lundi 29 juin 2015

"Notre collaboration fondée sur la méchanceté trouvera bientôt ses limites (...) Nous aimons-nous, Vicomte ? Ou sommes-nous simplement égoïstes, prétentieux et ridicules ?

Voici une lecture qui doit pas mal au hasard. Une offre 2 livres achetés, un offert, une précédente lecture terminée, un trajet en RER à occuper... Et me voilà feuilletant le livre du jour, simplement pour voir de quoi il en retourne. Le temps du trajet et je sais que je vais finir rapidement ce livre, parce que j'ai accroché à l'idée de l'auteur et à ses personnages, odieux, vaniteux, insupportables et méchants. Oui, la présentation est un peu paradoxale, mais, à l'image du titre de ce roman "Nous sommes cruels", de Camille de Peretti (disponible au Livre de Poche), je dois reconnaître que j'ai mauvais fond et que ce genre de lire rempli de mauvais esprit est pour moi un délice. Il faut dire que la romancière, dont c'était là un des premiers romans publiés, s'est appuyée sur des maîtres du genre : rien moins que la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, personnages centraux des "Liaisons dangereuses", de Choderlos de Laclos, dont les mânes sont convoqués dans les beaux quartiers en cette fin de XXe siècle...



Julien et Camille sont fils et fille de bonne famille. Sans doute de la grande bourgeoisie parisienne. Ils ont 17 ans, à la fin des années 1990, s'apprêtent à passer leur bac et à poursuivre des études secondaires. Mais, ces adolescents, cultivés, amoureux de littérature, un peu "old-fashioned", s'ennuient ferme, malgré les copains, les sorties, les études...

Avec leur bande d'amis, Julien et Camille communiquent beaucoup, mais essentiellement à travers une riche correspondance. Ce sont ces courriers, mais aussi ces autres modes de communication modernes émergents que sont le mail et le sms, qui composent ce roman épistolaire. On y découvre la vie et les états d'âmes de cette génération qui va devenir adulte avec le changement de siècle.

Le charisme des deux adolescents fait d'eux les centres naturels de ce groupe de filles et de garçons liés par une intimité amicale très forte. Dans ce contexte particulier, Julien et Camille vont décider de se lancer dans un défi inspiré de leur livre de chevets : "les liaisons dangereuses", apologie du libertinage dans une France pré-révolutionnaire.

Julien sera un parfait Valmont, séduisant et vénéneux à souhait, et Camille endossera la personnalité de la froide et calculatrice marquise de Merteuil. Ensuite, ils définissent des règles communes : ils "chasseront" des "proies" que l'un aura désignées à l'autre, et réciproquement ; il faudra séduire, conquérir et apporter la preuve de ce haut fait au comparse.

Et puis, surtout, interdiction de tomber amoureux de ses proies ! Il faut garder la tête (et le coeur) froid, afin de manipuler et de séduire les cibles de ce jeu plein de cruauté. Car, évidemment, ce qui est important, c'est que la proie, elle, tombe amoureuse. Et les "trophées" que doivent présenter Julien et Camille l'un à l'autre sont les preuves de ce sentiment naissant et croissant.

Mais le plaisir qui réside dans ce jeu, ce n'est pas seulement celui de la séduction, de la conquête, de la victoire, qui sera matérialisée par le sentiment exprimé par la proie, mais aussi par la relation sexuelle qui s'instaurera. Non, le plaisir macabre du jeu mis en place par Julien et Camille, c'est que celui qui commande peut ordonner à l'autre de rompre à n'importe quel moment et de manière irrévocable...

Imaginez l'état d'un adolescent ou d'une adolescente larguée brutalement et sans aucune explication par celui ou celle qui, quelques heures auparavant, lui jurait encore un amour éternel et l'envoyait au septième ciel... "Plaisir d'amour ne dure qu'un moment, chagrin d'amour dure toute une vie", dit la chanson, mais ici, ce chagrin est la conséquence d'un complot d'une violence inouïe.

Au départ, c'est dans leur cercle d'amis, un peu élargi, que les deux cerveaux de cette machiavélique histoire, vont désigner leurs proies. C'est trop facile, certaines des proies ayant déjà un faible pour Julien ou Camille. Alors, ils vont peu à peu se lancer des défis plus difficiles, sur des connaissances récentes ou des inconnus.

Tout deux savent bien que le kif suprême sera atteint lorsque Julien aura trouvé sa Mme de Tourvel et Camille son Danceny. Une cible apparemment inaccessible et qu'il faudra détourner du droit chemin. Avant de le pousser du haut du nuage rose sur lequel il planera. Le cynisme de la démarche ravit les deux complices, devenus amants et entretenant une relation dans laquelle désir, jalousie, pouvoir se mêlent...

Je m'arrête là pour ce résumé, qui, volontairement, se concentre sur les deux acteurs principaux du livre. Mais, ils ne sont pas omniprésents : les correspondances de leurs ami(e)s et proches sont également lisibles, au moins en partie. Une note précise que ce n'est pas l'intégralité de ces échanges que nous lisons, mais un choix de l'éditeur.

Je dois dire que les 50 premières pages sont un régal de méchanceté et de cynisme et j'ai énormément ri aux vacheries que balancent les personnages, à leurs comportements dénués, en apparence, en tout cas, de tout sentiment. Ces gamins, insupportables, hautains, pédants, parfois, sont froids comme la glace et impitoyable, manipulant tout le monde avec maestria.

Eux, ils étaient sérieux, quand ils avaient 17 ans... Trop, même. Et tout à fait conscient de leur méchanceté, jouissant autant des corps de leurs "proies" que du pouvoir qu'ils exercent sur elles. Ils transforment tout à fait consciemment leurs relations en objets, qu'ils déplacent au gré des envies du maître du jeu...

Alors, bien sûr, ils font quelques entorses aux règlements qu'ils ont eux-mêmes fixés. Camille, en particulier, semble vouloir prendre le dessus sur Julien. Pas dans le cadre du jeu, mais par soif de pouvoir. A moins qu'il n'y ait d'autres raisons. Julien, sorte de dandy, rebelle de salon, dilettante et, de mon point de vue, tête à claques, est fondamentalement un joueur.

Mais pas Camille. Camille ne joue pas, Camille cherche à assouvir tout autre chose. Sans doute, certains d'entre vous auront noté la similitude entre le prénom de la principale protagoniste et l'auteur du livre. C'est plus qu'une simple coïncidence. Ajoutez-y, en fin d'ouvrage, dans la page réservée aux remerciements, ce premier paragraphe :

"PARDONS
A ceux qui croiront peut-être se reconnaître entre ces lignes. Mes personnages ne sont que de pâles copies de leur réalité".

Il y a du règlement de compte dans l'air, par roman interposé. Comme si Camille, la vraie, celle de chair et de sang, avait plutôt fait partie, en son temps, des victimes du même genre de jeu qu'elle fait mener par la Camille, le personnage d'encre et de papier. Comme si le ressentiment profond longtemps refoulé déferlait d'un seul coup à travers cette histoire.

Camille de Peretti ne signe pas avec "Nous sommes cruels" une relecture des "Liaisons dangereuses", car ce livre est au coeur du récit contemporain et les personnages s'inspirent directement de lui. Ils ne rejouent pas "les liaisons dangereuses", ils jouent à Valmont et Merteuil. Ainsi, ils connaissent pertinemment la fin tragique de ce classique et veulent éviter de suivre le même chemin.

Dans quelle mesure y parviendront-ils, c'est évidemment un des intérêts du livre. La fin ouverte laissera chacun se faire une opinion, mais il se peut aussi qu'elle en frustre certains. Pas moi, j'y vois un parfait "game over" et l'exercice ultime de la cruauté déployée au long des 18 mois sur lesquels s'étend l'histoire de "Nous sommes cruels".

Mais Laclos n'est pas le seul auteur classique auxquels se réfèrent Julien et Camille. Jeunes gens cultivés et nourris de littérature, ils truffent leur correspondances de références et même de citations. On croise, en particulier, d'autres écrivains ayant traité du libertinage, sous des formes tout de même moins violentes que Laclos, tels que Marivaux ou Musset.

Julien, après une prépa à Saint-Cyr va tenter Sciences Po, Camille, comme sa meilleure amie, Marie, se lance en hypokhâgne. Ils sont d'excellents élèves, promis à un brillant avenir, qui fera sans doute la fierté de leurs parents... Quoi que, on peut se demander le rôle que jouent les parents dans cette affaire, tant ils sont absents, à l'exception de la grand-mère de Camille, vieille dame en train de devenir sénile.

Car, pour que ces jeunes gens si bien comme il faut révèlent des personnalités aussi odieuses et asociales, c'est quand même qu'il y a eu quelque part de la friture dans l'éducation reçue. Ne tombons pas dans la sociologie de bazar, ni dans la lutte des classes, mais on ne peut oublier le terreau sur lequel ont grandi ces enfants.

Une grande bourgeoisie, aux allures d'aristocrates, vie dans les quartiers chics de Paris, meilleures écoles, vacances dans les propriétés familiales en Corse ou en Normandie, voyages à New York ou à Bali... Non, ces enfants n'ont certainement manqué de rien, en tout cas sur le plan matériel. Les carences semblent surtout porter sur la dimension affective. Ont-ils été aimés, ces jeunes ?

Et puis, et c'est un hasard, là encore, dans l'ordre de mes lectures (deux autres suivront), "Nous sommes cruels" est aussi un roman sur l'adolescence. Sur cet âge si délicat où l'on n'est plus un enfant et pas encore un adulte. La cruauté que déploient Julien et Camille a ce quelque chose d'enfantin, la recherche de souffre-douleur pour s'affirmer et rouler des mécaniques.

Mais, en choisissant de jouer avec les sentiments à un âge où l'on n'en est plus vraiment à chercher la prime amourette, ils s'exposent aussi aux conséquences de leurs actes. Et là, la responsabilité de ce qu'ils provoqueront, ils ne pourront pas toujours l'affronter comme des sacripants ricanants dans leur coin, contents de leur bon coup.

Non, il leur faudra y répondre en adulte, ce qu'ils affectent seulement d'être. Leur maturité n'est encore qu'embryonnaire et lorsque la comédie va prendre un autre tour, alors, on découvrira toutes les insuffisances, toute l'inexpérience dont ils font preuve. Ils vivent dans un livre, pensent écrire le leur et ne mesurent pas le mal qu'ils font. Et, si c'est le cas, c'est pire encore...

Oui, j'ai bien ri les 50 premières pages, avant que ce jeu ne prenne une tournure beaucoup moins amusante. Le drame couve et les deux tourtereaux, sans cesse à se titiller, s'aiguillonner l'un, l'autre, ne s'en rendent pas compte. Ou se donnent cette impression. Sans doute manque-t-il à ce jeu un trophée suprême, symbole de cette cruauté ordinaire. Au risque de perdre toute humanité.

Et de galvauder et avilir la plus belle chose qui soit : l'amour.

dimanche 28 juin 2015

"Et peut-être, est-ce là ce qui fait le plus peur. Cette façon de ne pas arrêter d'un seul coup d'être un enfant, avec un gros boum ! comme un de ces ballons de clown qui explosent pour les besoins d'un gag" (Stephen King).

Bernard Minier est, pour moi, et je ne suis pas le seul à le penser, une des grandes révélations du thriller français de ces dernières années. Avec sa série construite autour du commissaire Servaz, il s'est vite fait remarquer. Pourtant, pour son quatrième roman, il a choisi de délaisser (provisoirement) son univers familier, le sud-ouest de la France et ses personnages récurrents pour se lancer dans un exercice de style : écrire un thriller à l'américaine. Défi relevé avec "Une putain d'histoire", publié chez XO (qui a joué le jeu, signalons-le, car éditeur de la série Servaz, cette maison aurait pu renâcler), qui nous emmène dans l'Etat de Washington, quelque part entre Seattle et la frontière canadienne. Mais, au-delà du style choisi, qui change radicalement avec les premiers romans de l'auteur, on retrouve certains thèmes déjà abordés, comme l'adolescence et la difficulté à appréhender cette période de transition menant vers l'âge adulte. On y parle aussi d'un sujet brûlant d'actualité : la surveillance numérique...



Henry a 16 ans et vis sur Glass Island, un îlot situé presque à la limite entre les Etats-Unis et le Canada, entre Seattle et Vancouver, pour mieux visualiser. Il habite là depuis quelques années avec ses deux mamans, Liv et France, et s'est parfaitement intégré à la vie de cette petite communauté. Certes, il n'est pas né ici, comme ses amis, mais c'est tout comme.

Amateur de films d'horreur et de musique grunge, il appartient à un groupe d'amis de son âge, tous natifs de Glass Island, inséparables. Chaque jour, ils prennent le ferry pour aller à l'école et reviennent par le même moyen de transport sur l'île. Parmi ces amis, il y a Naomi, avec qui Henry sort depuis quelques mois.

Tous sont confrontés aux mêmes problèmes que tous les adolescents, on grandit, on quitte l'enfance, on se prépare à entrer dans cet âge adulte qui n'a pas grand-chose de rassurant. Ils sont encore à l'époque des sorties communes, des balades sur l'île, des premiers émois sentimentaux et sexuels, des cours qu'on suit d'une oreille plus ou moins distraite, en attendant que la cloche sonne.

Et puis, un jour, Naomi et sa mère disparaissent. L'adolescente n'est jamais descendue du ferry sur lequel elle a embarqué après les cours ; quant à l'adulte, elle demeure introuvable. Hélas, bientôt, on retrouve le corps sans vie de Naomi et c'est toute la paisible communauté de Glass Island qui est touchée par ce crime odieux.

Oh, il n'y a pas que des saints, sur cette île. Certains hommes, certaines familles ont une vilaine réputation, des casiers judiciaires bien remplis, suscitent plus la crainte que le respect de la part des autres habitants de Glass Island. Mais, rapidement, c'est une autre piste que la police locale, peu habituée à ce genre d'enquête, va suivre.

Et cette piste, c'est celle de Henry... Il faut dire que le jeune homme s'est justement disputé avec Naomi sur le ferry peu avant la disparition de la jeune femme et tout a été filmé par les caméras de surveillance du bateau. Un élément à charge qui ne prouve rien mais fait peser sur le jeune homme de fortes présomptions.

Alors, Henry, pour la première fois de sa jeune existence, va prendre sa vie en main : lui seul peut prouver qu'il n'est pour rien dans la mort de Naomi. Et surtout, il aimerait bien comprendre le sens de la phrase lapidaire que sa petite amie lui a lancée lors de leur dispute. Quelques mots qui l'ont marqué profondément. Autant qu'à la recherche de l'assassin, c'est donc à la recherche de lui-même que va partir Henry.

Ces événements vont réveiller les démons qui sommeillaient, ou plutôt prospéraient discrètement sur Glass Island mais vont aussi attirer l'attention de personnes peu recommandables qui ignoraient sans doute jusqu'à l'existence de l'îlot avant que n'éclate ce drame... Désormais, l'île est dans l'oeil d'un cyclone sans commune mesure avec la pluie qui tombe si souvent sur elle...

Bernard Minier fait de Henry le narrateur de sa "Putain d'histoire". Il adopte donc un style sensiblement différent, dans le fond comme dans la forme, de ce qu'on lui connaissait. Pas facile de parler comme un ado de 16 ans, il faut trouver un ton juste. Certains le trouveront peut-être un peu vulgaire, mais, pour ma part, j'ai trouvé l'exercice intéressant. Et puis, on ne s'attend pas à ce qu'un ado des années 2010 parle comme le Grevisse.

Intéressant, parce que cela donne une patte spéciale à cette histoire et parce que l'on se retrouve en contact avec le personnage central bien plus que par une narration à la troisième personne. Ici, on a l'impression de partager tous les états d'âme de ce garçon à la vie bien tranquille brutalement projeté dans un vortex d'émotions, de peurs, de doutes, d'incertitudes... Une totale perte de repères.

Comme je l'ai dit en préambule, et Bernard Minier le rappelle lui-même dans une interview qu'on peut lire en fin d'ouvrage (et sur le site des éditions XO également, me semble-t-il), "Une putain d'histoire" est un roman sur l'adolescence. Le contexte est forcément particulier, puisqu'on est dans un thriller qui se déroule presque en huis-clos, mais la notion d'apprentissage et de quête initiatique est bel et bien présent.

Quand je dis, et je n'en dis pas plus, évidemment, que Henry va partir à la découverte de lui-même, ce n'est évidemment pas négligeable. Parce que ce que ce garçon de 16 ans va découvrir, et nous avec, c'est ce dont il est capable. Comment il peut prendre les choses en main en situation de crise, s'adapter, réagir, jouer avec le feu et éviter de se brûler.

Henry ne se ménage pas, pas plus qu'il ne ménage ses amis, venus en renfort pour essayer de disculper leur pote et de découvrir la réalité. Eux qui ont toujours vécu à l'écart des turbulences du monde moderne vont connaître leurs quotas d'aventures et de frissons. Mais, incontestablement, c'est Henry qui va le plus loin dans cette quête, puisqu'il est à la fois chasseur et proie.

D'un seul coup, c'est en adulte que le jeune garçon, à peine sorti du cocon très protecteur de ses deux mamans, va devoir réagir. Une version accélérée de tous les rites de passage possibles en quelques jours, pour passer d'un gamin certes indépendant mais plutôt timide, à un homme remettant en cause toute son existence, passée, présente et future... Avec, à la clé, pas mal de surprises et de secrets révélés...

La deuxième thématique forte du roman, c'est la question tellement sensible et tellement d'actualité, de la surveillance numérique. Tous fichés, partout, tout le temps. J'ai lu "Une putain d'histoire" avant que n'éclate le scandale si surprenant des écoutes de nos présidents par la NSA et je me retrouve à devoir parler de ce sujet qui n'est donc même plus un secret de Polichinelle.

Mais, dans "Une putain d'histoire", cette question n'est pas abordée sous couvert d'une hypothétique raison d'Etat, mais de façon plus angoissante encore, de mon point de vue. Difficile d'entrer dans les détails, puisque j'ai choisi, logiquement, je pense, de laisser cette partie de l'intrigue dans l'ombre, mais on ne parle pas d'une surveillance par un Etat, mais par une entité privée.

Ce pouvoir a une portée gigantesque et celui (ou ceux) qui le possèdent et le maîtrisent se retrouve avec une arme quasiment fatale. La possibilité, dans des parties d'échecs aux enjeux fondamentaux, de jouer avec plusieurs coups d'avance sur ses adversaires. A se demander si, enfin, Adam et Eve n'ont pas réussi à mordre dans le fruit de la connaissance pour devenir des égaux de Dieu... et du démon à la fois...

L'information, et j'emploie ce mot dans un sens très générique, car il recouvre bien des domaines, est capitale dans "Une putain d'histoire". Pour les personnages, mais pour le lecteur également, car nous ne possédons pas toutes les clés de ce qui se déroule sous nos yeux, en particulier cette intrigue secondaire que vous découvrirez et qui vient s'intercaler dans le récit de Henry.

Mais la collecte de données n'est pas tout. Leur interprétation est également un enjeu majeur, ainsi que la manière dont on utilise ce savoir. Malgré tout, cela n'assure pas forcément d'avoir le contrôle de la situation parce que, si cela donne un avantage, en revanche, cela ne permet pas d'éliminer ce facteur humain qui empêchera toujours les dominants de dominer en rond.

Reste qu'on est bien dans la matérialisation du cauchemar à la Orwell. Avec une dimension plus inquiétante encore que celle de "1984", car elle n'est pas aussi apparente et claire, mais au contraire, souterraine, insidieuse et tapie dans les autoroutes de l'information qui ont pris une place si importante dans nos vies.

L'irruption de cette intrigue reposant sur la surveillance numérique apporte un regain de tension à l'histoire qui se déroule sous nos yeux. Elle ajoute du piquant et fait planer une menace supplémentaire. Les événements de Glass Island sont-ils alors le point de départ ou, au contraire, une conséquence d'autres événements plus complexes ?

Voilà pour deux des grandes problématiques de ce livre, construit comme un page-turner, mené tambour battant et sans véritable pause. Après avoir terminé sa lecture, vous aurez peut-être comme moi la sensation qu'il faudrait relire tout cela d'un oeil neuf. Car, au premier abord, embarqué dans l'engrenage que constitue l'intrigue, on passe sans doute à côté de détails importants.

Les questions sont là, rapidement, posées et étalées sur la table. Reste à relier les points entre eux, et ce n'est évidemment pas si simple, et à découvrir les réponses-clés qui permettront de mener à la vérité. Mais, avant cela, il va falloir regarder Glass Island d'un tout autre oeil. Eh oui, tout est question de point de vue, comme disait Philip K. Dick. Ici, je dois dire que cette dimension visant à lever le voile de respectabilité de ce lieu est assez jubilatoire.

La bourgade si calme et ordonnée, épouvantablement chiante, même, disons-le, voit soudainement son image voler en éclat et ses turpitudes révélées. Et il s'en passe de belle, à Glass Island, la désormais bien nommé, puisqu'elle se révèle par transparence. On se croirait presque, la pluie en prime, dans un univers à la Agatha Christie ou à la Simenon. En plus moderne, bien sûr.

Je me suis pris au jeu de cette putain d'histoire. L'ambiance particulière de Glass Island (ne cherchez pas sur les cartes, je crois qu'elle n'existe pas, mais l'archipel auquel elle appartient, en revanche, n'est pas une invention), la géographie particulière de cet îlot qui en fait un lieu propice au mystère, la galerie de personnages assez gratinée qui y vit et un dénouement qui dépote m'ont happé.

Je n'ai pas été dérangé par le changement stylistique ou rythmique que l'auteur a choisi de nous proposer avec ce nouveau roman. Au contraire, j'ai trouvé intéressant l'espèce de jeu de miroirs qui (volontaire ou pas ?) s'installe entre ce livre et les précédents, comme deux revers d'une même médaille. Comme deux facettes du talent d'un auteur en pleine ascension.

vendredi 26 juin 2015

"Le passé n'est jamais mort. Il n'est même pas passé" (William Faulkner).

Une citation qui, de mémoire, revient deux fois dans notre roman du jour. Un roman dont il n'est pas facile de parler. Une autre phrase, issue du livre, aurait pu illustrer plus précisément le récit, mais elle aurait ouvert des portes que je vais m'efforcer de laisser fermées. Ou de très légèrement les entrouvrir... Je vous le dis d'emblée, on va entrer dans les tripes de ce livre, certains y verront sans doute une manière de spoiler, alors, soyez prévenus ! Avec "Lignes de fuite" (en grand format chez Flammarion), je découvre l'écriture de Val McDermid, dont j'avais déjà pénétré l'univers au travers de la série de la BBC "la fureur dans le sang", qui s'inspirait de sa série de romans mettant en scène le psy très tourmenté Tony Hill. Mais le livre dont nous allons parler aujourd'hui est un one-shot, construite autour d'une intrigue qui ne ménage pas ses surprises et utilise le contre-pied pour surprendre le lecteur. Jusqu'à la dernière page.



Stephanie Harker part pour des vacances bien méritées. Elle est accompagné par son jeune fils, Jimmy, et doit se plier aux interminables contrôles de sécurité. Il faut dire que, à l'aéroport de Chicago, comme dans tous les autres aéroports d'Amérique du Nord, on est particulièrement pointilleux depuis les attentats du 11 septembre.

Ce n'est pas que Stephanie redoute particulièrement ces contrôles, mais, suite à un accident, quelques années plus tôt, elle a une plaque de métal dans la jambe qui fait sonner les portiques à chaque passage. Elle sait donc qu'elle va devoir se plier aux désagréables fouilles au corps qui n'ont rien d'une partie de plaisir...

Et ça ne manque pas. La voilà qui déclenche les alarmes et doit se rendre dans une cabine afin qu'on vérifie qu'elle ne transporte rien de dangereux sur elle. Pendant le temps de ce contrôle, elle va devoir laisser Jimmy à l'extérieur de la cabine, avec leurs bagages. Le règlement, c'est le règlement, aucune entorse n'est tolérée par un personnel certes zélé, mais pas franchement empressé.

Stephanie doit attendre qu'arrive l'agent féminin qui se chargera de la fouille. Elle garde un oeil sur Jimmy et, soudain, le voit partir avec un homme vêtu de l'uniforme du personnel de sécurité de l'aéroport. L'affolement gagne aussitôt la jeune femme qui essaye de le rattraper. Mais, les membres de la sécurité s'interposent : elle ne quittera pas la zone tant qu'elle n'aura pas été fouillée.

Malgré ses hurlements, malgré sa colère et les coups qu'elle distribue, rien n'y fait. On l'entrave, la met en état d'arrestation et on n'écoute pas une seconde les plaintes de cette femme au bord de la crise de nerf. Et, pendant ce temps, Jimmy a bel et bien disparu, au nez et à la barbe de tous les agents de sécurité que seul le risque terroriste obsède...

Stephanie va se retrouver dans une salle d'interrogatoire, avec, devant elle, l'agent du FBI Vivian McKuras. Ambitieuse mais persuadée d'avoir été aiguillé sur une voie de garage avec ce poste à l'aéroport, elle flaire la bonne occasion : une histoire qui pourrait bien lui permettre de montrer ce qu'elle vaut et de retrouver un poste plus conforme à ses aspirations.

Alors, pour la première fois, quelqu'un va écouter Stephanie Harper. Bien trop tard pour espérer retrouver la piste du kidnappeur de Jimmy, sans doute déjà loin. Et la hantise de retrouver un petit corps dans les heures qui suivront... Mais Vivian veut d'abord en savoir plus sur la jeune femme et l'enfant, au cas où le mobile du rapt serait lié à leur vie.

Stephanie se met alors à parler. Et ce qu'elle raconte n'a pas grand-chose à voir avec les apparences...

Et fin du résumé de ce roman... Eh oui, la construction du livre est bien faite : la limite où s'arrêter est parfaitement délimitée. La suite du roman, c'est le témoignage de Stephanie, qui va permettre de planter un décor très différent de ce qu'on pouvait imaginer. Cette frontière, je vais aussi l'utiliser pour vous dire que, à partir de maintenant, je vais aborder quelques thèmes forts du livres, sans entrer dans le contexte, mais au cas où vous ne voulez rien savoir de plus...

Au coeur de "Lignes de fuite", il y a une critique virulente des médias britanniques. La pression des tabloïds et un arsenal législatif bien moins répressif qu'en France sur les questions relatives à la vie privée ne sont pas des nouveautés. Ce qui a changé depuis le début de ce siècle, c'est l'irruption de la télé-réalité.

Les stars de cinéma, de la musique ou du sport, les hommes politiques, aussi, restent des cibles prisées par ces feuilles de chou avides de scoop et de rumeurs, si possible bien sordides. Mais, avec la télé-réalité, c'est une génération de stars météoriques que ces journaux peuvent façonner à l'envi, les transformer en marionnettes, avoir droit de vie et de mort (médiatique) sur eux...

Que ce soit par des émissions du type Loft ou Koh-Lanta, l'imagination des producteurs de télévision est inépuisable quand il s'agit de mettre à l'antenne ces "pouponnières" pour célébrités éphémères, scandaleuses, souvent ridicules, un filon publicitaire inépuisable qu'on va alimenter à coups de livres sterling et de quarts d'heure wahroliens.

Versions modernes des hommes-sandwiches d'antan, assurant eux-mêmes leur publicité, nouvelle race de jet-setters auto-alimentant en circuit fermé une célébrité reposant sur des qualités et des capacités épaisses comme des feuilles de cigarettes, ces êtres sont entraînés dans un tourbillon bling-bling très souvent aux antipodes de leurs milieux sociaux d'origine...

Comment retrouver ensuite une vie plus stable, s'installer, construire une famille quand chacun de vos gestes, chacune de vos sorties est épiée, en attendant la faute, l'erreur ou tout simplement le truc insignifiant qui, monté habilement en épingle pour remplir jusqu'à la gueule l'espace des cerveaux disponibles ?

Comment retrouver une certaine indépendance et ne pas se faire aspirer par ce vortex de folie qui peut, du jour au lendemain, s'arrêter et vous laisser sur le bord de la route, avec juste quelques souvenirs, ou vous pousser directement dans la tombe ? Comment redevenir humain quand on a été transformé en produit dérivé vivant ?

Oh, ne croyez pas que je force le trait. En l'occurrence, j'ai surtout posé quelques jalons que vous devriez aisément retrouver dans "Lignes de fuite". Stephanie Harper s'est retrouvée, malgré elle, témoin de cette folie nouvelle. Non, n'insistez pas, je ne vous dirai pas pourquoi ni comment. Mais c'est bel et bien ce gigantesque barnum dans lequel son récit va plonger le lecteur.

Val McDermid n'y va pas de main morte, manifestement, la télé-réalité n'est pas sa "cup of tea", mais elle décrit parfaitement l'univers sans queue ni tête qui entoure ces étoiles montantes. Pour autant, l'auteur de thriller n'oublie pas son objectif premier : tisser une intrigue. Elle instaure un climat étrange, plein de faux semblants.

Et là, le fait que Stephanie raconte cette histoire fait qu'on se pose des questions... Relate-t-elle les faits, rien que les faits, ou bien prend-elle quelques libertés avec la vérité ? Et surtout, quel rapport tout cela peut-il avoir avec la disparition de Jimmy ? Le temps passe, l'enfant est sans doute déjà loin et il n'y a pas grand-chose capable de fournir une piste...

Ce que Vivian McKuras, bien éloignée de toutes ces considérations, va devoir appréhender, c'est la curieuse amitié qui se trouve au centre du récit de Stephanie. Improbable, presque incompréhensible, cette histoire-là a, par moments, de quoi tirer les larmes. Les jolis rêves dorés nés sous les lumières aveuglantes de la télévision sont parfois rattrapés par la vérité, celle qu'on ne peut reformater au montage.

Mais cette amitié née à la surprise de la principale intéressée, pourtant habitué à compartimenter sérieusement son existence, est bien le noeud de notre thriller et l'on suit ses évolutions au gré des unes de tabloïds, des scandales plus ou moins orchestrés, des amourettes, des carnets roses... ou noirs... Bref, ces étapes de la vie qui, pour le commun des mortels, composent le quotidien, mais sont ici, poussées à l'extrême pour faire vendre papier et espace publicitaire.

On se demande où nous emmène Val McDermid. On se demande comment elle va retomber sur ses pieds et nous ramener dans cette étroite salle d'interrogatoire de l'aéroport de Chicago, étouffante à souhait. Le récit long et détaillé de Stephanie laisse une curieuse impression : sa résignation et sa patience soudaine contrastent tellement avec sa colère au moment du kidnapping...

Val McDermid y glisse pourtant tout un tas d'éléments troublants. Dans ce récit, infiniment plus passionnant que ces livres-produits qu'on fabrique autour des célébrités du moment, on n'a pas l'impression au premier abord de voir se dessiner une intrigue complexe. Mais, je l'ai dit, les apparences sont toujours trompeuses...

"Lignes de fuite" noie le poisson de manière très habile, brouille les pistes sans même qu'on s'en rende compte. On pressent qu'il y a anguille sous roche, à certains mots glissés ça et là par Stephanie. Mais quel rôle joue-t-elle réellement dans tout cela ? Peut-on lui faire confiance ou bien nous balade-t-elle depuis le début ?

On ne sait plus vraiment à quoi se raccrocher. Les éléments que nous avons à disposition ne s'assemblent pas comme on le voudrait... La dernière partie du roman est une succession de rebondissements qui vont modifier totalement la perception de l'histoire. Oh, je ne dis pas qu'on ne finit pas par voir où veut en venir Val McDermid, mais, dans un dernier coup de collier, elle remet une ultime couche pour nous laisser pantelants.

Et si le sujet de ce roman n'était rien d'autre que le destin ? Le destin qu'on se forge ou qu'on laisse nous façonner. Le destin qu'on refuse et contre lequel on se révolte ou le destin qui nous rattrape et nous écrase. Pour parvenir à couper les fils de ce destin et en reprendre les commandes, chacun trouve des armes qui s'adaptent le mieux à ses projets.

La gloire, la célébrité sont désormais devenues accessibles assez aisément. Un petit coup de pouce n'est jamais de trop, mais la télé-réalité banalise terriblement ces notions déjà très abstraites. Le mot "star" servi à toutes les sauces a été vidé de sa substance. Mais le statut qui correspond demeure et ce miroir aux alouettes possède toujours un puissant pouvoir d'attraction. Et les ego n'en sont que démultipliés.

Atypique dans sa construction, "Lignes de fuite" repose sur des personnages fort et des ressorts psychologiques fort intéressants. Certains tiennent les rênes, d'autres subissent les événements. Des rôles qui peuvent parfaitement changer en cours de route... Les feux de la rampe et l'ombre propice de l'arrière-plan sont complémentaires mais les personnalités de ceux qui se trouvent sous l'un ou sous l'autre sont très différentes.

Il y a dans ce thriller la quête d'un bonheur dont on se demande s'il n'est pas illusoire. Puis, ensuite, lorsqu'on mesure le prix pour l'atteindre, alors, cela fait frissonner. L'engrenage que met Val McDermid en place est imparable parce qu'il s'inscrit dans des tendances profondes de nos sociétés actuelles. Des tendances dont la morale est bien trop souvent exclue...

"Toi qui es conteuse, saurais-tu dire qui est le méchant de l'histoire ?"

Les Mille et une nuits. Voilà un titre qui fait rêver, qui rappelle bien des souvenirs à certains ou évoque à d'autres des histoires ou des personnages... Mais, plus largement, tout un univers romanesque aux senteurs et aux couleurs orientales qui a fait voyager bien des lecteurs depuis longtemps. Voici un jeune auteur plein de promesses qui a décidé de replonger dans ce contexte si spécial, de se le réapproprier pour proposer un roman de fantasy où le raffinement et la cruauté se marient et où l'on découvre une nouvelle galerie de personnages hauts en couleur. "Or et nuit", de Mathieu Rivero, a été édité par les Moutons Electriques, dont les choix éditoriaux sont décidément remarquables, nous permet de retrouver Shéhérazade, dans de nouvelles aventures au cours desquelles ses qualités de conteuse seront une nouvelle fois mises à l'épreuve. Et le récit, dont elle est partie prenante, retrace l'histoire d'un étonnant personnage : Azi Dahaka.



Après avoir passé mille et une nuits à raconter des histoires pour sauver sa tête et décourager son époux, le roi de Perse, de lui couper la tête avant de s'en prendre à sa soeur cadette (eh ouais, si je veux, je spoile "les Mille et une nuits", c'est comme ça !), Shéhérazade a retrouvé sa liberté. Elle peut donc désormais quitter le palais royal, sans risque.

Mais, la reine est une femme aventureuse, qui n'hésite pas à s'en aller seul, sans escorte, sur des chemins pas toujours bien fréquentés. Et, un de ces fameux jours, voilà Shéhérazade attaquée par une bande de brigands et capturée. Tandis qu'il envoie ses sbires auprès du Roi, le chef de cette bande emmène Shéhérazade dans son repère.

Là, séquestrée, ligotée, humiliée, elle va devoir démontrer qu'elle est bien celle qu'elle dit être. Le chef des voleurs, qui s'est présenté à elle sous le nom de Tariq, la met au défi de lui raconter une histoire... De quoi renvoyer Shéhérazade à son passé douloureux. Mais, elle reste une conteuse dans l'âme et espère que ce qui a su désamorcer la cruauté de son époux lui permettra de rester en vie jusqu'à ce qu'on la délivre.

Elle se lance alors dans un récit se déroulant dans la lointaine ville de Yazad. Là, règne un jeune et ambitieux sultan, Azi Dahaka, qui porte aussi en lui un lourd héritage : une légende raconte en effet que son grand-père a bu le sang du dragon, faisant de sa descendance une lignée vouée à faire le mal. Une situation qui obsède le jeune homme.

Pourtant, il essaye de garder ses doutes pour lui et dirige sa ville avec autorité. Il est également lié par une profonde amitié avec Abu Bakr, le prince de Babylone. Un adolescent du même âge que Azi, mais qui lui, souffre d'une malformation physique que le complexe énormément. Ensemble, ces deux-là s'entendent comme larrons en foire.

Ils oublient leurs statuts, leurs positions, leurs pouvoirs et redeviennent des adolescents, rêvant de faire les 400 coups et de quitter les murs parfois étouffants des palais. Insuffisant, car rapidement, la politique les rattrape, les alliances, qui peuvent passer par des mariages où l'amour n'est que la cinquième roue du carrosse... Le pouvoir qui doit être exercé, la grandeur des villes qui doit être entretenue...

Le destin de ces deux jeunes hommes doit s'accomplir, il en est ainsi, et ce sont ces destins mouvementés, difficiles, que Shéhérazade raconte à son ravisseur. Un récit dans lequel elle joue elle-même un rôle, oh, plus celui d'un témoin que véritablement d'une actrice, mais tout de même. Des destins qui sont voués à tourner au drame...

Dans ce récit, la magie tient une place importante. En premier lieu pour Azi qui ignore si le sang qui coule dans ses veines est aussi néfaste que le veut la légende et qui doit, à chaque décision, tenir compte de cette possibilité. Mais elle apparaît en bien d'autres endroits dans ce roman et réussit à créer une atmosphère très particulière, envoûtante...

On y retrouve des créatures diverses, qui se dévoilent au fil du roman, d'où mon choix de laisser cet aspect dans l'ombre pour vous en laisser la primeur. Des créatures de rêve mais aussi de cauchemar. Et même les créatures de rêve ne manquent pas d'ambiguïté, dans cet univers où le chemin entre le raffinement et la cruauté est très court.

La magie tient une place particulière et fondamentale dans cette histoire, comme dans l'ouvrage originel des "Mille et une nuits", intervenant même parfois de façon inattendue. Les personnages principaux sont d'ailleurs plus à sa merci que véritablement en contrôle. C'est une adversité dont il faut tenir compte et que les personnages doivent affronter.

Comme il se doit, Shéhérazade est le pivot de ce roman, elle intervient à intervalle régulier, dans son duel rhétorique avec son ravisseur. Maltraitée, bien loin du respect que peut attendre une reine, elle doit faire face à un adversaire coriace qui, par moments, ne semble même pas prêter attention à ce qu'elle raconte...

Le charme, l'envoûtement de la voix de Shéhérazade, sa conviction, son talent de conteuse, tout ce qui a tenu tant de nuits en haleine son époux, ne paraît pas avoir de prises sur ce brigand qui ne ressemble pas vraiment au brigand tel qu'on l'imagine.Violent, cruel, oui, mais avec un je-ne-sais-quoi dans les paroles, les gestes, les attitudes, qui ne colle pas.

Et puis, il y a le personnage central d'Azi Dahara. Encore un personnage ambivalent. Non, je n'utilise pas le mot ambigu pour qualifier le Sultan-Dragon, parce que c'est plus compliqué que cela. Pourtant, ce destin qui s'accomplit fait que Azi suscite des sentiments pour le moins contrastés. On s'attache à ce gamin sur qui pèse le poids de son rôle et de sa lignée.

Dans bien des moments, d'ailleurs, il a tout du héros, au sens très positif du terme. Un garçon intègre et juste, certes poussé à prendre des décisions difficiles mais qui le sont pour le bien de Yazad. Même lorsqu'il part en guerre, c'est, semble-t-il, dans son bon droit, pour protéger les intérêts de la ville qu'il dirige et augmenter son influence.

Mais, à d'autres moments, Azi adopte des comportements et des attitudes qui le font voir bien différemment par le lecteur : le doute, j'en ai parlé, mais aussi la colère, qui le submerge parfois de manière très brusque et violente. Il a le sang chaud, et le sang de dragon qui chauffe, c'est vite explosif et ça fait des dégâts.

A force de tenir compte de cette légende, de ressasser cette malédiction qui plane au-dessus de lui comme une épée de Damoclès, Azi finit par l'accréditer. Par l'assimiler et en faire une vérité. Malgré ses précautions, il devient évident pour lui que ce sang contrefait va finir par générer des catastrophes. Auto-suggestion ou vérité de la malédiction, c'est un des enjeux d' "Or et nuit".

Azi change de visages à de nombreuses reprises, au cours du récit de Shéhérazade. D'avenant, il peut rapidement devenir immonde, monstrueux, même, rejetant sur le moment tout état d'âme ou toute notion de morale. Son affrontement avec Khalid, par exemple, en est un exemple parfait. De cet épisode, qui pourrait faire de lui un héros juste, auréolé de gloire, il ressort effrayant, impitoyable.

Je n'ai pas évoqué Khalid dans mon résumé, je le fais maintenant, brièvement, et sans entrer dans les détails avant qu'on me fustige pour avoir, ô, ignominie, spoilé. Pour faire simple, Khalid est, en lecture premier degré, ce qu'on pourrait, avec le chef des brigands, considérer comme le méchant de l'histoire. Là encore, c'est sans doute plus compliqué.

Mais, il est l'agresseur, c'est certain. Et, même si l'on comprend que, lui aussi, a ses raisons pour agir de cette façon, il n'est pas franchement le protagoniste de ce roman qu'on qualifierait de sympathique. Face à lui, Azi a une image bien plus positive et paraît dans son bon droit. Et pourtant, à l'arrivée, on ne sait plus quoi vraiment penser de lui...

"Toi qui es conteuse, saurais-tu dire qui est le méchant de l'histoire", dit le brigand à Shéhérazade. Et c'est effectivement la question que se pose aussi le lecteur en découvrant, de la bouche même de la reine, le parcours si spécial et impressionnant d'Azi. Qui est vraiment le Sultan-Dragon ? Un héros ou un monstre ? Un souverain ou un démon ? Un bienfait ou une plaie ?

Et si, tout simplement, il était tout cela à la fois. Si, dans son obsession pour cette histoire de sang maudit, il brouillait lui-même, à ses yeux comme à ceux des autres, tous les repères. Loin d'être un personnage un peu mièvre, un peu fade, Azi se révèle d'une grande complexité et on ressent bientôt que son être est irrésistiblement attiré par l'abîme...

Au contraire des "Mille et une nuits" d'origine, Shéhérazade choisit un récit long, dont Azi est le pivot. Autour de lui évoluent des personnages secondaires qui ne sont pas dénués d'intérêts, dans les choix qu'ils font, dans les décisions qu'ils prennent et dans ce qui leur arrive. Comme si le charisme d'Azi, l'attraction qu'il exerce menaient tout le monde vers le précipice...

On se laisse prendre au charme de ces personnages, même s'il peut vite devenir vénéneux, à l'envoûtement qu'exerce l'Orient sur le lecteur, à cette magie qui propose des manifestations aussi fascinantes que dangereuses et à la lente descente aux enfers du Sultan-Dragon. Pour une première en fantasy, Mathieu Rivero nous offre un vrai voyage, plein d'embûches et de rebondissements.

Pour la petite histoire, Shéhérazade est la dernière arrivée au casting d' "Or et nuit", si je puis dire. En effet, comme Mathieu Rivero l'a raconté aux Imaginales, le premier jet de son roman était uniquement centré sur le destin d'Azi. Mais, il manquait quelque chose pour que ce récit soit cohérent, entraînant, qu'il ait du liant, pour reprendre l'expression même de l'auteur.

C'est lors de cette réflexion que le personnage de Shéhérazade s'est imposé. Restait encore à l'intégrer au récit premier, à reconstruire "Or et Nuit" de telle sorte que l'on alterne entre l'histoire de la reine et son récit, qui serait l'histoire d'Azi. Un bel exercice de style que j'ai trouvé très convaincant et qui m'a emporté.

Mes souvenirs des "Mille et une nuits", je l'avoue sans honte, datent un peu et sont un mélange de lectures enfantines, de films en Technicolor avec des effets spéciaux préhistoriques mais impressionnants, vus le mardi soir à "la dernière séance" et de brefs cours de théâtre dans le cadre de mon BTS aux métiers de la radio.

Avec "Or et Nuit", Mathieu Rivero a su réveiller ces souvenirs et, sans plagier ou imiter "les Mille et unes nuits", mais en les accommodant véritablement à sa sauce, il offre un roman qui vaut le détour et dont les Moutons Electriques, comme c'est habituellement le cas, ont également fait un très bel objet, dont la couverture, signée Melchior Asacaride, est la partie visible au premier coup d'oeil.

mardi 23 juin 2015

"La part de rêve qui m'offre la lecture me révèle une réalité, la mienne" (Frédérique Deghelt).

Je m'aventure peu au rayon jeunesse. Je m'y suis rarement aventuré, même quand j'avais l'âge. Une fois n'est pas coutume, c'est justement vers un roman pour la jeunesse, pour les 9-12 ans, même, précise la fiche technique de notre livre du jour. Et, si j'ai choisi d'en parler, c'est parce que j'ai aimé son propos et le thème qu'il développe : apprendre à aimer lire, y compris dans des groooos livres écrits il y a longtemps. Oui, des classiques. Avec "Adèle et les noces de la Reine Margot", publié aux éditions Castelmore, Silène Edgar plonge sa jeune héroïne dans l'oeuvre du Dumas, au propre comme au figuré. Et, si la vie de l'adolescent va jouer sur son voyage dans le passé, elle en retirera également beaucoup de choses sur le plan personnel. Mais, avant cela, que d'aventures et d'émotions, et pas seulement pour Adèle !



Adèle a 14 ans, c'est une élève de quatrième dans la moyenne, ni vraiment fascinée par les études, ni vraiment décrochée... Mais bon, elle s'ennuie un peu à l'école et préfère largement passer du temps avec ses copines et essaye d'oublier le récent décès de sa grand-mère, dont le souvenir reste douloureux. Et ses résultats s'en ressentent forcément.

Les copines d'Adèle, ce sont Juliette, Maëva et Anila, quatre inséparables, ou presque, qui, si elles ne sont pas toutes dans la même classe cette année, ne manquent jamais l'occasion de se retrouver. Une bande de copines comme il y en a tant qui entrent dans cette période jamais simple (et pas plus pour les garçons) de l'adolescence.

Adèle a aussi un ami qui s'appelle Guillaume. Elle est très proche de lui, ils sont voisins et se connaissent depuis toujours. Mais les autres filles, en grandissant, ont pris de la distance avec lui. Oh, disons-le, il a été prié d'aller voir ailleurs, au grand dam d'Adèle, qui ne l'a pourtant pas vraiment défendu. Un peu solitaire, Guillaume ne voit plus Adèle que quand elle n'est pas avec ses copines.

Ce sont les vacances de la Toussaint. La dernière heure de cours s'achève et le prof de français fait une annonce qui ravit sa classe : il ne donnera pas de devoir à faire pour la rentrée ! Joie dans les rangs, jusqu'à ce que l'enseignant précise tout de même que les élèves devront lire un roman d'un certain Alexandre Dumas.

"La reine Margot", un pavé de 450 pages ! Et il dit qu'il ne donne pas devoir, et ça, c'est quoi ? "Ce n'est pas un devoir, c'est de la lecture", rétorque le prof, plein de pédagogie, sans pour autant convaincre la majorité des gamins, que la perspective de peiner sur ce bouquin vieillot qui parle d'un temps bien lointain n'enchante guère.

Adèle n'est pas plus enthousiaste que la moyenne, mais elle fait contre mauvaise fortune, bon coeur. A la maison, elle s'ennuie. Le courant passe mal avec ses parents. Ils ne sont pas assez présents, accaparés par leur travail ou ne la comprennent pas, dit-elle, et les accrochages se font réguliers. Alors, pourquoi ne pas essayer... Adèle s'y met, sans s'attendre à des miracles, mais avec application.

La preuve, elle a bien pensé à prendre son dictionnaire avec elle. Et elle a bien fait, dès les premières pages, elle doit l'ouvrir, car le sens de certains mots lui échappe. Pourtant, surprise, Adèle ne s'ennuie pas autant qu'elle pensait à la lecture de ces premières lignes. Au contraire, cette plongée au coeur des Guerres de Religions va la captiver... A son rythme, elle va entrer dans cette histoire et...

... Une fois endormie, ô, surprise, elle va se retrouver projetée directement au coeur des événements terribles de cet été 1572 : le mariage de Marguerite de Valois avec Henri de Navarre, le jeune et ambitieux chef du parti protestant. Une semaine plus tard, ce sera l'effroyable massacre des protestants par le clan catholique lors de la nuit de la Saint-Barthélémy...

Propulsée dans ce monde dont elle ne sait rien ou presque, si ce n'est ce qu'elle a lu du livre de Dumas, voilà Adèle comme personnage à part entière de cet effroyable épisode historique. Au point d'y faire la rencontre d'un certain nombre de protagonistes, dont un jeune et beau huguenot, Samuel, avec lequel elle va nouer une relation.

Mais, où est Adèle, véritablement ? Projetée dans l'Histoire, dans le roman ? La puissance de la lecture influe-t-elle à ce point sur son imagination au point d'imprimer ses rêves ? Une chose est pourtant certaines, ces rêves deviennent une vraie addiction pour la jeune fille, qui se passionne pour le XVIe siècle et voit sa vie chamboulée par cette découverte de la lecture.

Mais, qui dit addiction ne dit-il pas aussi danger ? Adèle ne risque-t-elle pas de perdre pied avec la réalité et de voir remises en causes toutes ses relations de jeune fille vivant au XXIe siècle à force de s'absorber à ce point dans le livre de Dumas ? Ses parents, ses ami(e)s vont être le témoin de ce processus qui menace de l'emporter...

Silène Edgar est écrivain, nous avions déjà parlé d'un de ses romans sur ce blog, mais elle est aussi enseignante. Professeur de français et surtout, elle travaille beaucoup sur les questions pédagogiques en lien avec ses collègues. Dans ce roman, on sent d'ailleurs cette volonté, qui ne vise pas seulement les élèves ou les profs, mais sans doute aussi les parents.

A chacun un message, dont le coeur est l'initiation à la lecture. Et la certitude qu'on peut, même au collège, aimer cette activité et découvrir aussi des classiques. Certes, le choix de Dumas n'est pas anodin, il est certainement un des auteurs qui reviendra le plus souvent dans les lectures de jeunesse des uns et des autres et, depuis un siècle et demi, il a su captiver bien des lectorats différents.

L'effroi des enfants devant l'annonce de la lecture obligatoire d'un vieux bouquin qui "parle du Moyen-Âge" et possède l'épaisseur d'un bottin est d'un réalisme qui, sans tomber dans le cliché, l'exagération ou la stigmatisation, ne fait que présenter un fait. J'étais à la place d'Adèle il y a 30 ans, on me donnait à lire Balzac en 4e et je réagissais exactement de cette même façon. Sauf que je ne me suis pas réveillé sous des monceaux de cadavres à côté du Colonel Chabert. Fort heureusement !

J'aime bien dans ce roman la façon dont Silène Edgar décortique le processus d'apprivoisement du livre par le jeune lecteur. Bien sûr, on sent qu'il y a un terreau favorable, chez Adèle, qui ne rejette pas l'idée même de lecture, mais, tout de même, elle y entre petit à petit, comme on plonge un orteil dans l'eau pour s'assurer qu'elle n'est pas trop froide, avant de s'y immerger.

Oser ! Voilà le mot d'ordre ! Alors bien sûr, il y aura des ratages, des gamelles, des échecs... Tout le monde ne réagit pas de la même manière face à la lecture, nous le savons bien, nous, dévoreurs de livres impénitents, qui croisons souvent des personnes que l'idée même d'ouvrir un livre ne touche pas. En revanche, s'y essayer tôt est une garantie de faciliter le goût de la lecture...

Bien sûr, j'ai choisi cet angle-là avant tout le reste, parce qu'il est important à mes yeux, dans une époque où la lecture est l'objet de débats récurrents. Et aggravés si l'on ajoute les mots "jeunes" ou "jeunesse" dans la phrase. Pourtant, il serait réducteur de s'arrêter à la dimension pédagogique du livre de Silène Edgar. Car c'est aussi un court roman qui se dévore !

Je suis bien en peine de lui trouver une classification... Littérature jeunesse, oui, mais ensuite ? Roman historique ? Fantastique ? Rien de tout ça, peut-être, parce que, au final, la question n'est sans doute pas là et chaque lecteur aura son point de vue personnel sur ce qui arrive à Adèle. Rêve, voyage temporel ou autre...

Et peu importe. Ce qui est passionnant, ce n'est pas l'exploitation d'un quelconque paradoxe temporel, mais la manière dont Adèle devient une sorte de passerelle entre les deux époques, l'une influençant l'autre et réciproquement. Car Adèle agit en 1572 comme en 2015, et cela donne évidemment quelques scènes cocasses, malgré le contexte dramatique, comme cette improbable rencontre avec Ambroise  Paré.

Et, dans l'autre sens, Adèle rapporte à son réveil tant de questionnement, d'interrogations et aussi de fougue et de passion qu'elle désarçonne tout le monde autour d'elle. Métamorphosée, le demoiselle, qui doit tout de même gérer ses relations parentales et amicales plus compliquées qu'elles ne le devraient. Au point de donner l'impression d'être entrée dans une magnifique crise d'adolescence.

Enfin, il y a le séjour en 1572. Il sera forcément dépaysant pour un jeune lectorat à qui les histoires entre catholiques et protestants, les Valois, les Guise, les Navarre et tout le tremblement, ça ne dit pas forcément grand-chose. Sans être un pur roman historique qui retrace les événements, "Adèle et les noces de la Reine Margot" s'appuie sur le texte de Dumas et vient se glisser dans ses interstices.

Intéressant de voir que, pour qui ne connaîtrait pas bien les événements de cette période, il faudra sans doute apporter quelques compléments. Autrement dit, faire des recherches. Voilà encore un petit apprentissage à l'attention du jeune lecteur : on ne peut pas toujours se contenter du livre qu'on a entre les mains, la collecte d'informations nécessaires à sa compréhension doit aussi se faire en externe.

Mais, la partie "roman historique" du livre de Silène Edgar est vraiment intéressante parce qu'elle fait d'Adèle une actrice et pas une simple observatrice. Le jeu reste assez classique, l'anachronisme, l'irruption dans le passé d'éléments de notre présent... Mais la relation entre Adèle et Samuel change forcément un peu la donne et va pousser l'adolescente à déployer courage, ténacité et dévouement.

Inhibée dans sa vie quotidienne, la voilà totalement libérée dans ce passé qu'elle découvre au fil de sa lecture et de ses rêves. Rien n'est cucul, dans ce voyage dans le temps, bien au contraire, et c'est un vrai roman d'aventures que vit, sous nos yeux, Adèle. Loin du confort de 2015, elle expérimente la peur, le danger, l'urgence, mais aussi l'altruisme et, allez, lâchons le mot, un certain héroïsme.

Une vie idéale, en somme. En tout cas, bien plus excitante que sa vie réelle, si morne. Et l'on retombe alors sur nos pieds : la lecture, échappatoire parfaite à la routine du quotidien et à la difficulté de cette période de transition que constitue l'adolescence ? Et pourquoi pas, après tout ? L'aventure n'est peut-être pas au coin de la rue, mais on peut la trouver à chaque page d'un livre.

Voilà un roman qui m'a accroché dès les premières pages, alors que j'ai (un peu, oh, un rien) passé l'âge inscrit sur le livre. J'aurais plus l'âge d'être père et, plus j'avançais dans "Adèle et les noces de la Reine Margot", plus je me faisais la réflexion que ce roman serait parfait pour une lecture parents/enfants, sur bien des points.

Enfin, elle permettra de mettre en douceur le pied à l'étrier à de jeunes lecteurs en herbe qui entendront parler de Dumas et liront même quelques lignes de cet auguste romancier, citées au coeur de ce livre jeunesse. Et, dans quelques années, lorsque ce nom reviendra à leurs oreilles, à un âge où ils seront plus aptes à s'y attaquer, alors, ils ne réagiront sans doute pas comme Adèle et ses camarades de classe, mais seront prêts à se lancer dans l'aventure.

lundi 22 juin 2015

"Ouvrez les yeux et voyez ce que vous pouvez avant qu'ils ne se ferment à jamais".

La IIe Guerre Mondiale est une source inépuisable d'inspiration pour les romanciers du monde entier. Oh, bien sûr, parfois, on peut se dire que trop, c'est trop. Et pourtant, il faut reconnaître que la diversité des angles choisis, des contextes, des histoires et des genres littéraires permet de très rarement avoir le sentiment de tourner en rond pour le lecteur. Un nouvel exemple avec un roman américain, couronné cette année par le prestigieux prix Pultizer, "Toute la lumière que nous ne pouvons voir", d'Anthony Doerr (publié par Albin Michel). Un roman qui fait la part belle à un lieu merveilleux, Saint-Malo. Mais aussi un roman initiatique, sur l'adolescence, période si complexe, mais plus encore quand elle se déroule au milieu du chaos. Mais, ce n'est pas le seul thème fort de ce roman qui rend aussi hommage à cette littérature populaire qui a tant inspiré de lecteurs, de Dumas à Jules Verne. Et, au final, on a en main un drame lumineux qui devrait vous émouvoir profondément.



Née à la fin des années 1920, Marie-Laure Leblanc a très tôt perdu la vue. Un drame pour cette enfant pleine de curiosité, fille d'un serrurier travaillant au Muséum d'histoire naturelle de Paris. Ce dernier veille sur sa fille avec amour et bienveillance et l'aide à surmonter ce terrible handicap. Ainsi, il lui a fabriqué une maquette représentant le Ve arrondissement pour qu'elle puisse apprendre à se diriger dans le quartier où elle vit.

Mais, l'existence des Leblanc bascule, comme celle de tant d'autres personnes, lorsque la guerre éclate et tourne rapidement à l'avantage des Allemands. En 1940, Marie-Laure et son père sont poussés sur les routes et se joignent à l'Exode. Direction : l'ouest du pays, un pays désorganisé, en pleine débandade, confus, perdu...

Leur errance va s'achever à Saint-Malo, là où vit le grand-oncle de Marie-Laure. Etienne est considéré par tous comme un excentrique, pour ne pas dire un fou. Mais, en fait, il est revenu traumatisé de son expérience des tranchées, un peu plus de 20 ans plus tôt, et il a développé une sévère agoraphobie qui fait qu'il passe le plus clair de son temps enfermé dans sa chambre.

Le changement d'existence est radical pour Marie-Laure qui a tout perdu et doit tout réapprendre, pu presque... Alors, quand son père repart à Paris et disparaît, cela devient terrible... La jeune aveugle, entouré de son mystérieux grand-oncle et de la sympathique gouvernante, Mme Manec, qui est finalement celle qui prend le mieux soin d'elle, elle prend son mal en patience...

Werner est né à la fin des années 1920, un peu avant Marie-Laure. Fils d'un mineur tué au fond d'un puits, il a grandi dans un orphelinat d'une cité minière de la Ruhr, avec sa jeune soeur, Jutta, au milieu d'autres enfants. Jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge de revêtir l'uniforme des jeunesses hitlériennes et ne doive quitter le nid douillet pour un autre genre de société.

Blond, au point que ses cheveux sont presque blancs, les yeux d'un bleu soutenu, Werner est le parfait petit aryen, aux yeux de ceux qui organisent la propagande du régime. Mais, il est aussi petit pour son âge et pas franchement belliqueux. Werner est un rêveur qui, par hasard, s'est découvert dès l'enfance une passion étonnante : la radio.

Autodidacte, le jeune garçon est capable de réparer tout appareil qui lui tombe sous la main et possède un instinct inné pour assembler des circuits électriques, au point de bluffer des professeurs. Des qualités essentielles qui vont le mettre à l'abri de possibles brimades que pourraient entraîner sa frêle silhouette et son peu de passion pour la bagarre.

Cette passion va le mener sur le front, dans une mission essentielle, au coeur d'un conflit où la communication prend une place essentielle, cruciale, même, que ce soit sur le plan militaire ou politique, qu'il s'agisse d'informer ou d'intoxiquer... Plus scientifique que soldat, il va poursuivre son apprentissage au plus près des combats.

Le Stabsfeldwebel Von Rumpel est un soldat, loyal, obéissant. Mais, tout en remplissant avec efficacité le rôle qui lui a été assigné par ses supérieurs, il va, pendant toute la durée de la guerre, poursuivre un autre lièvre. Oh, il s'agit bien, en tout cas au départ, d'une mission officielle, mais, petit à petit, certains événements vont transformer cette quête en une démarche personnelle, vitale.

L'acharnement dont fait preuve Von Rumpel dans cette poursuite, la brutalité dont il n'hésite pas à user ne sont alors plus seulement l'expression de la barbarie nazie à l'oeuvre, mais bel et bien la manifestation de l'énergie du désespoir qui le mine un peu plus chaque jour. L'urgence est partout, dans le recul des troupes allemandes face à l'avancée alliée, mais pas uniquement, en ce qui le concerne...

L'Océan de Flammes est un magnifique diamant. Cent-trente-trois carats, rien que ça, une forme parfaite de poire, une transparence idéale... Jamais taillé, c'est incontestablement l'un des plus beaux diamants connus dans le monde. Et, comme il se doit, il traîne derrière lui une histoire extraordinaire à laquelle se mêle une légende tenace.

Une légende qui ambiguë, entre bénédiction et malédiction. Une légende qui, d'une certaine manière, ne fait qu'attiser un peu plus les convoitises qui entoure ce diamant. Toutes les précautions qui l'entourent ne suffisent pourtant pas lorsque éclate la guerre. L'Océan des Flammes va alors connaître une nouvelle page de sa fabuleuse histoire...

Enfin, il y a Saint-Malo et sa cité corsaire. Un endroit hors du temps, superbe, dressé face à l'océan, riche de son histoire séculaire et des légendes, encore des légendes, oui, qui s'y attachent. Plus qu'un écrin pour l'histoire relatée par Anthony Doerr, Saint-Malo en est un personnage à part entière. Elle, ses remparts, ses îlots, ses maisons, ses secrets...

Et surtout sa position, qui va en faire une des dernières poches de résistance d'un Mur de l'Atlantique contourné par le débarquement en Normandie de juin 1944. Mais, la ville va devenir un point stratégique que les Alliés doivent absolument faire tomber pour que leur avancée vers l'est ne risque pas d'être perturbée à l'arrière.

Voilà pourquoi, en août 1944, la cité corsaire va faire l'objet d'une effroyable série de bombardements alliés qui va réduire ce joyau architectural à l'état de ruines. On dit que, sur près de 900 bâtiments, moins de 200 resteront debout à l'issue de cette semaine terrifiante. Et même les maisons encore debout furent sévèrement endommagées.

C'est en fait lors de cette semaine de bombardements que se déroule la trame centrale du roman d'Anthony Doerr. Le reste, ce que je vous ai raconté en pointillés jusque-là, nous est relaté par chapitres en forme de flash-back, alternant avec la situation des personnages cités plus haut, tous coincés dans l'enceinte fortifiée en passe d'être détruite.

Une décennie, de 1934 à 1944, durant laquelle Marie-Laure et Werner vont passer de l'enfance à l'adolescence et s'approcher bien trop vite de l'âge adulte. Car, en temps de guerre, qu'on soit soumise à une occupation étouffante pour la jeune française, ou au joug d'un régime totalitaire et dément, comme le jeune allemand, on mûrit vitesse grand V.

Rien n'est simple dans le vie de ces deux adolescents, dont on suit le parcours en parallèle. Parallèle ? Ah, le terme n'est pas forcément juste. Des lignes parallèles ne se rejoignent jamais, or, les trajectoires de Marie-Laure et Werner, on le sent bien, sont faites pour se rejoindre, à un moment donné. Peut-être même sont-elles liées depuis longtemps...

La jeune Française est d'un grand courage dans une adversité qui semble s'acharner. Et pourtant, malgré ses malheurs, elle semble trouver à Saint-Malo un certain équilibre, réussissant même à apprivoiser son grand-oncle jusque dans sa tanière. Avec lui, elle retrouve sa passion pour Jules Verne et pour "20 000 lieues sous les mers", son livre de chevet, qui tient une place toute particulière dans cette histoire.

Les coups durs s'accumulent sans que jamais elle ne se décourage. Un destin anonyme, ni exemplaire, ni héroïque. Une vie, vécue avec ténacité et caractère, sans doute, mais aussi avec une grande simplicité, sans se plaindre ou réclamer. Marie-Laure est un personnage au combien attachant, à plus d'un titre, et dont le lecteur partage certains secrets.

Werner aussi, malgré l'uniforme qui le porte et le place dans le mauvais camp, est attachant. Il a ce petit côté rêveur digne d'un savant Cosinus. Non pas qu'il n'ait aucune perception du monde et des événements qui l'entourent, mais il y évolue avec une idée fixe en tête : ces questions liées à la radio qui le fascine et pour lesquelles il montre une habileté et une intuitions incontestables.

Werner, c'est l'éclair de rationalité scientifique au milieu des ténèbres fanatisées du nazisme. Bien sûr, il participe, à sa manière, à l'effort de guerre, dans un rôle sans doute bien plus important qu'il n'y paraît. Du contre-espionnage, pourrait-on dire. Mais, surtout, il poursuit son rêve de chercheur, sa compréhension du phénomène qu'il s'est choisi pour sujet d'étude.

Ce jeune homme, comme Marie-Laure, sont des lumières dans un monde sur lequel l'obscurité est tombée. Une obscurité métaphorique, mais aussi bien réelle, lorsque Saint-Malo se retrouve sous les bombes, la poussière, l'horreur, la peur... Ce sont des fanaux que le lecteur suit, avec angoisse, dans leurs évolutions respectives.

Parler de lumière en évoquant une jeune aveugle, on pourrait dire que je pousse un peu. Mais je ne le crois pas. A mon sens, Anthony Doerr manie son stylo, son clavier comme un prisme à travers lequel l'oeil du lecteur perçoit tout un spectre de luminosités différentes, qu'incarnent les personnages, certains objets, certains lieux.

Il faut que ces étincelles, ces loupiotes subsistent malgré tout dans le sombre contexte où elles se trouvent. Et tout l'enjeu est là. Ces lumières, ce sont aussi l'espoir. Un espoir qui prend des formes différents pour chacun, je n'entre pas ici dans les détails mais je pense que vous retrouverez à la lecture cette idée force et que vous la verrez poindre dans ce billet.

L'espoir contre le drame. Et cette phrase, mise en tête de ce billet, qu'on retrouve à deux reprises dans le roman, si je ne dis pas de bêtise. La version d'Anthony Doerr du "Carpe Diem" de Horace appliquée à des situations contemporaines et des protagonistes qui pourraient parfaitement être des personnages antiques, tant le destin tient une place énorme dans leurs existences.

Des destins implacablement marqués par cette IIe Guerre Mondiale, qui a pris fin il y a 70 ans cette année... Une vie d'homme, en quelque sorte... Peu à peu, les témoins de cette époque que nous avons connus, côtoyés, s'éteignent, autres lumières retournant à l'obscurité. Leurs témoignages n'en prennent que plus de valeur et il est urgent d'ouvrir nos yeux, et nos oreilles, pour qu'une fois que la mort, inexorable, aura fait son oeuvre, ces souvenirs demeurent. Pour que nous ne devenions pas aveugles. Et sourds.

Marie-Laure et Werner, mais aussi la plupart des personnages de ce roman, ont été marqués de façon indélébile par ces événements. Ceux qui y ont survécu vont traîner ces souvenirs terribles derrière eux, vont vivre hantés par les absences... Mais ils sont aussi ceux qui restent capables de transmettre la lumière. Comme on transmet des messages par ondes en espérant qu'ils seront captés, quelque part.

Anthony Doerr signe avec "Toute la lumière que nous ne pouvons voir" un roman bouleversant qui s'étale sur près d'un siècle, au final, même si son coeur est une décennie. Entre ce contexte historique si particulier et très original, cette ville de Saint-Malo que j'ai visitée et que je revois, entre les lignes, même à 70 ans de distance et une reconstruction la plus fidèle possible plus tard, et ces destins ballottés, la puissance de ce drame peut déferler.

Marie-Laure et Werner ne sont pas que des figures immortalisés sur des clichés sépias ayant traversé les années. Non, ils prennent chair sous nos yeux et nous les accompagnons dans leurs aventures, souffrant, tremblant à leurs côtés. Espérant cette rencontre qu'on sent inévitable... Doerr ne les ménage pas, pas plus que le lecteur, dont il fait battre le coeur un  peu plus vite jusqu'à un final très américain, ai-je trouvé, où l'on entend jouer quelques violons, mais qui reste parfaitement cohérent et ne perd pas de sa force, romanesque ou sentimentale.

samedi 20 juin 2015

"Peu importe que l'accomplissement de notre oeuvre exige mille années terrestres, ou que, pour parvenir à nos fins, des millions de vies humaines périssent et que des civilisations s'écroulent".

Se faire remarquer dès son premier roman, beaucoup en rêvent. Je dois dire que, comme souvent lorsqu'on ne sait pas trop où on met les pieds, j'ai attaqué notre livre du jour avec enthousiasme, très excité par le sujet. Mais aussi en étant conscient que l'exercice était particulièrement casse-gueule. Exercice probant, après lecture et l'envie de partager avec vous le plaisir que j'ai eu à lire le premier volet (ce sera une tétralogie) d' "Origines : le château des millions d'années", de Stéphane Przybylski (disponible aux éditions du Bélial). Le même plaisir que, quand, gamin, je m'attaquais à belle dents à des romans ou des bandes dessinées d'aventures, des lectures qui dépaysent, bousculent, laissent pantelant, surprennent, esbaudissent, accrochent... Oui, je m'emporte, mais ce premier tome est vraiment prometteur et l'envie de découvrir la suite de ce cycle très forte. Parce que le cocktail roman d'aventures/histoire/science-fiction m'a semblé très réussi.



A la fin du printemps de l'année 1939, alors que l'Europe s'approche de plus en plus d'un conflit généralisé face à la montée de l'Allemagne hitlérienne, Friedrich Saxhäuser, récemment promu Sturmbannführer, est convoqué à Berlin. A peine a-t-il posé le pied sur le sol allemand, de retour de Rio, qu'il est directement emmené dans le bureau de Heydrich, l'un des têtes pensantes du régime nazi.

Saxhäuser est un espion, mais depuis quelques années, déjà, les missions qu'on lui confie sont assez particulières. Il est en effet chargé d'accompagner à travers le monde sur des sites bien particuliers les équipes archéologiques du Reich dont le rôle est de corroborer les théories aryennes en apportant les preuves diverses et variées qui permettront de montrer aux yeux du monde la supériorité de cette race.

Cette fois, ce n'est pas en Amérique du Sud qu'on l'envoie, mais en Irak. Il doit veiller sur Joachim Schmundt, personnage excentrique, riche industriel passionné d'archéologie qui mène des fouilles dans le pays. En sous-main, Saxhäuser a surtout pour mission de prendre contact avec un certain nombre de tribus locales et de les rallier à l'Allemagne, contre les Anglais, puissance coloniale locale.

Une mission qui ne ravit pas plus que cela Saxhäuser, mais dont il s'acquitte avec un certain savoir-faire. Jusqu'au jour où d'étranges événements et découvertes vont faire basculer son existence. Alors qu'ils sont basés à Hatra, site archéologique remarquable, les Allemands vont mener des recherches dans la vallée du Nahr-al-Zab-al-Saghir.

Mais que s'est-il réellement passé dans ces majestueux paysages qui furent le berceau d'une immense civilisation ? Tout l'enjeu est là, la mémoire fait défaut à Saxhäuser et à ses acolytes, comme si on avait effacé les informations de leurs cerveaux... Curieux. D'autant que cela arrive après d'autres incidents qui ont coûté la vie à des membres de l'expédition.

Sans le savoir, Saxhäuser a mis au jour quelque chose qui dépasse l'entendement et va surtout bien au-delà des espérances de Hitler et de ses sbires. Sans vraiment prendre la mesure de ce qui se passe, l'espion comprend que ce qu'il a découvert, enfin, ce qu'il pense avoir découvert, représente une puissance inouïe. Et le mystérieux bracelet qu'il a désormais en sa possession ne fait que renforcer ce sentiment.

Mais que faire de cette découverte, qui pourrait s'avérer capitale alors que la guerre semble désormais inévitable ? Faut-il confier les découvertes parcellaires faites en Irak aux fous furieux qui mènent le monde à la catastrophe ? Tout au long du retour, par des chemins détournés, Saxhäuser s'interroge. Et obtient bien peu de réponses...

Je reste volontairement évasif, parce que, évidemment, le lecteur lui aussi se pose énormément de questions sur ce qui s'est passé en Irak. Et comme on a plus de réponses que n'en ont les protagonistes eux-mêmes, il faut évidemment être très prudents dans ce que l'on raconte... Ce premier tome est vraiment une prise de contact avec le personnage central de cette tétralogie, Saxhäuser, et sur ce destin nouveau et un tantinet lourd à porter qui va s'abattre sur lui.

Il est temps de vous parler un peu plus de ce personnage. Car, dès ce premier tome, le regard qu'on porte sur lui change radicalement. Ancien de Verdun, Saxhäuser, rendu à la vie civile après la première guerre mondiale, a connu la misère. C'est presque par hasard qu'il devient un des premiers compagnons de route du NSDAP, le parti fondé par un autre ancien combattant, Adolf Hitler.

La relation entre les deux hommes est au coeur de ce premier tome. Parce que, si Saxhäuser est étroitement lié à l'homme, il s'est, au fil des années, éloigné de ses idées. Et surtout, il n'a pas du tout la même admiration pour le Führer et pour l'aréopage de cinglés dont il s'est entouré. Alors, oui, sur le papier, Saxhäuser est un SS et un fidèle de Hitler, mais les choses sont bien plus compliquées que cela.

Ce parcours hors norme, cette vie étonnante, Stéphane Przybyslki n'a pas choisi de nous la raconter d'un bloc, mais il la distille, éléments par éléments, à travers tout un système de flash-back rudement bien pensé. Ces retours en arrière n'ont rien de hasardeux ou de gratuit, ils viennent à chaque fois éclairer la situation dans laquelle se trouve Saxhäuser en 1939, dans l'intrigue centrale du roman.

On mesure alors à quel point l'aventurier du Reich a pris ses distances avec le régime pour lequel il oeuvre. Et cela a une immense importance : il n'est pas une espèce de robot au cerveau fanatisé ; il conserve tout son libre arbitre. Et sans véritablement jouer un double jeu, il est prudent et sait qu'il a des ennemis haut placés, il mène sa barque en solitaire...

Alors, on comprend vite que la découverte faite en Irak va lui poser un cas de conscience. Et pas des moindres. Seul contre tous, ou presque, Saxhäuser pense mener sa barque comme il le peut, faire les choix qui lui semblent juste. Il n'imagine pas à quel point il se trompe et à quel point il est devenu le jouet, certes encore récalcitrant, de forces qui le dépassent.

Mais n'allons pas trop vite en besogne : le Sturmbannführer Saxhäuser ne va pas devenir du jour au lendemain, au détour d'une page, le mec le plus sympathique de la création, le héros ultra-positif qui va sauver le monde. Non, ce serait une métamorphose trop franche pour être crédible. On a là un dur à cuire, un homme dangereux et qui reste loyal à sa patrie, à son maître...

Oui, Saxhäuser est une brute, un tueur. C'est le métier qui veut ça, remarquez... Si tout cela pèse sur sa conscience, il n'en fait pas du tout cas. Dans les situations d'urgence, pas de doute de quelque sorte que ce soit, les réflexes reviennent aussitôt et il ne fait pas bon se retrouver face à lui, car il ne fait pas de quartier.

Saxhäuser est un guerrier, un homme de main, ce n'est pas parce qu'il accompagne des hommes de l'art, en tout cas des personnes censés être plus raffinées que la clique au pouvoir à Berlin qu'il laisse derrière lui ce costume qui lui sied parfaitement. Reste à savoir comment cette force brute va être utilisée au fil des événements et des changements qui ne manqueront pas de se produire autour de lui.

Ce parcours, ces failles, ces questionnements, tout cela donne de la force à ce premier tome et plante le décor sans pour autant laisser de temps morts, comme c'est parfois le cas. Au contraire, on est happé par le rythme qu'impose Stéphane Przybylski, qui nous offre là un véritable roman d'espionnage dont on n'a encore qu'un aperçu très incomplet.

Oh, je ne vais pas être très original, évidemment, on pense à Indiana Jones, même si celui-là n'appartient pas au même camp que le personnage incarné à l'écran par Harrison Ford. L'archéologie, les années 30, le nazisme, la témérité, la roublardise et même, parfois, quelques facéties, font inévitablement penser à Indy. Avec en plus, toutefois, ces ambiguïtés qui l'habitent et le font douter.

Et puis, l'autre référence qui revient, c'est X-Files. Je dois humblement reconnaître que je ne fais pas partie des aficionados de cette série, mais évidemment, je comprends tout à fait le lien, époque et contexte mis à part. J'ai fait le choix de ne pas en dire trop au sujet de la partie science-fictive de ce roman, on devrait en reparler plus en détail dans les tomes suivants, brisons donc là.

Sachez simplement qu'il y a bien cette dimension, assez discrète encore dans ce premier tome, malgré quelques scènes particulièrement spectaculaire. Mais, la "découverte" de Saxhäuser conserve encore la majeure partie de son mystère. En revanche, on devine quelques éléments qui n'ont rien de rassurant. Prenez la phrase (un peu longue, désolé) que j'ai retenue en guise de titre.

Si ce n'est pas une belle illustration du Reich de mille ans et des élucubrations de Hitler, franchement ! Et pourtant, pas du tout. Cette phrase vient d'ailleurs, si je puis dire, et elle laisse augurer que ce que Saxhäuser et Schmundt ont réveillé pourrait bien s'avérer être pire encore que le monstre lové au coeur de l'Europe et qui va bientôt déployer ses immondes tentacules.

Reste le contexte historique. On balaye, dans ce premier tome, près d'un quart de siècle, période fondamentale et dramatique de notre histoire. Des tranchées de Verdun et de cette boucherie qui devait être la Der des Ders, jusqu'à l'aube d'un autre abominable conflit. A travers le parcours "exemplaire" de Saxhäuser, on revit cette époque avec ses horreurs, ses signes avant-coureurs, cette folie qui gagne dans l'indifférence quasi générale.

Témoin direct de la montée du nazisme et de l'exercice du pouvoir par Adolf Hitler, Saxhäuser est un homme de confiance en plus d'un espion chevronné. D'une certaine façon, ces missions qui l'envoient aux quatre coins du monde sont une aubaine : il s'éloigne de Berlin et de la folie qu'il sent monter. Et il peut ainsi réfléchir à son avenir avec un peu plus de liberté d'esprit.

Cette partie historique est remarquablement documentée et surtout parfaitement rendue. L'atmosphère des brasseries bavaroises, dans lesquelles Hitler a répandu, au début des années 20, son idéologie naissante auprès d'un public désespéré et révolté, par exemple, est très bien décrite. La situation au Moyen-Orient, vraie poudrière, est aussi très intéressante.

Aventures dans le désert, sur les rails, sur l'eau et même dans les airs, courses poursuites et barbouzeries, on ne manque pas de rebondissements, indépendamment même de la découverte inouïe de Saxhäuser. Il y a là de quoi passer quelques moments de lecture haletants et addictifs. Et ce n'est encore qu'un début !

Ce tome 1 nous abandonne sur un cliffhanger de la mort qui tue, le genre qui vous fait hurler à la lune, seul sur votre canapé, parce que ce n'est pas possible de s'arrêter à ce moment-là, sans savoir quand on pourra s'attaquer à la suite. Il nous laisse surtout avec bien des questions qui attendent des réponses et l'impression qu'on  pourrait bien, peu à peu, voir s'installer un univers proche de l'uchronie... A confirmer.

mardi 16 juin 2015

"Quand l'Homme en noir mettra le Grand Projet en route, vous n'aurez aucune chance".

Soyons clair, Franck Thilliez n'aura pas besoin de ce billet pour que son dernier roman en date, "Pandemia" (en grand format chez Fleuve Editions), soit un gros succès qui ravira ses fans. Mais j'aime bien partager mes lectures avec ceux qui me font l'honneur de me lire et, pourquoi pas, susciter le dialogue. Il faut dire que je suis toujours impatient d'avoir des nouvelles de Lucie Hennebelle et Franck Sharko, les deux personnages fétiches de l'auteur, qu'il a tellement souvent malmenés qu'on espère à chaque fois qu'il leur offrira enfin un peu de répit... Ce ne sera pas le cas ici. Une nouvelle fois, rien ne sera épargné au groupe de la Crime auquel appartiennent nos deux héros. Au point de voir les vieux démons de Sharko se réveiller et le flic se rapprocher une nouvelle fois dangereusement du bord du précipice qui semblait pourtant s'être éloigné depuis sa rencontre avec Lucie. Et l'ombre de "l'Homme en noir" qui plane, qui plane...



Automne 2013. Amandine Guérin, microbiologiste à l'Institut Pasteur, est envoyée dans la Somme avec un de ses collègues suite à la demande des responsables d'une réserve naturelle. On a en effet découvert les cadavres de cygnes et, pour des raisons sanitaires évidentes, cela nécessite une étude un peu plus précise.

Depuis le début du XXIe siècle, la question des grandes épidémies, et en particulier celles liées aux animaux, grippe aviaire, grippe porcine, ont fait un retour en force à la une de l'actualité et la psychose a tendance a se répandre plus vite encore que les hypothétiques virus. Alors, dès que quelqu'un a un doute...

Mais là, Amandine réalise rapidement que quelque chose cloche. Ces cygnes ont certainement été victimes de quelque chose de grave. Après analyse, cela se confirme : les oiseaux ont été touché par un virus grippal, jusqu'ici inconnu. Voilà qui n'a rien de rassurant, car l'Institut Pasteur, comme d'autres organismes du même genre en Europe et dans le monde, est particulièrement attentif à ces micro-organismes.

Peu à peu, Amandine et ses collègues comprennent que la situation est encore plus sérieuse qu'on ne l'imagine : des oiseaux ont succombé en grand nombre dans une partie de l'Europe et il devient manifeste que l'épidémie s'étend au gré du vol des animaux infectés... Il va falloir agir vite pour trouver la parade.

D'autant que, dans le même temps, les malades humains de la grippe se multiplient en France et c'est tout le pays qui tousse. De là à imaginer le pire de tous les scénarios, c'est-à-dire la transmission à l'homme d'un virus inconnu pour lequel on n'a donc pas de vaccin, qui se  répand très rapidement à cause des oiseaux, il n'y a qu'un pas.

Depuis la terrible grippe espagnole qui fit des ravages à la fin de la première Guerre Mondiale, on sait que la nature est capable de produire des virus terriblement dangereux et susceptibles de contaminer un grand nombre de personnes. Mais, dans le cas présent, à l'Institut Pasteur, on tique... L'enquête fait apparaître des coïncidences un peu trop troublantes...

Et si ce virus n'était pas un caprice de Dame Nature, mais bien une action humaine et délibérée ?

Pendant ce temps, le groupe de la Crime auquel appartiennent Lucie Hennebelle et Franck Sharko est appelé sur une scène de crime dans la forêt de Meudon, sur les rives d'un étang. Un homme et son chien ont été tués et le mode opératoire laisse les enquêteurs perplexes... Malgré la grippe qui frappe sévèrement certains de ses hommes, Nicolas Bellanger, le chef de groupe, entend bien résoudre cette curieuse histoire.

Il n'imagine pas que les indices qui seront récoltés vont les mettre sur la piste d'un vieil adversaire, "l'Homme en noir", et les plonger dans une enquête plus sombre et glauque encore que les précédentes. Pendant que la grippe s'étend, ne facilitant rien et laissant présager une possible effroyable catastrophe, c'est Sharko qui va se lancer à corps perdu dans cette affaire...

Je n'entre volontairement pas trop dans les détails, car ils se passe beaucoup de choses dans cette enquête qui va nous faire voyager, si je puis dire, dans certains des endroits les plus répugnants qu'on puisse imaginer. Ne vous éloignez pas trop de vos cirés, cuissardes, et protections en tous genres, et, si vous avez l'odorat fragile, accrochez-vous ! "Pandemia" est un roman qui tache !

Pour le reste, et pour ne rien déflorer de l'enquête, c'est aux personnages que je vais m'intéresser dans la suite de ce billet. Parce que je trouve que, chez Thilliez, plus particulièrement encore que chez d'autres auteurs de thrillers, il y a un gros boulot sur les protagonistes des histoires, qu'ils soient récurrents ou secondaires.

Commençons avec les personnages que l'on découvre. Au premier rang, Amandine, cette microbiologiste qui est celle que l'on rencontre en premier dans ce roman. Une femme étonnante, compétente et sûre d'elle dès qu'elle endosse sa blouse et se penche sur les organismes invisibles qu'elle étudie, mais qui, sur un plan personnel, est bourrelée de doutes, au point de développer des TOC et une obsession pour la propreté qui empirent au fil des chapitres.

Amandine est en couple avec Phong. Lui aussi a été scientifique avant qu'une affection rarissime l'oblige à renoncer à sa brillante carrière. Depuis, il vit avec Amandine, dans un loft aménagé pour le protéger de tous les germes possibles, le plus petit rhume pouvant lui être fatal. Ce domicile a quelque chose du labyrinthe dans lequel évolue la souris Algernon, dans le roman de Daniel Keyes et c'est très troublant.

La jeune femme, aux petits soins pour l'homme qu'elle aime, est prête à devenir un véritable tyran domestique pour protéger Phong, quand lui n'aspire qu'à profiter du temps qui lui reste à vivre et qu'il sait compté. L'évolution du comportement d'Amandine alors que la crise sanitaire contre laquelle elle lutte atteint son paroxysme est l'une des preuves des tensions ressenties par les personnages.

Amandine va traverser ce roman avec cette fougue, cette hargne qu'elle a en elle, ce rejet profond de l'injustice. En bonne héroïne thilliezienne, si je puis me permettre ce néologisme, elle va se jeter corps et âme dans cette enquête, prenant bien des risques et c'est toute son existence qui va en être bouleversée. Durablement.

On pourrait aussi évoquer Nicolas et Camille, deux des personnages rencontrés dans "Angor" et que l'on retrouve dans "Pandemia". Leurs vies ont changé après les drames, la violence, les émotions... Avec toujours le difficile équilibre à trouver entre la vie professionnelle et la vie privée. Ils ont beau être flic pou lui, gendarme pour elle, rien n'est jamais vraiment simple.

Et puis, il y a le cas Sharko. C'est vrai qu'il prend le dessus sur Lucie depuis deux romans. Mais Lucie pouponne, elle a moins de marge de manoeuvre. Un détail, en apparence, mais qui est peut-être bien plus important qu'on ne pourrait le croire. Car, dans cette histoire qui forme un cycle à l'intérieur de la série avec "Atomka" et "Angor", le fait que Sharko retrouve de l'autonomie va avoir des conséquences.

Retrouvant son statut d'électron libre, le flic expérimenté mais toujours révolté par le mal qui se déchaîne autour de lui, va replonger dans des abîmes, au sens propre comme au figuré. Les lieux qu'il doit arpenter pour cette enquête, le sentiment profond de haine que lui inspire son insaisissable adversaire et la révolte des événements qu'il va devoir affronter, tout cela va réveiller ses fantômes.

"Pandemia" marque le retour des démons de Sharko, qui l'avaient mené au bord du gouffre avant que la rencontre avec Lucie ne change profondément la donne. On retrouve le flic sur le fil du rasoir qu'on connaissait dans ses premières enquêtes, avec tout de même des différences fondamentales : il n'est plus aussi seul, il a des responsabilités, il peut même être un exemple...

Mais cela ne l'empêche pas, même s'il n'intériorise pas le mal-être qui le gagne au fil des chapitres, de retrouver quelques réflexes borderline d'antan. L'homme apaisé qu'on connaissait depuis qu'il avait retrouvé une stabilité affective est encore une fois submergé par une violence incontrôlable qu'il va devoir utiliser à bon escient.

On le sait, Sharko a renoncé à un grades plus élevé. S'il devait perdre les pédales en service, alors, ce pourrait signifier une mise sur la touche définitive. Si ses méthodes n'ont jamais été très orthodoxes, Sharko va, dans "Pandemia", accepter de jouer avec les règles fixées par ses adversaires, qu'on pourrait résumer ainsi : il n'y a pas de règles, tous les coups sont permis.

Je ne sais pas ce que Thilliez réserve à l'avenir à son personnage, il faudra d'ailleurs patienter un peu, puisque son prochain roman devrait être un one-shot n'appartenant donc pas à la série Sharko/Hennebelle. Mais je n'imagine pas que les événements de "Pandemia" ne laissent pas quelques traces chez lui, qu'ils n'aient pas rallumé un feu qu'il va vite falloir circonscrire.

Terminons en parlant tout de même un peu de l'intrigue. Les fidèles de Thlliez, Sharko et Hennebelle ne devraient pas être dépaysés, le schéma est classique et le rebondissements nombreux. La science du macabre de l'auteur fait encore merveille, avec les "détails qui tuent", ces éléments a priori sans importance qui révèlent toute la noirceur et le machiavélisme de "l'Homme en noir".

Comme toujours, les lieux, j'en disais un mot plus haut, sont choisi avec soin, on sent que, derrière, il y a eu de la documentation, du travail de recherche et sans doute quelques visites qui ont dû valoir leur pesant de cacahuètes... Franck Thilliez avait évoqué durant la genèse du roman, ses rencontres avec les chercheurs de l'Institut Pasteur, il a en revanche été plus discret sur un ou deux sites bien sinistres où il nous emmène sans nous demander notre avis.

Entremêlant ses intrigues pour finir par les réunir, il propose une course contre la montre qui laissera le lecteur pantelant car l'urgence est là et, en plus des ennemis de chair et d'os, évidemment difficile à démasquer et à attraper, il faut aussi poursuivre de microscopiques adversaires portant en eux un effroyable danger...

C'est très efficace, comme toujours, addictif, comme d'habitude, mais je conseillerai, pour la plupart des raisons évoquées au court de ce billet, à ceux qui voudraient découvrir le travail de Franck Thilliez, de ne pas commencer par "Pandemia". Il y a en effet beaucoup d'éléments dans cette enquête qui font référence au passé des personnages, qu'on trouve dans les livres précédents.


Enfin, pour les lecteurs équipés de liseuses, un mot sur la nouvelle publiée en numérique pour annoncer la sortie du roman. Ne voyez pas "Avant Pandémia : le grand voyage" comme une introduction au roman, c'est plus proche, en fait, d'un court métrage projeté en début de séance, avant le film pour lequel on a acheté un ticket.



L'action principal se déroule sur un paquebot de croisière, en Méditerranée. On est avec les passagers ayant acheté des billets pour voyager certes, dans un certain luxe et un certain confort, mais logeant dans les cabines les moins chères. Cela donne un décor assez particulier, à déconseiller aux claustrophobes, car on est enfermé dans des coursives sombres et étroites.

Thilliez y décrit la montée de l'angoisse, de la peur, l'incompréhension, la colère et la révolte. Car ce qui se passe, et qui inquiéterait même le plus zen des moines bouddhistes de Lhassa, n'est révélé qu'au compte-goutte. Cette incertitude est comme un accélérant qu'on verse sur un feu et l'attise encore un peu plus.

On est au coeur d'un drame et, sur un temps très court (il faut moins d'une heure pour lire cette nouvelle), l'auteur démontre sa capacité à mettre ses lecteurs sur des charbons ardents et même, allez, disons-le, à sérieusement lui filer les chocottes. Oui, après ce grand voyage, on se dit qu'on est prêt à attaquer le roman "Pandemia", car la mise en condition est sévère.

lundi 15 juin 2015

"There is no dark side of the moon, really. Matter of fact, it's all dark" (Pink Floyd).

Le titre de ce billet est un extrait du titre "Brain Damage", un des derniers du mythique album "The Dark Side of the Moon", et on retrouve cette citation dans notre roman du jour. Elle m'a semblé bien résumer l'esprit de ce livre de près de 700 pages dans sa version poche, car elle s'applique à la totalité de ses personnages principaux. Pour moi, c'est une découverte, précision que je donne car "Police", de Jo Nesbo (désormais disponible chez Folio) est la dixième enquête de Harry Hole à paraître en France. Et, pour les obsédés du spoiler, sachez qu'il vaut mieux lire au moins "Fantôme" auparavant, car l'intrigue de ce livre découle directement, pour une bonne part, de cette enquête précédente. En ce qui me concerne, j'ai pris beaucoup de plaisir à lire ce roman noir, très noir, et je pense reprendre la série à son début. Car j'ai aimé le personnage ambigu de ce flic solitaire et cabossé qu'est Harry Hole, mais aussi le contexte d'une Norvège contemporaine qui n'a rien d'une carte postale...



La police d'Oslo est sur les dents : un de ses hommes est mort. Sorti pour une habituelle balade à vélo, il n'est jamais rentré chez lui. Et, lorsqu'on l'a retrouvé, le doute n'a pas été long avant de comprendre qu'il a été assassiné, de façon d'ailleurs très brutale. Rapidement, l'enquête va faire apparaître des faits assez troublants...

En effet, Erlend Vennesla a été tué sur un site qu'il connaissait bien : une scène de crime sur laquelle il avait travaillé des années plus tôt. Une affaire qui n'a jamais été élucidée. Pire encore, ce meurtre a été perpétré à la même date que le crime initial, comme un rappel macabre de cette histoire... La coïncidence est trop grande : la mort de ce policier a été soigneusement planifiée.

Directement visée, l'institution policière réagit aussitôt, du haut de la hiérarchie jusqu'au plus bas de l'échelle. En clair, c'est le branle-bas de combat : Gunnar Hausen, le chef de la criminelle de la capitale norvégienne s'attend à ce que son supérieur, Mikael Bellman, lui mette une sacrée pression. Car c'est bien la réputation de la police qui semble en cause dans cette affaire.

Pourtant, malgré les efforts consentis, l'enquête ne donne rien. Aucune piste, aucun indice solide, aucune intuition particulière... Une impuissance qui risque bien de passer rapidement pour de l'incompétence pure et simple aux yeux de la presse et de l'opinion si rien ne se produit rapidement. Mais, ce qui va arriver ne va pas redorer le blason de la police, bien au contraire.

En effet, après plusieurs mois, le tueur va se manifester à nouveau. Même mode opératoire : un policier tué sur une scène de crime non élucidé le jour anniversaire de l'événement... Effarés, les policiers réalisent qu'ils sont certainement face à un tueur en série qui a décidé de les prendre pour cible, de la plus cruelle des manières.

Une nouvelle fois, on se mobilise, au-delà même des services concernés. Par exemple, Katrine Bratt, désormais en poste à Bergen, et qui travaille pourtant sur un autre dossier, va fourrer son nez dans cette histoire de meurtres de flics. Et elle va réunir autour d'elles quelques-uns de ses collègues qui ont eu pour habitude de travailler avec Harry Hole.

Il y a là Beate Lønn et sa prodigieuse capacité à reconnaître les visages, Bjørn Holm et même le psy Ståle Aune, qui peine un peu à garder sa concentration, ces derniers temps, lorsque ses patients, même les plus étranges, viennent s'allonger sur son divan. A eux quatre, ils reforment une unité qui a fait ses preuves, mais qui n'a aucun mandat pour enquêter sur cette affaire.

Mais un seul être leur manque et tout semble dépeuplé... Alors que les critiques s'abattent sur la police et fustigent son incompétence, certains évoquent le nom de Harry Hole, bombardé sauveur providentiel, seul enquêteur capable de découvrir qui s'en prend aux flics d'Oslo. Sauf que Harry Hole n'est plus là...

Bizarre d'entamer un épisode d'une série dont l'un des éléments forts est l'absence du personnage central. Pourtant, est-ce le fait que je ne connaissais pas cette série avant, je suis parfaitement rentré dans cette histoire que Harry Hole habite, malgré lui, d'emblée. Même sans être là, et il flotte autour de cette absence une réelle ambiguïté, on ne semble parler que de lui ou presque.

Il faut dire, et pardonnez mon silence sur la question, mais ce serait trop en dire, que les raisons de son absence font partie intégrante de cette dixième enquête. Car les événements qui se sont déroulés à la fin du précédent roman, "Fantôme", ont des répercussions sur "Police". Reste à comprendre les tenants et les aboutissants de tout cela et à voir se dessiner des intrigues secondaires.

Elles sont assez nombreuses, d'ailleurs, ces enquêtes secondaires. On ne voit pas tout de suite le pourquoi de cette profusion, si ce n'est que l'histoire s'étale sur plusieurs mois et qu'il faut bien qu'il se passe quelque chose en attendant de nouveaux développements dans l'affaire centrale. Mais, peu à peu, on se frappe le front et l'on se dit : "Bon sang, mais c'est bien sûr" (oui, là, les moins de 20, 30 et même peut-être 40 ans sont largués, je sais...).

Oui, le point commun de toutes ces histoires en apparence secondaire, c'est qu'elles offrent des pistes viables pour trouver l'assassin des policiers... Comme dans un roman d'Agatha Christie, tout le monde devient potentiellement coupable, sauf qu'au lieu d'être rassemblé dans une pièce pour le débriefing final, il va falloir mettre la main sur les suspects, chose pas si aisée... Et en plus, il manque Poirot. Enfin, Hole...

Dans cette enquête très atypique, la construction joue un rôle très important. C'est une vrai mécanique d'horlogerie, vous savez, ces horloges astronomiques dont les rouages mettent également en marche des automates, des saynètes. Rien n'est anodin et les personnages qui s'animent sous nos yeux ont tellement de zones d'ombre qu'il est bien difficile de faire le tri.

"Police" est un roman très noir et très nocturne, également. Comme si la nuit semblait tomber pour de bon sur une capitale norvégienne gangrenée par bien des problèmes : violence, corruption, abus sexuels, incompétences manifestes, intrigues politiques... La liste des questions soulevées dans ces affaires est longue et inquiétante.

Mais, tous ces éléments qui semblent n'être au départ qu'un catalogue des maux endurés par l'institution policière d'Oslo, s'imbriquent peu à peu pour former une trame machiavélique dans laquelle les acteurs sont pris au piège comme d'une toile d'araignée. Et surtout, cela donne une tension qui va aller en empirant au fil des pages, des chapitres.

Et, avec la tension, monte le rythme. Ce n'est pas toujours le point fort des polars nordiques, ce n'est d'ailleurs pas forcément ce que recherchent ces auteurs, qui misent sur des dimensions plus psychologiques, mais ici, c'est différent. La dernière partie est menée tambour battant et emporte son lecteur dans un tourbillon.

Ou, plus exactement, dans une construction narrative qui essaye de retransmettre au lecteur la simultanéité des événements qui se déroulent en différents lieux sans qu'on tombe dans la confusion. Au contraire, tout est millimétré et l'on se croirait presque dans un épisode de "24 heures chrono", au point de se demander quand on va passer en split-screen, cette technique qui fait de l'écran de télé une mosaïque d'images.

Je dois dire que ce final m'a laissé haletant, car Nesbo fait feu de tout bois et parvient parfaitement à conserver ses atouts maîtres : les pistes sont toutes crédibles, les raisonnements cohérents et sans faille, les craintes justifiées, mais, comme dans ces jeux de labyrinthes où l'on doit suivre un chemin précis pour aller d'un point à un autre au milieu d'une multitude de sentiers, un seul fil d'Ariane mène à la solution, sans pour autant que les autres débouchent forcément sur des impasses.

Et puis, il y a Harry Hole...

Ah, que vous dire à son propos qui ne serait pas trop en dire ? J'ouvre un peu le bide du roman, là, alors, si vous craignez les spoilers, sans doute vous faudra-t-il sauter quelques paragraphes de ce billet... Oui, Harry Hole joue les Arlésiennes, mais vous vous doutez bien qu'on va finir par avoir de ses nouvelles...

En fait, tout concourt, c'est mon sentiment, à faire de "Police" un tournant dans la carrière de ce flic de littérature. A la fois sur le plan professionnel et personnel, mais aussi sur le plan humain. Ce personnage dégingandé, assez impressionnant avec sa haute taille et son visage si spécial, n'a rien des super-héros vitaminés de séries américaines.

Il n'est pas non plus juste un flic dont l'intuition est l'atout majeur. C'est quelqu'un qui donne de sa personne, qui va au charbon, qui prend des coups. Et qui en rend aussi. Mais, sans l'avoir connu auparavant, j'ai eu aussi le sentiment que c'était un homme introverti et tourmenté. Un solitaire qui n'aime pas la solitude, un être malmené qui essaye de prendre en main enfin son existence.

Et cela passe par des choix. Douloureux, comme ils le sont tous quand ils sont radicaux. Surprenants, aussi, parce qu'à contre-pied de ce que l'on croit connaître de lui. Mais, ce qui ne disparaît pas, ce sont les failles, profondes, du personnage, ainsi que ses zones d'ombre, car lui aussi en a. Et en cela il est un personnage intéressant, car il incarne le bien, pour faire vite, sans être monolithique et une incarnation de la morale.

C'est souvent le cas des enquêteurs scandinaves, et Harry Hole n'échappe pas à cette règle : il n'est pas parfait, il le sait et lutte contre des penchants qu'il lui faut en permanence maîtriser. Mais, là, dans ce cas précis, et l'on revient à ce qui s'est produit dans "Fantôme", il sait très bien qu'il a franchi, et sérieusement, la ligne jaune.

En quête de rédemption, Harry Hole ? Oui, d'une certaine façon. Mais surtout, il se sait pris au piège. Car il n'est pas le seul à savoir ce qui s'est passé et il sait que certains de ses adversaires ont la possibilité de le prendre au piège, de le faire tomber. A lui de trouver l'équilibre juste pour ne pas basculer et attendre le moment propice pour mettre à son tour en difficulté ces ennemis.

Non, Harry Hole n'est pas un ripou, il a agi pour des raisons qui, à ses yeux, étaient les meilleures. Et, pour être franc, on peut le comprendre. Mais, le résultat est qu'il se retrouve fragilisé, sur la touche. Un choix personnel qui va conditionner d'autres décisions très importantes. Il y a un avant et un après "Police" dans la carrière de Harry Hole. L'homme et le personnage aussi.

Au final, on a un roman où l'intrigue générale et le cas particulier du personnage central parviennent à se marier harmonieusement et le lecteur que je suis apprécie ce délicat équilibre. Il y a ce qu'il faut de noirceur sans pour autant étouffer toute lumière, il y a aussi la curiosité de voir comment Harry Hole entamera cette nouvelle étape de sa vie, de sa carrière.

Et puis, il y a l'envie d'en savoir plus, tout simplement, et de reprendre au début cette série. Histoire également d'avoir un autre regard sur "Police" et sur ce flic aux méthodes pas toujours orthodoxes mais à l'intuition sûre. Un personnage qui sait parfaitement qu'on ne fait pas d'omelette (norvégienne) sans casser des oeufs.