jeudi 26 février 2015

"T'as des fois, t'es le pare-brise. Puis d'autres, t'es l'insecte" (Dire Straits).

Ne jamais traduire les textes des chansons en anglais ! Ou c'est risquer de ce retrouver avec ce genre de phrase, que je n'ai pas inventée, je précise. Mais, il est parfait, dans le fond et dans la forme, pour servir de titre à notre billet du jour. Un livre que j'ai lu il y a plusieurs semaines et qui est entré en collision avec la sinistre actualité de notre début d'année. Je n'ai pas trouvé que l'ambiance lourde de la mi-janvier était propice au billet que j'avais en tête, alors j'ai laissé filer le sablier, et j'y reviens. Parce que j'ai envie de parler de Laurent Chalumeau. Je suis de la génération qui a grandi en imitant Pine d'Huître, Didier Lembrouille et tous les autres personnages burlesques à qui il a donné vie, avec ses complices De Caunes et Garcia. Mais, il manie aussi les mots dans des romans, dont le premier que j'ai lu, "Fuck", avait un titre d'une clarté limpide... Le revoilà avec "Kif", paru chez Grasset, et s'il n'y en a pas vraiment pour les personnages de cette farce déjantée, le lecteur que je suis, lui, en a pris un gros. De kif. Accrochez-vous, ça dépote.


Georges n'aspire qu'à une chose : goûter une retraite bien méritée. D'ailleurs, il sait déjà ce qu'il va faire : après 15 ans passés à l'étranger, il veut s'installer dans les Landes et ouvrir un camping, peinard. Un endroit où on oublierait qu'il s'appelle Clounet, Georges Clounet... Si ses parents avaient pu savoir... Bref.

Pour mener à bien son projet, Georges a besoin de récupérer l'argent qu'il a mis de côté. Enfin, plus exactement, qu'il a confié à son beau-frère, Régis, conseiller patrimonial dans une boîte monégasque... et gros naze, spécialiste des investisseurs foireux dévoreurs d'économies. Surtout celle des autres, même quand l'autre en question est le frère de sa tendre épouse...

Adieu veaux, vaches, cochons, couvée, camping dans les Landes... Le pécule de Georges a joué les peaux de chagrin et il ne lui reste plus guère que des parts dans une boîte de nuit minables sur les hauteurs de Cagnes-sur-Mer, plus exactement sur le territoire de la commune de Cinjus-Tésauris (où se déroulaient déjà les précédents romans de l'auteur).

Cette boîte, c'est "le Kif" et, par un malencontreux concours de circonstances, à moins que ce ne soit suite à une fusillade, Georges se retrouve à la tête de l'établissement, lui qui n'y connaît rien en la matière. En revanche, il connaît un peu la faune nocturne qui fréquente ce genre d'endroit et il n'a pas du tout envie de frayer avec elle.

Alors, il a bien l'intention, puisque tel est son destin, de redonner un peu de lustre et de respectabilité à l'endroit avant de récupérer ses billes et quelques autres et filer droit dans les Landes. Le hic, c'est qu'il a un peu sous-estimé la tâche qui l'attend. Tant dans la gestion de la boîte que dans son envie de récupérer une partie de ses économies qui a fondu comme neige au soleil du Golfe Persique...

Pendant ce temps, dans un palace de la Riviera, un milliardaire se prélasse, s'adonnant à ses deux activités préférées, l'argent et le sexe. Il s'appelle Ben Laden (mais prononcez Bineladan, s'il vous plaît, on a sa dignité) et il est le bâtard d'un des frères d'Oussama. Mais, son modèle dans l'existence, ce n'est pas son célèbre oncle, bien au contraire, mais... DSK. Pour ses frasques, pas sa carrière.

Steeve (avec deux e !!), lui, est un minable qui se prend pour un caïd. Une petite frappe qui vit chez sa mère, la pôôôôvre, et gagne sa vie en petits trafics, production de spectacles de striptease bas de gamme et en prostitution. Et, dans le cadre du développement horizontal de sa petite entreprise, qui n'échappe pas toujours à la crise, "le Kif" serait un bel atout.

Patrick lui aussi, aimerait bien en croquer, du "Kif". A force d'assurer la sécurité du lieu, on en devient ambitieux et on se verrait bien le diriger de A à Z... Intéressé aussi, le capitaine Trillard. La PJ, ça ne nourrit pas si bien son homme, alors qu'une petite part prélevée sur les trafics en tous genres qui pourraient s'effectuer au "Kif"...

Anne-Dominique Sauvin, elle, est élue municipale à Cinjus-Tésauris, sous les couleurs du Front National. Plus exactement, du Rassemblement Bleu Marine. Une élue engagée plus par opportunisme que réelle conviction, mais comme l'extrême-droite a le vent en poupe, alors, elle espère en tirer profit pour nourrir une ambition sans borne. Et ce, malgré quelques petits secrets inavouables.

Djamila travaille au "Kif" la nuit, mais elle bosse aussi comme toiletteuse dans le salon de Gisèle, la soeur de Georges. Deux emplois, c'est ce qu'il faut quand on est mère célibataire et qu'on a un passé d'actrice X. La beauté de la jeune femme, qui n'est pas sans rappeler Amy Winehouse, ne passe guère inaperçue, même aux yeux de ce grand blasé de Georges.

Kevin a rencontré Allah en prison. Depuis sa sortie de centrale, pas l'école, il porte la barbe, la djellaba, se fait appeler Kader et travaille même dans un abattoir où il pratique l'abattage rituel avec Moktar, son ombre. Il prêche un Islam radical, sans concession et se verrait bien convertir la région de gré ou de force. Et il a surtout une idée en tête qu'il compte bien mettre en oeuvre rapidement...

Enfin, il y a Hassan. Garçon plein de mystères, on dit que c'est un ancien djihadiste. Les rumeurs de ce genre courent à une vitesse, c'est fou ! Pourtant, les raisons de sa présence sur la Côte d'Azur reste flou et il en a bien vite marre d'être le colocataire de Kevin-Kader. Alors, il explore diverses façons de s'émanciper de ce fou furieux...

Voilà les acteurs de ce roman, sans ordre particulier, si ce n'est évidemment, que tout tourne autour du Kif et donc, par ricochet, de Georges, débarqué bien malgré lui dans un panier de crabes avec autant de facettes que la boule qui tourne au plafond de la boîte. Le malheureux Clounet va devoir entrer dans une folle sarabande qui a pour centre le dernier élément de cette histoire :

Un million d'euros !

Laurent Chalumeau se moque de tout et de tous. Chacun en prend pour son grade et la galerie de portraits est croquignolesque. Mais surtout, depuis cette boîte ringarde, part un incroyable tourbillon qui mêle radicalisme religieux, extrémisme politique, ambitions diverses et variées et par-dessus tout, une cupidité taille XXXL.

Jouant de la caricature avec talent et drôlerie, il signe une espèce de vaudeville délirant où tous ces personnages sont interconnectés, parfois de façon surprenante. Et, comme le dit le titre de ce billet, phrase qui revient souvent dans le livre, "t'a des fois t'es le pare-brise. Puis d'autres, t'es l'insecte". Dit autrement : ça va, ça vient.

Chacun, Georges compris, va avoir des moments où il pensera avoir les choses en main avant qu'elles lui échappent et qu'il se retrouve largué, perdu. Il faut dire qu'on a là une splendide collection de losers, pas toujours magnifiques, et d'ambitieux qui n'ont pas toujours les moyens pour en faire une réalité.

En jouant avec les peurs actuelles pour mieux s'en moquer, qu'il s'agisse du terrorisme et de son financement, de l'immigration, des extrémistes religieux comme politiques, Laurent Chalumeau mène la danse et ridiculise tout le monde. Pas vraiment de gentil, dans cette histoire, en tout cas pas au sens de "jeunes premiers" qu'on peut donner à ce terme.

Quant aux méchants, ce sont quand même plus des bras cassés que des terreurs, ce qui ne veut pas dire qu'il n'ont pas un pouvoir de nuisance certain. Entre roman noir et western, "Kif" reprend pas mal d'ingrédients déjà croisés dans "Maurice le siffleur" ou "les arnaqueurs aussi", avec quelques variantes, en particulier, l'irruption du religieux et de l'extrême-droite, ouvertement désignés.

Avec son côté saltimbanque et déconneur, Laurent Chalumeau gratte où ça fait mal. L'argent, le pouvoir, le sexe, l'envie, sont les maux qui rongent notre société et les réponses qu'on essaye d'y apporter prennent des formes qui peuvent aller de l'opportunisme politique à la radicalité religieuse, sans oublier une délinquance plus classique.

Les archétypes sont là, servis par un style et un sens de la formule qui, personnellement, me font beaucoup rire. Je me suis bidonné tout au long de cette lecture, malgré le trait grossi fortement. Ca fuse dans tous les sens et personnages nous transmettent le tournis qui est le leur, au fur et à mesure des rebondissements et des changements de cap.

Car bien sûr, chacun a son plan et rien ne se passe comme prévu, malgré les situations les plus absurdes et les plus délirantes qui on été envisagées. A chaque engrenage, son grain de sable, son imprévu, même minuscule, qui vient tout remettre en cause. Et la méfiance de chacun, car, évidemment, les alliances ne sont bien souvent que de circonstances et les trahisons jamais bien loin.

Et puis, il y a Georges. Un grain de sable à lui tout seul. Le moteur d'une partie des événements qui se déroulent à partir du moment où il pose le pied sur la Côte d'Azur. C'est un gars cool, le Georges Clounet, le genre débonnaire. Mais, faut pas le chercher trop longtemps non plus, parce qu'il sait avoir du répondant.

Eh oui, lui aussi a ses petits secrets, bien gardés. Et celui que les autres prennent pour un papy n'a en fait pas vraiment le profil du directeur de camping qu'il rêve d'être. Chassez le naturel, l'expérience revient au galop et ce ne sont pas des petits enquiquineurs à deux euros qui vont venir lui marcher sur les arpions. "Le Kif", il s'en fout un peu, mais on a ses principes.

Il y a chez Georges pas mal de traits qu'on voyait déjà chez Armand et son double, Maurice, dans "Maurice le siffleur". Avec toutefois, une nuance de taille ici : Georges ne maîtrise absolument rien et lui, comme les autres, essuie des échecs à répétition dès qu'il entreprend quelque chose. Lui aussi a des idées derrière la tête et, même s'il est sûrement mieux intentionné que beaucoup d'autres, lui aussi est humain et a des failles.

Je le redis, je me suis énormément amusé à lire ce jeu de chat et de souris où chaque personnage occupe ces rôles alternativement, où on se demande si quelqu'un va véritablement tirer son épingle du jeu ou si tout le monde ne va pas se retrouver le bec dans l'eau, avec juste ses yeux pour pleurer. Ni moraliste, ni moralisateur, Chalumeau n'est qu'un grand gamin ricanant qui joue avec des poupées. Vaudous, les poupées.

"Kif", c'est le genre de roman qui fera ricaner aussi les sales gosses dans mon genre, prompts à se moquer pour ne pas pleurer, mais qui ne plaira pas forcément à tout le monde. Trop ceci, pas assez cela, chacun selon sa sensibilité réagira à cette histoire. Je suis client de cet auteur, de se verve, de sa gouaille, et je suis le genre de lecteur qui peut l'encourager à pousser le bouchon chaque fois un peu plus loin. Parce que plus c'est gros et plus je me marre.

De la même façon, l'écriture de Laurent Chalumeau ne conviendra pas à tous les lecteurs. Nez pince et bouche en cul de poule, abstenez-vous. Ici, on appelle un chat, un chat, le vocabulaire est choisi mais pas forcément ciselé dans du cristal de Baccarat. Je fais partie des lecteurs qui voient un lui un héritier d'Audiard, et les dialogues de "Kif" sont croustillants.

Je l'ai dit au début, j'ai lu ce livre alors que l'ambiance était pour le moins lourde. Certains aspects de "Kif" touchent indirectement aux drames de ce début janvier 2015. Et il faut être reconnaissant à Laurent Chalumeau de nous aider à dédramatiser les situations pas roses du quotidien et par son ironie goguenarde, de ridiculiser tous les tristes sires.


Ah oui, j'allais oublier... Le pare-brise, l'insecte, Dire Straits, tout ça...


lundi 16 février 2015

"Avec le foot et le dribble, nous sublimons nos ambiguïtés, nos tares, et leur péché originel : l'esclavage" (Roberto Da Matta).

Foutchebôôl, ce soir, dans notre billet. Oui, pas facile de retranscrire à l'écrit cet inimitable et au combien charmant accent qu'ont les Brésiliens, les maîtres du football spectacle. Ah oui, je vois déjà quelques sourcils se froncer, quelques moues et rictus apparaître, j'entends quelques ronchonnements... Et pourtant, ce livre s'adresse aussi à ceux qui n'aime pas le foot, parce qu'il parle d'abord du Brésil, de son histoire, de sa riche culture, qui culmine d'ailleurs depuis ce weekend avec l'ouverture du Carnaval de Rio. Car, si ce sont les Anglais qui ont inventé le foot et si ce sont les Allemands qui gagnent à la fin, les Brésiliens, eux, y ont apporté la créativité. Voilà ce que développe Olivier Guez dans un court essai, "Eloge de l'esquive", paru au printemps 2014 chez Grasset. Un livre qui se lit en une après-midi, sur un rythme de samba et qu'on a envie de terminer sur un tonitruant : "GOOOOOOOOOOOOOOL" !!!



Pelé, Garrincha, Zico, Ronaldo, Ronaldinho, Neymar, quelques noms pris parmi tant de joueurs de talent qui ont fait rêver et font encore rêver des générations de fans de football dans le monde entiers. Des favelas aux cours d'école, en passant par les clubs de quartier ou les écoles de foot, combien de gamins se prennent, même quelque minutes, pour ces magiciens du ballon que sont les Brésiliens ?

Et, surtout, comment expliquer que le Brésil soit, depuis un siècle maintenant, une incroyable pépinière de talent hors norme qui enchante chaque weekend les aficionados aux quatre coins du monde ? Oliver Guez, admirateur de ces artistes du ballon rond, a cherché à comprendre cette spécificité nationale. Et le mot n'est pas galvaudé.

Arrivé à la fin du XIXe siècle au Brésil, le foot y a été importé par ses inventeurs, les Britanniques. il est alors le sport des classes aisées. Mais, rapidement, il gagne aussi les strates les plus pauvres de la société, tant il est simple d'y jouer : dans la rue, sur les plages, n'importe où, on fabrique ou on imagine des buts et ballon et c'est parti !

Mais, cette tache d'huile va surtout faire que les populations noires et métisses, fortement ségrégées (merci, Monsieur le Président, de nous avoir rappelé l'existence de ce mot), vont trouver un moyen d'expression. Ces jeunes joueurs, d'abord interdits d'intégrer les équipes majeures du pays, vont peu à peu y imposer leur talent, leur finesse technique, leur fantaisie.

Et tout cela tient en un mot : le dribble. Pour les non-initiés, et en simplifiant, est un geste technique qui permet de conduire le ballon, mais aussi d'éliminer son adversaire direct. La voilà, la fameuse esquive, qui apparaît dans le titre de ce livre. C'est le dribble. Un geste quasiment inventé par les Brésiliens ou, en tout cas, dont ils ont su tirer la quintessence.

Olivier Guez retrace les étapes du développement de ce football utlra-spectaculaire qui va cimenter quelques-unes des plus grandes équipes jamais connues, comme celles de 1958 et de 1970, championnes du monde, somme de talents inégalables qui ont d'autant plus marqué les esprits qu'elles ont été accompagnées par l'essor de l'image.

Et là, c'est vrai que ces passages seront surtout évocateurs pour les amateurs de foot et les curieux qui profitent de la mine d'informations qu'est internet pour aller regarder des vidéos de temps plus lointains. J'ai retrouvé bien des émotions, à commencer par la très belle équipe de 1982, vaincue en Espagne d'avoir trop joué... Comme la France, quelques jours plus tard, d'ailleurs. Eder, vous connaissez ? Non ? Un formidable gaucher, ce garçon !


GOLGOLGOLGOLGOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOL !!! Hum, désolé, je m'emporte... Ces moments d'anthologie, gravés dans les mémoires et les vidéothèques, Olivier Guez en évoque plusieurs, en illustration du raisonnement qui, je le précise, n'a pas encore été abordé en détails dans ce billet. Mais on y vient.

D'abord, un mot de l'image sur le bandeau de couverture, avec Pelé, en 1970, tentant et réussissant un dribble de vaca, un grand pont en français, sur le gardien uruguayen Ladislao Mazurkiewicz. Même s'il ne marque pas derrière, la feinte fut si inattendue et magnifiquement réalisée qu'elle est restée dans l'histoire. L'illustration absolue de l'esquive...


Je sens que je lasse ce que le foot indiffère (pourtant, le sport, comme la littérature est une incroyable source d'émotions et les scénarios sont bien souvent imprévisibles, tels le meilleur des polars), alors intéressons-nous au fond de l'essai d'Olivier Guez. Et le fond, c'est la place inédite que tient le football dans la société brésilienne.

Je ne tomberai pas dans le cliché facile du foot perçu comme une religion, et Olivier Guez non plus. Au contraire, c'est aux côtés de la religion, de la politique et de la culture que vient s'inscrire le football. Et ce que l'on apprend ou (re)découvre dans cet essai, c'est à quel point le foot est étroitement lié à toutes les évolutions profondes de la société brésilienne, jusqu'à parfois les devancer et même les influencer.

A commencer par la question raciale. Au début du XXe siècle, le Brésil est un pays ségrégationniste, disons-le ouvertement, qui prône l'inégalité des races, dans le sillage des textes du sinistre Gobineau. Certains rêvent même d'un Brésil blanc. On est au-delà encore de l'esclavage, que j'évoque dans le titre de ce billet, qui a laissé une marque profonde dans cette société.

Les premiers titres du Brésil coïncident avec l'apparition de joueurs de couleur dans l'équipe. Les premières immenses stars du foot brésilien sont noirs ou métis. Jusqu'à l'équipe de 1958, harmonie parfaite, exemple de mixité à l'unisson, et qui, dans le sillage du gamin Pelé et du don juan Garrincha, le petit oiseau aux jambes torses, va époustoufler le monde.

A travers le football, Olivier Guez nous parle de l'histoire et de la politique du Brésil. De sa culture, qui elle aussi, se métisse, depuis la samba, dans les années 30, jusqu'à la bossa nova et au tropicalisme qui vont d'ailleurs, apparaître en même temps que cette génération dorée de 1958. Le foot devient alors un moyen d'émancipation et d'ascension sociale.

Aujourd'hui encore, les plus grandes stars du foot made in Brasil sont le plus souvent issues des couches les plus pauvres de la société. Ce n'est pas le seul pays où c'est ainsi, soyons franc, mais j'ai noté une comparaison qui m'a frappé : le foot est aux populations noires du Brésil ce que la boxe et le basket aux Etats-Unis.

Au-delà, il y a dans le livre d'Olivier Guez, une formidable analyse du footballeur brésilien comme étant la transposition dans le sport de l'archétype littéraire du malandro. Le roublard, le bluffeur. Difficile de lui trouver un équivalent, mais, allez savoir pourquoi, j'avais Gavroche en tête. Le malandro, c'est la traduction brésilienne de l'adage qui veut que le foot soit un sport de gentleman pratiqué par des voyous, à l'inverse du rugby, sport de voyous que jouent des gentlemen.

Je ne vais pas m'étendre plus, "Eloge de l'esquive" ne compte qu'une centaine de pages, dans un format proche d'un livre de poche. Rassurez-vous, je n'ai fait qu'effleurer le sujet et le récit d'Olivier Guez est truffé d'anecdotes passionnantes, servies par un style qui transpire la passion et la joie. Jusqu'à ces dernières pages où on se retrouve au coeur du foot brésilien, électricité contagieuse.

Une dernière chose, tout de même. "Eloge de l'esquive" est paru en avril dernier. Quelques semaines avant la Coupe du Monde justement organisée par le Brésil. Et je me dis qu'une édition complétée ne serait pas inintéressante. A plusieurs points de vue : une organisation bâclée dans une ambiance délétère, des manifestations, des émeutes... Mais aussi sur le plan strictement sportif avec un échec retentissant et une hallucinante défaite 7 à 1 face aux Allemands.

Le naufrage du foot samba ou de ce qu'il en reste, car, là encore, l'analyse d'Olivier Guez sur la dissolution du jeu à la brésilienne dans la mondialisation et la globalisation libérale est tout à fait intéressante. L'enjeu a tué le jeu et les équipes brésiliennes ne gagnent plus qu'en laissant la fantaisie et l'improvisation aux vestiaires, ou alors, peine à proposer de nouveaux génies capables d'être les moteurs d'équipes talentueuses...

Quelques diamants bruts n'ont pas su être taillés à temps pour briller de mille feux. Ils se sont montrés avant de se ternir et de disparaître, sans doute plus aptes au jeu qu'à la compétition. Car, après tout, cette esquive, qu'est-elle, sinon une forme de jeu, qui a de plus en plus de mal à s'exprimer dans un sport de plus en plus normatif et calibré.

Alors, oui, bien sûr, ce court ouvrage est à conseiller aux fans et aux connaisseurs. Mais, pour les autres, je pense qu'il y a matière à apprendre plein de choses et à mesurer qu'au-delà du business impitoyable et parfois crapuleux qu'est devenu le marché du foot, il y a de fabuleuses histoires, des personnages romanesques et des moments de grâce.

D'ailleurs, terminons en images, avec un de ces joueurs pétris de qualité et  qui sera passé à côté de la carrière qu'on lui prédisait dans son adolescence : Robinho. Contre l'Equateur, il a mystifié un malheureux défenseur, qui a du sentir son bassin faire plusieurs tours sur lui-même. C'est de la gymnastique, c'est de la tauromachie, c'est de la danse. Non, c'est du foot.


jeudi 12 février 2015

"C'est vrai, j'avais de la chance, je n'avais que ma mère à détester".

Les origines. Vaste sujet qu'on retrouve si souvent dans la littérature, partout à travers le monde. La quête d'identité des enfants, les histoires compliquées des parents, tout cela est un terreau fertile pour bien des romanciers et chaque pays, chaque culture peuvent les agrémenter à leur guise. En voici un nouvel exemple, avec un roman israélien, une littérature en vogue ces derniers temps en France. Pas un polar, mais un roman de littérature générale retraçant la volonté d'une enfant, puis de la femme qu'elle va devenir, de retrouver la trace du père qu'elle n'a jamais connue. Un roman qu'on devine fortement autobiographique et sur lequel, question de génération, plane l'ombre de la Shoah. "Un jour, on se rencontrera" est le nouveau roman de Lizzie Doron qui vient de sortir aux éditions Héloïse d'Ormesson. Un roman qui voltige sans cesse de la fin des années 50 à la fin des années 2000, jusqu'à son bouleversant dénouement.



Aliza est née dans le nouvel Etat d'Israël, au début des années 50. Elle a grandi dans un communauté soudée, entre le shtetl et le kibboutz. Un population soudée, souvent venue d'Europe de l'est et ayant survécu au nazisme, mais aussi, parfois, au déferlement soviétique. Une population traumatisée qui se serre les coudes pour se reconstruire.

Aliza a grandi là, aux côtés de sa mère, une infirmière qui a la réputation d'être un peu folle et... Et sans père. Dans l'esprit de l'enfant, la chose est terriblement difficile à vivre, car elle est une des rares enfants de son village à ne pas avoir de père. Une de ses camarades de classe en a même deux ! Mais pas elle.

Et, outre le manque évident que représente cette absence, cela a des répercussions au quotidien. Les moqueries parfois très cruelles des autres enfants, l'attente, perpétuelle, parce qu'il va bien revenir, un jour, les désagréments dans une société où le père tient une place centrale... Ainsi, pendant cet été, si chaud, entre le CE2 et le CM1, qu'elle a dû passer seule parce qu'aucun camp de vacances ne voulait la prendre en charge car chaque enfant va dans celui de son père...

Mais le pire de tout, c'est le silence que tout le monde oppose aux questions de l'enfant. Aliza est dégourdie, curieuse, elle ne cesse de chercher à savoir ce qu'est devenu son père. Fine mouche, elle sent bien que ses questions embarrassent. Et surtout, elle a la nette impression qu'elle est la seule à ne pas savoir où se trouve son père, ou même s'il est toujours en vie.

50 ans plus tard, Aliza ignore toujours ce qu'est devenu son père. La vie en Israël a énormément changé, on vit dans des villes à l'occidentale, les liens se distendent. Les vieilles amitié ont perduré, au moins de loin en loin, et c'est maintenant le plus souvent lors des enterrements que l'on se croise, que l'on se donne des nouvelles, que l'on retrouve la nostalgie de l'enfance.

De moins en moins de personnes ayant pu connaître son père vivent encore. Si Aliza veut un jour savoir qui il était, ce qui est arrivé à cet homme qu'elle a tant attendu et qui n'est jamais revenu, le temps commence à presser. Et, même devenue adulte, même devenu quinquagénaire, Aliza ne vit que pour élucider le mystère de ses origines.

Tout ce qu'elle a en possession, c'est une photo. Une photo d'elle, toute jeune enfant. Aliza y apparaît en tenue traditionnelle de Cracovie, d'où sa famille est originaire. Derrière elle, une plante et, à travers le feuillage, un visage, en partie masqué par le feuillage, à peine reconnaissable. Mais c'est lui, son père, la seule trace qu'elle ait de lui. Et elle en veut plus.

Mais, malgré le temps qui a passé, la chape de silence qui pèse sur ce secret de famille comme une gueuse de fonte n'a rien perdu de sa gigantesque masse. Aucune de ses amies, qui ont maintenant leurs vies, forcément compliquées, leur cheminement dans l'existence, si différentes de celle d'Aliza, ne veut lui parler franchement.

Pas contre, avec le temps, avec le temps va, tout s'en va, y compris les plus fortes résolutions. Et ces amies, devant l'insistance d'Aliza, finissent par lâcher des indices, oh, microscopiques, mais capable d'alimenter ce qui devient une obsession. Et l'enquête reprend de plus belle, à plus d'un demi-siècle de distance. Et cette fois, elle compte bien tout comprendre. Coûte que coûte.

Pour raconter cette histoire, son histoire, Lizzie Doron choisit d'entrelacer les récits des deux époques, l'enfance d'Aliza et le présent. Elle le fait avec des chapitres brefs, parfois très courts, même. Et des chapitres ou paragraphes qui se répondent à un demi-siècle de distance. Il faut quelques pages pour s'habituer à cela, et puis, la lecture retrouve son naturel. Car, finalement, peu importe l'époque, puisque le problème demeure et les acteurs principaux sont les mêmes.

Il y a quelque chose de profondément touchant dans ces relations contrariées, pleines de hauts et de bas, mais qui ont su traverser le temps. Aliza n'est pas parfaitement en phase avec ses plus proches amies, elles semblent même passablement l'agacer, le plus souvent, et pourtant, elles lui sont indispensables. Une planche de salut dans sa profonde solitude.

Et, malgré toutes leurs différences socio-culturelles ou de caractères, et la galerie de portraits est assez croustillante, malgré les problèmes, parfois graves, qui frappent toutes ces amies, le ton, sans être léger, ne tombe pas dans le drame sombre, pour ne pas dire sinistre. Au contraire, entre les années d'enfance et les excentricités de ces femmes, il y a aussi pas mal de moments cocasses.

Mais, le fil conducteur reste cette quête du père dont le dessin s'esquisse au fil des pages. Avec une dimension que j'ai trouvé très intéressante. Aliza est une enfant des années 50. Elle est née bien après la guerre, bien après l'Holocauste. Mais elle reste le symbole d'une vie qui reprend, tant bien que mal, malgré l'horreur traversée par les générations qui l'ont précédée.

La Shoah. On ressent ce traumatisme profond. Pourtant, on en parle pas. On tait, on cache le drame. On panse ses plaies et on ne partage pas cette période. Les enfants grandissent quasiment dans l'ignorance de ces événements, même s'il est évidemment impossible de cacher les absences, tant les familles installées dans le jeune Etat d'Israël ont été décimées, abîmées.

Soyons clair, et permettez-moi cette digression. "Un jour, on se rencontrera" n'est pas du tout un livre politique ou idéologique. Evidemment, les deux périodes qui sont évoquées dans ce roman sont, pour Israël et la Palestine des moments complexes. Mais Lizzie Doron n'aborde pas ces questions, tout simplement parce que ce n'est pas le sujet de son livre.

De la même façon, la Shoah n'est pas au coeur du livre. Mais son ombre plane et d'une certaine manière, le secret qui entoure le sort du père d'Aliza naît de cette angoisse rétrospective, peut-être aussi une forme de honte et de culpabilité d'avoir survécu... Alors, comme on tait ce qui s'est passé en Europe moins de 10 ans plus tôt, on fait silence sur ce qui est advenu du père d'Aliza.

Et, au fur et à mesure que, lentement, très lentement, se dissipe le voile autour de ce père disparu, on comprend effectivement que la culpabilité est forte et qu'elle explique bien des choses. Certaines pages, faisant le lien entre la guerre et la période du début de l'Etat d'Israël sonnent tragiquement aux oreilles. Certains actes, normaux en d'autres circonstances, deviennent lourds de sens.

Et le sont plus encore avec un regard d'aujourd'hui. Pardon, là, c'est moi qui politise d'une certaine façon ce billet, mais on voit à quel point, en un demi-siècle, tout a changé dans la façon d'aborder ces questions liées à l'Holocauste. Les générations ont passé, les dirigeants sont bien souvent nés après les faits et ils sont sans doute plus oublieux...

Refermons la parenthèse. Les pages sur la culpabilité et l'angoisse sont très dures, pleines de questionnement profonds. Mais, Aliza, encore une fois, ne peut pas mesurer leur violence. Elle pressent ce qui a pu arriver à son père, cependant, pas au point de se rendre compte à quel point ce qu'elle attend s'applique à son cas.

Enfin, vous l'aurez compris, une des dimensions fortes de ce roman, c'est aussi la relation entre Aliza et sa mère. Un sacré personnage. Est-elle folle, comme elle en a la réputation, simplement excentrique, ou juste libre ? Difficile de le savoir vraiment. Mais ce n'est pas une mère-poule et Aliza, déjà privée de père, souffre de cette distance.

Indépendante par la force des choses, avec un seul parent qui travaille, et avec des horaires souvent décalés, Aliza a grandi tant bien que mal. Quand elle parle de détester sa mère, puisque c'est elle qui prononce les mots placés en titre de ce billet, c'est d'abord dans ce sens enfantin, où on a tendance à exacerber tout sentiment.

Cette détestation naît du silence de cette mère qui refuse à sa fille tout renseignement, toute explication sur qui est son père. Oh, il existe, c'est certain, pas d'ambiguïté, peut-être est-il même encore vivant au moment où se déroulent les scènes de l'enfance d'Aliza, on ne le saura que plus tard, mais c'est motus et bouche cousue.

Pas évident, dans ces conditions, de ne pas se construire en opposition à cette mère qui la trahit. La haine enfantine, qui a dû, on peut l'imaginer, prendre de fortes proportions à l'adolescence, période qui n'est pas évoquée, est devenue rancune. Parce qu'un non-dit qui s'enkyste suscite de l'incompréhension et de l'incompréhension naît la violence des sentiments.

Je ne sais pas comment aurait vécu et grandi Aliza si elle avait su la vérité à 6 ou 7 ans. Je ne suis même pas certain que Lizzie Doron le sache. Le dénouement est bouleversant, je me répète, en forme de révélation. Les pièces du puzzle d'assemble et le point de vue change d'un seul coup. Impossible de se mettre à la place de celle qui la vit. Mais, même de loin, ouf, on en prend pour son grade...

Le cocktail d'émotions si diverses ressenties au fil de ces 200 pages passe alors à la turbine et, comme les couleurs se mélangent pour ne laisser que du noir ou du blanc, elles s'allient pour frapper le lecteur au coeur. Le roman s'arrête sur la révélation finale. On ne saura pas ce que cela va changer dans la vie d'Aliza. Et cette pudeur ajoute à l'émotion ressentie que d'autres développements auraient pu affadir.

Un dernier mot, sur le titre français. Pardonnez-moi, je ne parle, ni ne lis l'hébreu, je ne sais donc pas s'il est fidèle au titre original. Mais je le trouve très bien choisi. J'avais en tête, pendant la lecture, la voix de Mouloudji chantant, "un jour, tu verras, on se rencontrera, quelque part, n'importe où, guidés par le hasard"...

Cela sonnait si juste, indépendamment du fait que la chanson est une chanson d'amour, sur un couple, pas une chanson filiale. Mais, cette phrase qui l'ouvre colle tellement à l'histoire d'Aliza ! Elle qui s'est heurtée si longtemps à ce silence qu'on lui a imposé, elle qui a fait tant d'efforts en vain pour retrouver trace de son père, recevra le coup de pouce décisif de ce facétieux hasard.

Et, encore une fois, à la lecture des dernières pages, des dernières lignes, des derniers mots du roman de Lizzie Doron, cette voix si particulière est revenue à mes oreilles, pendant que j'avais, sous les yeux, superposées, les images d'une petite fille et d'une femme. La femme sourit, libérée d'un poids. La petite fille saute. Court. Chante. Peut-être les paroles de la chanson de Mouloudji, allez savoir...

mardi 10 février 2015

"Les problèmes, ma petite fille, ça se garde à l'intérieur. On les règle en soi, avec soi, on ne fait pas chier son monde".

Je précise que la phrase ci-dessus n'est surtout pas un conseil. En revanche, je trouve qu'elle correspond parfaitement à ce que j'ai ressenti au fil des pages de notre roman du jour. Ainsi que d'autres éléments qui seront développés dans le courant de ce billet, bien sûr. Dont un certain personnage de conte très présent. Encore une fois, Delphine Bertolon met en scène un personnage féminin lumineux dans un univers de ténèbres, la plonge dans des situations très dures, mais pour mieux renaître et briser la culpabilité, un de nos lots communs. "Les corps inutiles" vient de sortir chez Lattès et il aborde des sujets graves avec des angles de vue très originaux. Il décortique les conséquences terribles que la violence peut avoir sur les gens, même lorsqu'elle s'exerce "a minima", si je puis dire. Et il met en valeur une dimension importante de l'être humain, même si elle a quelquefois des revers : la sensibilité.


Clémence a 15 ans lorsqu'un événement va bouleverser sa tranquille vie d'adolescente. Pourtant, on pourrait se dire qu'elle a évité le pire, que la situation aurait pu tourner bien plus mal. Mais, on comprend rapidement que cette soirée qui aurait dû être synonyme de fête, a brisé quelque chose en elle. L'adolescente ne sera plus jamais la même.

En tout cas, à 30 ans, la jeune femme que l'on retrouve a su se construire une existence. Sans doute pas la vie de rêve que nous avons tous quelque part en tête, mais une vie qui lui correspond, qui correspond à l'état d'esprit qui est le sien depuis 15 ans maintenant. Une vie la plus ordinaire possible pour pouvoir enfouir un peu plus les souvenirs qui la rongent.

Depuis cette funeste soirée, Clémence a perdu toute capacité à ressentir quoi que ce soit. Toucher, goût, odorat, elle a tout perdu, comme si cela avait été anesthésié par la peur, et sans doute aussi la culpabilité. C'est particulièrement frappant avec le chaud et le froid : Clémence boit un café brûlant sans ciller et se baigne dans des eaux de montagne en plein hiver sans le moindre frisson.

Mais, cette absence de ressenti ne s'arrête pas au physique. Psychologiquement, de la même façon, plus rien ne l'atteint, ni la joie, ni la tristesse, ni la douleur. Clémence est bien toujours un être humain mais en apparence, seulement. Solitaire, invisible, discrète, elle s'est repliée sur elle-même et rumine perpétuellement son expérience.

Elle ne s'accorde qu'une seule journée par mois pour sortir de sa routine. Le 29. La date est immuable. Là, elle se lâche, devient une autre, sort, drague, et plus si affinités. Des aventures qu'elle sait, veut sans lendemain, un désir factice et presque prophylactique pour ne pas oublier qu'elle est encore vivante et que son corps n'est pas devenu complètement inutile. Un fardeau qu'elle portera jusqu'à sa mort.

Dans sa vie professionnelle, on retrouve un étonnant mimétisme. Après avoir travaillé comme maquilleuse dans le cinéma, Clémence est revenue vivre dans sa région d'origine, le Languedoc-Roussillon, Là, elle travaille pour la Clinique, une boîte à l'activité principale pour le moins déconcertante. A tel point que ceux qui travaillent pour elle restent très discret sur leur boulot.

Mais, pour Clémence, ce choix coule de source, tant il colle à ce qu'elle ressent ou plutôt ne ressent plus. C'est elle qui donne vie, ou presque, cette vie qu'elle n'a plus vraiment en elle, à ces objets inanimés et donc sans âme, qui feront le bonheur d'autre personnes sans jamais se plaindre. Objet... Peut-être est-ce le mot par lequel pourrait se définir Clémence, depuis une quinzaine d'années.

Voilà donc 15 longues années, je ne pense effectivement pas que cela passe vite, dans cet état, que Clémence à enfoui au plus profond de son être ce qui lui est arrivé dans cette rue au nom d'oiseau. 15 longues années qu'elle tait à ses proches ce qui a fait d'elle l'adulte perdue mais qui le cache bien qu'elle est devenue.

A quoi se raccrocher ? Tant de choses se bousculent dans sa tête. Tant de souvenirs qui, immanquablement, la ramènent à ce soir-là. Et le spectacle des autres, sa jeune soeur en train de devenir à son tour adulte, mais si différente d'elle, ses parents, ses collègues, ses voisins ou ses rares amis, tout cela ne l'aide en rien, parce que son seul et unique problème, c'est elle-même.

Elle-même et la haine farouche et violente qu'elle se voue au point de s'empêcher d'exister. Car, là où d'autre créent des bulles pour s'isoler des risques que peut représenter notre monde, Clémence a créé la sienne pour s'immerger à l'envi dans sa propre honte. S'y noyer. Une lente auto-destruction à la nitro-culpabilité. Boum !

Et pourtant, on s'attache follement à cette Clémence. Malgré elle, elle irradie, elle dégage une force inouïe. Une conviction, aussi, malgré tout. On n'a pas un personnage à la dérive, non, elle a encore, même inconsciemment, envie de se sortir de cette situation. Reste à trouver comment. Ou plutôt qui l'aidera. Un "qui" qui ne sera pas forcément au singulier.

J'ai volontairement choisi de rester elliptique sur des éléments-clés de ce roman. Pas pas coquetterie ou parce que je me plie aux diktats en vigueur selon lesquels il faudrait parler des livres sans rien en dire. Non, juste parce que ces épisodes, ce qui est arrivé à Clémence, son travail, les rencontres qu'elle va faire, tout cela doit être découvert au fur et à mesure par le lecteur.

Bien sûr, cela nous empêchera d'approfondir certains aspects atypiques de cette histoire, les choix effectués par Delphine Bertholon. Disons tout de même que ce qu'endure Clémence au début du roman n'est pas forcément ce à quoi on pourrait s'attendre. Et pourtant, c'est un cataclysme qui balaye tout en elle et va la laisser groggy pour les 15 années à venir.

C'est bien un traumatisme immense qui est au coeur de ce roman. Avec, en filigrane, le rappel que toute violence qui s'exerce aux dépens d'autrui, peu importe la forme, laisse des traces profondes et des cicatrices qui ne se referment pas facilement. Et le désarroi d'une victime qui se positionne en position de coupable et se fustige.

Qui ne sait pas à qui confier son mal-être, par manque de confiance mais aussi parce qu'il est impossible de formuler l'indicible, de partager les blessures. Clémence réussit parfaitement à dissimuler les siennes. Son insensibilité, elle ne la montre pas, ni à ceux qu'elle côtoie au quotidien et qui, au pire, la trouveront "bizarre", ni à ses amants de passage qui ne font que lui rappeler qu'elle est encore bien vivante.

"Les corps inutiles", c'est un anti-conte de fées. D'ailleurs, on en croise plusieurs dans les pages de ce roman, cités dans le cours des conversations. Mais, bien sûr, on pense au premier chef à la Belle au Bois Dormant. Ce n'est pas un fuseau qui va la plonger dans ce sommeil, mais un prince pas charmant du tout.

Et puis, surtout, il y a Pinocchio. Les références y sont nombreuses. Mais, là encore, en prenant le conte à rebours. Clémence devient un pantin de bois, sans âme, sans sensations, sans coeur. Pendant 15 ans, elle va rester dans cet état, espérant peut-être redevenir un être humain. Mais seule, impossible. Il faut pour cela un Gepetto, une Fée bleue et même un Jiminy Cricket.

Clémence est infiniment touchante dans sa détresse, dans l'incompréhension qui l'habite de cet état si particulier. Même lorsqu'elle se met dans des situations glauques et pathétiques, comme ces fameux 29, on lui reste attaché. De la pitié ? Non, je ne crois pas. Elle est infiniment respectable dans sa démarche, même si sa réclusion volontaire en elle-même n'est pas la solution.

Si Delphine Bertholon signe là un roman sombre, forcément, il ne tombe jamais dans la noirceur bitumeuse du désespoir. Rien n'est simple, rien n'est évident, même lorsque tout semble rassemblé. Clémence ne lâche jamais, malgré le découragement, l'acceptation de son état, faute de mieux, mais toujours on pense qu'elle pourra se sortir de là, enfin trouver l'antidote. Pas celui qui efface les blessures, il n'existe pas, mais celui qui les rend supportables.

Encore une fois, on retrouve des situations familiales complexes. Clémence a du mal à s'entendre avec ses parents. Simple incompatibilité d'humeur qui prend de l'ampleur après l'événement déclencheur. Pas de haine, juste un décalage. Quant à sa soeur, c'est un rayon de soleil. Peut-être une sorte de miroir dans lequel elle aimerait se regarder. Ce qu'elle serait devenue sans le passage par la rue au nom d'oiseau. Ou quelque chose d'approchant.

La famille est une curieuse entité, ici, accueillante, presque trop, mais que Clémence fuit parce que, finalement, son isolement est un autre moyen de se punir... La relation familiale n'est pas irrémédiablement abîmée, simplement dégradée. Elle est surtout bien plus unie qu'il n'y paraît, ce sont surtout ces non-dits qui la minent.

"Les problèmes, ça se garde à l'intérieur". Mais pas seulement. Qu'il est dur d'exprimer ses sentiments entre parents et enfants. Oh, la famille de Clémence n'est pas indigne, loin de là, pas brisée comme dans 'Twist",  "l'effet Larsen" ou dans "le Soleil à mes pieds". Elle n'a pas non plus de cadavre dans les placards, comme dans "Grace",..

Mais, en refusant de s'ouvrir à ses parents sur ce qu'elle a vécu, Clémence fausse tout et entraîne tout le monde dans une parenthèse désenchantée de 15 ans. Et pas n'importe lesquelles, celle du tournant de l'adolescence vers l'âge adulte, sans doute la période la plus difficile, délicate. Celle où l'on s'envole du nid, c'est vrai, mais moins radicalement que ne le fait Clémence, en assurant un service minimum en termes de relations.

J'aimerais vous parler ici d'autres personnages que j'ai choisis d'occulter mais dont le rôle est terriblement important. Ceux qui vont savoir faire abstraction de la bizarre Clémence, l'accepter comme elle est, sans insister ou juger. Parfois en l'aidant, sans même en avoir confiance. En lui insufflant peu à peu ce qui lui manque le plus : de l'estime d'elle-même.

Delphine Bertholon assaisonne tout cela d'une écriture agréable, non dénuée d'humour. J'ai particulièrement apprécié la façon dont elle nous fait vivre le douloureux dialogue intérieur de la jeune femme. En alternant les deux époques, Clémence à 15 ans et Clémence à 30 ans, elle nous fait partager son mal-être, qui peut d'abord passer pour adolescent, mais ensuite, a pris des proportions qui font mal.

Et, bien qu'incapable de ressentir des émotions basiques, la situation du personnage, elle, en envoie de nombreuses et de puissantes au lecteur qui suit ce calvaire. Un chemin de croix aux stations longues et difficiles qui ne mène pas à un Golgotha mais à une résurrection. Et une sensation nouvelle, enfin, différente : une peur excitante et non plus paralysante.

samedi 7 février 2015

"Le plus haut degré de la sagesse humaine est de savoir plier son caractère aux circonstances et se faire un intérieur calme en dépit des orages extérieurs" (Daniel Defoe).

J'aurais parfaitement pu prendre comme titre de ce billet la phrase mise en exergue de notre livre du jour, également tirée de "Robinson Crusoë", mais je suis allé en chercher une autre. Coquetterie de blogueur, disons. Mais, vous verrez que le roman de Defoe va revenir dans le courant de ce billet, c'est certain. En attendant, préparer vous à voyager dans un endroit paradisiaque, une de ces fameuses îles dont quelques images nous feraient automatiquement rêver, surtout en ce gris et froid hiver. Mais, comme souvent, quand il y a paradis, l'enfer n'est jamais très loin. Aussi voisin que le rêve l'est du cauchemar. Aymeric Patricot s'empare d'une histoire vraie, qui aurait pu s'appeler "Grandeur et décadence de l'île de Nauru", mais qu'il raconte, en y incluant une trame romanesque sous le titre "J'ai entraîné mon peuple dans cette aventure" (en grand format aux éditions Anne Carrière). Et, au coeur de tout cela, un personnage dont le rêve était l'exact symétrie des nôtres...


Un peu de géographie pour commencer. Nauru est une île perdue dans l'Océan Pacifique, à 42 km au sur de l'Equateur et environ 5000 km au nord-est de l'Australie. Avec ses 10 000 habitants, ou à peu près, c'est un des Etats les plus denses d'Océanie. C'est surtout la plus petite République du monde et un lieu qui a connu un destin pas banal.

Je n'en dis pas plus, car, évidemment, si vous n'avez jamais entendu parler de Nauru, le roman d'Aymeric Patricot retrace son histoire contemporaine à travers le destin de Willie. Un homme qu'on va suivre de son adolescence, alors que le Pacifique gronde des combats de la deuxième guerre mondiale, jusqu'aux années 90.

Willie, lorsque nous faisons sa connaissance, n'est encore qu'un adolescent. Arrivé enfant sur l'île, c'est un orphelin originaire des Philippines. A la mort de ses parents, il a suivi ses cousins qui sont venus dans ce coin perdu pour travailler dans les mines de phosphate qui se trouvent à Nauru. Lui aussi est destiné à travailler comme ouvrier dans ses mines.

Mais son destin bascule en même temps que l'île subit des bombardements. Ceux des Japonais, d'abord, qui vont conquérir peu à peu la majorité du Pacifique, et, par la suite, ceux des Américains, bien plus violents et destructeurs. C'est lors d'un de ces moments au combien dangereux que le téméraire Willie va faire la rencontre qui va changer sa vie.

L'étrange Erland, cadre de la Nauru Phosphate Corporation, la société transnationale qui exploite les mines pour le compte de riches investisseurs occidentaux. Pour la première fois de sa jeune existence, Willie voit un Européen, avec son costume, son allure, son assurance... Mais l'aplomb du gamin a aussi été remarqué par Erland qui, une fois le calme revenu, va le prendre sous son aile.

Oh, Willie n'est pas dupe, il sait bien que l'emploi qu'on lui a confié est factice ou presque, qu'il n'est qu'un sous-fifre, mais l'avantage est qu'il ne sera jamais ouvrier, qu'il ne verra la mine qui éventre l'île que de loin et surtout, qu'il a mis le pied dans une porte qu'il espère bien rapidement franchir, et pas mal d'échelons avec.

Car, désormais, il en est certain, Erland et les autres cadres, de la NPC, européens, américains, australiens, seront ses modèles. Il sera le premier Nauruan à occuper un jour une place élevée dans l'organigramme de la société, il sera riche, puissant, et en rebattra à tout ceux qui sont né du bon côté du globe terrestre.

Willie est une graine de capitaliste, je ne mets aucune nuance péjorative, dans ce terme, c'est un fait. Il est ambitieux et prêt à tout pour réussir et s'extirper de son destin tout tracé d'orphelin né dans des pays pauvres, placés sous le joug du colonisateur. Eh oui, mine de rien, c'est aussi avec ses armes qu'on pourra un jour le mettre à la porte et gagner son indépendance.

Il faut dire que Nauru possède un atout de taille : ces mines de de phosphate. Il est peu probable que Nauru en récupère un jour la gestion, la NPC est trop bien implantée, mais les retombées de cette manne minérale peuvent permettre au peuple nauruan de vivre très bien et de faire de l'île un Etat fort, moderne, riche, puissant...

Et Willie va le faire. Disons-le tout de suite, si vous avez besoin de personnages sympathiques pour apprécier un livre, pas sûr que ce garçon vous plaise. Son ambition est démesuré et son modèle, Erland, n'étant pas franchement non plus un gendre idéal, ça déteint... Et pourtant, Willie en est certain, il a un destin, qu'il va s'efforcer de réaliser.

Embarqué dans ce rêve de gloire, obsédé par son ascension vers les sommets, Willie va blesser bien du monde, ses proches, ses amis, sa famille, qu'il délaisse, sa maîtresse, la belle Flore, tout ceux qu'il va entraîner à sa suite, et le plus souvent bien malgré eux, dans sa course vers l'accumulation, la modernité, l'occidentalisation...

Jusqu'à la chute. Inévitable.

Ce que raconte Aymeric Patricot dans ce roman est bel et bien arrivé. Ce rocher, cette toute petite île, entre le ciel et l'eau, était une mine à ciel ouvert et un endroit, malgré son éloignement, qui a attiré les convoitises occidentales. Le phosphate a enrichi beaucoup de gens, qu'ils soient étrangers ou Nauruans. Car, le paradoxe est là : si l'aventure de Willie est très égocentrique, il a effectivement fait profiter tous ses compatriotes.

Mais, cette plongée dans un capitalisme débridé (et pas du tout maîtrisé, pas en termes de régulations d'un système économique, mais par naïveté), va aussi avoir des effets secondaires. La greffe occidentale sur l'île micronésienne va donner des résultats effrayants, au point de voir régresser l'espérance de vie...

L'argent ne fait pas le bonheur, et Nauru en est la parfaite illustration. A vouloir faire de Nauru un pays occidental, jusqu'au choix de ce régime républicain parfaitement incongru dans une communauté qui avait déjà un fonctionnement propre depuis des lustres, Willie va le pousser dans un abîme à côté duquel les mines de phosphates ne sont qu'une ornière.

Le titre de ce roman est parfait : on y trouve les deux éléments-clés de ce roman que sont l'effet d'entraînement et l'aventure. Sur le premier, je ne reviens pas, sur le second, il faut évidemment s'attarder un peu plus longuement. Oui, dans l'esprit de Willie, la réalisation de ce rêve est une grande aventure, vers le progrès, la civilisation, l'opulence...

Mais, il y a un aspect qu'il ne faut surtout pas oublier pour essayer de comprendre Willie : il n'est pas Nauruan de naissance. Il n'est pas plus occidental, comme les cadres de la NPC à qui il voudrait tant ressembler. Il n'a pas l'enracinement culturel viscéral qui lie ses compatriotes à cette terre, aussi étriquée soit-elle.

Ce n'est définitivement pas la culture nauruane qui le fait vibrer. Depuis sa rencontre avec Erland, c'est à des hommes comme lui qu'il voudrait ressembler. Il y a chez Willie, par moment, ce sentiment d'être étranger et envisagé comme tel par ceux qu'ils côtoient pourtant depuis son jeune âge. Mais, s'il avait eu ces ancrages à Nauru, sans doute n'aurait-il par agi tout à fait de la même manière...

Et puis, il faut le dire, Willie s'ennuie à Nauru. Ce sentiment d'avoir fait le tour de l'île mais aussi de la vie, et de sentir, même inconsciemment que le monde, l'existence, ne peut se limiter à un caillou de 21 km² affleurant à peine au coeur d'un océan immense, tout cela le pousse à vouloir aller au-delà de cette prison naturelle dans laquelle il s'est retrouvé, enfant.

Et c'est là qu'intervient Robinson Crusoë. Erland va faire découvrir ce livre à Willie, qui le dévore, mais qui a aussi une espèce d'attraction-répulsion envers ce livre. Parce que ce n'est pas à Robinson qu'il s'identifie... mais à Vendredi. Qu'il le veuille ou non, aux yeux des Occidentaux de la NPC, il ne sera jamais l'un d'eux à 100%/

Et même s'il pense avoir, comme le personnage de Defoe, échoué sur cette île et s'il espère reprendre la mer pour retrouver, si ce n'est une mer patrie, au moins cet eldorado européen ou américain qui le fait rêver, cela n'y changera rien. Et pourtant, malgré tout, il va être hanter par ce personnage de la littérature classique européenne.

Il est un Robinson dont l'île n'est plus la prison, mais le vaisseau par lequel il peut rentrer "chez lui", en tout cas, voguer vers ce monde occidental capitaliste qui l'attire. Et il souque ferme, cherche le vent, file à toutes voiles jusqu'à ce que la mer grossisse, la tempête se lève et les creux se forment sous l'étrave. Son naufrage, il l'aura aussi...

Aymeric Patricot nous offre avec ce Willie un personnage dur et complexe, malgré la simplicité apparente de ses motivations. Ebloui par ce miroir aux alouettes occidental, il a perdu tout repère, s'il en avait au départ, d'ailleurs. Tous ses actes vont être justifiés par cette quête d'acculturation. Comme si sa liberté en dépendait.

Willie pensait, avec cet atout maître en main qu'est le phosphate, pouvoir réussir à Nauru ce pari qui aurait sans doute été perdu s'il avait tenté une aventure d'une autre forme : quitter l'île pour s'installer en Australie, en Grande-Bretagne ou en Amérique. Contrairement aux vagues migratoires chassées par la pauvreté, les Nauruans ont eu tout à domicile et ils en ont été pourris.

La charge contre les effets pervers du capitalisme et son côté parfois inhumain est bien menée. A travers les yeux de Willy, on voit Nauru changer de fond en comble, les Nauruans se métamorphoser et entrer dans une existence qui n'est pas la leur. Et qu'ils n'ont même pas souhaité pour la plupart. Prospères, ils le sont, mais pour quel résultat, finalement ?

"Mes pensées se bousculaient ; des forces insoupçonnées sommeillaient en moi, et j'en éprouvais du bonheur. J'avais connu l'ambition, la mélancolie, l'angoisse. Je découvrais le pincement au coeur, le soupçon d'une vie passionnée, l'impatience de fureurs nouvelles", dit Willie, alors qu'il est encore jeune, idéaliste, tout feu, tout flamme.

Bien plus tard, il dira : "Je n'ai jamais réfléchi à ce que je suis. J'ai eu bien d'autres choses en tête - l'appétit de construire, l'amour, l'avidité, la colère, l'ambition, la ruse, tous les sentiments qui vous porte à regarder ce qui vous entoure et à le manipuler". Et l'aveu suprême : "Je n'ai jamais eu conscience de commettre des erreurs ou même de prendre des risques"...

Mais le péché, puisqu'il utilise également le mot, est originel. Ce sont les dés qui sont pipés d'emblée, le rêve que vise Willie est simplement incompatible avec Nauru. Que serait-il advenu de cette minuscule île sans la démarche d'un de ses enfants, même adopté ? Le loup était déjà dans la bergerie, sans doute, mais les choses se seraient forcément exprimées différemment.

Aymeric Patricot aurait pu raconter sous forme documentaire cette histoire, il a choisi la voie romanesque, qui le permet de forger sa galerie de personnages, parmi lesquels, il faut bien le reconnaître, peu nombreux sont ceux qui paraissent sympathiques. Mais, il donne aussi à cette affaire un souffle romanesque où Robinson Crusoë rencontre Rastignac.

dimanche 1 février 2015

"Il ne faut jamais excuser les Monstres, jamais, à moins d'être le dernier des salauds".

Je suis un lecteur qui aime tenter. Bien sûr, tenter ne veut pas dire jouer avec le feu, tenter, c'est plus lire de nouveaux auteurs mais sur des sujets qui peuvent m'intéresser. Je suis curieux, pas maso. Voici encore un exemple intéressant avec un roman sorti en poche ces dernières semaines, d'une auteur au succès croissant, vers qui je n'étais pas encore allé et puis, je me suis laissé tenté. Intrigué par le titre, par le contexte du livre, par ce à quoi pouvait ressembler cette histoire aux allures de polar mais qui n'en est pas vraiment un, etc. Direction l'Argentine de la fin des années 80, encore traumatisée par les années passées sous la dictature militaire. Avec "la garçonnière" (désormais disponible chez Folio), Hélène Grémillon propose un roman étrange, mystérieux, parfois déroutant dans le fond et dans la forme. Et pose la question du mal et de ceux que nous appelons des montres, et qui ne sont pas tous aussi évidents que l'on croit.



Voilà 5 ans que la junte a quitté le pouvoir. En cette année 1987, l'Argentine et sa capitale, Buenos Aires, retrouvent peu à peu le calme et la routine. Mais les blessures, elles, subsistent dans beaucoup de familles, qui ont perdu un ou plusieurs êtres chers, ces tristement célèbres desaparecidos, rayés de la surface de la terre, à propos desquels les généraux et leurs sbires, refusent souvent de reconnaître leurs responsabilités.

Eva Maria fait partie de ces mères éplorées. Alors, depuis 5 ans, c'est auprès d'un psychanalyste qu'elle cherche le réconfort que les assassins de la dictature refusent de lui apporter, par de simples aveux. Mais, malgré des séances régulières, elle ne parvient pas à remonter la pente et l'on comprend que sa vie se délite peu à peu, quand elle ne se dissout pas dans l'alcool.

Mais, voilà qu'un jour, on découvre au pied de son immeuble le corps sans vie de Lisandra Puig, l'épouse de Vittorio Puig, le psychanalyste d'Eva Maria et de tant d'autres patients. Elle est tombée par la fenêtre de son appartement et, pour tout le monde, à commencer par la police, c'est une évidence, on l'a poussée.

Vittorio Puig, présent sur les lieux, est immédiatement considéré comme le principal, pour ne pas dire l'unique suspect, et est arrêté, au grand dam d'Eva Maria, qui perd, pour une durée indéterminée, l'une de ses dernières béquilles. Elle ne voit même plus son fils, qui vit pourtant avec elle, l'ignore totalement, abîmée, dans tous les sens du terme, dans ses idées noires et ses souvenirs.

Avec Vittorio, elle avait trouvé l'un des rares moments de respiration de son existence, sans lui, elle étouffe de nouveau. Alors, elle décide de mener son enquête. Impossible qu'un homme comme Vittorio soit un assassin, elle le connaît trop bien, c'est un homme bon, généreux, attentif. Le coupable doit être quelqu'un d'autre, et pourquoi pas un autre patient.

Entre visites au parloir pour parler avec Vittorio et recherches d'indices, Eva Maria se lance dans la quête d'un hypothétique meurtrier qui ait pu en vouloir à Lisandra, jeune femmes sans histoire, deux fois plus jeune que son époux, qu'elle ne connaît pas mais qui a pu être la victime collatérale d'une vengeance, d'un acte de jalousie voire d'un concours de circonstance...

Exaspérée par l'indolence d'une police persuadée de tenir le coupable, Eva Maria cherche, fouille, plonge corps et âme dans cette enquête qui l'habite au point de lui faire oublier sa hantise et son désespoir. Elle est si motivée, si pleine de foi en son psy qu'elle se démène pour l'aider... Et va peu ) peu tomber de haut...

Ce qu'elle découvre sur le travail de Vittorio, qu'elle ne connaissait qu'à travers leurs séances, et rien de plus, va d'un seul coup l'amener à douter, ou tout du moins à envisager cet homme qu'elle respecte tant d'un autre oeil... Delà à le voir coupable ? Pas forcément, mais à considérablement revoir le champ des possibles en matière de mobiles ayant pu mener à l'assassinat de Lisandra.

Je m'arrête là, pour ce qui concerne l'histoire à proprement parler, mais vous savez qu'ici, on plonge dans les livres, qu'on évoque différents aspects des romans. Et il y a, à propos de "la Garçonnière", pas mal à dire, car Hélène Grémillon ne cesse de surprendre dans le fond et dans le forme. Bien sûr, pour ce qui est du fond, nous n'entrerons pas dans les détails.

Reste la forme. Les narrateurs multiples, l'utilisation de l'italique, des polices de caractères, de mise en page particulières, parfois, comme ce passage où l'on suit Eva Maria montant l'escalier qui mène à l'appartement de Vittorio, son esprit tournant comme un hamster dans sa roue, tandis qu'elle compte le nombre de marches.

Beaucoup d'éléments de ce genre interviennent au fil de la lecture, sans pour autant nuire à la lecture, au contraire. A chaque fois, de nouvelles pistes s'ouvrent, de nouveaux éléments, souvent à charge, entre dans la danse, et l'on suit Eva Maria dans son parcours plein de mauvaises surprises, de désillusions aussi. A moins qu'elle ne soit aussi aveuglée par sa propre vision des choses et un manque de lucidité, allez savoir.

A lire la quatrième de couverture, à voir ces commentaires, on pourrait croire qu'on a un polar en main. Et pourtant, il est paru dans la Blanche, chez Gallimard, et dans la collection Folio habituelle, pas dans la Noire ou chez Folio Policier. Je dois dire que, tout au long du roman, je me suis demandé ce qu'un auteur de polars aguerri aurait pu faire de cette histoire.

Attention, entendons-nous bien, cette remarque n'est ni un reproche, ni une critique, juste une explication. Car, oui, je le pense, "la Garçonnière" n'est effectivement pas un polar. C'est un roman qui présente une galerie de personnages aux prises avec leurs destins, qui entrent en collision lorsqu'une mort brutale, violente, injuste, scandaleuse, se produit.

Enquête il y a, nous sommes bien d'accord, mais atypique. Le rôle de la police, la subjectivité des différents personnages, les éléments qui apparaissent peu à peu au fur et à mesure des pages qu'on tourne et qui viennent brouiller les pistes, l'ambiguïté aussi, des uns et des autres, en particulier Vittorio, sur qui on se pose de plus en plus de questions, chapitre après chapitre.

Et puis, il y a ce contexte très particulier, choisi pour développer cette histoire : l'Argentine de 1987, la présidence de Raul Alfonsin, élu à la fin de l'année 1983 dans un pays redevenu démocratique. Mais, un président qui va également chercher à réconcilier sa nation à coups de lois d'amnistie. Mais comment accepter ce pardon ? Comment laisser un certain nombre de tortionnaires en liberté, sans être condamné pour les actes qui sont commis ?

L'Argentine est alors divisée, véritablement, entre victimes et bourreaux, tous devant réapprendre à cohabiter. Eva Maria, détruite par ce qu'elle a vécu, par l'absence, par l'ignorance des faits, par un deuil impossible, vit dans ce pays qui recolle les morceaux comme on sonnerait la fin de la récréation. Mais la fin de la haine, du ressentiment, du désespoir, ça ne se décrète pas...

Comment faire confiance à qui que ce soit quand la personne qu'on croise peut parfaitement s'avérer être un monstre qui a torturé, balancé des gens depuis des avions en vol au-dessus de l'océan, remis en marche la gégène, élaboré quelques abominables actes de barbarie dont l'unique raison est d'infliger des souffrances à autrui...

Pourtant, comme dans "les Bienveillantes", de Jonathan Littell, comme chez Maxime Chattam, pour ne prendre que deux exemples qui me sont venus spontanément, il y a, je trouve, dans "la Garçonnière", posée la question du mal et de son incarnation, indépendamment du contexte. De tout temps, en tout lieu, on peut croiser ces monstres.

Mais, lorsque l'époque engendre un terreau favorable, ils peuvent laisser libre cours à leurs penchants sordides sans avoir besoin de se cacher, puisque cela devient une norme. La terrible parenthèse de la junte a transformé en monstres des êtres qui n'avaient jamais tué ou malmené quiconque auparavant et ne l'ont sans doute plus fait par la suite.

Et puis, il y a ceux qui sont des monstres de manière innée. Oh, oui, je sais, c'est tout à fait contestable, ce que je dis, et je ne prétends détenir aucune vérité en la matière. Formulons autrement, alors : certains humains ont, tapi en eux, ces instincts brutaux, destructeurs, ultra-violents et finalement meurtriers, qui attendent de pouvoir s'exprimer, sans que ce soit le contexte les entourant qui déclenche cette monstruosité.

Et puis, il y a le dénouement de cette histoire. J'ai lu quelques commentaires la trouvant attendue et sans surprise. Là encore, il y a le fond et la forme. Oui, j'avais envisagé cette fin parmi mes hypothèses, mais on parle de ce qui est arrivé à Lisandra, pas du pourquoi, qui, lui, est parfaitement imprévisible jusqu'à la fin.

Sans oublier le récit même, la façon dont Hélène Grémillon met scène ce dénouement. On peut trouver qu'il y a quelques artifices, que c'est un peu too much. Pour moi, c'est cohérent avec l'ensemble du livre, où l'on retrouve cela du début à la fin. Un jeu stylistique qui ne m'a pas choqué ou dérangé.

Et qui, surtout, ne nuit pas aux émotions que suscite ce dénouement. Des émotions multiples, car cette révélation, eh oui, c'en est une, n'en déplaise à certains, va agir comme par ricochets sur les différents protagonistes. On comprend alors que bien des éléments, même si on les pressentait, même si on les touchait du doigt, nous avait échappés jusque-là.

Et l'un d'entre eux, celui qui m'a le plus remué, c'est la signification de ce titre, "la Garçonnière". Bien sûr, puisqu'il y a un couple au coeur de cette histoire, un mari accusé du meurtre de sa jeune épouse, Peut-être même ce titre pourrait être une piste ? A moins que la dictature argentine, qui a laissé derrière elle des lieux maudits, soit passée par là ?

Je suis allé vers "la Garçonnière" sans a priori, favorable ou défavorable, je n'avais aperçu l'auteure que dans un salon parce que je venais papoter avec son voisin et je ne m'étais pas vraiment attardé sur ses livres, car la file d'attente pour la rencontrer était conséquente. A l'arrivée, j'ai passé un bon moment de lecture, avec une histoire qui a su me tenir en haleine, éveiller ma curiosité, me donner des émotions... Ce que j'attends d'un livre, non ?

Et je comprends parfaitement que ce livre soit sorti dans une collection de littérature générale. On a sans doute un argument voire quelques techniques qu'on retrouve dans des littératures de genre, en l'occurrence le côté polar et le contexte historique. Mais ce sont des outils, du décor, peut-être même un trompe-l'oeil.

J'ai fait preuve de curiosité, je ne le regrette absolument pas, bien au contraire. Mais, une nouvelle fois, j'y vois la preuve qu'il faut savoir choisir ses lectures : "le Confident", précédent roman d'Hélène Grémillon, ne m'attire pas du tout, il est peu probable que je le lise. Mais, "la Garçonnière" m'a tout de suite intrigué et je me suis plongé dans cette histoire sans réticence, d'un bout à l'autre.

Il manque un dernier élément de décor dont je n'ai pas encore parlé : le tango. Sa mélodie est très présente dans le livre, jusqu'à voir une partition apparaître au détour d'une page. Un air fameux, sur un sentiment qui, lui aussi, est omniprésent dans cette histoire : la jalousie. Par instants, particulièrement quand apparaît Lisandra, on a cette musique à l'oreille. Une des vraies réussites de ce livre, à mon goût...