dimanche 31 mars 2013

La reusenic'h et vieilles dentelles bigoudènes...

Depuis "Ô, Verlaine !", je suis devenu un inconditionnel de Jean Teulé, tant des histoires qu'il est capable d'aller nous dégoter, que de la manière dont il nous les sert, un style plein de cynisme et de gouaille, ne dédaignant ni la scatologie, ni le grotesque, dont il fait un usage remarquable et remarqué. Alors, non, Teulé ne fait pas l'unanimité, certains n'accrochent pas lorsqu'ils le lisent, mais moi, je prends à chaque fois un plaisir fou à dévorer ses romans. Le petit dernier, "Fleur de tonnerre", qui vient de sortir chez Julliard, n'a pas échappé à la règle, je me suis régalé, même si, vu le sujet du livre, le terme "régalé" pourrait m'attirer quelques ennuis, vous allez voir...


Couverture Fleur de tonnerre


Hélène Jégado est une petite fille charmante, à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, comme on dit. Elle grandit, en ce début de XIXème siècle, dans une vieille famille de la petite aristocratie terrienne de Bretagne, dans un hameau morbihannais joliment nommé Kerhordevin en Plouhinec. A 7 ans, sans être turbulente, Hélène est une gamine pleine de curiosité, attirée par toutes ces fleurs qui poussent sur la lande aux beaux jours.

Une curiosité que se doit de réfréner Anne, la maman de la blondinette, qui sait que la beauté d'une plante peut cacher quelques dangers, dont elle tient à informer sa fille. Il serait dommage de la donzelle s'empoisonnât accidentellement en mangeant une baie séduisant ou en se piquant à une tige sournoise... C'est à cause de ces cavalcades en pleine lande et de sa curiosité botanique que Hélène va hériter de ce surnom de "Fleur de Tonnerre".

Mais, Anne Jégado n'est pas seulement une fine connaisseuse en matière de plantes et d'effets secondaires... Cette femme pleine de bon sens est aussi une grande superstitieuse et, comme elle met en garde sa fille contre ces si jolies fleurs, elle lui énonce à l'envi et selon les circonstances, tout un tas de croyances locales qu'il convient d'appliquer au quotidien si l'on ne veut pas, le plus souvent, qu'il nous arrive malheur...

Une superstition qui atteint son point culminant le soir, à la veillée, lorsque Anne raconte les histoires merveilleuses et horrifiantes qui courent la lande, pleine de créatures fantastiques, korrigans, gnomes, poulpiquets, lutins et surtout le terrible Ankou... Dans ce petit coins de Bretagne où vivent d'irréductibles Bretons, on ne prend pas ces choses-là à la légère, oh que non !

Voilà les mamelles d'où est sorti le lait (métaphorique) dont a été nourrie la petite Hélène Jégado dans son enfance. Allez savoir comment ce mélange de flore et de faune locales s'est fait dans le petit cerveau en construction d'Hélène, mais, très jeune, vers 7-8 ans, elle va manifester certains signes assez inquiétants, dont un recours aux baies de belladone, particulièrement toxiques, qui n'est pas le moindre...

Mais, la gamine manque encore de savoir-faire et ce sont encore une fois les conseils prodigués par l'autorité maternelle qui vont permettre à Hélène de se lancer dans une incroyable carrière qui va durer plus de 40 ans : Hélène Jégado va empoisonner son monde ! Euh, empoisonner au sens strict du terme, attention ! Elle va devenir une incroyable meurtrière en série, laissant, partout où elle va passer, une innombrable collection de cadavres...

La belladone, elle l'utilisera à ses débuts, mais, là encore, profitant d'une heureuse opportunité, la présence de rongeurs nuisibles dans la demeure d'un de ses premiers maîtres, elle va rapidement découvrir une substance qui va lui donner, et pour longtemps, entière satisfaction : l'arsenic. Ce qu'elle appelle, en bonne bretonne bretonnante n'ayant appris que très tardivement à baragouiner le français, "la reusenic'h", terme qui m'a bien amusé, au point de l'utiliser dans le titre de ce billet...

Bon, je ne vais pas tout vous raconter, même si "Fleur de tonnerre" n'est pas à proprement parler un roman à suspense, il recèle tout de même quelques surprises que le lecteur se doit de découvrir par lui-même pour goûter tout le sel (non, pas un sel d'arsenic, cette fois...) du roman. Toutefois, il convient de vous expliquer comment Hélène Jégado a pu sévir aussi longtemps sans qu'on l'arrête...

En fait, quittant très tôt la demeure familiale, la jeune Hélène, tout juste adolescente, analphabète et presque complètement inculte, va aller travailler comme cuisinière, une passion qu'elle s'est découverte, pour laquelle elle manifeste un réel talent, mais qui a surtout l'avantage de lui offrir un moyen efficace et discret d'accomplir la tâche qu'elle s'est fixée : faire passer de vie à trépas le plus possible de ses contemporains...

Elle va d'abord travailler dans des presbytères, comme ses tantes, puis, devant, par la force des choses, régulièrement trouver de nouveaux employeurs, elle va arpenter la Basse-Bretagne du sud au nord, et du nord au sud, sur 3 départements... A chaque fois qu'elle pose son maigre bagage, un simple bissac, quelque part, ça tombe comme à Gravelotte, si vous m'autorisez cet anachronisme... Après les presbytères, il y aura des maisons de maîtres, des demeures bourgeoises, un bordel militaire sordide...

Et le plus surprenant dans tout ça, c'est qu'on ne la soupçonne jamais directement... Elle a beau survivre à l'éradication en quelques jours d'une famille toute entière, par exemple, on se dit que c'est la faute à une quelconque épidémie, comme il en sévissait tant dans les campagnes bretonnes en ces époques morbides. Et, lorsque les regards se portent sur elle, ce n'est pas pour l'accuser d'un quelconque forfait pénalement répréhensible, mais parce qu'on pense qu'elle a le mauvais oeil !

Eh oui, longtemps, Hélène Jégado, alias Fleur de tonnerre, va sévir dans des villages où cohabitent plus ou moins harmonieusement croyances locales et religion catholique, ce qui laisse de côté tout regard raisonnable pouvant envisager qu'une aussi ravissante jeune femme, si bonne cuisinière, de surcroît, puisse en réalité être un assassin sans scrupule et bénéficiant d'une chance assez incroyable...

Une seule fois le temps se gâtera sévèrement pour Fleur de tonnerre. On n'a pas la réputation d'avoir le mauvais oeil sans conséquence, dans un pays si pétri de superstitions en tous genres... Aussi, Hélène, folle à lier mais loin d'être bête, va sentir qu'il est temps pour elle de se mettre au vert, là où on la laissera agir à sa guise... Dans un couvent, par exemple. Ce sera le seul véritable accroc de sa "carrière", car on lui confiera des tâches ménagères, mais jamais la Mère Supérieure n'acceptera qu'elle cuisine... Frustrée, Hélène finira chassée de ce havre de paix, non sans y avoir sévi, auparavant, y montrant l'ampleur de sa folie... de manière particulièrement loufoque.

Loufoque comme son incroyable procès, à la fin de l'année 1851 qui, chose incroyable, fera passer complètement au second plan dans toute la Bretagne le coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, qui a pourtant conduit la France au bord de la guerre civile ! Une véritable et savoureuse vengeance pour l'empoisonneuse, qui n'a jamais digéré le fait que Napoléon, l'autre, le Premier, ait été accusé d'avoir causé la mort de près de 2 millions de personnes...

Hélène n'a beau savoir ni qui est ce "Léon Napo", dont tout le monde parlait lorsque ses cendres ont été rapatriées, ni savoir ce qu'est la France (c'est en Bretagne, demande-t-elle, l'ingénue), ces rumeurs viennent entacher son orgueil d'artisan tueur au savoir-faire indéniable ! N'est-ce pas elle qui doit répandre la mort, après tout, et pas ce Léon sorti de nulle part et même plus vivant ?

Un procès où viendra aussi témoigner le seul homme que Fleur de tonnerre aura épargné de toute sa carrière d'empoisonneuse, le seul amour de sa vie, un amour vrai et réciproque, qui va résister même aux pires accusations. La preuve aussi sans doute, que, là où il y a le tonnerre, finit forcément un jour par tomber la foudre, et son fameux coup, aussi dévastateur que tout l'arsenic du monde... Un sentiment, le seul exprimé par Hélène de toute sa vie, mais insuffisant pour lui épargner la condamnation suprême...

Le roman ne vaut pas seulement par ce qui se passera pendant ce procès hors norme, mais aussi par ce que fera et surtout, dira Hélène dans sa geôle, avant son exécution. C'est là que se trouve l'explication de son odyssée meurtrière, sans far... euh, sans fard, pardon, et, en quelques mots, elle éclaire le lecteur sur ses réelles motivations, loin d'être légendaires ou fantastiques, non, bassement humaines...

Alors, bien sûr, on peut trouver que ce roman est un catalogue monotone et répétitif des actes monstrueux commis par Hélène Jégado pendant plus de 40 ans. Dans la forme, c'est sans doute un peu vrai. Mais, contrairement à certains commentaires de lecteurs mal lunés que je vois fleurir ça et là, je ne me suis pas ennuyé une seconde. Parce que c'est drôle, avant tout, mais oui, mesdames et messieurs les sinistres, ensuite parce qu'il y a un véritable fond à cette histoire.

"Fleur de tonnerre" n'est pas simplement la relation de la vie et de l'oeuvre d'Hélène Jégado, mais un roman sur la Bretagne, terre si particulière, à l'identité si affirmée, jusque dans les gestes et les habitudes les plus quotidiens. Il y a d'ailleurs tout au long du roman une omniprésence de la terre, sous différentes formes, à commencer par cette lande si fertile en fleurs aux vertus étranges, jusqu'à cette poussière 100% bretonne, dont se sont munies certaines femmes avant d'assister au procès d'Hélène, sans oublier cette scène de communion délirante avec le sol breton à laquelle participent Hélène et deux autres personnages récurrents du livre, deux Normands dont nous dirons quelques mots en fin de billet.

"Fleur de tonnerre", c'est aussi la rencontre étonnante de trois composantes difficilement conciliables : la croyance, la foi et la loi. Avec des exemples incroyables que Teulé a été piocher dans des ouvrages de référence... Deux en particuliers sont frappants pour évoquer le mélange sulfureux qui peut résulter de l'assimilation de la croyance par la foi... et réciproquement ! Je veux parler de Notre-Dame-de-la-Haine et Saint-Yves de vérité...

Situé dans les actuelles Côtes d'Armor, Notre-Dame-de-la-Haine est un oratoire construit en haut d'une colline. Y viennent en pèlerinage ceux qui souhaitent que leur ennemi, un parent gênant ou n'importe qui pouvant, par sa disparition aussi tragique que précoce, rapporter quelque chose, connaisse une fin ni forcément rapide, ni forcément indolore, mais prochaine... Fascinant endroit où la prière la plus fervente est habitée des haines les plus humaines et intéressées...

Quand à Saint-Yves-de-Vérité, c'est en fait une statue, sise dans une église du centre de la Bretagne. Saint Yves, c'est le patron de la Bretagne, le saint vers qui chaque Breton se tourne lorsqu'il a un besoin urgent d'aide providentielle... Mais voilà, un saint, même patron, ça ne peut pas tout faire en un temps record. Parfois, il arrive que la demande, même fervente, s'égare... Alors, le fidèle non exaucé peut se rendre à Saint-Yves-de-Vérité... où il pourra infliger à la statue du saint la correction qu'il mérite pour l'avoir laissé dans la dèche...

On voit bien là comment la superstition prend le pas sur tout, dans cette région. "Chaque pays a sa folie. La Bretagne les a toutes", écrivait Jacques Cambry, fondateur de l'Académie Celtique, cité en exergue du livre par Teulé. Et c'est ce que l'écrivain contemporain essaye de démontrer dans ce roman. Hélène Jégado est le fruit de ses croyances et légendes si pittoresques lorsqu'on les regarde en spectateur, mais qui lui ont farci le crâne de tant de choses délirantes sans qu'on lui ait inculqué les repères nécessaires qu'elle a perdu le contact avec la réalité pour entrer littéralement au coeur de cette mythologie.

Comme je le disais, elle affronte la religion, dans les presbytères ou au couvent, puis sera confronté aux strates les plus élevés de la société, les grands bourgeois, y compris ceux qui ont des ambitions politiques, qui briguent des mairies, voire mieux encore. Et, à chaque fois, elle agira avec un égalitarisme qui devrait en rendre beaucoup jaloux ! Hommes ou femmes, enfants, adultes ou vieillards, riches ou pauvres, croyants ou athées, dévots ou dépravés, tous y passent, mieux qu'avec la guillotine...

Il n'y aura que peu de survivants à cette fascinante hécatombe, que Teulé nous sert avec sa verve, sa gouaille et son cynisme habituel, pour en faire une noire comédie humaine. La première de ses cibles échappera aux baies de belladone, l'homme qu'elle a aimé, qu'elle épargnera en le quittant, sûre que si elle reste, elle le tuera forcément, sa dernière cible, un homme qui n'a rien vu venir, lui qui est connu partout comme un spécialiste des affaires criminelles, qui s'en sortira in extremis...

Et puis, il y a les deux Normands... Deux hommes qui réapparaissent régulièrement sur le chemin de Fleur de tonnerre, deux paisibles commerçants qui vont, au contact de la Bretagne, connaître les pires tracas, les pires avanies, les pires désillusions... La Bretagne va, peu à peu, les digérer, ces deux-là... Oui, je sais, le terme est étrange, mais la dégradation connue par ces deux-là au fil des pages est étonnante... Jusqu'à la scène finale du roman où les deux énergumènes vont, dans une scène complètement grotesque et orgiaque, faire le lien entre le monde réel et le monde de légende dans lequel croyait vivre Hélène... Et si elle avait eu raison, si ces deux mondes étaient plus proches, plus fusionnels qu'on ne le croit lorsqu'on est tristement raisonnable ?

Au final, j'ai beaucoup ri avec ce nouveau roman de Jean Teulé. Une sarabande macabre, bien rythmée, qui peut certes paraître répétitive, mais n'est sûrement pas monotone, justement parce qu'il n'y a pas deux situations identiques. Le mode opératoire, le poison, ne change pas, mais la façon de faire évolue, se perfectionne, devient une véritable mécanique...

Si l'on s'appuie sur le récit de Jean Teulé d'une part, et sur les critères utilisés pour définir le profil d'un serial killer, pour utiliser un vocable contemporain, on a là un formidable spécimen. Hélène Jegado tue sans scrupule, sans émotion, suivant un mode opératoire quasi identique à chaque fois, même si elle sait se montrer pragmatique. Pas de dimension sexuelle, a priori, je n'en dirais pas autant pour la question de la domination... Car, nulle doute que Hélène Jégado s'est érigée en exécutrice comme pour affirmer une forme de puissance à exercer sur ses prochains, tous ses prochains.

Et c'est sans doute cela le plus fascinant. Oui, je sais, il est toujours troublant d'être fasciné par le mal. Mais, le paradoxe, c'est qu'en lui préférant la fascination à l'horreur, on agit finalement... exactement comme elle, pour se protéger. Mais je n'en dis pas plus. Fascinant, car, une fois le livre terminé, il convient de revenir page 28.

Une phrase, simple inscription au pied d'une statue, simple expression d'une énième légende bretonne qui, vue par la gamine de Kerhordevin en Plouhinec, nourrie de cet imaginaire merveilleux pour les uns, mais potentiellement effrayant pour d'autres, va devenir une véritable profession de foi... Vraiment, je vous encourage à la relire en fin de lecture, et vous verrez à quel point Hélène Jégado a suivi à la lettre cet devise.

A un détail près : elle ne sait pas lire... Alors comment a-t-elle pu à ce point respecter ce texte qu'elle n'a pu déchiffrer ??

Et, pendant ce temps, les personnages animés par Teulé continuent à faire les quatre-ç'Ankou... Wriik... Wriik... Wriik...


samedi 30 mars 2013

"La vie est une grande désillusion" (Oscar Wilde).

Après ces deux voyages en fantasy, retour à la littérature du quotidien, dans ce qu'il a de plus angoissant. Non, nous ne sommes pas dans un thriller, loin de là, mais dans la littérature contemporaine la plus dépouillée. Pour être franc, il m'a fallu un petit temps d'adaptation au style de l'auteur avant de comprendre qu'il faisait partie intégrante de la démonstration. Mais je me suis accroché et j'ai bien fait, car, dans un genre très particulier, "En ville", de Christian Oster (en grand format aux éditions de l'Olivier), pose bien des questions sur la vie en général et, en particulier, sur nos vies dans une société contemporaine qu'on a tous parfois du mal à comprendre.


Couverture En ville


Ils sont 6 amis qui doivent se réunir pour organiser leurs prochaines vacances communes, sans doute dans une île grecque. Mais, ce soir-là, il ne sont que 5 à se réunir, car, d'emblée, alors qu'il arrive avec le gâteau qui sera servi au dessert à la main, Georges annonce que Christine, sa compagne depuis plusieurs années, venait de la quitter... Surprise générale chez les amis de Georges qui ne s'attendaient pas du tout à ça.

Il faut dire que si ces 6 personnes ont l'habitude de passer des vacances estivales ensemble, le reste du temps, ils ne sont pas vraiment ce qu'on appelle des intimes. Disons-le tout net, ils ignorent quasiment tout de la vie des uns et des autres, lorsqu'ils reviennent vivre en ville, à Paris. Mais, cette rupture inattendue n'est que le premier signe d'une série d'évènements qui vont bouleverser l'équilibre assez artificiel régnant entre ces quinquagénaires à la vie sans histoire...

D'abord, William, l'aîné du groupe, qui a vieilli et pris du poids ces derniers temps, tous les autres s'en rendent compte, fait une embolie pulmonaire à son appartement. Par chance, il habite juste en face de l'hôpital Cochin, où il parvient à se rendre tant bien que mal avant d'être hospitalisé dans un état sérieux, surtout à son âge et avec sa corpulence...

Ensuite, voilà que Paul et Louise, les inséparables, un couple dont personne ne pouvait douter des sentiments réciproques, annonce sa séparation prochaine. Mais pas avant les vacances, annoncent-ils. Ils ne voudraient pas que leurs soucis personnels viennent remettre en question le projet du groupe. Car, bien sûr, cette rupture, là encore inattendue, ne doit absolument pas remettre en cause l'amitié des uns des autres... Sauf que c'est plus facile à dire qu'à faire...

Bientôt, Georges, tout juste redevenu célibataire, retombe amoureux. Une histoire d'abord clandestine, que personne ne voit venir jusqu'à ce que cet homme, un peu excentrique, ne doive le révéler, pour cause de colocation devenue impossible. Et comme l'heureuse élue s'avère être l'agent immobilier qui a présidé à l'acquisition de l'appartement commun, c'est une nouvelle source de chamboulement pour Georges et Jean, chez qui il avait emménagé, certes, provisoirement, mais sans doute pas à si court terme...

Et puis il y a donc Jean. Jean, narrateur de ce roman, Jean et ses problèmes d'appartement, d'abord. Celui où il vit, en rez-de-chaussée, ne lui convient plus, il veut s'installer ailleurs. Cet ailleurs, ce sera dans un appartement situé au pied de la Maison de la Radio, d'un côté, à deux pas de la Seine de l'autre. Avec une vue sur l'île aux Cygnes, et plus particulièrement, sur la partie proche du Pont de Grenelle, où trône une réplique de la Statue de la Liberté. Enfin, le nouvel appartement donne sur la voie sur berge et son incessant cortège de voitures...

Et cette vue, ce bruit, c'est ce qui chagrine Jean. L'appartement, une sorte de loft, est très bien, on va même y faire quelques aménagements en vue de l'installation de Georges. Quelques cloisons pouvant permettre que chacun des deux amis puisse conserver une forme d'intimité. Oui, cet appartement, c'est ce que recherchait Jean. Sauf que cette statue, ces voitures, ça l'oppresse...

Mais Jean n'est pas au bout de ses peines, ou plutôt de ses surprises... Sans être un Don Juan, comme son prénom pourrait le laisser supposer, Jean ne s'est jamais fixé, enchaînant les liaisons aussi intermittentes que peu passionnées, semble-t-il, de plus ou moins longues durée... Un peu d'empressement à se caser, si vous me permettez l'expression, qu'il est soudain ébahi d'apprendre qu'une de ses maîtresses est enceinte de ses oeuvres... Au milieu de toutes ces nouvelles déstabilisantes, c'est sans doute celle qui désarçonne le plus le pourtant fort peu émotif Jean...

"En ville", ce sont les conséquences de ces différents évènements sur la vie des différents personnages. Enfin, c'est d'abord ce que l'on croit avant de réaliser au fil des pages, que tout est vu à travers un prisme unique, le regard de Jean. C'est donc maintenant que je vais m'écarter du récit pour commencer ce que j'espère être une analyse juste du roman de Christian Oster... Installez-vous confortablement, ça ne s'annonce pas forcément très facile...

D'emblée, je vous l'ai signalé, j'ai été surpris par le peu d'intimité que j'ai découvert entre ces amis, alors qu'ils partent en vacances ensemble depuis des années. Comme s'ils ne se voyaient jamais une fois rentrés à Paris, ce qui n'est pas le cas, mais comme s'ils ne s'intéressaient guère leurs vies respectives. Aucun des éléments cités dans le début de ce billet et ce qui en découle, car je n'ai pas tout raconté, ne semble avoir eu de signe avant-coureur. Tout arrive d'un seul coup, laissant tout ce petit monde pantois...

Tout ce petit monde ou... surtout Jean ? En fait, il est le narrateur et n'est jamais absent. On ne voit jamais évoluer les autres personnages autrement que sous ses yeux. Toute relation sociale dans ce livre passe par Jean. Relation, dans deux sens : lien social et récit. Mais il le fait avec un langage, un ton sans aucun affect, complètement désincarné, on entendrait presque la voix monocorde avec laquelle il nous raconterait tout cela. Voilà, je reviens à ce style étrange pour le lecteur que je suis, mais qui, sous cet angle, va prendre tout son sens.

Car, parti sur l'idée que "En ville" était un roman sur l'incommunicabilité de notre société actuelle et sur la solitude dont on peut aisément souffrir dans ce XXIème siècle où la communication est pourtant reine, j'ai progressivement changé d'idée. Non que ces thématiques ne soient pas abordées, elles sont traitées par Oster à travers ses différents personnages, tant qu'on les a tous sous les yeux : William, âgé, usé, seul, Georges, quitté, seul, Paul et Louise, en voie de séparation et qui, au fil du roman, s'écarte l'un de l'autre au point de se retrouver plus isolés que jamais... Idem pour le manque de communication, je l'ai évoqué plus haut, avec cette sensation que ces six-là, en content l'ex-compagne de Georges, n'avaient aucune intimité entre eux.

Pourtant, plus le récit se concentre sur Jean, plus les autres personnages se font secondaires et plus, à mes yeux, une nouvelle thématique émerge. Et si ce que je viens d'exposer était d'abord dû au regard de Jean sur le monde qui l'entoure et les gens qu'il fréquente ? Si c'était l'expérience de la vie et de l'existence de Jean qui  faisait dévier la vision que nous, lecteurs, avons de ce qu'il nous raconte ?

Peut-être ne suis-je pas très clair, j'espère vous apporter maintenant quelques arguments éclairant mon raisonnement, en me focalisant à mon tour sur Jean. Arguments qui repose sur la réception du livre par le lecteur que je suis. Jean m'a paru être le plus seul de tous ces personnages. Une solitude qui paraît durer depuis toujours. On ne sait pas grand chose de sa vie, mais le peu qu'on en sait montre une absence totale d'attachement à quoi que ce soit.

Disons-le tout net, Jean, pour moi, n'a pas de vie et n'en a jamais réellement eu. Ses vies sociale, professionnelle, amoureuse, personnelle m'ont paru d'une vacuité terrible. Sauf que Jean ne paraît pas en souffrir plus que cela. Comme s'il ignorait ce qu'est ressentir des émotions. On n'est pas là avec un psychopathe de série télé américaine, attention, non on est avec quelqu'un qui n'a jamais rien vécu, a traversé l'existence en suivant une espèce de rail, en ne se liant jamais solidement.

Et là, confronté aux évènements majeurs qui concernent les vies de ceux qu'il considère, mais en en doutant, parfois, comme ses amis, Jean va prendre en pleine figure une gigantesque baffe... De son nuage, bien que la métaphore ne soit pas tout à fait juste, il va chuter pour connaître un atterrissage brutale dans le monde où vit le commun des mortels.

Chaque évènement de cette histoire va le ramener à des périodes de la vie dont il ne mesurait pas, jusque-là, l'importance pour tout être humain. La séparation, comme si un couple était une entité à part entière et indivisible ; comment peut-il l'envisager autrement, puisque lui n'a jamais été en couple et a tout fait pour ne pas l'être ? Voir Georges sans sa moitié puis voir le couple formé par Louise et Paul se déchirer, c'est une cruelle perte de repères pour un homme qui ne peut appréhender une telle situation.

Pas plus qu'il ne saura réagir quand un de ses amis va décéder de manière plutôt inattendue. Il n'encaisse pas la douleur sur le moment, mais subit un violent contrecoup. Là encore, il me semble qu'on est plus dans la perte de repère que dans la peine véritable. Il ne pleure pas à chaudes larmes son ami défunt mais il se trouve fort désorienté... Comme si soudain, il prenait conscience du temps qui passe, de ce laps si court qui nous est imparti en ce monde, comme s'il entendait le tic-tac de sa propre horloge vitale tourner et avancer vers son heure à lui.

Curieux paradoxe, Jean avait intégré son groupe d'amis suite à la disparition d'une de ses connaissances, qui l'avait touché, en tout cas, marqué un tournant dans sa vie. Mais ce décès-là n'avait pas eu de conséquences aussi flagrante que celui qui nous est décrit dans "En ville". Il marquait le début d'une ère que vient clore cette seconde mort... Et voilà le manque de repère avéré : quid de l'avenir sans cet ami, au sein d'un groupe qui se lézarde de partout.

Autre difficulté à gérer : la possible cohabitation avec Georges... Aux yeux de Jean, c'est presque d'abord une espèce d'incruste. Puis, quand il se fait à l'idée, il faut mettre en place cette vie à deux, sans rapport avec la vie de couple, mais peut-être plus incongrue encore. Mais Georges est un colocataire fort indépendant. En clair, il n'est pas souvent là, surtout le soir. Pour Jean qui ne fait pas grand chose de son temps libre, c'est une interrogation de plus... Et, lorsqu'il semble commencer à s'y faire, voilà que Georges déserte pour aller vivre avec une femme.

Oui, carrément s'installer chez la femme pour qui il a eu un coup de foudre (totale abstraction pour Jean, que je sentiment amoureux n'a jamais effleuré) ! Jean qui fuit les relations suivies ou à long terme regarde cela avec des yeux plus qu'étonnés, complètement désemparé lorsqu'il va passer une soirée dans l'Essonne, infiniment loin de son Paris chéri, chez la nouvelle fiancée de Georges... Perte de repères encore, il ne sait comment se comporter, finit par fuir, carrément, pour retrouver son univers si ce n'est douillet, en tout cas Terra Cognita.

Et puis, j'ai gardé pour la fin ce qui le touche le plus directement, cette grossesse que lui annonce une de ses récentes maîtresses, une ex, dans son esprit. Il y a, dans la façon systématique (sauf une fois, si je ne me trompe pas) à parler de cette femme en donnant son prénom et son nom de famille, Roberta Giraud, quelque chose d'à la fois violent et ridicule... Elle est classée au rayon des souvenirs, étiquetée "Roberta Giraud", en un seul mot, et resurgit soudainement avec cette nouvelle stupéfiante de sa paternité future...

Tout en assurant qu'il est totalement détaché de cette information, tout en affirmant qu'il assumera sa part de responsabilité sans être un père au sens strict du terme, tout en accueillant avec soulagement la décision de Roberta de vouloir élever seule l'enfant, l'idée travaille Jean, là encore bien perdu... Que sera cet enfant pour lui, qui sera-t-il pour cet enfant ? Deux questions auxquelles il ne parvient pas à apporter de réponse tant cela est éloigné de lui et de son expérience.

Il y a une douce ironie, et pourtant une ironie mordante, à regarder Jean se débattre au milieu de toutes ces interrogations, cherchant de nouveaux repères pour remplacer ceux que la vie efface soudainement comme une personne en train de se noyer essaye de se raccrocher à une planche de salut. Jean est complètement déphasé par rapport à cette vie. En serait-il autrement ailleurs ou en une autre époque ? Délicat de le dire, je ne crois pas que Jean ne soit pas à sa place, il est juste inadapté à la vie telle que nous l'éprouvons tous du jour de notre naissance...

Oster, par ce style monocorde, par les situations complexes (pour Jean) dans lesquelles il met son personnage, brosse le portrait d'un homme d'aujourd'hui qui laisse couler le temps sans agir ni réagir, même pas désenchanté car il n'y a jamais eu d'enchantement... La vie de Jean n'est qu'un enchaînement de moments très quotidien, une vie réglée comme du papier à musique, avec, toujours ce mot, des repères permanents. Par exemple, dans son nouvel appartement, ces repères sont aussi ce qui l'agace. Perdrait-il la statue de la liberté, les voitures vrombissantes, la Maison de la Radio, la minuscule rue Poubelle en bas de chez lui, qu'il serait complètement perdu...

Et, j'en arrive au dernier point de ce billet, le dernier personnage du roman, celui qui donne son titre au livre, la ville. Pas n'importe laquelle, Paris. Tout s'y passe, plus qu' "En ville", c'est "Intra-Muros" qu'aurait pu s'intituler le livre, tant l'extérieur de la capitale, l'au-delà du périphérique semble lointain, abstrait. C'est l'île grecque des futures vacances, puis le Gers, après l'embolie de William, c'est la Corse des vacances précédentes dont on ne voit rien, ne sait rien, juste ce qu'on en voit sur internet...

Et, plus "dramatique" encore, cette sortie dans la vallée de l'Orge, si près, si loin, sorte d'expédition digne de Livingstone, pour un Jean si ancré dans le bitume parisien. On le voit évoluer sans souci ni inquiétude dans Paris, volontiers à pied, mais, quitte-t-il cet espace si particulier, aussi vital pour lui que le bocal rempli d'eau pour le poisson rouge, qu'il est largué, perdu, pas seulement géographiquement, mais socialement, tant dans sa relation avec Georges et sa compagne, qu'avec les personnes qu'il va croiser lorsqu'il quitte la maison clandestinement : des étrangers ! Il ne les comprend pas et ne se fait pas plus comprendre d'eux, une perdition totale !

Je ne sais pas si Oster se moque ainsi du Parisien, du Parigot, tête de veau, mais le portrait est aussi drôle que sans concession. Et j'en suis venu à me dire que j'aurais aimé voir évoluer Jean durant ses vacances entre amis, si loin du nid, du pays natal, en dehors duquel il paraît n'y avoir point de salut... Avec un coup de main des amis, pour citer les Beatles, sans doute est-il possible de (sur)vivre quelques semaines loin de la Ville.

Livre sur les relations sociales, sur le temps qui passe, sur les responsabilités, sur la nécessité de prendre sa vie en main sous peine de désillusions sévères, "En ville" est un roman à dompter, de par son style, sans pour autant être difficile à lire. Bien sûr, certains pourront objecter qu'il ne s'y passe pas grand chose, et pourtant, n'assistons-nous pas en 170 pages à la (re)naissance d'un homme ?


jeudi 28 mars 2013

"Les autres apprennent à se battre ; moi, je dois apprendre à vivre."

A la fin de l'année dernière, je me suis lancé dans la lecture d'un court roman de fantasy dont je n'avais entendu dire que du bien (je ne parle même pas de la collection de prix qui avait suivi sa sortie) et j'avais été conquis par le style de son auteure et le souffle épique que j'avais ressenti dans cette histoire où la magie est très discrète, les créatures absentes et l'humanité omniprésente malgré le contexte assez barbare. Ce roman, c'était "Chien du Heaume", de Justine Niogret, et je crois me souvenir qu'en fait de billet, je disais avoir très envie de voir évoluer à nouveau les personnages de ce livre. Eh bien, c'est fait, la suite de l'épopée de Chien, jeune guerrière médiévale au destin contrarié, est désormais disponible en poche, chez J'ai Lu et s'intitule "Mordre le bouclier". Une nouvelle réussite, un livre où l'on retrouve le style envoûtant de cette jeune auteur au combien prometteuse et une histoire sensiblement différente du précédent.


Couverture Mordre le bouclier


La femme qu'on appelle Chien du Heaume est désemparée... Son irruption clandestine et acrobatique dans le Castel de Broe quelques mois plus tôt (cf "Chien du Heaume") lui a coûté cher : le froid et la glace ont corrompu ses chairs et il a fallu lui couper la moitié des doigts. Le pire qui puisse arriver à une guerrière... Car la voilà presque incapable de tenir quoi que ce soit en main, à commencer par ses armes. Plus que son métier ou son gagne-pain, c'est sa raison d'être que cette femme, qui n'a connu que les combats et les champs de bataille, a perdu  en même temps que ses doigts.

Nous la retrouvons donc engluée dans un profond désarroi, dont l'arrivée de Bréhyr, autre femme guerrière, la cinquantaine largement passée, mais toujours aussi efficace au combat et motivée par sa vengeance personnelle, va la tirer. Brehyr a depuis longtemps perdu l'usage de son bras, irrémédiablement brisé depuis l'enfance. Mais Regehir, le forgeron, dont elle a été la compagne, lui avait confectionné une sorte d'attelle métallique, qu'elle brandit toujours fièrement, comme un étendard.

A la demande de Bréhyr, ce même Regehir a fabriqué une prothèse pour le pouce manquant de Chien. Un simple bout de métal forgé pour s'adapter à son moignon et devenir, avec l'habitude, un parfait doigt de substitution, capable de lui rendre ses aptitudes au combat...

Mais Bréhyr ne fait pas ça par bonté d'âme et générosité... Elle attend quelques chose en retour de la part de Chien : que celle-ci l'accompagne dans la dernière partie de sa quête de vengeance. Depuis des années, la guerrière blanchie sous le harnais a consacré toutes ses forces à retrouver ceux qui ont tué Bouc, son mentor. Elle sait où se trouve le dernier assassin de celui qui a fait d'elle une féroce guerrière.

Il s'appelle Herôon et il devrait rentrer prochainement de Terre Sainte, où il a participé à la Croisade menée pour reprendre ce territoire tombée aux mains des ennemis de la religion catholique. Une croisade qui a échoué, a été particulièrement meurtrière et a laissé, chez les chevaliers survivants, des séquelles indélébiles, autant physiques que morales. Sans même parler de fois revenues plus que chancelantes...

Mais Bréhyr n'a que faire de toutes ces considérations, elle est concentrée sur son seul objectif : retrouver Herôon et le tuer. Et elle veut que Chien l'accompagne dans ce voyage en direction de la Terre Sainte. En allant à la rencontre de sa cible, Bréhyr entend profiter de l'effet de surprise... Quant à ce qu'elle attend réellement de Chien à ses côtés, ce n'est pas évident, tant Bréhyr semble capable de se défendre seule...

D'ailleurs, dans un premier temps, Chien renâcle. Pour la prothèse, comme pour la quête. Ne croit-elle plus pouvoir redevenir la guerrière farouche qu'elle était encore il y a peu ou, en ces moments délicats d'introspection, a-t-elle envisagé de tourner la page d'une vie de violence qu'elle n'a jamais souhaité. Ou pire encore, se croit-elle inutile désormais, au point d'envisager d'en rester là ?

Bréhyr dispose d'un dernier argument pour convaincre Chien de la suivre et la remettre du même coup sur pieds : si Chien l'accompagne, alors, avant de se lancer à la recherche d'Herôon, la vieille guerrière emmènera sa cadette voir sa mère, la seule qui puisse encore dire à Chien quel est son véritable nom, quelles sont ses véritables origines, tout ce qu'elle a essayé en vain de découvrir dans le premier volet de ce diptyque.

Comment résister à ce qui est devenu, depuis son arrivée au Castel de Broe, une véritable obsession, un poison qui la ronge ? Alors, contre mauvaise fortune, bon coeur, Chien cède : elle suivra Bréhyr lorsque celle-ci lui aura permis de parler avec sa mère, d'apprendre enfin sur elle-même tout ce qu'elle ignore, un vide comme une autre mutilation, plus douloureuse encore que celle de ses doigts.

Commence alors un long voyage au cours duquel les deux femmes vont faire des rencontres décisives et connaître des retrouvailles plus fatidiques encore. Une nouvelle quête initiatique attend Chien, au cours de laquelle elle sera aussi bien actrice que témoin de faits dramatiques mais également de révélations qui vont fissurer peu à peu l'armure, au sens métaphorique du terme, derrière laquelle la mercenaire s'est retranchée depuis sa plus tendre enfance.

Mais, au-delà, cette quête va permettre à Chien de s'ouvrir au monde, de découvrir qu'il ne se résume pas aux fiefs, formés d'un château, d'un hameau et d'une campagne à perte de vue, qu'elle avait coutume de fréquenter. Elle va découvrir que la vie, ce n'est pas que les champs de bataille, les corps à corps sanglants, le fracas des armes et les cris des guerriers. Que ce soit en ville, au milieu de ces activités quotidiennes qu'elle ignorait jusque-là ou, plus tard, attendant que l'hiver passe, dans le Tor, en compagnie de nouveaux personnages (dont nous allons reparler), les écailles vont lui tomber des yeux et Chien va alors entrevoir qu'une autre vie que celle qu'elle a toujours connue est possible.

Et pourtant, Chien, tout au long de ce deuxième roman qui lui est consacré, est sur le fil d'un rasoir très effilé... Car, si elle aperçoit une vie aux antipodes de celle qu'elle connaît depuis toujours, elle est aussi tout près de basculer dans un gouffre, celui de la folie, aveugle, meurtrière... Une folie dans laquelle ressort toute l'animalité qui lui est associée, et pas seulement du fait de son surnom.

Souvenez-vous, si vous avez lu "Chien du Heaume", chaque personnage y est associé à un animal, dont les caractéristiques, même symboliques, ressortent chez chacun d'eux. Dans "Mordre le bouclier", c'est surtout Chien qui concentre cette animalité et ses manifestations. A plusieurs reprises, Chien devient cet animal, cette sorte de totem qu'on lui a accolé depuis toujours.

Mais, pas un chien domestique, non, un chien sauvage, presque un loup. Comme si, en elle, s'affrontaient raison et folie, humanité et violence, comme si un bras de fer mental avait débuté entre les deux destins possibles pour Chien. Les descriptions de Chien lorsque ces phénomènes se manifestent sont impressionnantes de réalisme et suscitent une forte tension, un certain malaise et même de la peur. "Etre un fauve se gagne et se vit", dira plus tard Chien...

Pendant toute une période du roman, Chien devient muette, ou plutôt n'exprime plus rien par les mots. On sent l'inquiétude de Bréhyr à ce moment, de voir sa cadette basculer dans la folie, dans une course effrénée à la mort. Justement ce que, à mes yeux, Bréhyr essaye d'éviter à Chien. Mais, cette lutte ne peut concerner que Chien elle-même, c'est elle qui doit décider de ce que sera fait son avenir, et Bréhyr n'y a pas son mot à dire, malgré son anxiété...

A ce point, on ne peut que s'interroger sur le duo particulier que vont former Bréhyr et Chien une fois lancées sur les routes. Bien que Bréhyr amène Chien jusqu'à sa mère, retrouvailles terribles, je me suis demandé comment elle considérait Chien... Evidemment, la première idée serait une espèce de relation mère/fille, mais aucune des deux n'ayant cette vocation propre, cela semble difficile. Bréhyr a été mère, il y a longtemps, et, tout au long du roman, on sent que c'est quelque chose de douloureux qui reste ancré en elle. Une raison supplémentaire pour que l'aînée des deux ne considère pas sa cadette comme sa fille...

Alors, je me suis plus orienté vers une relation d'une maîtresse vers sa disciple, d'une femme ayant beaucoup bourlingué et souhaitant transmettre son expérience à une plus jeune femme qu'elle, qui lui ressemble énormément, qui n'a consacré sa vie qu'à une chose, guerroyer et tuer, et qu'elle voudrait aider à ne pas suivre le même chemin qu'elle. Bréhyr a aliéné toute sa vie à la guerre. Elle ne paraît pas le regretter outre mesure, mais, on sent, à plusieurs reprises, qu'elle aurait voulu vivre une existence qui ne soit pas uniquement conditionnée par sa soif de vengeance...

En Chien, sans doute se voit-elle, au même âge, malgré des différences de taille. Peut-être même estime-t-elle que la situation de Chien, désormais sans plus aucune attache de quelque sorte et donc destinée (oh, le mot important sur lequel il nous faudra consacrer un ou deux paragraphes...) à rester une mercenaire jusqu'à ce qu'un fer mortel ne la traverse et la laisse, exsangue, anonyme, sur le sol d'un champ de bataille nourri de son sang...

Voilà donc ma conclusion, si Bréhyr a voulu que Chien l'accompagne, c'est aussi pour tout faire pour l'émanciper, lui faire quitter cette vie toute tracée de mercenaire dont la soif de sang et de violence ne s'éteindra jamais, une femme que la folie qu'engendre l'omniprésence de la violence guette au point, un jour prochain, de lui faire mordre le bouclier, comme le font ces guerriers du Nord, dont descend Chien...

Bréhyr, c'est "la bonne fée" de Chien, je mets des guillemets, car ce terme est à la fois celui qui me vient à l'esprit et pas tout à fait adapté à la situation... Bréhyr est celle, peut-être la seule, qui peut faire dévier Chien de la trajectoire inexorable qu'elle suit depuis l'enfance et que ses retrouvailles avec sa mère, la redécouverte de son nom, les souvenirs d'enfance que cela a éveillé, n'ont finalement fait que confirmer...

Pour modifier cette trajectoire, Bréhyr va avoir envers Chien des gestes, des attitudes particulières, qu'on n'a jamais eu pour Chien. Je pense à ces rissoles, qu'elle lui offre en chemin, et que Chien mange avec un plaisir inédit. Pas seulement parce qu'elle découvre des saveurs jusque-là inconnues, mais aussi parce que jamais elle n'avait été l'objet de ce genre d'attention.

Bréhyr n'est pas la seule qui saura prodiguer de telles attentions à Chien. Sur leur chemin, les deux guerrières vont rencontrer un autre duo assez dépareillé, lui aussi, constitué d'un chevalier rentrant de croisade, Saint-Roses, et d'une jeune guerrière, encore, portant en bandoulière une arbalète presque aussi grande qu'elle, et qu'on surnomme "la Petite". Ces quatre-là vont au même endroit, le Tor, une ancienne tour de guet où l'on pourra passer l'hiver sans trop souffrir de sa longueur et de sa rudesse...

Or, au contact de Saint Rose, Chien va expérimenter sans doute pour la première fois de sa vie, des impressions aussi étranges que l'amitié, la tendresse voire l'amour ou le désir, je m'aventure un peu, rien n'est dit aussi clairement, tout est suggéré par des gestes, des regards, des mots... Pourtant, là encore, on sent la guerrière surprise, désarçonnée par cette situation nouvelle. Saint Rose va même lui montrer les livres qu'ils transporte avec lui et qu'il feuillette dès qu'il en a le temps. Voilà encore quelque chose d'inconnue pour la mercenaire, à qui Saint Rose répond à Chien par un très bel éloge de la lecture.

Saint Rose est donc un croisé rentré brisé de Terre Sainte. Brisé physiquement, car il y a perdu une jambe, brisé psychologiquement par les horreurs dont il a été le témoin aux pieds des remparts de Jérusalem. Brisé, enfin, dans sa foi, solide lorsqu'il prit la route, réduite à néant ou presque, lorsque Chien et Bréhyr font sa rencontre. Mais, surtout, c'est un homme doux. Un homme de guerre comme jamais Chien n'en a vu, débarrassé de toute haine, alors que c'est la flamme qui anime la mercenaire...

Pourtant, la mort est omniprésente dans "Mordre le bouclier". Elle flotte autour du Castel de Broe depuis que Chien y a fait un sacré ramdam. Elle est présente avec Bréhyr, sorte de morte en sursis qui ne parle que d'assouvir sa vengeance dans le sang. Elle est là aussi lors des retrouvailles de Chien avec sa mère, encore là quand les deux femmes, cheminant, rencontrent un croisé plus mort que vivant. Elle sera là toujours quand un autre personnage, déjà croisé dans "Chien du Heaume", mais sur lequel je ne vous dirai rien, eh oui, c'est comme ça, fera irruption au Tor. Elle sera là enfin, et à plus d'un titre, dans le dénouement de ce roman, sans surprise. Quoi que...

Ce thème de la mort et de son inéluctabilité dans ce livre, je le vois aussi dans un autre aspect, que je ne vais pas vous révéler directement ici, ce serait dommage. Mais, pour être honnête, je ne l'avais pas remarqué dans le cours de la lecture. C'est en fin d'ouvrage, en lisant la remarquable postface que signe Jean-Philippe Jaworski, que j'ai découvert un élément au combien important... Amateurs d'onomastique, la branche de la lexicologie qui étudie l'origine des noms propres, pour reprendre la définition du Larousse, creusez-vous bien les neurones !

J'ai lu "Mordre bouclier" comme un livre sur le Destin, avec un D majuscule. Ce Destin qu'on ne choisit pas mais qu'on choisit pour vous, que ce soit les autres (pour Chien, ses parents, par exemple), une quelconque Providence à condition d'y croire, ou même, le Hasard, ce fourbe... Bref, un livre sur le Destin qui semble écrit de notre naissance à notre mort, sans alternative... A moins de parvenir à couper les fils avec lesquels de mystérieuses Parques tissent notre destinée.

En suivant Bréhyr, c'est ce processus que Chien va entamer, sans même le savoir. Les éléments que j'ai évoqué plus haut sont comme autant de jalons posés pour amorcer, non pas une métamorphose, les terme est un peu trop radical, mais une mutation, lente, difficile, délicate, forcément effrayant car synonyme d'inconnu, d'incertitude... Oui, en suivant Bréhyr dans sa quête de mort, c'est vers la vie, une vie nouvelle, en tout cas, débarrasser de la haine et de la férocité, que Chien se dirige... A condition d'accepter ce nouveau cadre dans lequel inscrire son existence future...

Un roman une nouvelle fois servi par un style ! Je parle peu sur ce blog de l'écriture, vous le savez, c'est vous dire si je suis conquis lorsque j'en parle en toutes lettres. Un exemple, au début du roman, l'incroyable description que fait Justine Niogret des mains meurtries de Chien... Ou plus tard, dans la scène déjà mentionnée où Chien mange les rissoles que lui offre Bréhyr ; c'est comme si le lecteur les goûtait lui-même !

Il est de bon ton, ces temps-ci, de taper sur la fantasy, et en particulier de critiquer vertement les qualités d'écrivain des auteurs de fantasy. Eh bien, avec Justine Niogret, je peux vous affirmer, et d'autant plus librement que je ne suis pas un fanatique de fantasy, qu'on tient là un grand écrivain et une excellente raconteuse d'histoires. Ca serait dommage de vous priver de cette expérience livresque !


mercredi 27 mars 2013

Le faux con malté...

Oui, j'ai osé. Un des plus mauvais calembours du monde en guise de titre... Mais, prenez-le comme un réel et humble hommage au livre dont nous allons parler. Car, ces derniers jours, j'ai connu deux désillusions livresques, des lectures sur lesquelles j'ai calé, oui, je n'ai pas honte de le dire, et voilà bien longtemps que cela ne m'était pas arrivé... Alors, "Lasser, un privé sur le Nil", premier volet d'une saga signée pas Sylvie Miller et Philippe Ward, et publié aux éditions Critic, a été pour moi comme un bol d'air vivifiant. Et comme ce livre est franchement drôle, je l'ai lu avec d'autant plus de plaisir. Si vous aimez les romans noirs des années 30-40, la fantasy, l'uchronie, l'humour, l'Egypte antique, les clins d'oeil aux copains (et aux moins copains...), bref, si vous avez envie de vous amusez avec une lecture qui fait fi des genres et ne se prend pas au sérieux, suivez-moi, direction l'année 1935 et une ville du Caire un peu spéciales...


Couverture Lasser, détective des Dieux, tome 1 : Un privé sur le Nil


Voilà 3 ans que Jean-Philippe Lasser, détective privé plus porté sur le whisky que sur le boulot, a posé ses valises sur les rives du Nil. Oh, il n'a pas vraiment eu le choix, la dernière enquête qu'il a pu mener dans sa Gaule natale, du côté de Marselha, lui a valu de solides inimitiés justifiant un exil d'abord plein de promesses, rapidement suivi de lendemains déchantant...

Cela fait donc 3 longues années que Lasser vivote, prenant quelques affaires minables qui lui permettent de payer sa chambre à l'hôtel Sheramon du Caire, ainsi que son abondante consommation d'alcool. Une vie qui n'a pas vraiment de quoi satisfaire son homme, mais qui a le mérite d'un certain confort et d'une certaine sécurité, surtout en repensant à ceux qui, en Gaule, auraient bien aimé lui faire la peau...

Jusqu'au jour de cette année 1935 où, alors que Lasser est, comme à son habitude, au comptoir, en train de picoler, entre Isis, l'une des plus importantes déesses du panthéon égyptien. Et, chose étrange, quand on connaît la piteuse réputation du détective, c'est bien Lasser qu'elle vient voir. Pas pour faire la causette, la déesse n'est d'ailleurs guère patiente, mais bel et bien pour lui proposer un travail. Un travail au combien plus important que ceux qu'a accomplis Lasser depuis son arrivée en Egypte.


Isis voudrait que Lasser enquête sur la disparition d'un livre. Mais pas n'importe lequel, un livre appartenant à Thot. Un dieu aux immenses pouvoir mais que les autres dieux estiment, pour les plus sympas, étourdi, tandis que les plus durs le trouvent en voie avancée de sénilité... D'où l'importance de ce livre et la convoitise qu'il suscite, puisque c'est le livre le plus précieux des dieux égyptiens, celui qui renferme un pouvoir immense...

Lasser, qui a toujours soigneusement éviter de se frotter aux questions divines, il en garde un souvenir trop douloureux, ne peut décemment refuser... D'abord, qui pourrait dire non en face à Isis ? Un coup à se faire vaporiser... Ensuite, parce que le simple bracelet que lui tend la déesse suffira à lui payer chambre, whisky et tout le tralala pendant au moins une année. Enfin, parce que Lasser a beau sembler être une sacrée feignasse, il cache sous ses dehors de loser un truc incroyable : une conscience professionnelle...

Mais la vie de détective dans un pays où des dieux font la pluie et le beau temps et où un pharaon essaye de diriger un royaume terrestre d'une main de fer dans un gant de velours n'a rien d'évident. Ca multiplie les embûches et les adversaires potentiels... A moins qu'on ne doive parler de suspects ? Dans tous les cas, qu'il croise le sinistre Hussein Pacha, chef de la garde du Pharaon ou le dieu Seth, le mauvais garçon du panthéon égyptien, Lasser va devoir prendre l'habitude de numéroter ses abattis...

Un enquête loin d'être de tout repos, donc, au cours de laquelle Lasser va devoir louvoyer entre les bassesses humaines et les ambitions divines. Mais, le privé peut aussi compter sur le renfort d'une assistante dévouée, Fazimel. Enfin, assistante, c'est encore beaucoup dire, car la jeune femme est d'abord la réceptionniste du Sheramon, avant d'être celle que Lasser présente bien aisément comme sa secrétaire...

Mais, Lasser est un tenace, surtout quand il commence à réaliser que son enquête dérange bien du monde, au sein du panthéon comme dans les hautes sphères humaines. Il ne se décourage jamais, malgré les obstacles, les mensonges et les roustes. Et s'il n'est pas franchement aisé d'évoluer, pour un humain, dans un monde divin, il a aussi un avantage : étant étranger (et raisonnablement veule), il ne craint (presque) pas les pouvoirs de ces dieux qu'il doit côtoyer.

Ajoutez un zeste de chance, une excellente intuition, un bon coup de main de la part de Fazimel et une Isis qui, malgré son côté hautain, son autorité naturelle et un physique à la Jessica Rabbit (euh, les psys amateurs, on ne vous a rien demandé...), s'avère une commanditaire impliquée et juste. Et comme elle a missionné Lasser (non, pas de contrepèterie), elle entend qu'il réussisse dans son enquête, quitte à mettre son grain de sel au moment opportun...

Ah, oui, j'ai oublié de vous dire... Ne croyez pas que je viens de raconter tout le livre. D'abord, il y a une chute très drôle à cette enquête dont je ne vous dirai rien, ensuite, l'univers créé par Sylvie Miller et Philippe Ward, à la fois déjanté mais très précis quant aux détails et bourrés d'images qui restent en tête, mérite le déplacement, enfin, je ne l'ai pas encore dit, mais "Un privé sur le Nil" est un roman feuilleton...

Un prologue, dont je vous ai donné, mine de rien, quelques éléments ci-dessus, si, si, suivi de cinq enquêtes, voilà ce qui vous attend si vous lisez ce livre. Et, à chacune d'entre elle, le paysage s'enrichit, de nouveaux personnages interviennent, dieux ou humains, Lasser et Fazimel gagnent en épaisseur, leur psychologie aussi, et on commence à les regarder différemment. Les enquêtes elles-mêmes sont plus élaborées, on le constate à la longueur de ces épisodes, qui croît plus on avance dans le livre.

Après avoir enquêté sur la disparition du livre de Thot, Lasser va devoir retrouver le chat de la déesse Sekhmet, qui a mystérieusement disparu avant un concours de beauté féline ; un autre chat, dont nous allons reparler, va, à la façon d'un chat botté, aider Lasser à asseoir sa réputation auprès de Pharaon et de sa cour ; puis, le privé va devoir à nouveau travailler pour Isis, qui s'est fait voler quelque chose d'irremplaçable, un des morceaux du corps d'Osiris, son frère et époux, qui fut, rappelons-le, découpé en 14 parties et éparpillé par Seth, ce vil jaloux ; enfin, Lasser va devoir prouver l'innocence d'un prince Nubien, accusé d'avoir voulu assassiner Pharaon, une situation qui risque, au-delà de l'incident diplomatique, de déclencher une guerre...

Petit à petit, et parfois sans en être le seul responsable, Lasser va s'affirmer comme ce qu'on a du mal à croire au début du livre : un détective possédant les compétences du job. C'est vrai que son caractère un tantinet indolent, une tendance marquée à l'éthylisme et, parfois, une saine couardise peuvent contribuer à lui donner une image pas très reluisante. Mais l'intuition est là, aiguisée, et l'homme peut se montrer bien plus déterminé qu'il n'y paraît. Avec, aussi, un sens développé de la justice, non, je n'emploie pas de grands mots à tort et à travers, une fois dans le feu de l'action, c'est souvent la volonté de coincer le voleur, le traître ou l'assassin qui prend le dessus sur tout le reste.

De simple chasseur de cocus, et encore, d'assez bas étage, lorsqu'on le découvre en Gaule, Lasser va devenir, au fil de ses enquêtes égyptiennes, un digne émule des Marlowe, Sam Spade ou Nestor Burma, pour ne citer que ces quelques figures emblématiques. Sans doute s'étonne-t-il lui-même de ses prouesses et de la reconnaissance croissante qui les accompagne, lui dont l'ambition semblait avoir fait naufrage dans le Nil... Ou dans le whisky 16 ans d'âge, je ne sais pas trop...

A ses côtés, gagnant en importance quand Lasser gagne en envergure, on trouve Fazimel (tiens, un patronyme qui me rappelle quelqu'un...), plus fidèle et dévouée que jamais, plus fine mouche et utile, aussi, même si Lasser doit calmer ses ardeurs, parfois difficilement, pour ne pas trop l'exposer à de trop grands dangers. Mais Fazimel est aussi une source inépuisable source d'informations, elle semble tout savoir sur presque tout, semble même très à l'aise en présence des dieux, chose rare et même étrange chez un humain, comme en témoigne une scène torride où elle trouve les mots (les gestes ?) justes pour réveiller la libido paresseuse d'Osiris, sans oublier qu'elle dispose aussi de quelques tours dans sa manche qui peuvent surprendre chez une simple réceptionniste d'hôtel, même s'il s'agit d'un palace...

On n'en saura pas beaucoup plus sur cette jeune femme débrouillarde et qui n'a jamais froid aux yeux. Certes, Lasser a bien du mal à s'habituer à sa conduite sportive, au volant d'une Coccinelle rose aux origines bien mystérieuses et qui ne passe pas inaperçue sur les routes du Caire et de toute l'Egypte. Mais sans elle, sa métamorphose en un détective privé de premier plan possédant une clientèle hyper-sélect n'aurait sans doute jamais eu lieu. Nul doute que Fazimel aura un rôle à nouveau décisif dans les futures enquêtes de Lasser.

Autre personnage important, Ouabou. Ouabou est un chat, animal sacré en Egypte mais vite horripilant pour un Lasser qui a l'impression que ce chat-là retombe toujours DANS ses pattes à lui... Il faut dire que Ouabou n'est pas un chat comme les autres, il appartient à la déesse Sekhmet, il est doté de la parole et, lorsque Lasser se retrouve avec ce greffier collé aux basques, il doit faire avec l'ambition du félin de devenir... détective privé !

Mais, résumer Ouabou à ces quelques traits rapidement esquissés et à cette image pas très flatteuse serait au combien réducteur... Ouabou a lui aussi quelques tours dans son chapeau (c'est une métaphore...) qui n'ont pas fini de surprendre un Lasser dont l'image d'homme blasé à l'extrême s'accommode difficilement des surprises permanentes que lui réserve cette Egypte exotique à plus d'un titre... Bien sûr, je ne vais rien vous dire ici de ce que Lasser va finir par apprendre sur Ouabou, je ne voudrais pas vous gâcher certains plaisirs de lecture... Mais, comme je le signalais plus haut, au cours d'un des chapitres du livre, il va se muer en chat botté pour faire de Lasser un Marquis de Carabas... Il a de la ressource, le matou !

On peut encore citer, parmi les personnages rencontrés par Lasser au cours de ses enquêtes Sphinxy, indic pas très net et d'une grande roublardise. Hâpi, 13ème du nom, est un taureau, tenancier d'un night-club divinement à la mode, l'Argemmios ; toujours bien informé, Hâpi sera d'une grande utilité à Lasser, et à plus d'une reprise... Une rumeur insistante laisse entendre que c'est Philippe Ward lui-même qui se cacherait sous les traits de Hâpi, mais faut-il croire aux rumeurs ?

N'oublions pas U-Laga M'Ba, un scribe d'origine nubienne, dont les connaissances encyclopédiques seront également utiles à Lasser, mais pas seulement. Car cet intellectuel sera le guide du privé en Nubie lorsque celui-ci devra s'y rendre pour prouver l'innocence d'un prince nubien en fâcheuse posture et démanteler une situation internationale particulièrement tendue...

Du côté des dieux, Isis, sans le dire vraiment, s'érige en protectrice de Lasser. Soit elle le missionne en personne, soit elle envoie à lui ses divins proches quand ils sont dans l'embarras. Malgré sa posture supérieure, hautaine, elle est sans doute celle en qui Lasser peut avoir le plus confiance. Car Sekhmet est bien plus ambiguë dans tout ce qu'elle fait, Osiris est un dieu bien falot, ma foi, quant à Seth, il s'impose comme un ennemi juré du privé, même lorsqu'il n'est pas directement impliqué dans les mauvais coups que doit démanteler Lasser. D'autres divinités aux rôles plus mineurs et aux caractères bien moins charmants encore, sont aussi au programme.

Mais, Lasser se retrouve au coeur de la rivalité ancestrale qui oppose Isis à Seth. Et, entre dieux, tous les coups sont permis, surtout s'ils sont tordus... C'est donc avec prudence que doit agir Lasser, car Seth, malgré sa réputation (assez juste, reconnaissons-le) d'imbécillité crasse, a un pouvoir de nuisance bien supérieur à ce que peut endurer le plus résistant des humains... Et comme Lasser n'est pas trop du genre à aimer avoir mal...

C'est d'ailleurs un des thème passionnant de ce roman-feuilleton : l'inconfortable position de Lasser, humain presque lambda, face aux dieux. Ceux-ci considèrent l'humanité avec un certain mépris. On ne peut pas dire qu'ils agissent pour se faire aimer des hommes, plutôt pour s'en faire craindre. Et leurs petits soucis quotidiens, leurs mesquines affaires, leurs gigantesques ambitions et leurs rivalités incessantes passent largement avant le sort pas toujours enviable de ceux sans qui on peut se demander s'ils seraient vraiment des dieux...

A Lasser, en permanence, de ménager la chèvres et le chou, les susceptibilités et le manque de magnanimité naturelle des dieux d'un côté, et la fragile existence d'humains souvent débordés et craintifs devant l'immense pouvoir auquel ils sont assujettis. Sans oublier l'ambition humaine, loin d'être inexistante, qu'il s'agisse de Pharaon lui-même et, plus encore, de son chef de la garde, le mal intentionné et cruel Hussein Pacha, dont la bêtise n'a d'égal que son inimitié pour Lasser.

Mais je ne voudrais pas finir ce billet sans saluer l'humour omniprésent de la première à la dernière page. Sous des formes diverses et variées : comique de situation, pour lequel l'Egypte antique regorge de perches bien tentantes ; clin d'oeil nombreux et très réussis, j'en ai signalé quelques uns dans ces lignes, mais j'en passe volontiers d'autres sous silence pour le plaisir de vous laisser les découvrir, ainsi que le cadre dans lequel ils interviennent. Et encore, je ne les ai sans doute pas tous repérés moi-même, alors amusez-vous, limiers amateurs, surtout si vous avez une bonne connaissance du milieu SFFF (pour les béotiens, Science-Fiction, Fantasy, Fantastique). Sans oublier un recours, qui n'est pas sans me ravir, au calembour, et de la meilleure eau (celle du Nil ?), qui plus est.

Lasser lui-même, et souvent à son détriment, est aussi un des ressorts comiques de l'histoire. Les traits de caractère mis plus haut en exergue en sont de bons exemples, et peuvent aisément servir de base à placer ce héros atypique dans des situations bien embarrassantes, lui qui sans être un gaffeur invétéré a tout de même le chic pour se mettre dans de beaux pétrins...

Et puis, les enquêtes elles-mêmes reposent souvent sur des situations amusantes, parfois un peu absurdes, qui, forcément, poussent Lasser à se décarcasser pour accomplir des exploits dignes des travaux d'Hercule sans en avoir la flamboyance... A se demander si les dieux ne se foutraient pas un peu de la trogne du privé, par moments...

Enfin, qui dit privé et années 30, dit forcément clins d'oeil aux maîtres du genre. J'ai cité certains personnages plus hauts, citons leurs auteurs, aussi, dont les lectures ont dû nourrir le travail des créateurs de Lasser : Chandler, Hammett (auquel je rends moi-même hommage, avec mon titre de billet désolant...) et Léo Malet. Comment, en effet, ne pas songer à Burma quand Lasser enquête, soutenu par une ravissante jeune femme, Fazimel, et un chat, Ouabou, véritable homologue égyptien de Rififi ?

Allez, j'en reste là, "Un privé sur le Nil" m'a donné la banane, et c'est le plus important, n'est-ce pas ? Je me suis amusé comme un petit fou à découvrir les enquêtes délirantes que doit mener Lasser, les situations loufoques et souvent cartoonesques qui en découlent et les personnages hauts en couleurs qui émaillent les récits. J'ai la chance de connaître Sylvie et Philippe, pour les côtoyer chaque année aux Imaginales et à quelques autres reprises, et je n'ai pu m'empêcher de les imaginer en train d'élaborer leurs gags, de les mettre en mots et en images, tels Goscinny et Uderzo à la grande époque d'Astérix...

Je voyais le sourire narquois de Philippe et les yeux pétillants de Sylvie, j'entendais le rire contagieux de Sylvie et l'accent chantant de Philippe et j'en ai conclu sans aucun doute que les deux complices avaient dû s'amuser énormément à concocter ces savoureuses histoires... Et ce n'est pas fini, un tome 2 est déjà en librairie, je le lirai d'ailleurs prochainement, et la saga Lasser ne fait que commencer...

Alors, laissez-vous emmener en croisière au gré des courants d'un fleuve plus sacrés que jamais et je suis sûrs que, comme moi, vous finirez morts de rire sur le Nil...


mardi 19 mars 2013

"On meurt toujours comme si on n'avait jamais vécu."

La phrase choisit pour servir de titre à ce billet est extraite du roman, précisons, même si ce n'est pas une citation au mot près, qu'elle est tirée d'un des discours habituel du Dalaï-Lama. Voilà un roman très particulier, aujourd'hui. Un roman qui aborde de front la question de la peine de mort aux Etats-Unis mais, profite de ce levier pour nous proposer une critique sans concession, elle-même assez violente, de la société américaine contemporaine. Un texte à charge, c'est vrai, mais qui n'est sans doute pas forcément très éloigné de la réalité. Que son auteur, Catherine Mavrikakis, soit québécoise et née aux Etats-Unis, n'est sans doute qu'une raison supplémentaire de se pencher avec attention sur "les derniers jours de Smokey Nelson", publié à l'automne dernier aux éditions Sabine Wespieser.


Couverture Les derniers jours de Smokey Nelson


Smokey Nelson doit être exécuté dans une prison de l'Etat de Géorgie, dans quelques jours, le 15 août 2008, une date loin d'être anodine. Voilà près de 20 ans qu'il a été reconnu coupable d'un quadruple meurtre abominable, celui d'un couple et de leurs deux enfants, dans un motel de cet Etat du sud des USA. Aucun doute sur sa culpabilité, il a d'ailleurs reconnu les faits rapidement et, au gré des appels et des demandes de grâce, il vient de passer la moitié de sa vie derrière les barreaux.

Mais, cette fois, la date de l'exécution est fixée et, sauf grâce exceptionnelle de dernière minute, peu crédible sous la présidence Bush Jr, fervent partisan de la peine de mort, Smokey Nelson subira l'injection létale. Un évènement qui, comme à chaque fois, déclenchera des controverses, des mouvements de protestation devant les portes de la prison et des réactions offusquées de ceux pour qui ce châtiment n'est qu'une décision parfaitement juste (et, sous-entendue, méritée).

Voilà le contexte de départ de ce roman qui ne se penchera sur le cas Smokey Nelson qu'en tout fin de récit, après s'être intéressé à trois personnages que cet évènement concerne directement. La construction est simple : chaque chapitre se focalise sur un des personnages, chacun à leur tour, trois séries de trois chapitres, et seul le dixième aura pour personnage central Smokey Nelson, dans ses dernières heures.

Je vais donc parler chacun à leur tour de ces trois autres personnages dont l'existence entière a été marquée à vie, conditionnée, même, parfois, par le quadruple meurtre perpétré en 1989. Deux décennies que Smokey Nelson a passées en prison, mais deux décennies pendant lesquelles cette femme et ces deux hommes ont essayé de vivre malgré tout, de faire abstraction de leur traumatisme, de ne plus penser à Smokey Nelson et à ce qu'il a fait.

Sydney Blanchard est un afro-américain natif de la Nouvelle-Orléans. Depuis 3 ans, il a quitté la ville, ravagée par le passage de l'ouragan Katrina. Le quartier où il vivait avec ses parents, un des plus pauvres de la ville, essentiellement habité par des Noirs, a été englouti sous les eaux après la rupture des digues. Contrairement à ses parents qui ont voulu revenir sur place une fois les dangers écartés, Sydney a préféré essayer de refaire sa vie à l'autre bout du pays, à Seattle.

Un choix logique, Sydney est né le jour de la mort de Jimi Hendrix, né et enterré à Seattle. Hendrix, l'idole de ce garçon qui approche de la quarantaine qui n'a jamais vraiment eu de vie, se dit-on en l'écoutant. Pas un job fixe, pas une carrière huilée, pas d'ambition particulière, si ce n'est jouer la musique de Hendrix avec un groupe qui tourne pour rendre hommage au guitariste et chanteur disparu.

En fait, Blanchard soliloque, s'adressant à sa chienne, Betsy, comme l'ouragan qui ravagea la Louisiane, déjà,  en 1965, bien avant Katrina... Il lui raconte sa vie, on va y revenir, mais aussi son envie de rentrer au pays, auprès de ses parents, de retrouver sa terre natale, de s'y installer, d'y trouver un boulot stable et d'y construire enfin une vie.

Voilà donc pourquoi avoir été en pèlerinage sur la tombe de Hendrix, il a pris quelques affaires, est monté dans sa voiture, une Lincoln Continental décapotable, vous savez, ce genre de caisse immense, typiquement américaine, même modèle, mais pas de la même année, que celle dans laquelle JFK fut assassiné à Dallas en 1963... Une bagnole blanche, surnommée, Foxy Lady, qui doit consommer son pesant de carburant, au volant de laquelle il compte traverser les Etats-Unis, en contournant l'Utah, où il ne tient pas à mettre les pieds...

C'est au cours de ce périple que, lors d'une halte dans une station-service, Sydney Blanchard découvre sur un poste de télévision branché sur CNN, un visage connu, surgi d'un passé lointain. Ce visage, c'est celui de Smokey Nelson, dont la chaîne d'information continue (qui a son siège est à Atlanta, Géorgie) annonce l'exécution imminente...

Si Sydney Blanchard reconnaît Smokey Nelson, ce n'est pas parce qu'il l'a connu personnellement, mais, parce qu'en 1989, quelques heures après la découverte du quadruple meurtre du motel, il a été dans le collimateur des enquêteurs. Oui, il y a près de 20 ans, Blanchard a été soupçonné et arrêté pour ce crime horrible, dont il était innocent. Et l'on comprend que, sans un témoignage décisif, Blanchard, petit voleur sans envergure, aurait fait un coupable idéal pour un système où la loi et l'ordre priment bien souvent sur la recherche de la vérité...

Bien sûr, une fois Smokey Nelson appréhendé, jugé et condamné, il n'y aura pas de suite pour Sydney Blanchard, définitivement innocenté. Mais, au fil du monologue de Blanchard, on ne peut s'empêcher de penser que cet évènement a forcément joué un rôle fondamental dans la vie du garçon, l'empêchant sans doute de s'émanciper, de se construire une vie propre... jusqu'à ce que Katrina le pousse à se prendre enfin en main...

Le témoin qui a sauvé, sans le savoir, la mise à Sydney Blanchard, s'appelle Pearl Watanabé. C'est le deuxième personnage que Catherine Mavrikakis nous propose de découvrir et de suivre. Originaire de l'archipel de Hawaii, Pearl, né après la fin de la guerre d'un père d'origine japonaise et d'une mère blonde comme les blés, a été sensibilisée très jeune à la question du racisme, qui avait marqué son père, ostracisé du fait de ses origines après Pearl Harbor.

C'est d'ailleurs sans doute pour exorciser ces moments et affirmer haut et fort sa citoyenneté américaine qu'il a choisi pour sa fille ce prénom si chargé de symbole. Aujourd'hui, Pearl a passé la soixantaine et sa vie s'est partagée entre son île natale et la Géorgie, où elle s'était installée dans les années 80 pour refaire sa vie après une séparation douloureuse.

En cette année 2008, elle est l'employée modèle d'un hôtel d'une des îles hawaïennes et semble heureuse, même si cette femme est si discrète, introvertie, qu'il est difficile de vraiment savoir ce qu'elle pense. Seul hic, l'éloignement de sa fille, Tamara, qui vit au Tennessee, Etat voisin de la Géorgie où elle a fondé une famille. Avec la distance, difficile de se voir souvent. Bien sûr, désormais, avec Skype, on communique, on se voit, on abolit virtuellement les milliers de kilomètres... Mais, ça ne remplace pas les visités en chair et en os.

Voilà 13 ans que Pearl n'a pas rendu visite à sa fille, elle n'a jamais vu ses petits-enfants autrement que par écran interposé. Alors, quand elle se décide enfin à prendre quelques jours de vacances pour revenir sur le continent passer quelques jours en famille, Tamara est ravie. On sent, en revanche, une certaine inquiétude chez Pearl. Et pas parce qu'un long vol direct l'attend. Non, plus parce que ce retour via un aéroport géorgien, la replonge dans ce passé qu'elle a refoulé depuis 20 ans.

En 1989, elle travaillait dans un motel. Un soir, alors qu'elle va prendre son service, elle croise un jeune homme avec qui elle échange quelques mots, fume une cigarette ou deux, puis il se sépare. Quelques instants après, Pearl découvre le carnage perpétré dans une des chambres du motel, ces corps d'adultes et d'enfants massacrés... Et elle comprend que ce jeune homme si sympathique qu'elle a vu en arrivant est probablement l'assassin...

Une rencontre décisive, c'est Pearl qui va mettre les policiers sur la piste de Smokey Nelson et, lorsqu'il sera arrêté, comprenant d'où vient le témoignage qui l'accuse, il passera aux aveux aussitôt. Mais le mal est fait. Pearl est à jamais marquée par ce qu'elle a découvert dans cette chambre... Un traumatisme profond ravivé par hasard quand, dans l'avion, elle apprend que son retour coïncidera avec l'exécution de Smokey Nelson.

Pourtant, une fois dans sa famille, Pearl ne parle pas de ce sujet, sa fille pense même qu'elle n'est pas au courant de l'évènement. Elle prend d'ailleurs soin de ne pas lui en parler, pour ne pas risquer de gâcher les retrouvailles. Mais, quelques détails, quelques comportements auraient pu mettre la puce à l'oreille de Tamara... Croire que Pearl puisse échapper à un sujet qui fait la une, c'est naïf...

Cependant, au fil des chapitres mettant en scène Pearl, on découvre qu'il y a sans doute autre chose que le simple choc des souvenirs, des images sanglantes gravées à jamais dans la mémoire d'une femme au caractère doux, émotif. Non, il y a autre chose ; Pearl a rencontré Smokey Nelson et l'a trouvé charmant, au point d'avoir envisagé flirter avec ce gamin, deux fois plus jeune qu'elle...

Et si ce qui minait Pearl, c'était ça : avoir vu l'homme et non le tueur, avoir trouvé séduisant un monstre et rester persuadée, 20 ans après, que l'on ne peut résumer l'existence de Smokey Nelson aux actes terribles de ce soir-là ou à l'injection létale qui mettra un terme à cette histoire... Comment vivre sereinement avec de telles pensées ?

Enfin, troisième et dernier acteur de ce roman, Ray Ryan. Un homme pieux, à la foi chevillée au corps, une foi radicale, extrémiste par bien des côtés. Une foi en un Dieu qui décide de tout, un Dieu juste mais vengeur, un Dieu qui ne semble pas connaître le mot "miséricorde". Un homme qui vit en Géorgie dans un endroit aux allures d'Eden, une sorte de terre promise où l'on s'attend presque à voir couler le lait et le miel. Un paradis familial que Ray s'apprête à quitter dans les prochains jours, en compagnie de son fils, Tom.

Un retour vers la civilisation motivé par un évènement : l'exécution de Smokey Nelson. Pour rien au monde Ray ne voudrait rater cela. Il fait partie du très petit nombre de personnes admis à assister à la mort de l'assassin. Et pour cause, c'est sa fille, son gendre et ses petits-enfants que Smokey Nelson a massacrés ce soir-là, dans ce motel sans âme.

Et même si Sam était une fille prodigue, partie vivre loin de la famille avant de s'en rapprocher, au point que Ray l'imaginait déjà revenant avec sa famille s'installer au sein du clan Ryan, malgré ses erreurs, ses errements, Sam n'a jamais cessé d'être son enfant préféré, au contraire de Tom, que le patriarche méprise ouvertement, alors que le garçon lui ressemble pourtant plus...

Oui, Ray va assister à l'exécution de Smokey Nelson et il ne doute pas un instant du plaisir et du soulagement que cela lui apportera. Enfin, pas un instant, pas si sûr... On sent que Ray, solide, monolithique, peut parfois douter de tout, de sa foi, comme ce fut le cas tout de suite après les assassinats, avant de revenir dans le giron de la religion et de s'y ancrer par le radicalisme, tant dans la pratique que dans la morale et les valeurs qui en découlent.

Le doute aussi quant à ce que pourrait lui apporter la mort de celui à qui il voue une haine farouche, inextinguible. Pas au point de remettre en cause ses idées sur le bien-fondé, la nécessité de la légalité et l'application de la peine de mort, mais, mais... Plus l'échéance approche, plus on sent les questions s'agiter dans l'esprit de Ray...

Ray Ryan est un orgueilleux, sûr de lui-même, beaucoup moins des autres, même de ses proches. Ray est un patriarche, au sens biblique du terme, presque. Un homme qui place Dieu au-dessus de tout, de la Constitution, des lois du pays, un homme qui se désole de voir l'Amérique originelle, celle des pionniers descendus du Mayflower, chaque jour grignotée par le multiculturalisme, la morale de plus en plus permissive, le matérialisme conquérant...

Pour lui, Dieu décide de tout dans nos existences. Et même lorsqu'un homme noir le prive, dans sa folie, de sa fille adorée, il ne peut s'agir que d'une épreuve divine, équivalente à ce que Abraham connut lorsque Dieu lui-même le poussa à sacrifier son fils unique... Mais on sent que c'est d'abord une effroyable colère qui anime Ray, et le jour de l'exécution de Smokey Nelson sera lui aussi un de ces jours de colère que traverse Ray depuis près de 20 ans.

Une colère telle qu'elle est devenu son sang, son principe vital, au point de se demander comment Ray pourra continuer à vivre quand la cible unique de cette colère aura subi le courroux de Dieu et des hommes, quand le bras vengeur se sera abattu sur le meurtrier... Que restera-t-il à Ray Ryan, une fois cette vengeance légale assouvie ? Coulera-t-il des jours calmes de retraité classique auprès des siens ? Reviendra-t-il à la sérénité, à une foi adoucie, rassérénée, moins violente ? Rien n'est moins sûr, même s'il ne sera pas évident de se trouver une nouvelle raison d'être...

Et puis, un dernier chapitre nous emmène dans le couloir de la mort, vivre les derniers instants de Smokey Nelson, voir ses dernières pensées. Je ne vous cacherai pas que ce dernier chapitre m'a mis assez mal à l'aise. Il y a si peu de remords, de tristesse chez Smokey Nelson, on ne le sent jamais regretter ce qu'il a fait, imaginer la vie qui aurait pu être la sienne s'il avait agi différemment. Il accepte sa peine avec fatalisme, résigné à subir le châtiment, l'appelant presque de ses voeux, comme s'il en avait assez de tout cela, au bout de 20 ans...

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Catherine Mavrikakis, dans son réquisitoire contre la peine de mort, n'a pas choisi une solution de facilité. Elle ne "condamne" pas un innocent, un handicapé, un adolescent ou tout autre personnage dont le cas particulier serait susceptible de créer un scandale. Non, elle met en scène un tueur avec lequel on ne se sent pas une seconde en empathie, un monstre, assumé, revendiqué, que seule Pearl Watanabé vient, dans ses souvenirs, défendre...

Mais le message est clair : même pour un Smokey Nelson, il faut refuser la peine de mort, vengeance d'Etat plus qu'application de la justice, traitement inhumain, amplifié par un système qui prolonge ad nauseam la détention mais sans remettre en cause le verdict, juste en le repoussant, encore et encore. Un système qui doit être, pour certains condamner, un vrai supplice, une épée de Damoclès qu'on remonte à chaque fois in extremis...

Mais ce système est tout aussi violent pour ceux qui, à leur corps défendant, se retrouvent impliqués dans ce type d'affaire. Car, comment reprendre le fil de sa vie, comment tourner la page quand, régulièrement, on vous remet le nez dedans parce qu'un nouvel appel est examiné, parce qu'une nouvelle date est fixée, parce qu'un nouveau délai est décidé, etc. ?

Profitant de la fiction, Catherine Mavrikakis place ses quatre protagonistes sous un unique signe, indélébile, comme gravé au fer chauffé à blanc sur la peau tendre d'une existence, et ce signe, c'est celui de la mort. Sydney, Pearl et Ray sont, comme Smokey Nelson, en sursis. Leurs vies se sont arrêtées ce soir de 1989, quand, par la faute d'un jeune homme devenu un assassin de la pire espèce, ils ont été emporté dans le tourbillon judiciaire et médiatique...

Oui, "les derniers jours de Smokey Nelson" est un roman à thèse contre la peine de mort, un portrait critique féroce de la société américaine, mais aussi un plaidoyer pour ces victimes collatérales de la violence endémique de ce pays qu'on dit souvent être la plus grande démocratie du monde...

Je vois que je suis déjà très long, mais il y a beaucoup à dire sur ce livre... Alors, quelques derniers mots. D'abord, pour saluer le travail d'écrivains de Catherine Mavrikakis. Elle a choisi de dissocier ses personnages, de faire de son livre un roman choral. Et, pour appuyer ce principe, elle nous propose trois styles et trois modes narratifs différents pour nous présenter ses personnages.

Sydney Blanchard parle lui-même, ses chapitres sont écrits à la première personne, avec un style oral appuyé, une faconde parfois agaçante, une espèce de logorrhée qui laisse de marbre la pauvre Besty, à qui elle s'adresse. Mais, Sydney reste pour autant un personnage sympa, extraverti, déjanté, que la couleur de sa peau, ses déboires personnels et ses origines sociales ont quelque peu marginalisé. Le rêve américain a oublié Sydney Blanchard et il est aussi l'image même de ces classes pauvres qui ont bien du mal à s'élever dans une société où l'on croit pourtant que tout est possible.

Pearl Watanabé est si humble, effacée, qu'elle n'aurait jamais pu parler d'elle-même. Ses chapitres sont donc rédigés à la troisième personne et c'est même plus à travers les pensées de sa fille qu'on la découvre... Pearl n'a sans doute jamais su le sens du mot "ambition", sa condition est modeste, mais elle ne se plaint jamais, toujours satisfaite de ce qu'elle a, quand d'autres y trouveraient à redire, matière à scandale. Mais, si la vie de Pearl serait un long fleuve tranquille sans l'affaire Smokey Nelson, il n'en va pas de même pour sa fille, enseignante, dont le mari peine à trouver un travail stable et à rémunération constante. Les dettes s'accumule, ça sent la mauvaise surprise des subprimes, pour cette famille...

Enfin, Ray ne s'exprime jamais lui-même dans ses chapitres. En tout cas, pas directement, car il y a plusieurs manières de considérer son dialogue intérieur. Ses chapitres sont rédigés à la deuxième personne du singulier car c'est Dieu lui-même qui s'adresse à Ray. Sans doute peut-on dire que c'est sa construction mentale qui le pousse à formuler ainsi sa réflexion, mais le fait est là, c'est Dieu qui parle à Ray Ryan, un Dieu imprégné de toute la colère et de toute la haine dans laquelle l'homme vit depuis près de 20 ans et la mort de sa fille. Une violence terrible qu'on ressent à chaque mot, dans chaque jugement porté sur d'autres personnes, résultats d'une vie qui n'a pas toujours été rose. Le ton change pourtant sensiblement dans le dernier chapitre, qui se déroule après l'exécution...

Enfin, concernant la critique de la société américaine, Catherine Mavrikakis, à travers ces quatre destinées, montre ce qu'elle considère comme les maux rongeant ce pays. Le racisme, omniprésent, nourri par le crime commis par l'afro-américain Smokey Nelson. Mais pas seulement, le racisme touche toutes les communautés et met un sacré coup à ce fameux melting-pot, dont on dit qu'il est la base d'une société idéalisée.

Un racisme alimenté aussi par les rumeurs les plus folles, comme celle qui veut que l'Etat fédéral et l'Etat de Louisiane ont laissé les digues se rompre pour pouvoir chassé la communauté pauvre et noire de la Nouvelle-Orléans pour offrir ensuite aux promoteurs, et donc, par la suite, à de nouvelles classes plus aisées et moins dérangeantes, de nouvelles terres à conquérir et à construire... Et la possible élection d'un président noir quelques mois plus tard n'y change rien... Au contraire...

La violence est elle aussi terriblement présente dans le roman. Violence physique, violence des mots, violence des situations personnelles, également. Une violence nourrie aussi par cette liberté donnée aux possesseurs d'armes. On en a, on s'en sert, forcément... Symboles meurtriers pour affirmer son rang, son statut, sa race...

Violence liée aussi aux idéologies. La religion en tête, bien sûr, dans une Amérique de l'après 11 septembre. Une terrible radicalisation, à l'image de Tom, le fils de Ray, membre d'une espèce de milice héritière du KKK, qui entend bien rétablir crainte de Dieu, ségrégation raciale, moralité irréprochable dans la vie de tous les jours, le tout, par la violence, unique langage universel, dirait-on...

Mavrikakis critique aussi le capitalisme, que ce soit en parlant de Seattle, ville de Microsoft, ou d'Atlanta, ville de CNN et de Coca-Cola... Hors de cela, point de salut... J'ai évoqué la crise économique qui s'apprête à s'abattre sur le pays avec une violence inouïe, conséquence d'un système transformé en un cercle vicieux infernal, capable de creuser des inégalités sociales et économiques sans doute irréversibles...

Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce livre, mais je vais m'arrêter là avant que vous n'agitiez un drapeau blanc pour demander grâce. "Les derniers jours de Smokey Nelson" est un roman exigeant, violent dans le fond comme dans la forme, mais qui pousse le lecteur à s'impliquer dans la réflexion proposée par l'auteur. Sans doute Catherine Mavrikakis prêchera-t-elle plus de convaincus qu'elle ne convertira de lecteurs, sans doute ce roman à thèse doit-il avoir des aspects critiquables, mais c'est un livre puissant et passionnant car, au fur et à mesure qu'on en apprend sur les personnages, notre vision d'eux change.

Mais une chose est certaine, la peine de mort n'est certainement pas quelque chose d'anodin, d'inoffensif. Non, ce choix de société a des effets, et des effets concrets dont il faudrait tenir un peu plus compte, bien loin des débats philosophiques, qui ont aussi leur importance, mais ne mesurent peut-être pas toujours l'onde de choc qu'une condamnation à mort envoie en cercles concentriques vers tous ceux qui sont impliqués dans une telle histoire...


dimanche 17 mars 2013

"L’oubli est une science" (Félix Leclerc).

Surprendre. Je sais que ce mot n'est pas très en vogue auprès d'une bonne partie des lecteurs actuels, y compris mes camarades blogueurs. Mais, je me différencie, j'aime qu'un écrivain me surprenne, qu'il n'écrive pas toujours le même livre, qu'il me transporte dans des univers différents d'un roman à l'autre, qu'il m'emmène là où je ne l'attends pas... En voici un exemple intéressant, avec le nouveau livre de Régis Descott, "Souviens-toi de m'oublier", qui paraît chez Lattès, mais pas, comme les précédents ouvrages de cet auteur, dans une collection dédiée aux thrillers, mais bien dans la collection de littérature générale de cette grande maison d'édition. Et pourtant...


Couverture Souviens-toi de m'oublier


Iris est journaliste dans une grande station de radio parisienne. Elle vit avec Antoine, un avocat aux ambitions politiques affichées, qui espère bien profiter d'une prochaine élection comme député dans une circonscription de Normandie pour décrocher un portefeuille de ministre. D'une précédente union, Iris a un garçon, Thomas, âgé de 14 ans aujourd'hui, qu'elle a élevé seule.

Un soir, Antoine invite Iris à visiter une exposition de peinture dans une galerie de la capitale. Un évènement mondain s'il en est, mais qui, d'emblée, intrigue Iris. En effet, le style des tableaux exposés la met autant mal à l'aise qu'il lui rappelle quelque chose. Ces toiles représentent des singes incroyablement réalistes, aux expressions humaines, apparemment empruntées à des connaissances du peintre, ce qui leur donne un aspect tout à fait dérangeant...

Mais bientôt, Iris en est sûr, elle connaît l'homme qui a réalisé ces tableaux. Intimement, même. Et cela se confirme, lorsqu'elle l'aperçoit, entouré de personnes conquises par son talent, comme il se doit dans ce genre de vernissage... Oui, c'est bien Max. Max, qu'elle a connu quelques années plus tôt, lorsqu'il criait famine et qu'elle posait nue, pour paraphraser Aznavour. Plus prosaïquement, ils ont vécu une histoire d'amour passionnée qui a pris fin il y a plusieurs années, et elle posait alors régulièrement pour lui, qui était alors loin du succès qu'il semble maintenant avoir...

Iris décide d'aller le voir, bien qu'ils n'aient pas gardé de contact depuis leur rupture. Mais, surprise, lorsqu'elle salue Max, elle a l'impression qu'il ne l'a pas reconnue. Pas comme si le temps passé avait fait son oeuvre, non, véritablement comme s'il ne l'avait jamais vue auparavant... Désarçonnée, obsédée par le regards des singes peints qui semblent se moquer d'elle, Iris demande à Antoine de quitter la galerie au plus vite...

Mais le mal est fait, Max, qu'elle croyait avoir oublié, laissé derrière elle, a refait irruption dans son existence et ne quitte plus son esprit. Ce n'est pas qu'elle soit malheureuse avec Antoine, mais cette histoire-là n'a pas le côté passionnel de sa relation avec Max. Jamais Iris ne dit clairement qu'elle ressent encore de l'amour, du désir pour Max, mais sa réaction lors du vernissage la vexe, la fait s'interroger, l'aiguillonne... Comment peut-elle garder d'aussi forts souvenirs de cette liaison quand lui paraît ne même pas se rappeler de son existence ?

Antoine, lui, se fait provocateur... S'il ignorait la relation passée d'Iris avec Max, il a remarqué le comportement étrange de sa compagne à la galerie, son trouble manifeste. Et, quelques jours après ces évènements, voilà qu'Iris découvre dans son appartement... un des tableaux de Max, sans doute celui qui l'avait le plus dérangée quand elle l'avait découvert... Un chimpanzé à l'expression inquiétante et qui, cerise sur le gâteau, porte le nom... de Max !

Dans la série "cadeaux empoisonnés", Antoine a fait fort, sur ce coup-là, faisant un peu plus entrer le loup dans la bergerie. Iris se sent épiée par ce singe aux airs goguenards, elle ne supporte plus de le voir devant elle à chaque instant. Cet ersatz de Max la nargue, la torture, la remet sans cesse devant ses regrets quant à la fin de son histoire avec Max, et ravive sa blessure d'orgueil de ne pas avoir été reconnue par son ancien amant.

Il devient alors impératif de comprendre. Indirectement, de reconquérir Max, sans doute, mais d'abord et avant tout, de comprendre comment un homme qui fut si proche de vous peut se comporter comme s'il ne vous avait jamais vu. Et, dans cette situation, une seule solution : rencontrer Max et, face-à-face, chercher à briser cette attitude tellement arrogante et blessante...

Iris va le faire, puis ce sera au tour de Thomas, si malheureux de voir sa mère perdre pied, en colère contre cet homme qui refait du mal à Iris, alors que des années ont passé depuis leur séparation... L'adolescent ne comprend pas plus ce qui se passe dans cette affaire, mais lui aussi a posé, dans le temps, pour Max, il croit pouvoir le raisonner, peut-être... Mais Max ne reconnaît pas plus Thomas qu'Iris... En revanche, il se souvient de la soeur d'Iris avec qui il avait fait les Beaux-Arts ! Mais quelle histoire de fous !!

Rien n'y fait, même des preuves tangibles ne parviennent pas à modifier les choses : Max ne reconnaît plus Iris... Comment expliquer cela, il doit bien y avoir une raison cohérente à cela ? Iris en est au bord dans la crise de nerfs quand elle associe des faits apparemment sans rapport avec sa situation : Antoine qui a cessé de fumer du jour au lendemain sans ciller, sans rechute ni tentation ; et un des clients de l'avocat, accusé d'avoir commandité le meurtre de sa femme qui nie avec une énergie farouche, alors que la justice dispose de preuves incontestables...

Et si... Et si on pouvait non plus seulement refouler les souvenirs ou les habitudes qui nous font du mal ou nous embarrassent, mais carrément... les effacer ?

N'en disons pas plus, n'en révélons pas plus sur ce roman étonnant puisque c'est avant tout un roman d'amour, sauf que Régis Descott a choisi de le raconter comme un thriller, et même un thriller qui lorgne sérieusement vers le fantastique. En lisant la lapidaire quatrième de couverture du roman ("Iris et Max ont vécu autrefois quatre années d'amour fou. Mais aujourd'hui, Iris semble être la seule à s'en souvenir"), on pourrait se dire que "Souviens-toi de m'oublier" est une romance comme on en voit beaucoup, mais que nenni ! Point du tout !

Bien sûr, tout est sous-tendu par l'histoire de la passion éteinte entre Iris et Max qui pourrait rejaillir soudainement tel un volcan devenu trop vieux (eh bien, Brel après Aznavour, pour parler d'un roman dont le titre est une chanson de Gainsbourg, c'est pas mal !), à condition de comprendre les causes de l'étrange amnésie du peintre. On a le sentiment, en se mettant à la place d'Iris que ça n'est pas comme si son ancien amant l'ignorait ostensiblement, il ne le fait pas exprès, et pourtant, c'est terriblement blessant.

Mais le roman pose la question des souvenirs. Pas seulement les souvenirs amoureux, d'ailleurs, mais à travers eux, les évènements et les émotions qui y sont attachés. Des émotions qui peuvent être très positives mais qui, a contrario, peuvent aussi ronger l'esprit, même refoulés dans les méandres de notre mémoire. Un souvenir, ça peut être douloureux, lancinant, handicapant... Une obstacle pour passer à autre chose, pour tourner la page et reprendre son existence en regardant devant soi.

Alors, si l'on pouvait, d'un coup de baguette magique (à moins que ce ne soit en jouant les apprentis sorciers, allez savoir...), faire disparaître ces souvenirs néfastes du cerveau comme un fichier qu'on "drag-and-drop" du bureau de l'ordinateur jusque dans la corbeille, où il disparaîtrait dans le cyber-vide, avouez que cela rendrait grand service à bon nombre d'entre nous... Fini, les chagrins d'amour qui durent toute une vie !

Mais, en contrepartie, impossible de reprendre la relation où on l'avait laissé, puisque l'autre, une fois ces souvenirs effacés, n'a jamais existé et l'histoire commune non plus, par la force des choses. Il y a, dans le roman de Régis Descott, des éléments qui rappellent le film de Michel Gondry, "Eternal sunshine of the spotless mind". Des points communs mais un traitement très différent du sujet. La poésie et la folie douce de Gondry n'ont rien à voir avec la tension installée par Descott dans son roman, les questionnements d'Iris et ses découvertes assez déroutantes...

J'ai utilisé une métaphore informatique à l'instant, elle n'est pas innocente. Iris est une femme de notre époque. Son journal intime est sur son ordinateur, elle a ainsi pu l'agrémenter de photos, de vidéos, de liens divers et variés... J'ai trouvé cette idée amusante, même si je ne suis pas du genre à tenir un journal, mais surtout, je me suis interrogé : et si, déjà, nos souvenirs n'étaient plus conservés dans notre cerveau mais sur disque dur ou dans le cyber-espace ?

Il suffit de faire un tour sur Facebook et ses concurrents, sur les blogs, sur les sites personnels : les souvenirs s'y étalent librement. Certes, cela crée du partage, mais, pour moi, les souvenirs ont toujours été empreints d'une grande intimité et, si je sais bien que mon cerveau les enjolivera inévitablement, je préfère me souvenir, au sens psychique du terme, me faire du cinéma sur l'écran noir de mes nuits blanches (je tiens une thématique, je ne la lâche pas !).

Mais, que se passe-t-il si le disque dur crashe, si ces souvenirs entreposés de façon si virtuel et, paradoxalement, bien plus concrètement que des images mentales, disparaissent ? Que reste-t-il de nos amours et de tout le reste, alors ? A-t-on encore de quoi façonner ses propres souvenirs si on nous prive de cette matière première-là ?

Iris et Max, s'ils en arrivent là, vont devoir réapprendre à se connaître, à se plaire, à se fabriquer une nouvelles existence commune, de nouveaux souvenirs communs. Ce ne seront forcément pas les mêmes que lors de la première idylle. Mais eux-mêmes sont-ils tout à fait les mêmes, après quelques années loin l'un de l'autre, après de nouvelles expériences individuelles, de nouveaux souvenirs propres ? Bref, s'ils renouent, sera-ce la continuité de l'histoire initiale ?

Bon, ne nous embrouillons pas, restons focalisés sur notre roman du jour, ne partons pas dans des considérations trop complexes... Mais "Souviens-toi de m'oublier" pose, directement ou indirectement, toutes ces questions sur la mémoire et les souvenirs et notre relation à eux. Comment ils influent sur notre vie présente, ces fantômes d'un passé qui a pu laisser des blessures pas toujours faciles à cicatriser...

Quand je raconte tout ça, on se croirait dans un roman de science-fiction digne de Philip K. Dick. Il y a un peu de ça aussi, c'est vrai, sans l'hermétisme, sans la parano. Je crois que le propos de Descott est beaucoup plus simple que les questions philosophiques que se pose l'auteur culte de la SF mondiale à longueur de texte. Régis Descott se demande simplement comment on gère la fin d'un amour fou.

Iris a refait sa vie, comme elle l'avait déjà dû le faire après sa rupture avec le père de Thomas, dont on ne parle jamais. Elle est avec Antoine et vit à ses côtés une vie confortable et sûre, mais sans réelle passion, une sorte de train-train quotidien, sans véritable partage, c'est ce que j'ai ressenti, en tout cas. Mais, en échange, on se dit aussi que ce genre de relation, si elle s'achève un jour, fera peu de dégât, laissera peu de traces, à hauteur de l'enthousiasme qu'elle engendre...

Et si Iris avait justement choisi ce genre de vie commune pour ne plus souffrir comme elle a pu souffrir de sa rupture avec Max ? Antoine est un placebo, pour Iris, et lui, tout à ses ambitions, semble voir aussi son intérêt social, mondain, politique, dans cette histoire : elle fait bien à son bras, à ses côtés. Elle est belle, journaliste, talentueuse... Bref, pas vraiment la relation qu'on imagine durer jusqu'à ce que la mort les sépare, sans être mauvaise langue.

Max, et là, j'extrapole, puisqu'il ne peut pas parler de son ressenti à propos d'une relation qui n'a jamais existé à ses yeux, a sans doute bien plus violemment vécu la séparation avec Iris. Au point de changer tout dans sa vie, personnelle comme artistique. Les singes, ces tableaux qui semblent avoir fait son succès, ne sont apparus qu'en toute fin de la période passée avec Iris. Et il n'avait pas ce côté si impressionnant, dérangeant...

Avant, il peignait surtout des nus et ne semblait pas courir après la gloire et le succès. Son bonheur avec Iris devait le combler, pas besoin d'entretenir une cour d'admirateurs ou de monnayer cher son travail pictural. En mettant en avant l'artiste, c'est comme si l'homme s'était effacé en même temps que les souvenirs douloureux. Comme si la passion avait été si forte, qu'elle lui était intrinsèque et que sa personnalité originelle avait suivi le même chemin que ses souvenirs...

Un autre Max, changé par la force des choses, sous peine de se voir détruit, consumé par les derniers feux d'un amour fou, vécu de façon si intense que le vide qui suit la rupture n'en est que plus insondable. Dans le Max que nous montre Régis Descott, on ne voit plus que l'artiste (assez agaçant, d'ailleurs) et très peu l'homme. Il faudra attendre les dernières pages pour le découvrir, en partie, telle que Iris l'a connu.

Une fois qu'Iris a découvert ce qu'a fait Max, commence une course-poursuite qui va la mener en Inde, à Bénarès. Etonnant, ce choix, d'ailleurs. Là où tant de pèlerins viennent procéder à des ablutions dans le Gange. Des pèlerins qui croient à la réincarnation... Je me suis demandé si ce choix était un hasard de la part de l'auteur... Car, que cherche Iris, si ce n'est la réincarnation de l'homme qu'elle a tant aimé ?

En le retrouvant, elle doit pouvoir espérer lui insuffler leurs souvenirs communs pour qu'il redevienne le Max d'antan et relancer une histoire d'amour qui, malgré tout, n'a jamais cessé. Les réveiller d'un sommeil aussi profond que celui d'une Belle au Bois Dormant, sans garantie que le baiser suffise... Mais l'amour, le vrai, fût-il passion, fût-il fou, peut-il vraiment passer ?

La construction du roman avec un rythme et des ressorts de thrillers, y compris la partie que j'ai volontairement laissée dans l'ombre, permet, outre une certaine originalité, de donner du fond à une histoire d'amour qui peut parfois en manquer, quand ça se résume simplement au scénario d'un soap opera. Et le lecteur, qui lui aussi a bien dû connaître des revers amoureux, s'identifie à Max comme à Iris dans les façons de se reconstruire après...

Mais, cette construction particulière permet aussi à Régis Descott d'inscrire ce roman différent de ce qu'il a fait jusque-là, dans la continuité de ses précédents romans. Explications ! J'ai découvert cet auteur avec "Pavilon 38", un thriller ayant pour cadre un hôpital psychiatrique... Je n'ai plus raté un seul de ses romans suivants, qui ont confirmé cet attrait pour la folie. A chaque fois dans des univers différents, le XIXème siècle ou un futur proche effrayant...

Ici, on est sur une histoire d'amour... fou, forcément. Et ce sont les conséquences de cette folie que l'histoire de "Souviens-toi de m'oublier" examine. Mais, m'a-t-il semblé, ce n'est pas la seule façon, toute tarabiscotée soit-elle, de rattacher ce roman étiqueté littérature général à l'oeuvre composée essentiellement de thrillers de Régis Descott.

J'en mets deux en avant, celles qui m'ont paru les plus évidentes. D'abord, la peinture, qui était déjà au coeur d' "Obscura", un thriller historique sur un tueur en série aux temps des impressionnistes. La représentation, l'image étaient au coeur de l'intrigue, comme elles le sont ici aussi, de manière plus virtuelle, à travers les souvenirs, ceux qu'on a en tête, comme ceux qu'on a sur pellicule ou sur fichier informatique.

Et puis, ces singes, dès les premières pages, m'ont intrigué... Pas le fait qu'un peintre fasse fortune en peignant des singes, non, on en a vu d'autres, mais le fait que tous insistent sur les expressions très humaines qui se dessinent sur les traits simiesques des tableaux de Max. Et puis, je me suis rappelé "L'année du rat", le précédent roman, où, dans une société post-apocalyptique, évoluait des hommes croisés avec des animaux... Et les singes de Max, ne sont-ils pas encore une marque d'anthropomorphisme ?

Voilà pourquoi, que vous soyez des amateurs de thrillers que le mot romance fait fuir ou, au contraire, des amateurs de romans de littérature générale ou de romans d'amour, que le mot thriller effraye, dans tous les sens du terme, vous ne devez pas craindre de tenter l'expérience "Souviens-toi de m'oublier".


Merci à LivrAddict et aux éditions Lattès pour le partenariat organisé autour de cette lecture.