Stinke à la fois parce qu'elle sent toujours bon et parce qu'elle est un râleuse invétérée... Il y a Schnappi, le petit format de la bande, aux origines vietnamiennes, sujette aux rêves éveillés pas vraiment prémonitoire... Il y a Rute, la seule issue d'un milieu aisé, peut-être la plus mature... Il y a Vanessa, surnommée Nessi, la plus ingénue, semble-t-il, et pourtant, qui découvre au début du roman qu'elle est enceinte...

Enfin, il y a Taja. C'est celle que l'on découvre le plus tardivement, celle qu'on va aussi voir le moins souvent et pourtant, elle est la clé de toute cette histoire. C'est sa situation qui sera le véritable point de départ de "Toi" et des drames que le roman de Drvenkar va retracer. Car la vie de Taja vient de basculer irrémédiablement avec la mort de son père, Oskar. Une mort soudaine, lors d'une dispute, raconte-t-elle, qui a plongé l'adolescente dans un profond désespoir.

Lorsque ses copines la découvre, quelques jours après la mort, c'est le spectre de Taja qu'elles ont devant elle. Leur amie est méconnaissable et il va falloir toute l'amitié des 4 autres jeunes filles pour la remettre sur pied le plus rapidement possible. Une situation pas évidente du tout à gérer des pour des adolescentes certes plutôt indépendantes, mais qui se retrouvent là face à des responsabilités et des situations auxquelles même des adultes n'apprécieraient guère d'être confrontés...

En effet, bien vite, Stinke, Schnappi, Rute et Nessi comprennent, à travers ce qu'elle voient chez Taja et ce que celle-ci leur raconte, que le danger risque de surgir bien vite si elles restent là. Un danger qui s'appelle Ragnar. Le frère d'Oskar et donc l'oncle de Taja. Un personnage tout sauf recommandable et un tantinet porté sur la violence, comme nous allons rapidement le constater...

La seule solution qui semble viable à notre Club des Cinq (moins sage et propret que celui d'Enid Blyton, et qui n'a même pas de Dagobert avec lui), c'est la fuite, pour échapper à la colère de Ragnar qui ne manquera pas d'éclater, elles en sont sûres, lorsqu'il découvrira à son tour la mort de son frère. Mais où aller et comment s'enfuit quand on a 16 ans, qu'on est déluré, certes, mais aussi un peu naïf, comme on l'est à cet âge-là ?

Taja, elle, ne songe qu'à une chose, partir en Norvège, d'où est originaire sa famille et où doit encore vivre sa mère, pense-t-elle, une mère que Oskar avait effacée de la vie de la jeune fille jusqu'à ces derniers jours... C'est d'ailleurs la Norvège et ces liens familiaux, ravivés brusquement par un coup de téléphone, qui ont provoqué la dispute fatale entre Taja et son père. Taja désirerait plus que tout retrouver le lieu où elle a passé les premiers moment de sa jeune vie. L'Hôtel de la Plage, un hôtel bâti au bord d'un fjord donc pas du tout près d'une plage mais en surplomb des rochers, à deux pas de l'eau, dans un coin perdu... Reste que ce rêve ne se trouve pas la porte à côté...

Prenant une des voitures ayant appartenu à feu Oskar, les 5 demoiselles s'embarquent donc pour un road-trip qui s'annonce bien délicat, tant les talents de conductrice de Nessie, la seule qui a un peu d'expérience au volant, paraissent précaires... Et pourtant, le temps presse, Ragnar a mis toute son équipe sur le pied de guerre, y compris son fils, Darian, qu'il a déjà mis au parfum de ses "affaires", avec un rôle, pour le moment, en bas de l'échelle, afin de retrouver Taja et ses copines.

La course-poursuite s'engage, presque absurde, entre des criminels chevronnés et cinq oies blanches, presque insouciantes, persuadées que la distance suffira à les protéger, ignorantes de toutes ces ressources technologiques modernes qui font qu'avec des moyens, et Ragnar en a à profusion, il est désormais bien difficile de disparaître.

Lorsqu'elles prendront conscience de cela, il sera déjà trop tard, et, même si les filles se découvrent des ressources inédites pour échapper à leurs poursuivants, ce ne sera jamais sans y laisser des plumes et plus que cela encore. Leur ingéniosité sur le tas ne peut compenser leurs erreurs initiales et leur naïveté, qui serait touchante sans le danger effroyable qu'elle leur fait courir.

Malgré tout, c'est bien en Norvège que toute l'histoire va se dénouer, sans que personne n'en sorte indemne. D'autant que, sur leur chemin, demoiselles et poursuivants vont croiser les pas du Voyageur, inactif depuis des années... Mais, comme Drvenkar n'est pas à un paradoxe près, ce dénouement norvégien, s'il laissera des traces chez tous ses acteurs, et pas des plus agréables, va leur apporter un certain apaisement, un certain soulagement pourtant terriblement douloureux...

Vous l'aurez compris, j'ai esquissé l'histoire de "Toi", parce que la construction narrative de Drvenkar mérite qu'on laisse pas mal de choses dans l'ombre pour ceux qui souhaiteraient s'y attaquer ensuite. Donc, je vais rester discret sur un certain nombre d'éléments clés du récit, en particulier sur ce qui pousse les différents personnages à agir de cette manière...

Mais, "Toi" est aussi un roman riche par l'irruption de la vérité, et même de différentes vérités, dans une mer de mensonges, en actions comme en omissions. Je pense en particulier à une révélation très forte qui arrive à l'orée de la dernière partie du livre et qui donne un éclairage bien différents à tous les évènements traversés jusque-là et va lourdement influer sur le dénouement. Là encore, pas de détails supplémentaires, je ne fais qu'aiguiser la curiosité... Mais sachez que j'en suis resté comme deux ronds de flan, moi qui cherchait depuis le début des manières différentes de régler le différend au coeur du roman...

Pour autant, je ne peux pas en rester là, il reste des choses à vous dire sur le livre sans trop en dévoiler. A commencer par une originalité, pas inédite, ce n'est pas la première fois, personnellement, que je la rencontre, mais qui donne une force incroyable à "Toi" et qui vient instiller une sensation étrange, celle de la culpabilité, thème cher à Drvenkar, on le sait depuis "Sorry".

Cette particularité, c'est le tutoiement employé par le narrateur tout au long du livre. Chaque chapitre porte le nom du personnage qui en est l'acteur principal et, à chaque fois, ce narrateur mystérieux, presque divin tant il semble tout connaître d'eux, de leurs gestes comme de leurs pensées profondes, tutoie l'intéressé. C'est vrai que cela surprend, au début, qu'il faut un temps d'adaptation parce que ce procédé est loin d'être habituel, qu'il peut déstabiliser le lecteur, mais c'est aussi ce qui fait son sel, son originalité et sa puissance, je trouve. Alors, accrochez-vous, si vous trouvez cela dérangeant, c'est sans doute fait exprès.

Mais, comme je l'annonçais en préambule, avec ce titre sorti de "La Guerre des Etoiles", il y a une thématique qui sous-tend tout le roman, c'est celle de la paternité. Les personnages centraux du récit ont tous une relation très spéciale, et, disons-le, pas franchement positive, avec la paternité, qu'ils soient eux-mêmes père, enfant et, parfois, les deux. Tentative d'explication, là encore, sans trop en dire pour ne pas risquer de dévoiler des aspects majeurs du récit.

C'est flagrant avec Taja, dont la dispute avec son père est le véritable point de départ de l'histoire. Oskar a beaucoup menti à sa fille sur ses origines et c'est par le plus grands des hasards que l'adolescente va apprendre que ses racines ne sont pas complètement rompues avec la Norvège et qu'à l'Hôtel de la Plage, le mal nommé, elle a peut-être encore des choses qui l'attendent, des choses à découvrir pour, pourquoi pas, élaborer son avenir. Des idées qui sont loin d'enchanter Oskar qui ne veut lus entendre parler de la Norvège et la fin de non-recevoir qu'il émet et qui va dégénérer en dispute...

Mais, au long du livre, on découvre aussi la relation de Ragnar à son père. Le caïd d'aujourd'hui a grandi dans la peur d'un père violent, complètement dingue, même, mais qui avait su inculquer à ses deux fils, mais en particulier à l'aîné, Ragnar, la notion de respect, de crainte envers celui qui représente l'autorité. Un apprentissage à la schlague que les deux fils font diversement tolérer. Si Oskar paraît s'y plier presque de bonne grâce, si l'on peut dire, les humiliations répétées vont pousser Ragnar à se révolter contre ce paternel aux méthodes insupportables.

Pourtant, s'il a rejeté en apparence ce modèle parental, il faut bien reconnaître que Ragnar, devenu adulte, mène son clan exactement de la même manière. Que cet enseignement lui a clairement profité pour devenir le seul maître à bord dans son affaire. Sa violence, la peur dans laquelle il maintient tout le monde en fait un chef craint et respecté, y compris par son mentor, Tanner, devenu un bras droit aux pouvoirs limités. Y compris chez Oskar, frère presque effacé devant l'aura de son aîné. Y compris chez Darian, le fils unique de Ragnar.

Parlons-en, justement, de Darian, qui rentre en plein dans cette thématique. Caïd d'opérette qui joue les chefs de bande auprès des copains de son âge alors que son père, même s'il l'a effectivement intégré dans son organisation, n'en a fait qu'un élément subalterne, tout juste bon à exécuter des tâches sans grande envergure. Mais Darian idolâtre ce père autant qu'il craint ses colères. Il est en quête permanente d'approbation, de fierté de la part de ce père imbu de lui-même et incapable de sentiment paternel autre qu'utilitaire. Il serait capable d'aller au bout du monde pour voir dans les yeux de ce père pas très digne de l'être une lueur de reconnaissance. Mais, c'est une autre forme de mission de confiance qui lui sera confiée et son accomplissement changera beaucoup de choses...

Parmi les personnages plus secondaires, on retrouve aussi cette relation à la paternité. Bizarrement, elle est peu présente chez les 4 autres filles de la bande, comme si la relation de Taja à son père éclipsait les familles des autres... En revanche, Mirko, meilleur ami de Darian, comme il aime à le dire, alors que Darian le traite à peu près de la même façon qu'il est traité par Ragnar, est un cas intéressant.

Son père est mort et c'est son oncle, donc le propre frère de son père qui l'a remplacé. Dans les faits, mais dans une espèce de non-dit qui semble peser sur le caractère du jeune homme. L'oncle Rune a pris la place de son père dans le lit conjugal, il a pris Mirko sous son aile, lui donnant même du boulot dans sa baraque à pizzas. Mais jamais Rune ne se considère comme un père, même de substitution, pour Mirko et l'on sent que cette absence peut pousser l'ado à dériver... Au point de se lier avec Darian, de tout faire pour lui devenir indispensable, d'agir toujours en pensant bien faire pour, au finale, jouer un rôle bien funeste dans toute cette histoire...

Autre personnage secondaire que je n'ai pas évoqué encore, c'est Neil. A 28 ans, lui aussi entretient une relation à la famille bien complexe... Lorsqu'il rencontre les filles, il apparaît comme un flambeur, le genre dragueur des supermarchés, avec sa belle bagnole, sa belle montre et un compte en banque qui doit être bien garni. Mais bientôt, on découvre un garçon bien différent, perdu, désemparé, aux antipodes du mec populaire et des succès féminins. Il vit avec sa mère, séparée de son père, dont la personnalité est importante, là encore. Un père mourant, qu'il ne voit plus guère, mais avec lequel il aimerait, on le sent, renouer, et, à travers lui, susciter un rapprochement entre ses parents.

On se demande quel est le rôle véritable de ce garçon dans l'histoire, juste passager, sorte de courroie de transmission entre les filles et leurs poursuivants, quitte pour cela, à se mettre en grand danger. Mais, c'est à la fin qu'on comprend qu'il est l'avenir dans un roman qui ne tourne qu'autour du passé...

Enfin, le Voyageur n'échappe pas à la règle. Mais je n'en dirai pas plus, car dévoiler cette partie de lui serait trop en révéler...

Au final, je le disais à l'instant, "Toi" est aussi un roman sur le passé et sur la façon dont il nous façonne tous, parfois contre notre gré, en tout cas sans qu'on puisse faire grand chose contre cela. Mais c'est aussi une manière de Drvenkar de nous montrer à quel point il est difficile de s'émanciper de ce passé, qu'on l'appelle culture, éducation, famille, etc., alors qu'il n'y a qu'ainsi qu'on peut vivre sa vie propre, s'épanouir. Et, tant qu'on a pas réussi cette émancipation, on vit dans un carcan terrible : celui de la culpabilité. La culpabilité de décevoir les gens qu'on aime, qu'on respecte. La culpabilité, toujours la culpabilité, qui imprègne "Toi" comme elle était le coeur de "Sorry".

Dans "Sorry", Drvenkar nous montrait l'implosion d'une amitié sous la pression insoutenable de ce sentiment. ici, c'est donc la famille et plus particulièrement, la figure paternelle qui est au centre de la cible dans laquelle l'auteur s'acharne à tirer à boulets rouges et à mettre dans le mille. C'est d'une incroyable férocité, encore une fois, le système de valeurs traditionnelles que nous connaissons volant en éclats sous ces coups de boutoir...

Mais le mauvais esprit de Drvenkar, quand il nous apparaît dans toute sa morbide splendeur, est presque réjouissant pour le lecteur. Pas de politiquement correct ici !, semble-t-il nous dire. Et il fait cela avec un talent, une pertinence et une originalité dans le style qui en font, après seulement 2 romans publiés en France, en tout cas, un des auteurs de thrillers européen qu'il convient de suivre attentivement, car il pourrait rapidement devenir incontournable.


lundi 7 janvier 2013

"We want information, information, information !"

Un titre tiré d'une série télévisée, en l'occurrence "le Prisonnier", voilà qui n'a rien d'innocent, vous le verrez bientôt, ni dans le fond, ni dans la forme. Car, 2012 a vu la renaissance ouvertement affichée du roman-feuilleton. Certes, ce n'est plus tout à fait le roman-feuilleton du XIXème siècle, on est plus dans une vision télévisuelle du genre, dans la forme, en particulier, mais le projet "Sérum" et sa saison 1, initiés par Henri Loevenbruck et Fabrice Mazza, m'a permis de passer un délicieux début d'année 2013. En effet, j'ai volontairement patienté jusqu'à la semaine dernière pour attaquer les 6 livres (6 courts romans, tous autour de 200 pages) qui composent cette saison 1 et les lire à la suite, pour vous proposer un billet global et pas épisode par épisode, cette méthode me semblant présenter un trop gros risque de spoiler. Mais trêve de bavardage, entrons dans l'univers de "Sérum", saison 1 (en poche, chez J'ai Lu).


Couverture Sérum, saison 1, tome 2


Un vendredi 13 de janvier, à New York. En cette froide soirée, une femme court dans la rue, manifestement poursuivie par des personnes très, très mal intentionnées... Preuve en est quand elle se réfugie dans l'enceinte du Brooklyn Museum, au milieu des visiteurs. Mais, ça ne suffit pas à arrêter ceux qui la traquent. Des coups de feu éclatent, panique générale, la femme, qui n'a pas été touchée, parvient à s'enfuir et la course-poursuite reprend...

Une course-poursuite qui va s'achever dramatiquement dans le parc de Fort Greene, à quelques dizaines de mètres du musée, lorsqu'une balle atteint la jeune femme à la tête... Tout s'est déroulé en peu de temps, dans la stupeur générale. Appelée sur les lieux pour commencer l'enquête sur cette situation digne du Far West en plein coeur de la Big Apple, Lola Gallagher, détective au sein de la police de New York, découvre que la jeune femme n'a pas succombé à sa blessure et que ses agresseurs n'ont sans doute pas eu le temps de lui porter le coup de grâce.

Sérieusement touchée, il va falloir attendre un peu pour pouvoir l'interroger. Et des questions, il va y en avoir beaucoup à poser à cette jeune femme qui n'a sur elle aucun document permettant de l'identifier... Elle n'a sur elle qu'une alliance sur laquelle sont gravés deux prénoms : Emily et Mike. C'est bien peu. Car, malgré le ramdam provoqué par la poursuite violente en pleins lieux publics, les enquêteurs n'ont que peu d'indices à exploiter... Et la poursuite lancé par le policier débutant Velazquez dans le parc de Fort Greene n'a pas permis de coincer le ou les tireurs...

Miraculeusement, la jeune femme va vite récupérer de sa blessure à la tête. Mais, ce serait trop simple s'il n'y avait aucune séquelle... Lorsqu'elle se réveille, l'inconnue n'a plus aucun souvenir de qui elle est, de sa vie d'avant l'agression, de ce qui l'a amenée au parc de Fort Greene via le Brooklyn Museum, ni, bien sûr, de l'identité de celui ou ceux qui ont essayé de la tuer. Diagnostic : amnésie rétrograde. Une conclusion pas vraiment surprenante, eu égard à la blessure et au choc reçus par la patiente. Mais une situation qui n'arrange pas du tout les affaires de Lola Gallagher, dont l'enquête est au point mort...

Les images de vidéo-surveillance du musée ont bien montré la présence d'un homme portant un chapeau mou dissimulant son visage et qui pourrait bien être l'agresseur... Encore une impasse, donc. Sur les bandes, on voit aussi la victime, cachée derrière le piédestal d'une statue, qui semble lancer un message muet aux caméras de la salle d'exposition... Après décryptage de ce qui est visible, compréhensible en lisant sur les lèvres de l'inconnue, les policiers se retrouvent plus avec une énigme supplémentaire à résoudre qu'avec de sérieux indices...

Alors, Lola Gallagher, remarquable flic mais ayant toujours tendance à utiliser des méthodes peu conventionnelles, voire carrément hors procédure, décide d'emmener celle que, par défaut, on a décidée d'appeler Emily, le prénom féminin gravé sur son alliance, chez son meilleur ami, Arthur Draken. Un homme qui n'est pas en odeur de sainteté auprès de la hiérarchie de Gallagher, ce qui la pousse à se rendre clandestinement à son cabinet avec Emily...

Arthur Draken (qui apparaît page 99 du premier épisode, hasard, coïncidence ou malice des auteurs ?) est un psychiatre aux méthodes lui aussi assez iconoclastes. Pour aider ses patients, il a régulièrement recours à l'hypnose, une méthode somme toute assez classique, mais que Draken a cherchée à pousser plus loin... Pour cela, avec l'aide d'un scientifique tout droit sorti de la divine époque du Flower Power, Ben Mitchell, il a mis au point un produit couleur de Chartreuse, le Sérum, aux effets remarquables sur la conscience humaine, mais aux effets secondaires terribles.

Utiliser le Sérum demande de respecter une posologie très stricte, comprend-on, sous peine de catastrophes. Et, sans qu'il en soit dit plus, on se doute que, si le Sérum n'a plus été utilisé depuis près de 2 ans avant qu'Emily ne débarque chez Draken, c'est que le produit a fait des dégâts et que Draken s'est retrouvé dans le collimateur des autorités, sa carrière et sa vie ayant failli basculer à ce moment.

C'est donc une demande lourde de sens que fait Lola à Draken lorsqu'elle lui explique qu'il faudrait injecter une dose de Sérum à l'inconnue pour essayer d'obtenir de son subconscient les renseignements bloqués par l'amnésie. Draken renâcle un peu avant d'accepter devant l'insistance de son amie mais aussi mu par une curiosité, pas forcément très saine...

Précisons que le Sérum de Draken n'est pas un "sérum de vérité" classique. Celui à qui on l'injecte ne va pas déballer d'un coup toute sa vie sans rien pouvoir dissimuler et répondre avec une sincérité désarmante à toutes les questions qui lui seront posées. Non, le Sérum de Draken obtient des résultats remarquables, à condition de posséder une clef de décodage...

Car, une fois le Sérum dans les veines d'Emily, celle-ci va raconter une sorte de fable pleine de personnages de contes, dira-t-on, je ne vais pas trop en dire à ce sujet, préférant vous laisser découvrir par vous-mêmes ces récits symboliques... Mais, le plus étonnant, c'est que, peu à peu, alors qu'ils s'attendent à voir émerger le passé d'Emily, ce sont des évènements à venir qui vont se dessiner dans un premier temps... Passé et futur, curieux mélange...

Evidemment, d'autres évènements vont se mettre en branle à partir de cette première énigme. Emily n'est, en quelque sorte qu'un détonateur, l'étincelle qui va mettre le feu aux poudres. Car, pendant que Lola, aidée par Detroit, le spécialiste informatique de son service et amant occasionnel, et Tony Velazquez, essaye d'avancer dans son enquête, autour d'elle tout s'accélère et les premiers éléments d'une formidable machination se mettent en place.

C'est aussi une course à l'information qui commence, de la part de nombreux personnages. Les policiers, bien sûr, Draken et Emily également, mais, dans l'intrigue centrale elle-même, on découvre que l'information, plus que l'argent, peut aussi être source d'un pouvoir immense à condition de la détenir, de la maîtriser, voire de la manipuler. Notre ère numérique est aussi celle de l'information et c'est sur ce constat que Loevenbrick et Mazza font leur lit dans "Sérum", au point d'y impliquer les médias traditionnels mais aussi leurs homologues alternatifs, en particulier un organisme dit "lanceur d'alertes", qui n'est pas sans rappeler le très controversé WikiLeaks.

Bien sûr, il est frustrant de ne pas pouvoir vous en dire plus... J'aimerais vous révéler ceci, vous dire que, évoquer le sort de... Mais non, ce serait dommage, tant la construction de cette série de roman est importante, tant le rôle de ce qu'on appelle les cliffhangers est fondamental. On est vraiment, dans chacun des 6 romans, dans une construction qui rappelle les séries télévisées, plus particulièrement les séries américaines, ne le nions pas...

Des chapitres, j'allais écrire des scènes, courts et rythmés, des changements de décor et de situation permanents pour ménager des effets, des rebondissements permanents et des questions qui se posent sans arrêt à la sagacité du lecteur. "Sérum", c'est l'Hydre de Lerne : quand on croit avoir une réponse, il repousse deux nouvelles questions... Et l'engrenage reprend... On est happé, on veut comprendre ce qui se passe, le rôle exact des uns et des autres, on va y revenir, on veut essayer de deviner où les auteurs nous conduisent (par le bout du nez).

Comme pour une série, on se prend au jeu, on devient accro, il faut sa dose de Sérum au lecteur aussi, le Sérum des auteurs qui lui ouvrira la compréhension globale de l'histoire... Mais, chose abominable, sachez d'ores et déjà que les 6 romans de la saison 1 ne suffiront pas... Tout se termine là encore sur de magnifiques cliffhangers qui vous rendront comme moi, je pense, impatients de dévorer la saison 2...

Ca ressemble à une fin de billet mais ça n'en est pas une. Car, j'ai encore à dire. D'abord sur le slogan de "Sérum", présent sur les couvertures des deux premiers volets : "on peut effacer votre mémoire, pas votre passé". Cette sentence renvoie évidemment directement à Emily, mais indirectement, à une bonne partie des autres personnages, dont on découvre au fur et à mesure des épisodes et des rebondissements, que le passé pèse lourd dans leur existence...

C'est le cas de Lola, personnage central du récit, qui, entre son frère Chris, et son fils Adam, a bien des choses à nous cacher. Mais elle n'est pas la seule. Draken est un personnage délicieusement ambigu, qui joue les électrons libres encore mieux que Lola. Lui aussi, voit émerger certains secrets du passé qu'il aurait préféré laisser aux oubliettes. Au bout d'une saison pleine, je ne sais toujours pas quoi penser de ce personnage, ni du rôle exact qu'il incarne... Il est tellement sur le fil du rasoir que la pièce qu'il représente dans le puzzle semble ne pas encore trouver vraiment sa place.

Oh, il n'est pas le seul à être ambigu, c'est certain, même la pauvre Emily semble peu digne de foi, on se méfie de tous, car on s'attend à chaque instant de découvrir chez eux un côté sombre, une possible implication dans la machination globale, sans que cela soit justifié... Detroit en est l'exemple parfait, tant son comportement et sa personnalité désagréables laissent présager le pire à son sujet... ou pas ! Les pistes sont brouillées à l'envi par deux auteurs qui se sont bien amusés, on le sent parfaitement.

Ajoutés à des situations qui évoluent de façon surprenante, à l'image de la série "24h Chrono", à laquelle on fait souvent référence en parlant de "Sérum", ces personnages contrastés, qu'ils soient des protagonistes majeurs ou qu'ils occupent des rôles plus secondaires, contribuent au suspense d'une série rudement bien troussée. J'en mettrai deux en exergue, qui m'ont particulièrement plu : Ian Draken, le père d'Arthur, psychiatre, également, vieil acariâtre attachant dans lequel je n'ai pu m'empêcher de voir un certain Christopher Lee ; et puis, Adam, le fils de Lola, âgé de 11 ans, à la fois drôle et touchant, enfantin et mature pour son âge, qui entrera bientôt dans une adolescence que l'absence d'un père et une mère débordée par son boulot risquent de ne pas arranger...

Enfin, je ne peux pas passer une des grandes originalités de "Sérum" sous silence : son interactivité. Régulièrement, entre deux chapitres, voire carrément à l'intérieur de certains, sont placés des flashcodes, ces étranges pictogrammes qui vous renverront, si vous décider de jouer le jeu, un site internet, consultable directement, si vous le souhaitez. On y trouve la play list de la série, composée par Loevenbruck, pour ceux qui aiment s'imprégner en musique des ambiances de leurs lectures.

On y trouve plein d'autres choses, comme des énigmes (pas fastoches, d'ailleurs, va falloir faire fonctionner les cellules grises), des indices, des informations (on y revient, hé, hé...), des plans pour mieux visualiser les actions en temps réel, etc. C'est pas mal du tout, assez rigolo et très facile au niveau navigation, bien plus, selon beaucoup d'avis, que ce qui avait été mis en place pour la trilogie "Level 26".

On peut donc s'immerger dans cette saison 1, faire joujou avec les applications autant qu'on veut, cela peut aussi aider à patienter jusqu'à l'arrivée de la saison 2... Oui, il va en falloir, de la patience, car l'envie est grande de retrouver tout ce petit monde de "Sérum" et d'en savoir plus sur les évènements décrits dans la saison 1 et sur leurs véritables répercussions.

Autre jeu : s'amuser à découvrir tous les clins d'oeil que les malicieux Loevenbruck et Mazza ont disséminé dans leur histoire. Je ne les ai sans doute pas tous vus, mais deux m'ont bien fait rire et concernent les noms des personnages... Indice : Loevenbruck aime la musique, il est auteur, compositeur et désormais interprète, fan de rock, et de Deep Purple en particulier, je peux en témoigner personnellement, moi qui, à sa demande, avait réussi à passer "Black Night" sur une antenne dont ce n'était pas du tout la couleur musicale habituelle... Cet amour du rock et en particulier d'un instrument se retrouve dans bon nombre de noms de personnages, y compris certains très éphémères. Et c'est parfois très drôle !

Et puis, là encore, je me fais peut-être des idées, mais je suis assez sûr de moi, je connais suffisamment Henri pour savoir que l'espièglerie est une de ses qualités, vous repérerez peut-être la présence de Léon Trotsky dans "Sérum", mais dans un contexte bien surprenant... Je n'en dis pas plus...

Enfin, j'ai même cru déceler un clin d'oeil à "l'Apothicaire", le précédent roman de Loevenbruck. Mais j'en fais un peu trop, non ? Non, je ne crois pas, je n'en démords pas, ce clin d'oeil existe, il apparaît de façon très étonnante quand on compare les contextes des deux livres et, par ce décalage, en devient très amusant.

Vous l'aurez compris, j'ai mordu à "Sérum" et je suis resté accroché de la première à la dernière page. J'ai adoré l'histoire et sa construction, son suspense, ses rebondissements et les questions qui restent posées. Mais j'ai aussi aimé ce concept de roman-feuilleton, avec les bandes annonces de la suite des opérations en fin d'épisode et ses résumés des épisodes précédents en début d'ouvrage.

Oui, j'ai aimé "Sérum" et JE VEUX LA SAISON 2 !!!

Hum, désolé, cri du coeur...