vendredi 31 octobre 2014

"La maladie est un signe du sacré ou de l'impossibilité du sacré".

Le vampire. Je donne le mot d'entrée de billet, c'est fait, on n'en parlera plus, puisque jamais ce mot n'apparaît tel quel dans notre livre du jour. Et pourtant, c'est bien un beau roman vampirique que nous allons évoquer, sombre, profond, inquiétant, avec des thèmes forts autour de cet archétype littéraire. Et l'on s'intéresse encore une fois à la littérature argentine, si pleine de vitalité et qui n'a pas le complexe très français de se demander si fantastique et littérature (au sens un peu snob du terme) peuvent cohabiter. Pablo De Santis, dans "la soif primordiale", qui vient d'être réédité en poche chez Folio SF, nous emmène dans le Buenos Aires des années 50, celui de la dictature péroniste naissante. Et, dans ce décor désuet, va se tracer couleur sang le destin d'un jeune homme qui va devoir découvrir sa raison d'être, d'être éternellement. Après Leandro Avalos Blacha et ses zombies, voici donc le vampire made in Argentina...





Santiago est encore plus un adolescent qu'un jeune adulte lorsqu'il est embauché par le journal Ultimas noticias. Il a 20 ans, mais débarque de province et découvre l'immense capitale argentine. Aux côtés de son oncle, il a appris à réparer les machines à écrire. Voilà comment il a mis les pieds la premières fois dans les bureaux du quotidien.

A la mort, soudaine, d'un des collaborateurs, il se retrouve à devoir le remplacer. Un poste offert sans lui demander son avis, qu'il ne peut refuser. Sa tâche ? Réaliser des jeux, appelés cryptogramme, sortes de mots croisés parfois sublimement compliqués. Mais, aussi, tenir une chronique un peu particulière, intitulée "le monde de l'Occulte".

Santiago n'a pas plus de prédisposition pour entremêler les mots que pour le monde mystérieux qu'on devine sous le terme d' "occulte". Mais il accepte cet emploi si différent du précédent et qui l'émancipe de sa famille. Il n'imagine pas encore à quel point cette décision va peser lourd dans son existence...

Rapidement, à peine a-t-il pris ses fonctions qu'il va se rendre compte que ce poste est tout sauf anecdotique, tout sauf anodin. Que l'occulte auquel il ne croyait pas vraiment occupe bien des esprits. Celui d'un commissaire de police, peut-être le personnage le plus flippant du roman, d'ailleurs, celui d'un étrange fonctionnaire qui se présente comme travaillant pour le ministère de l'Occulte...

Des quelques lignes qu'on lui demandait de rédiger à la place du précédent chroniqueur, le voilà projeté dans un monde aux antipodes du sien, sombre et flou, dérangeant et dérangé. Le naïf jeune homme va en effet devoir quitter son calme bureau pour plonger dans un monde dont il ignore tout, à commencer par son existence.

Il est en effet devenu un parfait observateur pour ces personnages de l'ombre, celui qu'on ne peut soupçonner de rien et qui va pouvoir approcher et enquêter sur ceux qu'on appelle "les antiquaires" (c'est d'ailleurs le titre original du roman). Mais qu'est-ce donc ? De nos jours, on parlerait d'une légende urbaine, car rien n'accrédite l'existence de ces personnages.

Alors, pour en savoir plus, Santiago va infiltrer, avec l'aide des deux sinistres personnages qui veulent utiliser ses services, une sorte de cercle ésotérique, composé d'universitaires en grande partie, qui se réunissent pour évoquer la question que pose les Antiquaires... Une fois dans la place, Santiago pourra remonter leur piste.

Mais, cette soirée ne va pas se passer du tout comme prévu. Un vrai cauchemar, dont Santiago va revenir amoureux et muni d'une piste sérieuse pour retrouver un ou plusieurs de ces mystérieux antiquaires. Sans oublier une bonne cargaison de doutes, d'images horribles et de questionnements existentiels. Il est en marche vers son destin, sans vraiment l'avoir décidé, comme lorsqu'on l'a bombardé journaliste...

Et son entrée dans le monde des antiquaires sera irréversible...

En lisant "la soif primordiale", j'essayais de trouver quelques pistes de réflexion en vue du billet. Et je me disais qu'il fallait situer Pablo De Santis quelque part entre Anne Rice et Arturo Perez Reverte. Si vous permettez, je vais commencer par l'auteur espagnol, n'y voyez aucun manque de galanterie, c'est juste un peu plus facile pour la transition à venir.

Ce n'est pas seulement le côté hispanique qui m'a évoqué l'auteur du "Tango de la vieille garde", dont l'action se passe en partie en Argentine. Mais plutôt l'atmosphère. La rue où vivent les Antiquaires m'a rappelé "le Club Dumas", lorsque le personnage principal se rend, si je ne dis pas de bêtises, je parle de mémoire, en Espagne, à la recherche de manuscrits.

Et c'est vraiment cette ambiance très spéciale, un peu désuète, poussiéreuse, comme si j'en sentais l'odeur, mélange de vieux livres, de vieux bois, d'encaustique et d'air un peu rance, entêtante, plus que désagréable, qui m'a ramené à Arturo Perez Reverte, qui a lui aussi, dans plusieurs de ses romans, ce côté ancien et couleur sépia.

Et puis Anne Rice. Là aussi, je ne voudrais pas que vous ayez une vision trop restrictive de cette référence (qui émane de moi, lecteur, je ne sais pas si l'auteur la revendiquerait). Evidemment, ce sont les vampires qui me mènent à elle, mais pas seulement. J'ai trouvé dans "la soif primordiale" pas mal de thématiques communes avec l'oeuvre vampirique de cette grande dame.

A commencer par l'ennui. La vie de Santiago est extrêmement routinière, lorsqu'on le rencontre et il n'a rien, a priori, d'un aventurier. Certes, les événements vont le bousculer et modifier en profondeur son existence. Mais ensuite, l'ennui va resurgir et devenir un ennemi potentiellement mortel, car il va le pousser à prendre bien des risques, à mener une vie dangereuse pour ne pas succomber à cette lassitude.

L'ennui, c'est le corollaire inévitable de la vie d'antiquaire. Parce que l'éternité, c'est long, surtout vers la fin. Ah, on me dit dans l'oreillette que ce serait une citation d'un certain... ? Woody Allen ? Connais pas... Hum... Oui, revenons à notre raisonnement, l'éternité, on s'en fait une image rigolote et excitante, mais point du tout, que nenni !

Surtout lorsqu'on est obligé de se faire discret, lorsqu'on est réprouvé, lorsqu'on inspire la peur et la méfiance. Les antiquaires le savent, leur subsistance dépend de cette discrétion, de leur aptitude à continuer à faire croire au grand public qu'ils ne sont qu'un mythe. Sinon, pas de mystères, on les jettera à la vindicte populaire et il faudra fuir... Ou pire...

Là où l'on rejoint encore Anne Rice et ses suceurs de sang, c'est dans le questionnement existentiel qui habite ces créatures : qui sont-ils, humains ou inhumains, monstres ou pas ? Comment envisager un rôle dans une société qu'on habite clandestinement, sous peine de devoir la fuir ? Comment, tout simplement, s'appréhender soi-même lorsque l'on devient un antiquaire ?

Il y a aussi chez Lestat et les autres vampires qu'il croise, ce questionnement profond, qui parfois, comme l'ennuie, peut concourir à ce qu'un humain qualifierait de dépression. Accepter l'état, son irréversibilité, tout ce que cela peut représenter en termes symboliques, mais pas seulement, car toute vie sociale devient extrêmement compliquée à gérer, hors du cercle des Antiquaires eux-mêmes.

Dans "la soif primordiale", on découvre ce changement d'état comme une véritable nouvelle naissance. De l'accouchement, dans le sang, jusqu'à la maturité, et même, peut-être, la mort. Toute une existence, ne parlons plus de vie, car de vie, il n'y a plus, que l'on suit étape par étape. L'enfance, si l'on peut dire, l'adolescence et même l'âge ingrat, celui de la rébellion, des rites de passage et de la mise en danger.

Ensuite, l'âge mûr, lorsqu'on prend conscience de ses responsabilités, qu'on devient adulte, prenant soin de soi, des siens... Bon, ma métaphore n'est pas tout à fait juste et ce qui se passe dans "la soif primordiale" est un peu plus compliqué, un peu plus accidenté que ce que je viens de dire. Reste que l'idée est là : on a quasiment un récit mélangeant le picaresque et le vampirique.

Ah, je ne peux hélas pas en dire beaucoup plus, mais la question amoureuse, disons plutôt les questions sentimentales, sensuelles et sexuelles, sont posées dans le roman de Pablo De Sentis, et de différentes façons. Une nouvelle fois, comment ne pas penser à Rice, même si, chez l'Argentin, la sexualité perd de l'ambiguïté qui l'habite chez l'Américaine.

Pas d'homosexualité latente, pas de tentations pédophiles, mais des questionnements, là encore. Car, et on est bien bien loin des bluettes "twilightées", la question de la relation à l'autre quand cette autre est bien vivante se gère de manière bien plus délicate. Amour ou sexe, amour et sexe, tout cela est intimement lié à l'état dans lequel se trouve la créature et à la fascination que cela exerce.

Et, toujours comme chez Rice, la question de la transmission se pose. Peut-on infliger ce qui a toutes les allures d'une malédiction à quelqu'un, même si cette personne le réclame ? Toujours des questionnements presque philosophiques qui ramènent à la qualification de l'état vampirique. Maladie ou malédiction, le mal est là, dans ces deux cas.

A moins, et l'on arrive au titre de ce billet, d'un questionnement spirituel, quasi religieux autour de cet état. Je n'entre pas dans les détails, mais un personnage, à la fois secondaire et pourtant clé de ce roman, allie ces différents aspects et s'interroge sur la possibilité que ce soit un bienfait, une bénédiction. En tout cas, en tant que manifestation surnaturelle, elle revêt les attributs du sacré... Intéressante réflexion...

Il ne nous reste que la question de la soif à aborder. Je rappelle que j'évoque Anne Rice à titre personnelle et que les liens que je fais sont des thématiques explorées à leurs manières par les deux auteurs, n'allez pas croire que De Santis a sucé le fluide de son inspiration chez la romancière américaine.

La soif, donc, puisqu'elle sert de titre à la version française du roman. De façon assez étrange et très bien menée, elle n'apparaît que doucement, elle s'insinue, insidieusement dans le récit, et en plusieurs étapes. Pablo de Santis utilise un artifice, mais il est tout à fait justifié parce que, justement, il permet aux antiquaires de demeurer au coeur de la société sans qu'on soupçonne leur présence.

Mais, la soif n'est pas tarie. Elle est tapie (quel sens de la formule ! Mais d'où sors-je tout ça ?). Et, à la moindre inattention, elle ressort. Elle se glisse dans la curiosité, dans la pénurie, dans la peur, aussi. Elle se répand dans le corps sans vie et l'envoûte pour le pousser à commettre le pire, l'irréparable, l'inconséquent, l'acte qui créera le danger...

Expérimenter, non seulement l'assouvissement de la soif, mais aussi la volonté pour qu'elle ne devienne pas pire qu'une addiction, car le mot est bien faible, voilà ce qu'il faut parvenir à faire. Dans cet ordre et quoi qu'il se passe. Faiblesse interdite, sinon, on bascule dans autre chose, on sort du cadre des antiquaires, on se révèle dans la partie la plus sombre de son état.

Entre recherche d'une raison de continuer à exister, d'accepter son nouvel état et les contingences qui l'accompagnent, la discrétion qu'il faut conserver, le regard des autres, les mythes qui alimentent ce regard, les risques que l'on encourt au quotidien et la maîtrise de son inextinguible soif, tous ces éléments vont contribuer au dénouement du roman de Pablo de Santis.

Un roman qui propose une fin ouverte. Ah, tiens, voilà longtemps que je n'avais pas râlé un peu. Je vois souvent des lecteurs se plaindre des fins ouvertes. Et pourtant, quel bonheur pour un lecteur, c'est à lui d'imaginer la suite, d'imaginer sa suite des événements. Vous avez carte blanche en fonction de la réception qui est la vôtre du texte, pour décider du contexte dans lequel évolueront les personnages que vous venez d'accompagner. Ne soyez pas passifs, élaborez votre vision du récit !

Ici, fin ouverte, donc, et, pour moi, plongée dans les plus profondes ténèbres. Le texte ne fait que suggérer, mais je ne vois pas de happy end possible à "la soif primordiale". Pourquoi ? Parce que les éléments concourent à cela, il n'y a pas d'échappatoire, simplement, pour reprendre notre métaphore, la fin d'un cycle, la fin d'une existence.

Mais pas la fin de tout.

lundi 27 octobre 2014

"Ce qui la tourmente, c'est l'idée de ce nouveau coeur (...) et qu'il puisse l'envahir, la transformer, la convertir..." (Maylis de Kerangal).

Une phrase extraite de "Réparer les vivants", de Maylis de Kerangal pour ouvrir ce billet consacré à un roman d'un genre complètement différent, mais qui aborde à sa manière des sujets proches. Il va beaucoup être question d'organes dans le nouveau roman de Franck Thilliez, qui s'est beaucoup intéressé au cerveau, à son fonctionnement, mais aussi à tout ce qui, dans le corps humain, fait ce que nous sommes et depuis la nuit des temps. Dans "Angor" (en grand format au Fleuve Noir), c'est une autre manière d'appréhender la question du corps qui se pose et l'auteur nordiste parvient à entremêler sujets d'actualités, sujets historiques, craintes et questionnements contemporains. Mais surtout, diverses enquêtes qui se croisent, se complètent,  créent une sorte de toile d'araignée pour, au final, avoir une vision globale des choses. Avec, à la clé, quelques nouveaux personnages dans la galaxie Thilliez. Attention, on est dans une série, donc certains éléments sont liés aux enquêtes précédentes.





Camille Thibault est adjudant dans la gendarmerie et travaille dans une section de recherches du nord de la France. Ces temps-ci, pourtant, elle n'a pas vraiment la tête à son travail. Elle fait des rêves récurrents qui l'inquiètent, adopte des comportements qu'elle n'a jamais eus auparavant, comme cette envie de fumer, elle qui n'a jamais tenu une cigarette. Alors, elle s'interroge.

Toutes ces sensations qui l'assaillent pourraient-elles venir de ce coeur qui bat dans sa poitrine. Ce coeur qui n'est pas le sien, mais qu'on lui a greffé quelques mois plus tôt, afin de remédier à une maladie génétique dont elle souffrait. Se pourrait-il que ce coeur ait gardé mémoire de son ancien propriétaire et qu'il lui impose des comportements de cet autre qu'elle ne connaît pas mais à qui elle doit la vie ?

Alors, faisant fi des procédures et d'une certaine éthique, disons-le, elle met à profit tout moment libre pour fouiller un peu partout à la recherche d'un nom : celui d'une personne morts soudainement le jour de son opération. Elle a ce besoin viscéral de savoir à qui appartenait son coeur pour simplement mettre des mots sur ce lien invisible, un peu effrayant qu'elle ressent.

Mais, voilà que, sur une scène de crime, elle fait un malaise. Stress, fatigue, surmenage... Possible. A moins que le diagnostic soit différent. Camille arrive à un moment-charnière de son existence, ce qui va la pousser à agir comme elle ne l'aurait sans doute jamais fait jusqu'ici. Peu importent les conséquences, la gendarme n'est plus à ça près.

Dans le même temps, Franck Sharko est appelé sur une affaire des plus étranges. Alors que la Picardie est touchée par des intempéries majeures, des gardes forestiers ont fait une incroyable découverte : sous un arbre déraciné par les pluies torrentielles, une femme vivait enfermée dans un réduit invisible.

Et, vu l'état de la demoiselle, non seulement elle est là depuis un bon moment, mais en plus, tout tend à montrer que plus personne ne venait la voir. Elle n'a dû sa survie qu'aux réserves entreposées dans son cachot souterrain mais a dû vivre das une totale obscurité au point de perdre la vue, et bien pire encore, la raison.

Bien qu'en ayant vu d'autres, le bourru Sharko n'a jamais vu ça et les raisons d'une telle action le dépassent. Pourquoi enfermer quelqu'un et l'abandonner ? Pourquoi la laisser vivante dans ces conditions ? Quelle niveau de cruauté faut-il atteindre pour se comporter ainsi avec un autre être humain ? Et ce n'est pas les quelques indices laissés derrière lui par le mystérieux et principal suspect qui vont rassurer l'ex-commissaire.

Voilà de nouveaux fantômes et de nouveaux monstres à ramener avec lui à la maison, comme la boue de ce terrain où poussait l'arbre-prison sous la semelle de ses chaussures. Et, s'il y a bien quelque chose que Sharko voudrait éviter en ce moment, c'est bien cela : émettre des ondes négatives et sombres à la maison, où pouponne Lucie Hennebelle.

Eh oui, flic et maman, elle connaît ça depuis sa première enquête, menée alors qu'elle était enceinte. Depuis, bien des drames ont eu lieu dans la vie de Lucie et cette nouvelle grossesse est l'annonce d'une nouvelle page dans sa vie. Plus question de laisser son côté flic prendre le dessus. Alors, elle a pris un arrêt maternité et choie sa progéniture.

Ce qui ne l'empêche pas de mettre son nez dans les affaires de son cher et tendre. Plus encore quand celui-ci rentre à la maison et ne veut rien lui raconter de sa nouvelle affaire... Oh, la vilaine curiosité qui titille ! Non, plus question d'aller se fourrer dans les ennuis jusqu'au cou, mais jeter un oeil, juste un oeil. Un regard neuf, quoi, ça peut aider...

Sharko, lui, s'inquiète pour son chef, le jeune commissaire Nicolas Bellanger. A 35 ans, ce flic lui rappelle le jeune homme qu'il était lui-même. Un compliment ? Oui, possible, mais surtout un avertissement. Il est passé par tellement de moments terribles, Sharko, qu'il ne voudrait pas voir cet alter ego commettre les mêmes erreurs, traverser les mêmes périls, se voir vieillir prématurément, devenir blasé avant l'heure et s'approcher aux lisières de la folie...

Avant même de mesurer l'ampleur de l'enquête qui les attend, Sharko se doute que cette histoire de femme prisonnière sous un arbre cache des choses bien plus bizarres et déroutantes. Qu'encore une fois, il va falloir explorer toute la noirceur de l'esprit humain, toute la profondeur de sa perversité et de sa méchanceté. Et il ne sait que trop bien que c'est ce genre d'affaire qui pourrait pousser Bellanger au bord du précipice...

Voilà. Qu'on ne me dise pas que j'en raconte trop, je ne fais que planter le décor et rien de plus ! Simple introduction des personnages-clés de ce roman sans aller plus loin que les premières étapes. Le reste, et les détails, c'est à vous de voir, c'est dans "Angor", un thriller foisonnant où les personnages prennent parfois le pas sur l'enquête elle-même, mais sans la perdre des yeux.

Comme j'ai beaucoup évoqué la violence dans les derniers billets que je vous ai proposés, évacuons directement la question ici. Il y en a, évidemment, dans cet "Angor", mais je n'ai pas trouvé que c'était le plus violent, loin de là. Peut-être le fait de l'avoir lu juste après "Play", de Franck Parisot. Ou, plus simplement, parce que la violence est exposée différemment dans cet épisode.

On y trouve bien quelques mises en scène gratinées, je vous rassure, mais j'ai vraiment eu l'impression que la violence y était plus psychologique que physique. D'abord, parce qu'on est plongé dans un climat fort angoissant, ensuite parce qu'on n'y a très peu de repère. On touche du doigt les sujets forts du roman, mais ils s'échappent tout de suite.

Je crois aussi que l'oeil, le regard, l'image, omniprésents dans "Angor", ajoute à ce sentiment diffus de malaise. Il y a chez certains personnages comme une espèce de désincarnation qui fait froid dans le dos. Tout le monde ne court-il pas après des fantômes ? Et si la pression qui pesait depuis plusieurs romans sur Hennebelle et Sharko se fait moins forte, elle est encore là, et répartit sa masse différemment.

Bref, on est bien dans du Thilliez, même si cela nous ménage quelques surprises. Je me demandais, et j'avais dû en faire part sur les billets concernant les précédents romans de la série, quelles horreurs pouvait encore infliger l'auteur à ses personnages centraux. Enfin, il les lâche un peu, leur offre une (relative) accalmie. Hennebelle et Sharko ont eu leur content de souffrances, ce répit est mérité.

Maintenant, il y en a d'autres à malmener. Et, encore une fois, ça secoue. Physiquement, oui, mais comme souvent chez Thilliez, c'est aussi la dimension psychologique qui est la plus dure à digérer. L'auteur tord ses personnages dans tous les sens, comme pour tester leur point de rupture, jusqu'à quel point ils peuvent résister avant de perdre les pédales complètement.

Avec, au coeur de l'histoire, les interrogations de Camille sur ce coeur d'adoption qui palpite en elle. Ces questions qui nous ramène au titre de notre billet, à cette possibilité d'un lien, irrationnel mais compréhensible, particulièrement quand il s'agit du coeur, organe tellement chargé de symboles, entre le donneur et le receveur.

Un lien télépathique, une influence physique ou la puissance d'une auto-suggestion ? Sans entrer dans une dimension qu'on pourrait qualifier de fantastique, si l'on s'en tient au vocabulaire livresque, le début du roman est hanté par ce questionnement. Camille ressent ce coeur comme une autre personnalité cohabitant en elle.

On n'en est pas à parler d'étranger, de danger ou de pièce rapportée, non, ce coeur est bien trop précieux pour le dénigrer, mais le questionnement de Camille va se colorer différemment, va évoluer au fil de ses recherches. Je ne vais pas en dire trop ici, mais il y a là une thématique passionnante autour de ce coeur.

On est pas loin de la même réflexion, allez, lâchons le mot, philosophique qu'on trouve dans "Réparer les vivants", roman qui veut coller à la réalité d'une greffe cardiaque, de A à Z, avec ce paradoxe que A est la mort et Z, la vie. La question de l'identité du donneur, cet anonymat pesant, parfois, m'a rappelé des émissions que j'ai pu animer, il y a quelques années et dont je garde un souvenir très ému.

Ce mystère du don, comme point de départ d'un thriller, il fallait y penser et Franck Thilliez y parvient, en l'intégrant dans quelque chose de plus large, de plus complexe, mais où l'on ne perd jamais de vue cette quête existentielle. Dans sa détermination, dans son courage, dans son inconscience, on pourrait apercevoir, ici et là, quelques images de la Lucie Hennebelle de "La chambre des morts"...

Je lis, ici ou là, des billet ou des commentaires sur "Angor", mais j'en sors régulièrement embêté. Moi qu'on accuse sans cesse d'en dire trop, je lis des éléments qui, à mes yeux, apparaissent bien trop loin dans le roman pour qu'on les évoque au vu et au su de ceux qui ne l'ont pas encore ouvert. Je ne vois pas des spoilers partout, comme certains, mais je trouve aussi qu'il faut parfois savoir garder du mystère sur certains aspects en fonction du déroulement du récit.

Evidemment, cette histoire d'organes, d'entrée de jeu, peut laisser penser que... oui, mais à partir de quand le comprend-on au fil de la lecture ? Je ne me vois pas ici, par rapport à ce que j'ai lu, vous dire, de façon péremptoire (ou perpendiculaire, je ne sais plus...) : "en fait, "Angor" parle de..." Mais non !! Il faut laisser découvrir ça au lecteur !!

Et pourtant, j'aimerais qu'on en parle, j'aimerais qu'on évoque comment Franck Thilliez l'aborde, comment il en fait un ressort dramatique, le fil qui tisse la trame de son thriller. Mais, c'est impossible, parce que cela nous emmènerait trop loin. Alors, je me bornerai à dire que les enquêtes de ce nouveau volet semblent partit tous azimuts, mais qu'évidemment, rien n'est innocent.

Pire, je vais crier ma frustration, car, fidèle à lui-même, Franck Thilliez nous a concocté une histoire qui sera très certainement un diptyque. La fin, un peu trop rapide au goût de certains ? Mais elle n'est qu'un début, au contraire, comme ça avait été le cas avec "le Syndrome E" et "Gataca" précédemment, construits pour laisser le lecteur au seuil du coeur de l'histoire.

Oui, je suis impatient de retrouver Sharko et Hennebelle, mais pas seulement eux, voir ce qui peut advenir des différents personnages d' "Angor" et jusqu'où va nous emmener Franck Thilliez. Non, ne vous trompez pas, l'histoire ne fait que commencer et tout laisse à pense que le pire reste à venir. Que jusqu'ici, les Virgile que nous sommes, lecteurs, n'ont franchi que le premier des cercles de l'enfer...

vendredi 24 octobre 2014

"Dans mon monde, les images ne mentent pas. Les images, c'est ce qui reste quand il n'y a plus rien".

Attention, nous allons monter d'un cran, et même plusieurs, dans la violence. Le roman dont nous allons parler aujourd'hui contient quelques scènes comme j'en ai rarement lu et les lecteurs les plus sensibles, voire impressionnables, doivent en être prévenus. Pour autant, je ne vais pas cacher que ce premier roman, malgré certains défauts, est une découverte dans le genre "serial killer". Avec "Play" (en grand format chez Albin Michel), Franck Parisot, dont on ne sait rien, et c'est dommage, nous entraîne dans une histoire démente où le tueur mène la danse, tel un démiurge maléfique, omniprésent et omniscient. Et, sur ses traces, un quatuor de flics dépassés, incapables d'anticiper les faits et gestes de leur adversaire, effarés de ce qu'ils découvrent sur lui, déconcertés par la violence de ses actes et la perversité de cet impitoyable assassin. C'est gore, flippant, ça tient en haleine et ça se dévore, mais pas seulement...





L'équipe du capitaine Lawson, que ses hommes surnomment dans son dos "Smarties", est sur les dents. Un violeur aux pratiques sauvages sévit dans Central Park. Pire, Tsuki Morgans, une des membres de son groupe, a bien failli en être la victime et n'a dû qu'à ses réflexes de survie de s'en tirer sans trop de mal.

Ce jour-là, Alves, un des collègues de Tsuki, a pris en chasse un homme dans le parc. Son intuition est puissante, l'homme, un SDF a la dentition erratique, correspond parfaitement aux rares descriptions qu'on a du violeur. Après une course poursuite, il a réussi à lui mettre la main au collet et à le ramener au poste pour interrogatoire.

Mais l'homme est un coriace, un cynique. L'équipe de Smarties est persuadée de tenir son homme, sauf qui manque la preuve indispensable pour espérer l'envoyer à l'ombre définitivement. Et en face, ce Glenson le sait parfaitement. Il joue avec ses interrogateurs, se moque d'eux, les provoque, gagne du temps. Et, pire que tout, il prend un avocat médiatique qui fait entrer la presse dans la danse...

Alors que les flics se dépatouillent avec ce dossier bouillant qui risque de leur sauter à la figure, le dernier membre du groupe, Gabriel Bridge, est appelé pour une autre affaire où son nom est apparue. Un vieil homme semble avoir disparu lors d'une promenade. On a retrouvé son écharpe, nouée sur un grillage là où il passait habituellement et, dans le noeud, un papier avec le nom de Bridge...

Bizarre, mais assez anodine, cette histoire d'écharpe va bientôt devenir une toute autre affaire et plongée Bridge et ses amis dans un cauchemar dont ils vont avoir bien du mal à sortir. Tandis que Glenson leur en fait voir de toute les couleurs, manipule la presse et l'opinion, se la joue star et victime de l'arbitraire policier, les enquêteurs vont se retrouver avec un autre épineux dossier en main.

Car, bientôt, on retrouve le vieil homme à l'écharpe. Enfin, ce qu'il en reste. Massacre n'est même pas un mot assez fort  pour décrire ce devant quoi les policiers vont se retrouver. De mémoire de flic new-yorkais, on n'a jamais vu ça. Une telle cruauté, une telle rage, une telle détermination dans la volonté de faire souffrir avant de tuer... Impensable.

C'est le point de départ d'un gigantesque jeu de pistes qui va balader Bridge, Tsuki, Alves et Lawson dans toute la ville, à la recherche d'un tueur qui les mène par le bout du nez, distille les indices pour semer un peu plus le doute et la terreur, les devance, les surprend, les écoeure... Comment cerner ce monstre, qui va bientôt gagner le surnom de Cyclope ?

Et, non content de jouer avec eux, le tueur les défie, les mets en danger, les ridiculise, réalisant quelques sinistres coups d'éclat qui suscitent l'émoi dans la ville, la peur et surtout, effacent toute confiance dans les forces de police, complètement à la ramasse. Ils sont en échec sur tous les plans et ignorent même jusqu'au nombre de victimes que ce tueur-kidnappeur a sous son contrôle.

Et si la réponse s'appelait Gabriel Bridge, qui semble être l'interlocuteur désigné par le tueur ? Mais pourquoi lui, dans ce cas ? Serait-ce lié à son métier de policier, à une ancienne affaire ? Tout paraît déboucher sur des impasses et même les rares erreurs commises par le Cyclope se révèlent difficilement exploitables...

Je reste assez vague, sur différents points et ce, tout à fait volontairement, même si je sais qu'il y en aura toujours pour trouver que j'en dis trop. Promis, quand j'aurais compris comment parler d'un livre sans en parler, je le ferai... Mais, c'est une autre histoire. J'ai choisi de ne pas entrer dans certains détails parce que, si vous lisez "Play", il faut que ça vous scotche au siège.

Que dire ? Qu'on est capturé (heureusement au sens figuré) par cette histoire et ce tueur. On plonge dans sa folie et on suit le désarroi de ces policiers qui ne savent pas par quel bout attaquer cette enquête extraordinaire. Des Glenson, ce n'est pas agréable, mais on en croise souvent. Des Cyclopes, on est dans l'inédit.

Ces flics côtoient le danger, des criminels sans foi, ni loi. Mais, là, ils touchent du doigt l'indicible, l'ignoble dans ce qu'il a de pire, de plus pur. Une violence démesurée, gratuite, affreuse, dans laquelle on ressent la jouissance de l'assassin, le défoulement qui est le sien dans les tortures et les blessures qu'il inflige.

Comme souvent, et même si on ne sait pas qui se cache sous ce surnom de Cyclope, on en sait un peu plus que les enquêteurs sur l'assassin. En tout cas sur certains éléments qui devraient apparaître publiquement plus tard, mais aussi sur ce qui motive un tel monstre, ce qui le pousse, viscéralement, à faire souffrir et massacrer son prochain selon des processus qui, disons-le, ont le mérite de l'originalité, mais laissent à plusieurs reprises abasourdis...

Et ce que l'on apprend petit à petit de lui est là aussi très dérangeant. Attention, les véritables motivations, elles, n'apparaissent que vers la fin, comme il se doit, quand les connexions se font pour mener au dénouement. Mais, on découvre tout de même le discours de ce personnage et, là encore, on reste pantois.

Avec, et c'est le plus important, le sentiment que l'arme la plus puissante qu'il possède dans son large arsenal, c'est... l'image. Alors, bien sûr, je ne vais pas trop développer cet aspect dans ce billet, parce que cela nous obligerait à dévoiler certains aspects-clés. Mais il faut évoquer cela car "Play" s'inscrit parfaitement dans cette société de l'image qui est la notre.

Cela fait longtemps, me direz-vous, qu'on s'y trouve. Oui, mais avant, nous étions entourés d'images, désormais, nous sommes aussi ceux qui les produisent, qui les exposent, qui les consomment, qui les partagent, qui les suivent avec avidité, parfois, jusqu'à l'overdose et avec, en corollaire, le voyeurisme qui s'en mêle, à moins qu'on ne s'hypnotise devant les chaînes d'infos continues et leur tombereau de nouvelles rarement réjouissantes.

Oui, l'image. Mais pas seulement ceux qui la regardent. Ceux qui la façonnent. Vous vous doutez, à me lire à ce niveau du billet, qu'on est en lien direct avec son titre, extrait du roman. Et le lien entre images et vérité, éternel débat, l'image qui peut servir le propos ou le déformer, l'image qui vient hanter comme elle vient enchanter.

Ici, l'image est totalement contrôlée par le Cyclope, de A à Z. Dans son modus operandi comme dans sa folie, tout est image. Et des images, je le redis, chocs (et, terrible paradoxe, la seule fois qu'il n'en a pas le contrôle, c'est quasiment la scène la plus dure et la plus violente du livre). L'image est le support de ses revendications, de sa propagande, de sa terreur, lorsqu'il va frapper l'esprit du grand public.

Et ici, vous me permettrez de parler un peu de ce blog. Je fais très rarement ce genre de digressions un peu vantardes, mais ça s'impose. En effet, comment ne pas évoquer sur un blog baptisé "appuyez sur la touche lecture", le titre du roman de Franck Parisot. Car, comme je l'ai fait, l'auteur de ce roman s'amuse avec les différents sens de son titre : "Play".

Play, comme lire ou comme jouer. Lire, et l'on retrouve ce blog sympathique sur lequel vous passez, je vous en remercie, n'oubliez pas le guide, le même jeu de mot entre l'action de lire un livre et l'action de lancer la lecture d'une bande vidéo ou d'un DVD (mon clin d'oeil personnel faisait référence aux vieux magnétoscopes aux écrans à cristaux liquides verdâtres clignotants).

Ne parlons plus de moi, Franck Parisot, et je viens de parler de la question de l'image, utilise "Play" comme cette incitation à lancer un film. Vous verrez que c'est fondamental dans le roman. Et le mot incitation est choisi à dessein. Il va jusqu'à mettre à sa sauce le symbole du triangle (nan, pas celui des francs-maçons, mais le triangle couché sur le côté qui orne la touche "lecture"), en guise de signature, de revendication.

Et puis, il y a le sens premier du mot "Play" : jouer. Aussi macabre, violent et sanglant soit-il, ce jeu existe et le Cyclope en est le maître. Il joue avec ses victimes, il joue avec les policiers qui le poursuivent, il joue avec des témoins, il joue avec les proches de l'affaire comme avec le public à qui il "offre" le spectacle de ses crimes, il joue avec les médias, il joue avec tout le monde. Et il aime ça !

En face, les policiers ont le sentiments d'être des pions. A plusieurs reprises, et c'est aussi un des intérêts de ce thriller, ils ne sont pas seulement surpris, ils sont saisis de stupeur devant le culot du monstre. Devant leur incapacité à voir venir le coup suivant. Devant le retard pris. Et, peu à peu, ils vont se rendre compte qu'ils ne sont que des moucherons pris dans une incroyable toile d'araignée, je n'en dis pas plus.

Oui, le Cyclope joue et fait lire, play and play, et il embarque, en bon maître du jeu, le lecteur dans sa folle sarabande. Le rythme est soutenu, l'outrance de certains passages éveille en nous ce vilain petit sentiment voyeur qu'on cache, met mal à l'aise, nous pousse presque à lire entre nos doigts, comme quand on se cache les yeux pour de faux devant un film d'horreur.

Je n'ai que très peu parler des personnages, alors un mot rapide sur eux, car Franck Parisot joue sur les archétypes du genre : le blasé solitaire (Bridge), la rebelle magnifique, dans tous les sens du terme (Tsuki), le rigolo qui cache ses failles (Alves), le veuf inconsolable qui se noie dans le boulot (Lawson). Avec ces quatre-là, on peut voyager, partit au combat. Mais ça ne garantit rien, car ils sont tous dans l'oeil du cyclone, dans l'oeil du Cyclope. Et personne ne sortira indemne (amis des clichés, bonsoir !).

Comme souvent dans ce genre de thriller, le démiurge est autant le tueur que l'auteur. Le tueur si l'on reste au plan strict de la fiction, l'auteur si on prend un peu de recul, de hauteur. Et tout le reste n'est que manipulations pour que les destins s'entrecroisent, convergent... ou pas. Qui peut dire à l'avance ce qu'il adviendra de ces policiers, mais aussi de bien des innocents (et pas seulement) ?

Tous sont à la merci de la folie d'un tueur d'encre et de papier et de l'imagination d'un écrivain qui fait une entrée fracassante dans le monde du thriller. Efficace, dérangeante, qui vous remue les tripes et, à mes yeux, réussit son coup, malgré quelques ficelles et quelques défauts, tout de même. On a, je pense, la promesse d'un romancier qui devrait encore nous surprendre à l'avenir.

J'ai dévoré ce roman de 600 pages en deux jours, avec à chaque page, l'envie d'avancer, d'en savoir plus, de comprendre, de découvrir ce que nous réserve encore le Cyclope. Le dénouement est plutôt bien troussé, ni le plus prévisible, ni le plus original, mais ça reste cohérent. Ce serial killer a tout pour marquer longtemps les esprits. On sort de cette lecture bien secoué, et pas forcément avec l'envie de reprendre un thriller tout de suite.

Quoi que...

mardi 21 octobre 2014

"L'automne est là et l'hiver arrive. Il durera".

La violence. Un sujet de société qui occupe bien de la place dans nos existences, qu'on le veuille où non, qu'on la croise en réalité ou en fiction (ne jouons pas les hypocrites, quelque part, nous "aimons" la violence). Et la fameuse question de l'oeuf et de la poule, de celui qui suscite ou s'inspire de la violence et peut être le même. Voici un thriller qui lorgne aussi bien vers le thriller scientifique que le techno-thriller ou encore l'anticipation. Un roman aux allures documentaires, aussi, même si on peut parfaitement le lire comme une pure fiction. Et même si on n'est pas obligé de partager les vues de l'auteur. Avec "Barbarie 2.0", publié chez Flammation, Andrea H. Japp fait un retour fracassant au thriller contemporain, alors qu'elle s'est installée au Moyen-Âge ces dernières années. Un livre qui ne laissera pas indifférent, et qui devrait faire grincer quelques dents. En attendant une suite ?





Thomas Delebarre est avocat général. La magistrature est une vocation dans la famille Delebarre, puisque Charles, son cadet, est procureur général. Aussi, quand Thomas Delebarre, 67 ans, est retrouvé poignardé dans sa villa de Mougins, que, sur son front, on a inscrit le mot PORC et que son ordinateur contient des photos pédopornographiques, les autorités décident un black-out.

Yann Lemadec, jeune homme bardé de diplômes en chimie et en psychologie, travaille pour la BIS, la Brigade d'Intervention Secondaire, une officine discrète aux contours aussi flous que ses missions. Par exemple, l'enquête sur la mort brutale d'un magistrat en vue... Il enquête sur l'affaire Delebarre et, avec l'aide de Lucie, une informaticienne qui pourrait être sa maman si elle n'était pas du genre solitaire, commence à se demander si tout n'aurait pas été mis en scène.

C'est alors que Yann est convoqué par la DCRI, un service qui ne devrait pas forcément être concerné par une affaire de droit commun, aussi spectaculaire et dérangeante soit-elle. En tout cas, a priori. Alors que lui veut ce "Henri de Salvindon" qui veut le rencontrer et qu'il ne connaît ni d'Eve, ni d'Adam ? En quoi cette enquête confidentielle pourrait-elle l'intéresser ?

Et là, énorme surprise, au lieu de lui demander de tout arrêter, de tout enterrer, l'homme qui dit être de la DCRI et a effectivement tout d'une barbouze, lui fournit une piste. En fait, il lui donne deux noms qui, selon lui, pourraient être liés à l'assassinat de Thomas Delebarre. Et il semble l'encourager à suivre activement cette piste.

Voilà donc Yann Lemadec muni d'un tuyau en or massif, alors qu'il n'en était qu'aux balbutiements de son enquête... Mais, qui croire ? A qui faire confiance ? Et qui sont Terence Osborne et le Professeur Alexandra Beaujeu qu'on vient de lui servir sur un plateau finement ciselé ? Le jeune homme n'a peut-être pas l'expérience d'un vieux limier, mais il n'est pas non plus complètement naïf.

Il sent bien qu'on essaye de le manipuler et ça aiguise forcément sa curiosité. Il se lance alors dans une enquête complexe, hors des sentiers battus, à la rencontre de personnages tous plus retors les uns que les autres. Pas un naïf, Yann Lemadec ? Disons qu'il n'est peut-être pas vraiment encore prêt à frayer dans ce monde étrange qu'il découvre...

Un monde où il ne sait pas vraiment ce qu'il cherche exactement, car rien ne paraît coller. Il se méfie de tout, de tous, mais il est aussi fasciné par ce qu'il voit se dessiner et plus encore par ceux qu'il rencontre. Il se prend au jeu du mystère qu'il est chargé d'éclaircir et, s'il garde à l'esprit son objectif initial, on est en droit de se demander s'il ne dérive pas dans des directions bien différentes...

Pendant ce temps, le monde s'enfonce dans la violence. Aux Etats-Unis, en Europe, en France, on tue, de sang froid, gratuitement, sans raison apparente. Le lecteur assiste à certains de ces méfaits qui pourraient être fortuits si, petit à petit, quelques éléments troublants n'apparaissaient. Mais que se passe-t-il sur notre bonne vieille Terre ?

Et puis, il y a Apollon et Artémis...

Euh, non, je ne me mets pas à yoyoter de la touffe d'un seul coup. Non, Apollon et Artémis sont des personnages du livre, enfin les avatars de personnages qui vont longtemps conserver leur anonymat aux yeux du lecteur et ne se dévoiler que tout doucement. Ces deux-là communiquent via internet et leur principal sujet de conversation semble être... la violence, oui, vous avez deviné.

Elle est au coeur de ce roman. On la vit, on en parle, on enquête dessus, on en fait même un sujet d'études. Car, au fil du livre, lors de certains passages, un certain Dr Goldberg se produit tel un acteur de stand-up ou un cadre d'Apple en plein keynote. Et il donne sa vision de la violence pour le moins iconoclaste. Peut-être dérangeante pour certains.

Quand je dis "dérangeante", c'est à plusieurs niveaux. Dérangeante sur le strict point de vue de la lecture, car ces parties sont ultra-documentées et très référencées. Ca rappelle, bien que réalisé pour des raisons très différentes, ce qu'ont fait Anthony Zucker dans "Level 26" ou Henri Loevenbrick dans "Sérum".

Autrement dit, des liens, des compléments d'informations à aller chercher ça et là sur internet. Des articles de presse sur des faits divers, des études scientifiques ou sociologiques, énormément de choses pour les amateurs de fact-checking ou pour ceux qui voudraient approfondir le débat et confronter leur opinion à ce qui est évoqué.

Le résultat, c'est une (sur)abondance de notes de bas de page qui, je le sais, en agaceront plus d'un. Mais, on peut aussi en faire abstraction, car, finalement, ces notes sont des compléments au texte lui-même. On peut parfaitement passer outre et avancer comme dans un roman classique. Andrea H. Japp, de mon point de vue, cherche à crédibiliser son propos. Mais on a en main avant tout une fiction qui peut le rester si on le désire.

Dérangeante aussi parce que, si l'on va au-delà de la fiction, c'est tout ce que raconte "Barbarie 2.0" qui pourrait remettre bien des choses en question. On n'est pas du tout dans la question du gêne du meurtrier ou de la violence, comme on en avait beaucoup entendu parler à un moment, jusque dans les discours d'hommes politiques briguant les plus hautes fonctions.

Non, c'est très différent, et c'est presque plus flippant encore. Bien sûr, je ne vais rien vous expliquer ici, mais il y a une réflexion sur une société qui engendrerait presque naturellement la violence, inconsciemment, insidieusement. Bien loin de théories sociologiques ou idéologiques (de quelque bord que ce soit, je précise).

Et puis, il y a la manière dont on appréhende cette violence. Dont on l'anticipe. Tout ce qui peut se cacher derrière ces "faits divers", expression fourre-tout et commode. "Barbarie 2.0", sous ses airs de thriller assez classique au départ, se révèle développer un argumentaire pré-apocalyptique fort intéressant car son vecteur n'est ni une catastrophe naturelle, ni un accident nucléaire, ni une guerre ou une invasion extraterrestre. Rien d'extraordinaire.

Quant au reste, ce que va mettre au jour l'enquête de Yann... Eh bien là, comme souvent, je meurs d'envie de le partager avec vous, mais je ne le peux évidemment pas. Il y aurait énormément à dire et c'est ce qui, pour moi, ouvre la porte à une suite à "Barbarie 2.0". Pour voir encore évoluer la situation qui n'en est qu'à ses prémices.

Je me rends compte que j'ai vite embrayé sur des thématiques fortes et profondes, possiblement sujettes à controverse, et que finalement, j'ai peu parlé du livre lui-même. Alors, hop, retournons à plus factuel. "Barbarie 2.0" est un roman qui, sous des allures assez classiques réserve donc bien des surprises, et pas seulement en lien avec ce qui a été dit plus haut.

Yann Lemadec est un jeune homme qui tient plus de l'antihéros que du sauveur de l'humanité. J'ai évoqué sa jeunesse, à 29 ans, avec deux cursus universitaires longs, et pardon si cela vous semble un peu caricatural, mais il ne connaît pas grand-chose à la vie. Idéaliste, certainement, mais aussi in expérimenté face à un monde qui ne fait aucun cadeau.

Il se lance dans son enquête sans a priori, sans préjuger, en essayant de prendre les événements tels qu'ils viennent et de les analyser. C'est un gentil. Euh, pas dans l'opposition au méchant d'un livre, non, c'est son caractère, c'est un vrai gentil. Un garçon bien élevé, bien poli, bien propre sur lui. N'y voyez rien de péjoratif, au contraire, c'est un simple portrait.

A ses côtés, Lucie lui apporte un soutien d'importance. Elle rappelle le personnage de Pénélope Garcia, dans la série "Esprits criminels", dans quelques années et à quelques différences près. Une analyste, infatigable et pleine de ressources dès qu'il s'agit de trouver de l'information et de permettre à Yann d'avancer.

Le tandem est assez improbable à l'époque où les thrillers reposent souvent sur des archétypes bien différents. Il y aurait quelque chose d'une relation mère-fils dans ce duo-là. Un peu excentrique, la mère, tout de même... Deux solitudes, aussi, qui se rencontrent et se complètent. S'adoucissent l'une, l'autre, rendent les existences plus supportables.

"Barbarie 2.0" a quelque chose d'un roman choral, difficile de dire que tel ou tel est le personnage central, la structure du roman rend cette dénomination imprécise voire inadéquate. Alors, oui, évidemment, Yann mène l'enquête donc on le suit plus que les autres, mais comme vous l'avez vu, l'intrigue a pas mal de ramifications et, chacun à leur manière, les différents protagonistes sont des axes du récit.

A l'image des mystérieux Apollon et Artémis qui, je dois le dire, sont un des fils qu'on suit avec attention parce qu'on ne les cerne évidemment pas tout de suite. Ces pseudonymes, ces conversations assez déroutantes, parfois, cette correspondance électronique qui semble la seule possible pour eux... Et tant d'autres zones d'ombre qui planent sur eux.

De même, plusieurs personnages secondaires, dans ce qui leur arrive ou par rapport à leurs interventions dans le récit, alimentent le mystère et donc l'envie d'en savoir plus à leur sujet. Avouez que c'est quand même pas mal pour un thriller ? Cela vaut pour le fameux Salvindon, qui convoque Yann. Mais aussi les personnages que va rencontrer Yann dans son enquête.

Et pour d'autres personnages, parfois au passage météorique, parce qu'on se dit qu'ils sont des pièces d'un puzzle, mais on ne sait pas trop dans quelle partie de l'image. Pas un coin ou un bord, non, le genre de pièce qui se place dans un ciel, par exemple... Anodine en apparence, mais sans laquelle l'image resterait incomplète.

La narration d'Andrea H. Japp est habile, elle sort des codes traditionnels du livre et nous emmène là où on ne s'attend pas du tout à aller. Inclassable, on est dans une construction bien plus complexe que le page-turner habituel. En atomisant la narration, en désarçonnant le lecteur en permanence, sans le perdre complètement, elle parvient à épaissir son énigme.

Pas de jeu de Cluedo possible pour le lecteur, autrement dit, n'entrez pas dans ce roman en cherchant qui est l'assassin, car ça ne se passe pas dans la bibliothèque et le chandelier n'est qu'un instrument parmi d'autres. C'est violent, logiquement, puisque c'est le thème central, mais la violence est aussi diffuse, jusqu'aux claques finales.

La quatrième de couverture évoque "les dérives de demain" et parle d'un roman de science-fiction ou d'une vision de la réalité (avec un point d'interrogation, je précise). Oui, il y a un peu de tout ça, en effet. Comme dit en préambule, on oscille en permanence entre des sous-genres du thriller et de la SF, liés aux science, à la technologie, au futur plus ou moins proche...

Et franchement, ça met sérieusement mal à l'aise. Et un thriller qui fait ça touche au but, non ?

vendredi 17 octobre 2014

"Un puriste de la cuisine funèbre, un gourmet du post-mortem".

Je suis gourmand, je le confesse... Et j'aime bien aussi dévorer des livres dans lesquels la cuisine, la nourriture, la gastronomie jouent un rôle. Si en plus, il y a quelques recettes qui mettent l'eau à la bouche, alors, c'est encore mieux. Notre livre du jour est un polar où la nourriture est... l'arme du crime, sans qu'on y ajoute un quelconque poison, attention. Non, c'est avec des plats que l'assassin tue. Et pas n'importe lesquels. Au-delà de cet aspect gourmand, si on peut dire, le romancier, comédien, animateur télé brésilien Jô Soares nous propose avec "les yeux plus grands que le ventre" une véritable chronique de son pays à la fin des années 30, alors que vient de s'installer la dictature de Getulio Vargas. Folio réédite en poche ce polar complètement déjanté, drôle et plein de fantaisie, avec une galerie de personnages hauts en couleurs.





Automne 1938. Le Brésil s'enfonce dans la dictature de Getulio Vargas, qui s'inspire des idées fascistes européennes. Un régime policier est en train de se mettre en place sous la férule du sinistre Filinto Müller, admirateur des idées nazies, et qui est loin de faire l'unanimité, même parmi ses propres services.

C'est dans ce contexte que sont découverts quatre corps dans un parc public de Rio de Janeiro. Au premier coup d'oeil, on pourrait penser que ces femmes ont organisé un pique-nique. Mais, de plus près, ce sont bien quatre cadavres. Les victimes sont des femmes qu'on a placées là complètement nues dans une macabre mise en scène. Et elles ont un point commun évident : elles sont, disons les choses telles qu'elles sont, grosses.

A l'autopsie, surprise bien peu agréable, ces quatre personnes ont littéralement été remplies de nourriture jusqu'à ce que mort s'ensuive. Et chacune a eu droit à une recette particulière, des desserts typiques de la gastronomie portugaise. Voilà une curieuse manière de tuer son prochain qui laisse désemparés les policiers chargés de mener l'enquête.

Ils sont deux, ces braves flics, Mello Noronha et Valdir Calixto. Le premier, sorte de Colombo brésilien, époux d'une ravissante jeune femme passionnée d'opéra ; le second, véritable dandy toujours tiré à quatre épingles et, disons-le d'emblée, pas bien malin... La nature hors norme de ce quadruple meurtre les laisse plus que perplexe...

Ils vont alors recevoir un renfort capital. Euh, je m'emballe peut-être un peu... Parce que, lorsque l'homme se présente à eux, les deux policiers imaginent mal ce qu'il va pouvoir leur apporter. Ce monsieur s'appelle Tobias Esteves et il gère une des chaînes de pâtisserie les plus en vue de la ville de Rio. Il a reconnu les recettes qu'a utilisées le tueur pour assassiner ses victimes.

Mais, Tobias Esteves n'est pas que pâtissier. Non, il est Portugais, exilé au Brésil après avoir été viré de la police pour une mauvaise blague, quelques années plus tôt. Et, dans son pays natal, de l'autre côté de l'océan, c'était un sacré bon flic. Un peu artiste, un peu foufou, un peu bavard, un peu porté sur la digression et les raisonnements alambiqués, mais un sacré bon flic.

Le trio, un peu farfelu, je ne vous le cache pas, aura le soutien inattendu d'une jeune femme, Diana, véritable aventurière, bien plus téméraire et tête brûlée que ces policiers bien propres sur eux. A eux quatre, ils vont partir sur la piste d'un tueur pas ordinaire dont la traque va leur demander bien des efforts et surtout, une perspicacité inégalement répartie...

Allez, je le dis tout de suite, je me suis énormément amusé à lire ce polar, qui n'est pas que cela. Je sais que certains lecteurs ont du mal avec le mélange des genres et que rire avec un polar peut déranger, alors soyez prévenus. Sachez également qu'on connaît le tueur des les premières pages et qu'on le suis dans ses tribulations assez comiques, elles aussi, malgré l'horreur de ses actes.

Ceci étant dit, revenons à notre billet. Oui, je me suis énormément amusé à la lecture du roman de Jô Soares qui allie personnages gentiment décalés, situations absurdes, satire sociale d'un Brésil en plein essor, malgré la dictature. Plusieurs récits se croisent au long de ces 300 pages qu'on avale goulûment, le parcours du meurtrier et l'enquête des policiers pour interrompre ses méfaits.

Mais aussi une étonnante balade dans le Rio de Janeiro de cette fin des années 30, en tout cas, dans les activités auxquels s'adonnent les Cariocas pour se divertir. Ainsi, indépendamment de la question gastronomique, au coeur de l'histoire, on se promène aux courses, de chevaux, mais aussi automobiles, à l'opéra, on fréquente les quartiers chauds... Et l'on n'oubliera pas, eh oui, le foot !

En 1938, se déroule la troisième Coupe du Monde, sur le sol Français, et le Brésil, emmené par sa première star de couleur, le génial Leonidas, fait partie des favoris. Les jours de match, la vie s'arrête car tout le monde reste près de la TSF. Ce média en pleine ascension, qui rythme la vie quotidienne des gens, mais aussi ce roman, au gré de ce qu'on appelle encore des réclames.

La façon de mettre en scène ces événements et ces sorties rappellent d'ailleurs les films des années 30 et cela contribue aussi au côté amusant de la chose, tout en en faisant, par instant, un véritable roman d'aventure. Le chapitre consacré au football, d'ailleurs, utilise quasiment des techniques de montage cinématographiques pour raconter plusieurs actions simultanées.

Difficile de vous parler ici de tout cela, il faut se laisser emmener par la main dans ses pérégrinations où l'on croise, pêle-mêle, des prostituées, une cantatrice, un ténor et un orchestre nazis, un clown de très petite taille, un speaker au débit inégalable, un médecin qui aurait mérité le Nobel et encore pas mal d'autres personnages burlesques.

Mais, évidemment, l'édifice repose surtout sur les personnages centraux que sont les flics, le tueur et Diana. Je brûle d'envie de vous parler de ce tueur à la fois cuisinier émérite, mélomane et surtout, complètement cinglé, mais non, il faut vous laisser la surprise de ce bonhomme qui appartient au genre de tueurs littéraires dont on se souvient longtemps...

Je n'en dis pas plus, passons aux autres personnages-clés. J'ai comparé plus haut Mello Noronhes à Colombo, plus pour son apparence, disons, négligée, que pour son sens de la déduction. Et, pour poursuivre la comparaison, il est mariée à la ravissante Yolanda dont beaucoup semblent se demander comment ils ont pu se plaire. Enfin, surtout elles...

Un couple complètement dépareillé, mais par amour, Mello est prêt à tout pour sa belle et tendre, y compris endurer d'interminables opéras, qu'il déteste proportionnellement à leur durée... Côté boulot, c'est le chef. Et, loin d'être un mauvais flic, il est parfois un peu dépassé, un peu "vieille école". Et surtout, c'est un vrai brésilien, pur sucre, qui a quelques difficultés avec la dimension portugaise de son affaire, on va y revenir.

Calixto Valdir, c'est le beau gosse de la bande. Fringué en permanence avec élégance, il affiche une carrure d'athlète. Un bon mètre 90 et une musculature qui a de quoi attirer l'oeil. Pourtant, Valdir a deux gros défauts ; c'est un trouillard, qui rechigne toujours à partir sur le terrain, ce qui, avouons-le, est un peu gênant pour un policier de la criminelle, et surtout, il n'est pas très finaud...

Vous me connaissez, je suis un garçon poli et de bonne composition, donc, je n'écrirai pas que c'est un parfait crétin, mais je le pense fort. Plus sérieusement, Calixto Valdir est un important ressort comique du roman de Jô Soares, par sa naïveté, sa lâcheté, son incompréhension permanente qui crée les quiproquos... Et par d'autres éléments que je vous laisse découvrir...

Enfin, il y a Tobias Esteves, sorte de Pierrot lunaire, d'artiste fait flic, prompt aux digressions les moins appropriés alors que le temps presse et à l'esprit d'escalier menant dans des impasses. Dans son pays natal, le Portugal, il était l'ami de Fernando Pessoa et a fréquenté Aleister Crowley, rencontre qui est à l'origine de sa disgrâce, malgré ses évidentes compétences.

Depuis son exil dans l'ancienne colonie d'outre-mer, il ne se consacre plus qu'à son héritage gastronomique, cette chaîne de pâtisserie qui appartenait à un oncle et dont il a fait un des endroits les plus appréciés de Rio. Mais, quand il découvre dans le journal les "armes" employées par l'assassin pour commettre ses crimes, il vient spontanément apporter son aide.

On sent bien que le travail d'équipe, en tout cas pour son activité policière, n'est pas forcément son fort. Tobias est un instinctif, un peu trop presque, car ses raisonnements alambiqués ont tendance à perdre tout le monde... Y compris lui-même... Pourtant, nul doute que c'est un bon flic, comme Mello, mais que cette affaire si peu ordinaire, fait ressortir certains de leurs défauts les plus marquants.

Mais le rôle de Tobias, c'est aussi de faire le trait d'union entre le Portugal et le Brésil. Jô Soares insiste sur les différences notables entre l'ancienne puissance coloniale et son ex-principal joyau, devenu indépendant depuis un peu plus d'un siècle. A travers la gastronomie, on découvre des différences culturelles fortes, au point d'être à la fois une vraie interrogation et un début de piste pour les enquêteurs.

J'ai laissé Diana à part, parce qu'elle n'est pas policière et que son parcours est très différents de ceux qui vont devenir ses acolytes. Petite fille riche qui ne vit que pour le risque et les émotions qu'il procure, elle est prête à tout, y compris à braver le danger. Et avec ça, un sacré caractère, qui ne supporte pas l'échec.

On la verrait volontiers damer le pion à Indiana Jones, cette jeune femme qui n'a pas froid aux yeux, quelles que soient les circonstances, et voudraient bien montrer qu'une "faible" femme peut tout à fait en remontrer aux plus machos. Elle est indéniablement l'atout charme du moment, et pas seulement pour sa silhouette. Non, cette fille-là, mon vieux, elle est terrible ! Et on la suivrait au bout du monde en se sentant protégé...

Mais, elle est aussi, avec Yolanda, l'épouse de Mello, un des rares personnages féminins de ce livre à correspondre aux canons actuels de la beauté, où le plantureux, pour ne pas dire plus n'est guère en vogue. Oui, je parle de notre époque, pas de celle où se déroule le roman. Et il est certain qu'en choisissant de martyriser des grosses, il n'y a rien de péjoratif dans ce mot, je le précise, Jô Soares piétine allègrement le politiquement correct.

C'est la goinfrerie dont se moque l'auteur, pas de l'obésité en elle-même. La corpulence des personnages, dignes des oeuvres de Botero, lui permet de forcer encore le trait et d'appuyer sa caricature. De jouer aussi sur les contrastes et les nuances. Pour ceux ou celles qui s'inquiéteraient, à titre personnel, et je ne suis pas mince, au contraire (mais je ne suis pas une femme, c'est vrai), je n'y ai vu ni mépris, ni misogynie.

La présence dans le roman du clown nain, pas épargné lui non plus par la plume acide de Jô Soares mais qui est un personnage attachant, au grand coeur et plein de courage, montre que l'auteur manipule les différences pour mieux créer le décalage. Maintenant, oui, il est fort possible que ce roman puisse être mal perçu. Personnellement, j'ai énormément ri.

"Les yeux plus grands que le ventre" est un roman plein d'érudition, en particulier sur la société brésilienne de la fin des années 30, parfaitement rendue. Mais c'est aussi une vraie comédie policière qui ne lésine pas sur la caricature pour parvenir à ses fins. C'est grotesque et même grand-guignolesque, par moments, et je suis assez friand, si j'ose dire, vu le sujet central, de ce genre de littérature.

Mais c'est aussi un roman plein de fantaisie et de trouvailles qui créent des scènes parfois totalement absurdes ou délirantes, à l'image de la scène à l'opéra, digne des productions des Zucker-Abraham-Zucker, créateurs de la série de films "Y a-t-il un flic...", autour du personnage incarné par Leslie Nielsen.

Et puis, il y a quelques recettes qui, une fois revenu à un contexte plus traditionnel et surtout à des proportions plus justes, ont de quoi mettre de l'eau à la bouche. Voilà une culture culinaire dont j'ignore tout. Et que je découvrirai volontiers. En particulier un chariot de dessert particulièrement alléchant... A consommer avec modération... Enfin, on essaiera !

mercredi 15 octobre 2014

Life is a cabaret !

En lisant notre roman du jour, j'ai eu rapidement en tête la voix de Liza Minnelli chantant cette phrase dans le film de Bob Fosse. Et plus j'avançais, plus se lien se renforçait entre ce titre et l'histoire du roman que je lisais. Et c'est autour de cela que devrait tourner mon billet, au moins en grande partie. Avec quelques développements autour de thèmes chers à l'auteur qui apparaissent de nouveau et une dure réflexion sur l'existence. Michel Quint, avec "J'existe à peine", récemment publié aux éditions Héloïse d'Ormesson, nous emmène dans ce Nord qu'il aime tant et qu'il observe, avec tristesse, se déliter. Il nous présente un éventail large de cette société qui survit tant bien que mal, joue avec le passé et le présent, la nostalgie et l'inquiétude face à l'avenir, au vide laissé par les idéologies, les croyances, elles aussi en déshérence... C'est sombre, pas franchement joyeux ou optimiste, mais "the show must go on !", quoi qu'il arrive.





Alexandre Sénéchal est un saltimbanque. Ne voyez aucun mépris dans ce mot, au contraire. Disciple du transformiste Fregoli, il est à la tête d'une troupe ambulante qui se produit à travers la France dans différents spectacles. Alexandre nourrit une espèce de passion assez morbide pour les faits divers les plus célèbres dans lesquels il puise souvent son inspiration.

Mais, son dernier spectacle en date, interprété dans le cadre majestueux du Château du Haut-Koenigsbourg, reprend sous forme de spectacle de transformiste le film "La Grande Illusion", tourné à cet endroit à la fin des années 30 par Jean Renoir. Un spectacle bien rodé, et pourtant, une des représentations tourne au drame.

Pris à partie par ses partenaires, qui le jugent responsable de ce qui s'est passé, Alexandre se retrouve seul au monde, transportant sa vie dans sa voiture. Enfin, sa vie... Sa garde-robe, tous ces costumes qu'il revêt jour après jour, désormais réduits à des enveloppes vides, mortes. N'ayant plus rien, puisqu'il ne peut exercer son art seul, il se décide à rentrer chez lui.

Enfin, chez lui... Là où il est né, serait plus juste. Voilà plus d'une vingtaine d'années qu'il a quitté le Nord pour se lancer sur les routes, sans attache, sans lien avec des lieux ou des personnes. Mais, arrivée à une sorte de croisée des chemins, la quarantaine passée, privée de tout ce qui faisait sa vie jusque-là, il ne semble plus avoir que cette solution de repli, en attendant des jours meilleurs.

Là-bas, une seule personne peut l'accueillir : le Père Julius. Le prêtre de la paroisse de Wattrelos, sa ville natale, qui l'a aidé lorsque, durant son enfance, il était maltraité par ses parents adoptifs. Leur relation a toujours été houleuse, conflictuelle et pourtant, le lien n'a jamais été rompu et Alexandre le considère, même si c'est avec un certain cynisme, comme son seul véritable père.

Et, s'ils ne se sont plus vus depuis des années, s'ils n'ont plus eu de contact depuis bien longtemps, si le temps a passé et a fait du prêtre un vieil homme, usé, désabusé, leurs retrouvailles sont aussi chaleureuses que possibles. Du moins, en considérant que ces deux-là sont toujours sur la retenue et que, s'ils se montrent expansifs, ce n'est pas dans l'intimité.

Pas surpris de voir son pupille revenir ainsi, sans prévenir, après si longtemps, façon fils prodigue, le Père Julius accepte de l'héberger. Mieux encore, il va lui proposer de l'aider. Et de manière très concrète : il voudrait mettre les talents d'Alexandre à contribution. Lui proposer de jouer deux spectacles, avec rémunération, symbolique mais réel.

Et puis, surtout, Julius espère que ces spectacles seront l'occasion de faire rencontrer à Alexandre sa mère biologique, qu'il n'a jamais connue...

Pour les spectacles, pas de souci, mais la question maternelle est plus épineuse. Cette mère, Alexandre a fait une croix dessus, depuis longtemps. Sa vie, il l'a construite autrement, sans l'appui de la biologie, de l'hérédité, de l'éducation, de tous ces liens qui fondent l'enfance, sur lesquels on construit les existences, traditionnellement...

Et pourtant. La proposition du Père Julius n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Petit à petit, elle fait son chemin dans l'esprit d'Alexandre qui, après tout, a entrepris ce retour aux sources. Pourquoi ne pas aller jusqu'au bout de la démarche, dans ce cas ? Mais, il a besoin de se préparer pour cette éventuelle rencontre, avant même de connaître l'identité de cette génitrice...

Alors, en attendant, il va se concentrer sur la mise en place des deux spectacles qu'on lui a réclamés. Le premier retraçant la visite de la Reine d'Angleterre dans la région à la fin des années 50 ; le second, une crèche vivante censée faire revenir du monde à l'église désertée pour les fêtes de Noël et redonner du coeur au sacerdoce de Julius.

Au passage, une troisième idée va germer dans l'esprit d'Alexandre. Pas une commande, un truc bien à lui, où l'on retrouve son goût pour les faits divers : le braquage dans un tram, quelques jours avant les événements de mai 68, d'un homme transportant une grosse somme d'argent appartenant à son entreprise. Un homme qui, défait, a ensuite mis fin à ses jours.

C'est hommes, c'était le père de Léonore, une des femmes  qui va aider Alexandre à mettre en place ses différents spectacles et chez qui il va habiter, lui, le saltimbanque itinérant, condamné à la sédentarité. Il y a aussi Marion, la belle Marion, fille d'un riche entrepreneur local. Alexandre n'est pas indifférent au charme de ces deux femmes si différentes...

Et puis Marie-Christine, Francis, d'autres rencontres, d'autres personnes à qui s'attacher, avec qui créer des liens, construire des amitiés, plus si affinités, peut-être. Malgré tout ce qui les sépare. Alexandre devient une sorte de trait d'union entre ces gens qui se côtoient peu. Mais le Destin, ce fripon, ce sinistre personnage, va venir s'emmêler...

"J'existe à peine". Le titre est terrible. Et pourtant, c'est un constat bien réel : Alexandre n'a d'existence que costumé, quand il joue les rôles de ses spectacles de transformiste. Qui sait vraiment qui est Aexandre, abandonné à la naissance, sans racine, sans attache, sans ombre, car ombre lui-même. Il a rompu avec ce passé douloureux mais s'est reconstruit sur des illusions.

A son retour dans le Nord, non seulement il va être rattrapé par ce passé qu'il avait jeté aux oubliettes, mais surtout, il va être rattrapé par la vie des autres. Alexandre s'est libéré de toutes les contraintes de l'existence, ou presque. Sa vie n'est pas idéale, mais il a su acquérir quelque chose d'infiniment précieux : la liberté.

Or, dans le Nord, à quoi est-il confronté ? Aux problèmes très quotidiens des uns et des autres, aux contingences matérielles, aux conventions sociales, à tout ce qui est censé aider à vivre ensemble mais contribue en fait à séparer les uns et les autres, en termes de classes sociales, de milieux, de niveaux de vie, d'origines, d'opinions, de croyances...

Lors de ce retour dans le Nord, il côtoie des riches, des pauvres, des croyants, des athées, des héritiers, des modestes, des gens de gauche comme de droite... Mais tous avec un point commun : ils semblent déboussolés, perdus dans un monde qui les dépasse et évoluant dans une région en train de se momifier.

Ce Nord, si vivant lorsqu'il était le pays du textile et aujourd'hui, devenu fantomatique. A l'image de l'église du Père Julius, presque vide, où ne passe que des âmes évanescentes, déjà des ombres, elle aussi, rabougries en même temps que la prospérité disparue. Si Alexandre n'a plus rien à voir avec l'enfant qu'il  était dans le Nord il y a presque 30 ans, le Nord lui aussi à changer, s'est effrité...

Il revient dans une région qui a subi les outrages du temps, de la politique, de l'économie, de ce monde si dur, si violent. Il revient auprès de gens qui souffrent et auxquels son savoir-faire peut apporter quelque chose, du réconfort, oui, mais plus encore, de la fierté. Le spectacle autour de la Reine d'Angleterre est bouleversant car il ramène ces personnes aux temps de la grandeur, de l'importance, irrémédiablement révolus.

Pour la crèche, c'est autre chose. La foi aussi s'est évaporé en même temps que le travail, la joie, la vie de quartier, l'ambiance des kermesses, etc. Je l'ai dit, le Père Julius prêche devant des bancs vides et lui aussi a souffert de cette érosion. Physiquement, mais aussi sur le plan de son caractère. De la certitude de son utilité, aussi.

Cette crèche, c'est peut-être son baroud d'honneur. Remplir une dernière fois l'église avant de passer la main à un autre... Ou plus vraisemblablement de fermer définitivement les portes de l'édifice, car, s'il prend sa retraite, il est désormais peu probable qu'on envoie un jeune prêtre frais émoulu, enthousiaste et fédérateur le remplacer.

Oui, lorsque Alexandre revient "chez lui", c'est pour voir les dernières lueurs des dernières braises de sa vie d'avant. Cette vie qu'il déteste, et on comprend pourquoi, mais qui est en lui, malgré tout. Lui, le solitaire, le bougon, le blindé, il va se prendre d'affection pour tout ce petit monde, cette société hétéroclite que Julius a rassemblé autour de lui.

Au point, je pense, de ressentir pour la première fois un vrai et fort sentiment d'appartenance. Jamais auparavant, même dans les troupes qu'il a fondées, il n'avait pu ressentir ça. Un truc qu'on pourrait appeler la solidarité, l'amitié, l'entente. Oh, il y a bien des anicroches, des mésententes. Des jalousies. Mais on efface vite tout ça pour aller dans le même sens vers l'objectif commun.

Ca, c'est la première partie du roman. Car ensuite, tout va commencer à aller de travers. La crèche va donner le signal de ce qui va devenir une course à l'abîme. A partir de là, tout va aller de mal en pis et Alexandre va se retrouver embarqué dans tout cela, sans vraiment plus rien maîtrisé, car l'expérience de la vie, la vraie, il ne l'a pas.

Choc de la découverte, comme un plongeon dans l'eau glaciale qui cisaille les pattes. Dépassé, Alexandre découvre une autre facette : même dans la vraie vie, il arrive qu'on joue des rôles, que les décors soient en carton-pâte, qu'on mente, qu'on dissimule... Et les secrets qui, un par un, vont apparaître  au fil des jours, vont le précipiter là où il avait toujours refusé d'aller : le réel.

"J'existe à peine", clame le titre du roman. On se dit d'abord que c'est un appel au secours, et puis on comprend que c'était presque une bénédiction. Que le pire arrive avec cette existence et qu'il était finalement plutôt heureux lorsqu'il ne savait pas, lorsqu'il était détaché, libre, sans contrainte. Maintenant, il doit gérer les informations sur lui, mais aussi sur les autres. Et leurs réactions à tous.

Julius, Martion, Léonore, sa mère, autant de personnage qu'il n'incarne pas, qu'il ne contrôle pas. Il n'est pas metteur en scène de la comédie humaine et surtout, ce n'est pas un one-man-show où il saute de costume en costume pour jouer tous les rôles à sa façon. Contre le Destin, Alexandre est démuni, désappointé.

Même si tout cela est peut-être finalement le signe qu'il attendait depuis si longtemps. Le signe lui disant qu'il est temps désormais d'abandonner les costumes, les masques, et d'être enfin soi-même, à 100%, à chaque instant. Qu'il est temps de commencer à construire cette existence qu'il a toujours refusé d'assumer, d'enfiler.

Dans "J'existe à peine", on retrouve bien des thématiques chères à Michel Quint : le Nord, évidemment, indissociable de l'auteur, et le regard triste, assez fataliste qu'il pose sur cette région qu'il aime tant et la nostalgie qui l'y relie ; les faits divers, déjà très présents dans "En dépit des étoiles", son précédent roman, désormais disponible en poche...

Et puis le spectacle vivant, le cirque, le cabaret, que j'associe, pardon aux puristes que ça pourrait déranger, mais entre Alexandre ici et les personnages d' "Effroyables jardins", quand l'irruption d'un clown devenait la meilleure arme contre la sinistre réalité, contre le drame en cours, contre la folie et la cruauté humaines.

"J'existe à peine" est un roman sombre. Les drames qu'on y croise font mal. D'une certaine manière, nous pouvons tous être confrontés à ce genre d'histoire. Et, contre cela, nous avons tous besoin aussi de rire, de nous amuser, de prendre les choses avec recul, de profiter de ces saltimbanques qui réenchantent nos vies. Sans doute, souvent, au détriment de la leur...

dimanche 12 octobre 2014

"La famille est la peau".

Je lis pour me détendre et aussi pour réfléchir. Je ne comprends même pas qu'on puisse essayer d'opposer les deux, tant détente et réflexion me paraissent imbriquées et complémentaires dans l'acte de lire. Voici d'ailleurs un livre qui nécessite de réfléchir pour essayer d'en goûter la substantifique moelle. Parce qu'il faut chercher au coeur du récit ce qui n'est pas dit, ce qui est implicite, métaphorique. Et ça, j'aime bien. Mettre les cellules grises en ébullition, faire tourner les méninges à quelques milliers de tours-minutes. Ne soyez pas effrayés par ce préambule ! "Peau vive", le dernier roman en date de Gérald Tenenbaum, publié aux éditions de la Grande Ourse, est aussi une belle histoire, profonde et triste, mais pleine d'espoir qui utilise habilement certains événements de l'actualité marquante de la fin des années 80 pour, comme souvent chez l'auteur, réfléchir aux origines et regarder vers un avenir qu'on souhaite meilleur.





Eve a 37 ans, elle est biologiste mais souffre d'un problème qui entrave toute forme de relation sociale : elle ne supporte pas qu'on la touche. Le moindre contact sur sa peau, de la part d'une personne, s'entend, la moindre approche la plonge dans une panique totale. Difficile, dans ces conditions, de pouvoir construire une vie autre que solitaire et presque recluse.

Nous sommes à l'automne de l'année 1988 et, loin de sa famille, son père et sa soeur, plus encore de sa mère, qui est partie vivre ailleurs, quand elle était encore enfant, Eve avance dans l'existence sans véritable repère, sans véritable but non plus. Attention, cela ne veut pas dire qu'elle ne fait rien, non, mais elle le fait dans son coin, sans rien véritablement partager avec autrui, car elle en est incapable.

Alors, ce soir-là, elle décide d'aller au cinéma. Seule, comme il se doit. Un film, à cette époque, défraye la chronique, provoque l'ire de personnes qui pensent qu'on s'en prend à leur foi. Eve n'a cure de tout cela, mais elle voudrait se faire son avis propre sur ce film, réalisé par un maître du septième art et qui, par ce parfum de scandale, attire le public autant qu'il ferme de salles.

D'ailleurs, dans cette salle du quartier latin, il y a foule dans la file d'attente. Rapidement, la salle affiche complet et, déçue, sans plus, Eve doit se rabattre sur le film projeté dans la salle voisine, quasiment déserte. Une aubaine pour la jeune femme que la promiscuité dans une salle obscure pourrait mettre au bord du malaise.

Quelle est alors la surprise d'Eve lorsque quelqu'un choisit justement le siège juste à côté du sien, alors que tous, ou presque, sont inoccupés. Dérangée, bouleversée, Eve essaye de changer de place. C'est alors qu'une explosion a lieu, dont l'épicentre se trouve à l'endroit où était assise Eve. Elle ne doit la vie sauve qu'à la présence de cet inopportun voisin...

Mais, maintenant, autour d'elle, c'est la cohue. Chacun pour soi. On essaye de quitter les lieux enfumés, peut-être en feu, dans le plus grand désordre, au contact, un maelström humain qui a lancé le sauve-qui-peut. Eve est incapable de s'y mêler. Toucher ces gens, venir épaule contre épaule avec eux pour sortir de là, elle ne peut y arriver.

Alors, elle demeure dans la salle, dans cette atmosphère délétère. Asphyxiée, elle finit par s'évanouir. Sans l'intervention, à l'extérieur, d'un homme qui attire l'attention d'un pompier, elle aurait sans doute été victime de ce qui s'avère être un attentat. On a voulu empêcher de façon radicale, meurtrière, la projection du film honni...

Eve est sauvée in extremis, mais elle ne se réveille pas. Un coma qui va se prolonger. La seule période de sa vie, du moins du plus loin qu'elle pourrait s'en souvenir, où sa phobie du toucher disparaît. Paradoxalement, être inconsciente l'empêche de craindre tous les contacts de ceux qui l'aident, pompier, personnel médical, infirmières, qu'elle rejetterait en temps normal.

Pendant cette période, autour d'elle se rassemblent ses proches. Son père, Jean, sa soeur, Irène, et même sa mère, Simone, sont là. Même André, l'ami d'enfance, celui qu'on imaginait être son âme soeur, finalement éconduit pour cause de contact impossible. Malgré les différends, le temps qui a passé, les divergences, tous se retrouvent autour de ce lit où Eve tarde à revenir à la vie.

Comme des billes de mercure sur une surface place, tous convergent vers Eve et, profitant de son coma et de celui de sa peur irrationnelle, un ensemble longtemps dispersé se reforme. Mais, quand Eve se réveille enfin, même si elle semble heureuse de revoir tous les siens autour d'elle, rien ne s'est arrangé. Et surtout, au grand dam de ceux qui l'attendaient avec espoir, elle revient à elle avec une drôle de lubie en tête...

Dès qu'elle est capable de quitter l'hôpital, Eve est décidé à quitter Paris. Destination ? Berlin. De l'autre côté de ce mur qu'on dit de la honte. Elle, la fille de militant communiste, veut aller voir comment on vit dans ces Républiques dites Populaires. Quelle mouche a donc bien pu la piquer ? Elle même se sent bien incapable de le dire.

Elle ressent cette volonté impérieuse d'aller de l'autre côté du Rideau de Fer. Elle ne sait pas si elle y arrivera, mais les connaissances de son père devraient l'y aider. Ensuite, là-bas... A Dieu vat ! Euh, non, plutôt : advienne que pourra ! Que fera-t-elle là-bas ? Comment se débrouillera-t-elle ? Comment réagira-t-elle vis-à-vis des autres ? Elle n'en sait rien, mais il le faut...

Ah... J'entre en scène. On entre dans le coeur, le fond de ce roman. Voilà bien des jours, depuis que j'ai fini sa lecture, que je cherche par quel bout l'aborder, pour tout vous dire. Il y a un fatras dans mon coin de cerveau réservé à ce roman, qu'une chatte n'y retrouverait pas ses petits... Il y a du bouillonnement, ça fermente...

D'abord, dire que j'étais content de retrouver Gérald Tenenbaum après le magnifique "l'affinité des traces", que je ne que peux que conseiller, encore et toujours car, hélas, ce qui s'y déroule reste affreusement d'actualité... Ensuite, vous expliquer qu'on retrouve dans "Peau vive" les thèmes chers à l'auteur, je les évoquais dans mon introduction.

Le sillon de Gérald Tenenbaum, pour moi, c'est "d'ou viens-je, qui suis-je, où vais-je ?", mantra auquel correspond parfaitement Eve, ce nouveau personnage, féminin, encore et toujours, qu'il nous propose de suivre. Ah, si vous ne connaissez pas ce romancier et que vous aimez les beaux personnages féminins, lancez-vous, je pense que vous ne serez pas déçu, avec un livre comme "l'ordre des jours", également.

Et Eve ? Née dans une famille très tôt démantibulée. Un père, juif, militant communiste, et une mère, psy, qui n'ont pas du tout la même vision du monde. Quand la mère part, elle laisse ses deux filles à cet homme qui va faire de son mieux avec les modestes moyens dont il dispose. Entre Simone et le reste de sa "première" famille, ce n'est pas le silence radio, mais des contacts épisodiques...

Tout le sujet du roman est là : la famille. Marquée par le départ de sa mère quand elle était encore une petite fille, un moment particulier va sans doute, en tout cas je le vois comme ça, faire germer chez Eve cette étrange phobie sociale qui la hante quand on fait sa connaissance. Le moment en question ? Ah, ah, non, je ne vous le raconterai pas lisez le livre !

En revanche, on va s'y intéresser par la bande, si je puis dire. D'abord, parce qu'il est lié à cette judaïté qui habite, elle aussi, les romans de Gérald Tenenbaum. Ici, elle est assez diffuse. On ne pratique pas la religion, on n'est pas particulièrement pétri de cette culture, mais elle est là, invisible et pourtant intrinsèque.

Vous aurez noté que je n'ai pas cité le titre du film que voulait aller voir Eve au début du roman. Si vous êtes de ma génération, ou plus âgé, eh oui, désolé, vous avez sans doute reconnu les événements réels auxquels se retrouve mêlée Eve bien malgré elle. Pour les autres, on évoque un film de Martin Scorsese dont le personnage principal est juif et symbole bi-millénaire du divin. Une petite idée ?

Bref, là encore, la question de la judéité intervient, comme lors d'une autre conversation, très importante pour moi, dans ce livre, sur un autre film. Et là, pas d'indices, ce serait trop en dire. A mes yeux de lecteur, c'est ce flou entretenu par ses parents avec ces origines qui engendre le flou dans lequel évolue Eve, finalement. D'où vient-elle véritablement ?

Qui est-elle ? La question se pose, parce que Eve, consciemment ou non, a fait le vide autour d'elle, recroquevillée sur elle-même. Ce n'est pas un égocentrisme ou un narcissisme, c'est une peur, tenace, de l'autre. De l'abandon, dirais-je aussi. Paradoxalement, seule, on n'a plus peur de l'être. Oui, le raisonnement est un brin tordu, mais la phobie d'Eve l'est tout autant.

Et on en vient à la peau. Il y a quelques jours, j'écoutais une émission de radio où il était question de cet organe qui représente, si ma mémoire est bonne, 16% de notre poids total et se compose de 80% d'eau. Mais, ici, c'est son côté symbolique qui va nous intéresser : la peau est la barrière qui isole Eve de l'extérieur.

C'est son système d'alarme. Tout contact signifie qu'on veut l'atteindre et elle ne veut pas. J'ai eu l'impression que le regard d'Eve était lui aussi assez difficile à connecter. Plus que la question du toucher, c'est vraiment celle de la relation à l'autre qui se pose pour Eve. Les raisons ? On les découvre dans différents flash-backs, mais c'est un traumatisme complexe.

Et puis, il y a le "où vais-je ?". Berlin. Ok, mais encore ? Vers son destin... Bien, mais pourquoi son destin serait-il là-bas ? Le mur, eh oui, le mur, encore. Pas de peau, celui-là, non, de béton sinistre, couvert de barbelé qui écorche les peaux. Pas de frontière, pas de séparation plus marquée que celle-là, à cette époque.

Alors, quoi de plus logique que d'aller se chercher au-delà de cette représentation physique infranchissable ou presque, comme si elle traversait enfin cette peau devenue armure, douve, herse, muraille inexpugnable ? Son inconscient lui a dicté ce choix. Elle ne fait que le suivre, pas aveuglément, malgré les risques, non, avec confiance, même s'il y a ce flou, toujours ce flou...

Enfin, il y a la notion de famille. Je l'ai beaucoup évoquée jusqu'ici, sans la relier, comme je l'ai fait avec le titre de ce billet, à la peau. Je précise que cette phrase est tirée du livre et que je l'ai même honteusement tronquée... Je ne voulais garder que cette affirmation, sans la restriction qui l'accompagne dans le livre.

Oui, la famille, c'est la peau. Or, Eve n'a finalement ni l'une, ni l'autre. Non, ce n'est pas vrai, sa famille est éparpillée, désunie, sa peau est un rempart dont on ne s'approche pas, comme si, des mâchicoulis allait s'écouler de la poix brûlante ou des meurtrières allaient jaillir des flèches. Mais chez Eve, ni l'une, ni l'autre ne remplit sa véritable fonction.

Sans contact, pas de famille possible. Eve, par sa peur profonde de tout contact, s'exclut d'office de toute famille. Ses ascendants ne peuvent l'embrasser, l'enlacer et un amant ne peut la caresser, l'aimer. Isolée, une île déserte. Voilà ce qu'est Eve. Et elle le restera tant qu'elle n'abolira pas la fonction ultra-défensive de sa peau.

Je me rends compte que je disserte, en long, en large, en travers, que j'ouvre des pistes, des portes sans apporter de réponses. Elles sont dans le roman, de l'autre côté du mur, le vrai. Elle sont au bout de cet étrange voyage initiatique dans un pays fermé sur lui-même où tout contact est dangereux car susceptible d'entraîner dénonciation et condamnation... Là-bas, c'est le corps social qui est opprimé et coupé du reste du monde par cette peau de béton dont on l'a doté.

Je digresse et je vais m'arrêter là juste après avoir évoqué un dernier personnage. Si tant est que ce soit bien le même... Cet inconnu que l'on croise à chaque moment-clé de la vie d'Eve. Il est là, toujours là. Bénéfique ou maléfique ? Que dire ? Le reconnaît-elle ? Pense-t-elle comme moi que c'est le même homme ?

Je n'en sais rien, à vrai dire. Là encore, c'est ma vision des choses. Comme j'ai un nom à mettre sur lui. Destin, providence, ou encore... Non, je ne l'ai pas dit plus haut, je ne le dirai pas ici non plus, allez voir par vous-mêmes. L'hommage littéraire et légendaire de Gérald Tenenbaum nous ramène à tout ce qui a été dit jusqu'ici dans ce billet, en tout cas, je l'espère.

Voilà, j'ai survolé ce roman, poétique, nostalgique, métaphorique, riche et profond, dont l'histoire, lue telle quelle peut décontenancer. Et pourtant, il faut faire l'effort, oh, le grand et vilain mot, d'aller au-delà de la superficie du texte, franchir l'épiderme et le derme du roman pour atteindre sa chair, son essence. Je vous encourage à percer cette peau protectrice, cette gangue, pour mieux apprécier ce qu'elles protègent.

vendredi 10 octobre 2014

"La plupart des gens sont enfermés dans une existence solitaire, une vie restreinte par le manque et l'absence d'imagination ; des limites que ne connaissent pas les lecteurs" (Richard Russo).

Voilà un roman qui m'a donné la pêche et le sourire, mais qui m'a aussi et surtout rappelé pourquoi j'aimais tant lire. Attention, sous les aspects loufoques et décousus de cette histoire, se cachent des choses plus sombres, plus tristes, mais aussi une passion féroce. Vous avez grandi en lisant des classiques, du roman d'aventures, des écrivains du XIXe siècle, français ou anglo-saxons, ce qu'on appelle la littérature populaire ? Alors, ce livre est fait pour vous, je pense. Si ce n'est pas le cas, ne soyez pas effrayé, on ne lâche pas cette histoire menée tambour battant, déjantée et drôle, mais aussi tragique. Embarquons à pied, à cheval, en voiture, en bateau à voile et même en beaucoup d'autres choses pour rejoindre "l'île du Point Némo", titre du nouveau roman de Jean-Marie Blas de Roblès, publié aux éditions Zulma.





Martial Canterel vit à Biarritz. J'allais écrire paisiblement, mais en fait, pas du tout, Martial est un opiomane complètement accro, ce qui ne simplifie pas l'existence mais permet de vivre dans une sorte de rêverie permanente. Heureusement, il peut compter sur Miss Sherrington, femme pleine de ressources, pour veiller sur lui et assurer l'intendance.

Il est justement en plein délire narcotique, renvoyé aux guerres antiques, lorsque débarque chez lui son ami John Shylock Holmes, accompagné de son secrétaire, le mystérieux Grimod. Il vient lui soumettre une affaire qui ne peut que toucher de près le Français : un diamant, énorme, a disparu. Il appartenait à Lady McRae que Martial a fort bien connue.

Les indices qui mènent à une première piste n'ont pas été retrouvé devant le coffre où était rangé le diamant, mais en Ecosse, pas loin du lieu où vit Lady McRae. Et ces indices sont des morceaux de corps humains. Trois jambes tranchées à mi-tibia et les pieds qui vont avec, habillés d'une chaussure d'une marque inconnue... Le même nom que celui du diamant...

Il n'en faut pas plus pour éveiller a curiosité de Martial Canterel qui, délaissant sa formidable armée de soldats de plomb et ses boulettes d'opium, part aussitôt en Ecosse rejoindre Lady McRae et débuter une enquête au long cours. Mais, Martial a une autre idée derrière la tête, car il a connu Clawdia avant qu'elle ne soit une Lady et ils se sont aimés...

Martial et Holmes, qui lui préfère le whisky à l'opium, chacun ses faiblesses coupables, sont bien décidé à retrouver, pêle-mêle, le diamant, le voleur, les propriétaires légitimes des pieds coupés et ceux qui ont tenu la scie... Bref, de véritables justiciers, sans peur et sans reproche, plein d'intuition et de culture...

Ce dont ils ne se doutent pas, c'est que cette enquête va les emmener dans un incroyable voyage à travers le monde, par différents moyens de transports, dans des contrées plus ou moins hostiles, poursuivis ou poursuivant un redoutable tueur qui pourrait être le fameux voleur ou son commanditaire...

Dans leur foulée, Grimod, Miss Sherrington, Lady McRae, sa fille, Verity, qui dort depuis des années et semble ne jamais vouloir se réveiller, et son majordome, Kim. Une drôle d'équipée à laquelle, en cours de route, se joindront le peu ragoûtant policier Litterbag et le docteur Mardrus. D'autres personnages, rencontrés au cours de leurs pérégrinations vont les rejoindre.

Et affronteront à leurs côtés des périls nombreux et variés, sur terre, sur mer comme dans les airs. Mais n'imaginez pas qu'on voyage avec tout le confort moderne tel que nous le connaissons, non. Difficile de savoir précisément à quelle période on se trouve. Beaucoup d'indices laissent penser qu'on est au XIXe, mais d'autres montrent qu'on est certainement dans un futur proche...

Peu importe ? Oui et non, car, évidemment, cela influe fortement sur les moyens de transport et de communication, mais aussi sur les philosophies, les idéologies, les façons dont on envisage le monde, l'environnement, la technologie, la vie, l'amour, les vaches, euh, non, pas les vaches... Enfin, quoi que... Bref, petit à petit, se dessine sous nos yeux un monde tout à fait singulier. Et le lecteur n'est pas au bout de ses surprises...

Vous voulez en savoir plus sur ces surprises ? Eh bien non, rien, juste que l'enquête de Martial et Holmes alterne de chapitre en chapitre avec d'autres histoires sans aucun rapport. Il y a M. Wang, homme d'affaires chinois, qui dirige, sans jamais se séparer de sa tablette, une usine ou l'on fabrique des liseuses et s'adonne à la colombophilie pendant ses temps libres, Louise Le Galle, sa DRH, plantureuse, jalouse et qui cache bien des choses...

On croise aussi les Bonacieux qui cherchent par tous les moyens à combattre l'impuissance de Monsieur, et pour y parvenir, Madame est pleine de créativité ; Arnaud et l'amour de sa vie, la belle Dulcie, qui lui a donné un jour l'idée saugrenue d'installer une usine de fabrication de cigares dans le Périgord, sur le modèle cubain.

Ou encore Charlotte, jeune femme amoureuse de Fabrice, le rebelle de services, genre Anonymous, mais qui doit se coltiner aussi un couple de voisins infernaux, Marthe et Chonchon, capables de vous pourrir la vie en moins de deux... La demoiselle a bon coeur, alors elle aide cette vieille souillon de Marthe et son poivrot de mari.

Où va-t-on avec tout ça ? Eh bien, justement, tout est là, à vous, lecteurs, d'avancer dans ce récit baroque, déjanté, loufoque, burlesque, parfois surréaliste, intriguant, fascinant, captivant, plein d'héroïsme, de complots, d'amour, de sacrifice, de sexe, de violences, de poursuite, de magiciens, de freaks, de monstres, d'animaux, de lieux inattendus...

Et puis surtout, on multiplie les clins d'oeil à la littérature populaire. Bon, deux ont déjà dû vous sauter aux yeux, Jules Verne, avec ce Némo dès le titre du roman, et Conan Doyle, même si ce Holmes-là, jure-t-il, n'a rien à voir avec son glorieux homonymes. Mais, c'est vraiment Verne qui est la figure tutélaire de cet hommage au roman populaire et Blas de Roblès revisite à sa façon une bonne partie de son oeuvre, à vous de jouer !

Et puis, on peut citer HG Wells, Lovecraft également, Poe et bien d'autres. Car, "l'île du point Némo" est un hommage magnifique à tous ces écrivains qui ont inoculé à nombre d'entre nous et depuis des générations la passion de la lecture. Qu'on la dise classique, populaire, de genres, blanche, etc. Toute cette, toutes ces littératures que l'on dévore depuis longtemps.

Et essentiellement des auteurs du XIXe siècle, Dumas, Hugo, Balzac, Zola, Melville, Stevenson, Twain, j'en passe, des Français, des Européens, des Américains, des Russes, tous ces auteurs dont on a feuilleté les récits enfants avant de les attaquer puis de les reprendre, d'y revenir avec un oeil neuf, plus de maturité et une culture élargie...

Tous ces auteurs sont là, appelés comme on convoque des esprits, des mânes, lors d'une séance de spiritisme, parce que tous, à leur manière, ont fourni les ingrédients, les techniques, les matériaux, les sujets, les "effets spéciaux", les créatures, les personnages qui composent ce roman formidablement bien foutu.

Attention, Jean-Marie Blas de Roblès n'est pas qu'un dangereux idolâtre ouvrant les portes de son panthéon littéraire personnel. Non, il n'hésite pas à se moquer, en prenant des raccourcis, forçant le trait des hasards, soulignant les ficelles les plus épaisses, saluant l'incroyable sens de déduction de Martial et Holmes, tout l'arsenal de Deus ex Machina et de rebondissements improbables permettant de se sortir d'une situation apparemment impossible, ou encore les moyens financiers et matériels inépuisables dont semblent profiter nos personnages favoris...

Il invente aussi tout un tas de situations magnifiques en jouant avec ces romans qui ont bercé sa jeunesse, sa vie, ont forgé sa passion de lecteur et sans doute, sa vocation d'écrivain. Comment ne pas évoquer ce bombardement d'un train par des animaux de zoo ? Oui, je sais, dit comme ça, ça peut surprendre, mais à lire, c'est encore plus étonnant et on ne peut que se bidonner.

Et, puisque j'évoque ce passage, il nous amène naturellement à évoquer une des thématiques, qui n'est pas centrale en soi, mais redondante, dirons-nous, la critique violente, acerbe, de tout système d'idéologie, qu'elle soit politique, religieuse ou autre. Blas de Roblès fait cela en utilisant une ironie mordante et un humour désopilant dans une situation des plus absurdes.

On m'a déjà dit, puisque voilà près de deux semaines que j'ai fini ce livre et que j'ai eu l'occasion d'en parler ici ou là, que j'étais très enthousiaste au sujet de ce roman, je ne vais pas le cacher. Je me suis amusé comme un petit fou durant cette lecture, à la fois à la découverte des aventures complètement barrées de nos héros, mais aussi, à chercher le lien qui pouvait unir tous les personnages évoqués.

Si on se doute bien qu'il existe une séparation entre ce que traversent Martial et Holmes d'une part, et ces destins plus ordinaires, quotidiens, de l'autre, évidemment, il faut trouver la logique de tout cela. Ces histoires parallèles sont sensiblement différentes dans la tonalité, en fonction de la vie des uns et des autres.

Mais on est loin, c'est certain, de l'héroïsme de nos deux détectives improvisés. Quand je parle de changement de tonalité, on reste parfois dans le drôle, l'hilarant (le duo Bonacieux et ses tentatives pour que Monsieur bande enfin, c'est à se tenir les côtes ; mais attention, les enfants, ne faites pas ça chez vous !), dans le grotesque par moments, mais on sent, sous ce vernis, quelque chose de bien plus pathétique.

Oui, dans ces destins-là, il y a de la tristesse, de la solitude, de la misère, du désespoir, une confrontation bien plus violente avec le réel et ses basses contingences matérielles ou morales qui n'ont pas cours, ou de manière très différente, dans l'univers où évoluent Martial, Holmes, Grimod, Lady McRae et tous les autres.

Non, chez ces gens-là, Monsieur, on triche. Pour ne pas laisser voir tout ce qui ne met pas à son avantage, tout ce qui cause le malheur, tout ce qui afflige, excite, passionne, entraîne des émotions profondes et sincères, mais parfois impossibles à rendre publiques. Amoraux, immoraux, perdus, dépassés, gentils ou sordides, il y a tout ça, dans cette partie.

Ainsi qu'une certaine forme d'héroïsme, oui, je revendique ce mot, il y a, à mes yeux, parmi ces personnages, d'authentiques héros du quotidien qui luttent de toutes leurs forces contre le destin tragique qui les malmène. Non, ils n'y céderont pas... Sauf si ce fichu destin est le plus fort, sauf si l'impossible auquel Martial et Holmes remédient en deux temps, trois mouvements, impose sa griffe, inéluctable et mortelle...

Je ne veux pas en dire plus, à vous de faire connaissance avec tous ces personnages, de les jauger, de leur donner la nature qui est la vôtre, de les installer sur l'échelle graduée du romanesque... Moi, j'ai mes petites idées, là-dessus, mais j'ai un avantage sur vous, j'ai reconstitué le puzzle de ces existences et je sais à quoi m'en tenir. Je sais les émotions qui naissent encore en moi, lorsque j'évoque, un à un, les différents personnages.

Mais, il reste une chose absolument fondamentale à vous dire. Au-delà de la question de la lecture et de la passion qu'elle engendre, Jean-Marie Blas de Roblès pose la question du livre. "L'île du point Némo" est un vrai plaidoyer en faveur du livre papier, par opposition au livre numérique. Facétieux paradoxe, puisque j'ai moi-même dévoré ce roman dans une version numérique...

On sent que l'auteur aime par-dessus tout la lecture et que l'objet livre fait partie de son plaisir. Lady McRae, par exemple, est sans cesse en recherche d'un livre, objet qui semble avoir disparu de l'univers dans lequel elle évolue, et elle le regrette amèrement. Mais d'autres signes également viennent montrer cela, comme le personnage délicieusement pourri que peut être Monsieur Wang, promoteur de la lecture numérique.

Finalement, peu importe ces guéguerres, papier et numérique doivent bien pouvoir encore cohabiter longtemps, même si, au fil des générations... Le plus important, c'est que perdure la lecture, la joie de lire, de s'amuser en lisant, quoi qu'on lise. Mais, en sortant en pleine rentrée littéraire de fin d'été, parfois empesée, compassée, un roman aussi ludique, joyeux et potache, Jean-Marie Blas de Roblès fait un brillant pied-de-nez à tout ce sérieux qui se prend trop au sérieux.

Il mélange allègrement littérature générale, policier, roman d'aventures, fantastique, science-fiction, va jusqu'au steampunk, eh oui, appelons un chat, un chat, brise les murs qui se dressent entre les genres. Que nous dressons tous, éditeurs, auteurs et lecteurs, de façon arbitraire et inutile, pour nous rassurer, nous établir un domaine de prédilection dont on refuse de sortir.

En lisant ce roman, je pensais à tous ceux qui ne jurent que par la littérature blanche et liront avec plaisir ce livre qui mixe tous ces genres qu'ils méprisent. Les Messieurs Jourdain de la littérature lisant de la SFFF sans le savoir ou presque. Mais je pensais aussi à ceux qui ne lisent que de l'imaginaire et pinceront le nez parce que si ce livre, malgré tout ce que je viens de dire, a été publié par une maison de littérature blanche, c'est qu'il y a bien une raison.

Faites fi de tous cela, briser les cloisons qui emprisonnent la littérature en l'empêchant d'être un tout, en en faisant un patchwork d'ensembles ayant interdiction formelles de s'entrecroiser. Rendez sa liberté à la lecture en lisant des livres sans vous poser la question du genre, juste parce que l'histoire vous plaît, vous intrigue, vous questionne, vous rappelle quelque chose. En un mot : soyez curieux !

Et saluez avec moi Jean-Marie Blas de Roblès qui nous donne à lire un récit à la fois amusant, captivant et bien plus profond qu'il n'y paraît, transmettant ainsi de l'émotion à chaque page. Des émotions, devrais-je même écrire, qui balayent tout un spectre allant du rire aux larmes, je sais, la formulation est très cliché. Mais faites-moi confiance, je suis certain qu'elle se vérifiera aussi avec vous. Des premières aux dernières lignes.