dimanche 15 juillet 2018

"Eh bien oui, je souhaiterais être quelqu'un d'autre (...) Je veux voyager dans le temps, vivre de grandes aventures, avoir des frères et des soeurs et que tout le monde m'aime".

Il est des sujets qu'il n'est jamais facile d'aborder auprès d'un jeune public. Souvent, on reproche même aux programmes scolaires de passer trop rapidement sur certains, voire de les escamoter. Parce qu'ils fâchent, parce qu'ils mettent à mal le fameux "roman national". Et cela ne vaut pas que pour la France, les Etats-Unis, qui plus est depuis l'arrivée au pouvoir de Donald Trump, connaissent les mêmes controverses, les mêmes polémiques. Surtout lorsqu'on aborde la question de l'esclavage. En 2011, Delia Sherman a publié "le Labyrinthe vers la liberté", qui paraît trois ans plus tard en France sous le label Hélium des éditions Actes Sud (traduction de Michelle Nikly). Un roman destiné à un public adolescent qui mêle histoire, fantastique, mais aussi des questions sociales fort contemporaine. Un roman qui tourne autour du voyage dans le temps, fait quelques clins d'oeil à des classiques de la littérature jeunesse et plonge son personnage principal dans une situation particulièrement difficile, pour l'amener à grandir, à mieux appréhender le monde et son histoire familiale.



Sophie, 13 ans, se rend en Louisiane pour y passer des vacances auprès de sa grand-mère et de sa tante Enid, une perspective qui ne la ravit guère. En cet été 1960, se retrouver quelque part dans le Bayou, à Oak Cootage, une imposante propriété qui n'a plus son lustre d'antan, ce n'est pas franchement ce à quoi aspirait la jeune fille.

Mais Sophie n'a pas son mot à dire : depuis que sa mère vit seule et doit subvenir à leurs besoins, il faut accepter quelques sacrifices. Mère célibataire, la maman de Sophie doit travailler et cumuler des cours du soir pour espérer, rapidement, trouver un emploi plus stable et plus rémunérateur. Pendant cette période, Sophie ne sera pas un poids pour sa mère.

Elle le comprend, elle l'accepte, mais elle ne se réjouit pas de retrouver cette grand-mère un peu effrayante, cette tante trop bizarre, cette maison presque gothique et le grand parc qui l'entoure. Il faut dire que l'endroit fut, jusqu'à la Guerre de Sécession et l'abolition de l'esclavage, une plantation prospère, dans laquelle trimait deux cents esclaves dans les champs de canne à sucre.

Un siècle plus tard, il ne reste que quelques vestiges de ce passé douloureux, mais aussi de la puissance de la famille Fairchild, propriétaire des lieux. Oak Cottage conserve des traces de cette période et Grand-Maman fait le lien entre ces deux époques. Elle n'a certes pas connu la grandeur de la plantation, mais elle est nostalgique de cette gloire passée, et peu importe son prix.

Sophie, jeune fille timide, introvertie, n'est pas enchantée de devoir passer ces longues semaines seule dans cet univers figé dans le temps. Oh, bien sûr, le jardin, pas très bien entretenu, est un lieu idéal pour s'y amuser, en particulier cet étrange labyrinthe qu'on y trouve. Mais cela peut-il suffire ? Sophie redoute par-dessus tout l'ennui qui risque de l'accompagner pendant ses vacances...

Alors, pour passer le temps, Sophie lit, un peu tout ce qui lui tombe sous la main. Et Sophie rêve. Elle rêve de vacances qui soient plus excitantes, dans un lieu moins oppressant, entourée d'amis ou d'une fratrie pour lutter aussi contre l'envahissant sentiment de solitude... Elle sait bien que tout cela est impossible, mais c'est plus supportable ainsi.

Jusqu'à ce qu'elle se promène dans le fameux labyrinthe. Là, elle fait une rencontre inattendue. Appelons ça une créature, la Créature, même, pour reprendre les termes du roman. Qu'est-ce réellement ? Ce n'est pas dans ce billet qu'on vous le dira. Mais, ce personnage mystérieux va écouter Sophie, entendre ses plaintes et exaucer ses souhaits.

Et Sophie se retrouve... ailleurs. Enfin, pas vraiment sur un plan géographique, car elle reste en Louisiane, près de Oak Cottage. Non, c'est dans le temps qu'elle a voyagé : elle va vite réaliser qu'elle se trouve désormais en 1860, au temps de la splendeur de la plantation Fairchild. Ce fameux passé dont elle a entendu parler par sa grand-mère.

Mais, la Créature a joué un tour à Sophie. Car elle va se retrouver dans une situation bien particulière : cette fois, elle n'appartient pas à la famille à qui appartient la plantation, non, elle fait partie des nombreux esclaves qui y sont employés. Des êtres humains qui n'en sont pas vraiment, des meubles vivants sur lesquels les propriétaires, les propres ancêtres de Sophie, ont droit de vie et de mort...

Sophie, qui n'est pas au fait des règles en vigueur à cette époque et qui conserve son regard de jeune fille de 1960, va devoir se faire à ce nouveau statut, à cette terrible condition d'esclave. Mais, c'est aussi pour elle l'occasion de créer des liens au sein de cette communauté solidaire, malgré l'arbitraire, de découvrir l'esprit de révolte et même une certaine insolence, qui lui étaient inconnues jusque-là.

"Le Labyrinthe vers la liberté" est un roman qui entremêle des sujets très classiques de littérature jeunesse et fantastique, mais aussi d'autres aspects nettement plus originaux. Ainsi, le voyage dans le temps, le fait de se retrouver propulser d'un univers à un autre (ici, deux époques séparées par un siècle), n'est pas nouveau, mais la situation que va traverser Sophie, elle, est plutôt originale.

Lorsqu'on la voit dans ce labyrinthe, entendant cette voix mystérieuse lui proposant d'exaucer ses voeux, on pense un peu à Alice, mais c'est une autre référence qui s'impose, un roman intitulé "The Time Garden", d'Edward Eager, paru en 1958 et issu d'un cycle de sept livres regroupés sous le titre "Tales of magic" (livres qui sont des classiques aux Etats-Unis, mais n'ont pas été traduits en français).

Ce n'est pas la seule référence à des classiques de la littérature jeunesse dans "Le Labyrinthe vers la liberté", la plupart étant des ouvrages que Sophie (et Delia Sherman, qui n'est pas sans ressembler à son personnage en bien des points) a pu lire. Des histoires qui ont nourri son imaginaire, le jardin secret d'une petite fille timide et loin d'être à l'aise en société (mais qu'on ne connaît pas ici, dommage).

Oui, Sophie est une petite fille seule, par la force des choses, ballottée par une histoire familiale délicate, puisque ses parents se sont séparés et que sa mère doit désormais travailler. Maigrichonne, affublée de lunettes aux verres épais, la peau mate, les cheveux indomptables, à la fois introvertie et un peu sauvage, elle est encore plus une fillette qu'une adolescente, malgré ses 13 ans.

C'est un oisillon, Sophie, on la découvre, livrée presque à elle-même dans cet endroit qui, sans être un décor à la Stephen King, n'a rien de franchement accueillant. Grand-Maman est une aïeule comme on ne voudrait pas en connaître, peu aimable, inquiétante, sortie d'un passé révolu (quoi que...), une figure figée et acariâtre chez qui on n'a effectivement pas envie de passer trop de temps...

Pour être franc, on comprend volontiers le peu d'entrain que Sophie montre à l'idée de ces vacances estivales à Oak Cottage. Rien n'est vraiment idéal ici pour une jeune fille allant sur ses 14 ans, jusque dans l'étiquette stricte qu'impose Grand-Maman sous son toit. Ce n'est pas seulement la solitude ou l'ennui, c'est que Sophie détonne en tout dans ce décor fané.

Quand elle se retrouve en 1860, tout change, c'est encore plus compliqué, puisqu'elle n'est plus seulement une jeune fille qui doit affronter les décisions des adultes qui sont ses aînés, mais une esclave qui a encore moins le droit à la parole. Elle doit obéir, sous peine de punitions terribles, elle doit travailler et n'a aucun droit.

Delia Sherman n'occulte rien, elle raconte le quotidien des esclaves de la plantation Fairchild et Sophie devient alors une actrice, pas seulement une spectatrice. Avec son regard différent, et pour cause, elle peine à accepter cette situation, les traitements dont elle est victime avec celles et ceux qu'elle est amenée à côtoyer dans des conditions très difficiles.

Ce qui semble "normal" pour tous (y compris, d'ailleurs, sa grand-mère, cent ans plus tard) est insupportable pour la jeune fille qui va mettre son grain de sel, au risque de représailles terribles, et, tout en découvrant ce que fut la vie de tant d'esclaves dans le sud des Etats-Unis, elle va essayer de faire bouger les choses. De combattre la résignation.

Au travers de jeunes esclaves du même âge, ou un peu plus âgées que Sophie, Delia Sherman crée des liens que Sophie n'a pas vraiment dans sa vie "présente", en 1960. Au-delà des strictes conditions de vie inacceptables des esclaves, Sophie apprend donc énormément, en termes d'amitié, de solidarité. Elle relativise aussi les difficultés rencontrées auprès de sa mère.

Mais, la romancière expose aussi différentes générations de femmes, aux prises avec des sociétés qui ont beaucoup changé en un siècle (sans doute pas assez, certes) : propriétaires et esclaves, dans la partie 1860, avec des femmes pleine de force et de fierté, malgré la violence du contexte ; une grand-mère qui joue en quelque sorte les gardiennes d'un temple et d'un temps qui n'existent plus.

Grand-Maman est véritablement une femme du passé, alors qu'elle vit ses dernières années dans une société qui va entrer dans une période de forte mutation, celle des années 1960. Mais, la maman de Sophie elle-même est un personnage intéressant, puisque, d'une certaine manière, elle subit aussi une mutation par la force des choses.

Elle qui devait selon toute vraisemblance être une femme au foyer, dévouée à son époux, se retrouve seule pour gérer le foyer. Changement de cap auquel elle n'est pas préparée. Et c'est là qu'elle est intéressante, car, de prime abord, à travers le regard de Sophie, on peut la trouver sévère, dure, pas très aimable, disons les choses telles qu'on les pense.

Mais, on prend aussi conscience de la dureté de son existence, sans véritable appui, obligée de concilier un boulot d'appoint et des cours du soir pour espérer conserver un train de vie adéquat. Elle se bat, elle s'émancipe, elle gagne dans la difficulté un autre statut qui lui fait quitter l'Amérique très traditionnelle dont elle est issue pour un mode de vie plus moderne.

Il y a un élément frappant dans le roman, un détail, peut-être, mais qui expose très bien ces questions liées à la condition féminine : un timbre. Un timbre à quatre cents, seulement, mais plus que son prix modique, c'est l'illustration qui importe : une femme et une enfant, devant un livre, avec la légende "American Woman"...


"Le Labyrinthe vers la liberté" n'est pas juste un roman sur l'esclavage, même si la partie se déroulant en 1860 occupe la majeure partie du livre. C'est aussi un roman sur la place des femmes dans la société américaine, avec un clivage net : d'un côté, les femmes des familles de propriétaires et les esclaves, de l'autre, les femmes au foyer et celles qui travaillent, de plus en plus nombreuses.

Et puis, il y a Sophie... Ballottée entre ces deux mondes, l'un finissant, puisqu'elle sait que l'esclavage sera bientôt (mais jamais assez tôt) aboli, l'autre en plein essor. Son voyage dans le passé ouvre les yeux de la jeune fille, et pas seulement sur l'abomination qui a permis à sa famille d'asseoir une fortune aujourd'hui bien écornée, mais aussi sur sa propre mère et sur elle-même.

Je n'en dis pas plus, à vous de découvrir l'évolution du personnage de Sophie au fil de ce roman, disons simplement que c'est aussi une histoire qui évoque la fin de l'enfance, la fin de l'insouciance qui l'accompagne, pour laisser la place, si ce n'est à l'âge adulte, du moins à une période où l'on commence à se sentir plus responsable.

Voilà un roman jeunesse qui brasse des sujets forts, durs, importants, dans un contexte contemporain qui a hélas tendance à envisager parfois (souvent ?) l'avenir en rétropédalage. C'est en tout cas un roman qui utilise le fantastique, le merveilleux, l'étrange, même, pour servir un propos qui n'est pas seulement du domaine du divertissement, mais donne à apprendre et vise à faire réfléchir.

C'est le cas pour les questions féministes, donc, et sur l'importance pour les femmes de prendre leur destin en main, et c'est encore plus le cas pour l'esclavage et ses conséquences qui se font encore sentir de nos jours, à travers les douloureuses questions raciales qui agitent la société américaine (mais pas seulement elle) et les polémiques que cela engendre régulièrement.

Je vais terminer en parlant de la couverture, ce que je fais assez peu souvent, c'est vrai, mais je trouve que cette illustration réalisée par Paul Cox est remarquable et très parlante, avec cette jeune fille tronc, dont les racines plongent dans le noir et les branches s'élèvent haut dans le ciel. Le passé, le présent, l'avenir, magnifiquement symbolisés.

Et pas seulement cette chronologie, mais aussi cette transmission, pas évidente dans le cas présent. Pour Sophie, son apprentissage passe par la compréhension concrète de ce passé familial particulier, mais aussi par une maturité qui va lui permettre aussi d'appréhender les difficultés présentes et de faire des choix pleins de détermination pour l'avenir.

vendredi 13 juillet 2018

"La défaite, mon vieux. On ne l'attend jamais et surtout on ne s'y habitue pas. N'empêche, il vaut mieux s'y préparer".

J'ai récemment lu que la boxe était, pour beaucoup, le sport le plus cinématographique. Mais le noble art inspire aussi les écrivains, à l'image de Nick Tosches et de Pierre Hanot, dont j'ai évoqué les romans ces derniers mois. Sans doute faut-il être un connaisseur pour apprécier les subtilités de ce sport, mais on peut aussi se retrouver sur un fait : les histoires qui entourent les boxeurs, leurs combats, leurs carrières ou leurs vies, sont souvent très romanesques. Et lorgnent souvent vers le noir. En voici une preuve avec notre livre du jour, "Les boxeurs finissent mal... en général", de Lionel Froissart (récemment réédité aux éditions Héloïse d'Ormesson), titre qui annonce d'emblée la couleur. Il sera sans doute question de gloire, et encore, pas toujours, mais ces instants fugaces ne pèseront pas bien lourds face aux déboires et aux sorties de route de ces champions. Le nom de certains des boxeurs évoqués dans ce livre vous parleront, même si n'y vous connaissez rien, d'autres sont connus des spécialistes et l'un d'entre eux n'a même connu qu'une très modeste carrière... Des histoires très différentes, douloureuses, admirablement racontées par un auteur à la fois journaliste et aficionado...



Douze histoires, comme les douze rounds d'un combat. Douze parcours de champions ou de sportifs aspirant à le devenir, mais qui, un jour, ont connu la chute. Et du genre violent. Pas seulement le coup qui vous envoie au tapis pour le compte et vous laisse K.O., mais des coups durs, sur et en dehors du ring, rappelant que la boxe est un sport qui peut être très cruel.

Des années 1920, lorsque la boxe est entrée dans son époque moderne et a connu ses premières très grandes affiches et ses premiers immenses champions, jusqu'à nos jours, Lionel Froissart a choisi douze moments forts qui, pour des raisons différentes, nous amènent au plus près de boxeurs talentueux pour qui, soudain, tout s'est mis à ne plus tourner très rond.

En titre de ce billet, j'ai choisi cette phrase sur la défaite, qui fait partie de toute carrière sportive, mais qui prend évidemment un sens particulier pour la boxe. Si l'on perd, et même si l'on ne perd qu'aux points, donc sans avoir été mis K.O., cela veut dire qu'on a pris plus de coups que l'adversaire, et des coups qui laisseront des bleus aussi bien au corps qu'à l'âme.

Mais, il faut élargir cette notion de défaite, dans le cas qui nous concerne. Car celles qu'évoque Lionel Froissart, ancien journaliste sportif au quotidien "Libération" (il y a couvert, en particulier, les sports automobiles pendant près de 30 ans, mais c'est aussi un passionné d'autres disciplines, dont la boxe, on s'en doute) sont des défaites définitives.

Certaines se cantonnent au ring, un sale coup et tout bascule, une carrière, mais aussi une vie. La mort est très présente dans ce livre, comme si elle s'installait parfois dans un des coins du ring, aux côtés du staff d'un des combattants. D'autres sont des défaites face à la vie, un combat quelquefois autrement plus compliqué à remporter que bien des championnats du monde...

Lionel Froissart aborde des questions qui, je pense, pourrait concerner n'importe quel sport et tous ceux qui les pratiquent à un très haut niveau. Être un champion, ou même un sportif professionnel, c'est faire des sacrifices importants, adopter une vie quotidienne qui n'a pas grand-chose à voir avec celle du commun des mortels...

Et puis, un jour, tout s'arrête...

Un jour, on choisit, ou pas, de ne plus être sportif de haut niveau, de redevenir un humain lambda, de redescendre sur terre... Et, pour reprendre un bon vieux cliché, mais il est de bon aloi, me semble-t-il, c'est une petite mort. Comment affronter ce vide soudain ? Comment accepter de redevenir anonyme, d'être oublié, de ne plus forcément vivre grand train ?

Comment vivre avec la culpabilité aussi, lorsque l'on a causé la mort d'un homme. Eh oui, les règles ont beaucoup évolué au fil du temps, on prend de plus en plus de précautions pour éviter de trop graves traumatismes. Mais, l'histoire de la boxe a été émaillée de drames terribles, de morts sur le ring ou à sa sortie, qui ont marqué durablement les esprits.

Ainsi, dès l'exergue, Lionel Froissart cite Bob Dylan, et sa chanson "Who killed Davey Moore ?", dans laquelle le prix Nobel (ça fait drôle d'écrire ça) énumère les différentes personnes ayant joué un rôle dans l'organisation du combat au cours duquel Davey Moore perdit la vie en 1963. Chacun se dit navré, effondré, mais personne n'est responsable, personne n'est coupable, c'est le destin.



L'histoire funeste de Davey Moore est raconté dans "Les boxeurs finissent mal... en général" (c'est le quatrième des douze rounds). Lionel Froissart appuie d'ailleurs son clin d'oeil à Dylan en reprenant un mode narratif choral sur ce chapitre, multipliant les points de vue jusqu'au drame, sans oublier l'adversaire du jour, Sugar Ramos, lui-même marqué par le destin.

Il y a dans ce chapitre un passage qui m'a frappé : après la fameuse pesée, ultra-médiatisée et mise en scène pour frapper... les esprits, Davey Moore déplore ce qui fait de son métier un vrai cirque. Et il songe que le speaker annonçant le combat pourrait parfaitement porter le costume d'un Monsieur Loyal, dans un spectacle digne de Barnum ou du "Freaks", de Tod Browning.

"Et maintenant, mesdames et messieurs, nos phénomènes de la boxe. Capables de rivaliser de violence sans jamais faiblir, ils encaissent autant qu'ils distribuent. Venez, approchez ! Admirez leurs muscles saillants. Leur mâchoire d'acier. Regardez les spécialistes de la cogne. Venez nombreux assister à ce spectacle unique de deux hommes engagés dans un combat à la vie, à la mort..."

Lionel Froissart met là le doigt sur un des éléments marquants, sans doute également commun à nombre de sports de haut niveau, c'est la dimension spectaculaire qui accompagne la boxe, une mise en scène qui passe par la pesée, donc, mais aussi l'entrée des boxeurs, la présentation, l'annonce des rounds, etc.

La boxe est devenu un spectacle, le combat n'est qu'un bijou, certes, mais l'écrin est tout autant important. Le public a payé cher sa place et en veut pour son argent. Froissart évoque Mike Tyson, dont la propension à mettre ses adversaires K.O. beaucoup trop rapidement lui valut la défiance d'un public qui voulait des combats âpres, longs, disputés.

Et, comme souvent, au nom du spectacle, on finit par en oublier l'essentiel. Les boxeurs deviennent des gladiateurs modernes, le ring une arène et les promoteurs des propriétaires avant tout soucieux de leurs bénéfices... On mesure d'ailleurs parfaitement la place que l'argent va prendre dans la boxe, au fil de ces histoires.

Qui dit sport professionnel dit rémunération (on parle de bourse, dans la boxe), mais bien vite, d'autres enjeux vont apparaître. En premier lieu, car là non plus, ce n'est pas un cliché, la mafia, qui va longtemps gangrené le monde de la boxe. Lionel Froissart rejoint d'ailleurs Nick Tosches : tous les combats n'étaient pas truqués, mais la plupart des plus gros combats, eux...

De Capone à Frankie Carbo, nombreuses ont été les figures emblématiques de la Mafia à se passionner pour la boxe. Mais pas en simple spectateur, non, il y a de l'argent à se faire et le meilleur moyen de faire la culbute, c'est encore d'arranger les combats... Cela, on le retrouve dans plusieurs des histoires racontées par Lionel Froissart.

Plus tard, lorsque le crime organisé aura été démantelé en grande partie, le milieu de la boxe n'aura pas forcément été assaini pour autant. La figure du promoteur prendra la relève, à l'image d'un certain Don King, personnage aussi exubérant et échevelé que sulfureux, faiseur de champions et grand argentier, homme d'affaires roublard et soucieux de tirer le maximum de ses poulains.

Le nom de Don King est évidemment associé à celui de Mike Tyson, dont l'histoire clôt le livre, même si ce n'est pas le seul champion qu'il a cornaqué. Mais, plus amusant, on croise aussi un autre promoteur, à la carrière nettement moins glorieuse, un certain Donald Trump, qui semble avoir laissé un souvenir aussi peu mémorable dans le monde de la boxe qu'il est en train de le faire en politique...

Puisque j'évoque ce point précis (certes anecdotique), c'est l'occasion de préciser que "Les boxeurs finissent mal... en général" a été publié par les éditions Héloïse d'Ormesson en 2007 et vient d'être réédité en ce printemps 2018. Aucune retouche n'a été faite, et c'est presque dommage, car, si l'on excepte la trajectoire inattendue de l'actuel président américain, il est intéressant de confronter ces chapitres aux événements postérieurs.

Parfois, ça fait sourire, comme lorsqu'on lit le dernier round, consacré à Tyson, avec une tonalité qui laisse entendre que cet homme, à la carrière tumultueuse et à la vie sérieusement mouvementée (avant, pendant et après la boxe) ne pourra que se terminer violemment ou derrière les barreaux. Or, force est de constater que le plus jeune champion du monde des lourds s'est bien assagi. Il était même très calme et discret dans les gradins de Roland-Garros, au moment où je lisais ce livre.

Et puis, il y a les histoires plus sombres, comme celle d'Alexis Argüello. Grand puncheur, champion du monde dans trois catégories différentes, sa carrière et sa vie épousent celle de son pays : le Nicaragua. Un pays en proie à la guerre civile alors qu'il boxait au plus haut niveau, en pleine guerre froide.

Je ne vais pas tout vous raconter, vous le verrez par vous-même, mais Argüello a eu, dès l'époque de sa gloire sportive, un rôle très politique, qui s'est poursuivi après, lorsqu'il est rentré au Nicaragua pour y devenir le maire de la capitale, Managua. Tout cela est agité, tourmenté, inquiétant, parfois, entre espoirs et désillusions. Le récit s'arrête en 2007, mais Argüello est mort en 2009, dans des conditions assez troubles...

J'ai évoqué quelques noms, je n'en ai pas encore cités d'autres. Outre Mike Tyson, on peut parler de Marcel Cerdan, bien sûr, de sa rivalité avec Jake LaMotta, le fameux "Raging Bull", qu'on croise dans deux chapitres, de Sonny Liston, le grand rival d'Ali, ou de Carlos Monzon, dont les noms évoquent toute une époque, et pas seulement la boxe.

Mais Lionel Froissart fait aussi découvrir à ses lecteurs, pas forcément de grands connaisseurs du noble art, des personnages comme Harry Greb, champion dans la première moitié des années 1920, Laurent Dauthuille, "le Tarzan de Buzenval", titi parisien à la carrière prometteuse, mais au destin tragique, le Coréen Deuk-Koo, qui aimait tant la boxe anglaise, découverte sur le tard, ou encore Christophe Tiozzo et son talent gâché...

J'ai volontairement laissé à part deux hommes : Anthony Fletcher et "Kid" Paret. Le nom d'Anthony Fletcher ne parlera sans doute à aucun d'entre vous, que vous soyez amateur de boxe ou totalement béotien. Et pour cause, il est le seul, dans cette galerie de portraits, à ne pas avoir tutoyé la gloire. Son histoire ne s'est pas étalée dans les colonnes sportives des journaux, mais à la rubrique judiciaire.

Champion des Etats-Unis, il aurait pu espérer voir sa carrière décoller, mais il a été conduit en prison sans passer par le ring, ni même par la case départ... Une sombre histoire de meurtre, une mobilisation pour faire plier une justice aveugle et un combat d'un tout autre genre, un combat pour démontrer son innocence, avec un risque certain de K.O. dans le couloir de la mort...

Et puis, Benny Paret, surnommé Kid... Il est d'abord intéressant parce qu'il est Cubain et qu'à travers son histoire, on peut évoquer l'extraordinaire tradition pugilistique qui existe sur cette île. Sauf que, depuis la prise de pouvoir de Fidel Castro, le sport professionnel est très réglementé sur l'île, voire interdit, dans le cas de la boxe, ce qui a poussé beaucoup de boxeurs cubains à l'exil...

Benny Paret est pourtant resté célèbre pour son combat contre Emile Griffith, disputé en 1961 et la photo ci-dessous, que j'ai découverte pendant ma lecture et qui m'a fasciné, est parue dans toute la presse internationale. C'est aussi une histoire qui, indirectement, aborde un des grands tabous du sport professionnel : l'homosexualité.


"Les boxeurs finissent mal... en général" n'est pas à proprement parler un roman, ni une compilation d'articles parus dans des journaux. Si l'on devait le qualifier, on utiliserait le terme de fix-up, autrement dit un recueil de nouvelles signées par un même auteur autour d'un même thème. Car, ne vous y trompez pas, c'est bien un travail littéraire qu'accomplit Lionel Froissart.

Chaque round, chaque histoire, chaque portrait de boxeur est ciselé, en fonction d'un angle, d'un événement, d'une chute, quelquefois. L'auteur adopte des points de vue à chaque fois différents, du narrateur neutre à la narration à la première et même à la deuxième personne, et c'est tout à fait intéressant de voir cette diversité de traitements autant que de tempéraments.

Bien sûr, en choisissant d'évoquer la boxe sous un angle assez sombre, Lionel Foissart ne convaincra sans doute pas les détracteurs de ce sport. Un sport décrié, oui, mais qui compte toujours autant de fans à travers le monde, même s'il n'y a peut-être plus de champions aussi charismatiques qu'il y a encore une vingtaine d'années.

Le possible combat annoncé, reporté, évoqué, signé, mais pas vraiment, entre Anthony Joshua et Deontay Wilder pourrait redorer un peu cette légende d'un sport qui est aussi un outil d'intégration, une école de socialisation et un possible ascenseur social. Les boxeurs que nous présente Lionel Froissart ne sont pas issus des classes supérieures de la société.

Ces caractères, car c'est bien ce que l'on a avec ces textes, entre les ombrageux, les téméraires, les fêtards, les brutes épaisses, les revanchards, les fanfarons, les malheureux, etc., donnent une idée intéressante de ce qu'est la boxe au plus haut niveau, de la dureté de ce sport, et pas seulement sur le ring, et nous offrent des tragédies modernes qui n'ont rien à envier à leurs devancières antiques...

jeudi 12 juillet 2018

"J'aurais pu créer un club pour des garçons mais j'ai pensé qu'il était plus important et nécessaire de m'engager auprès des filles car je sais que le football n'est pas facile d'accès pour elles".

Encore quelques jours avant la fin de la Coupe du Monde de football (j'en vois qui soupirent, là, si, si, et d'autres qui fondent sur leurs cornes de brume et leurs klaxons, franchement, c'est pas obligé), il était temps d'évoquer un livre sur ce qui est certainement le sport le plus populaire au monde, ne vous en déplaise. Mais j'aurais pu attendre encore un an pour en parler, puisque ce roman a pour sujet le football féminin et que, en 2019, c'est la France qui organisera la Coupe du Monde, eh oui (j'en vois qui se crispent, là, restez zen !). "Poule D", de Yamina Benahmed Daho, est paru chez Gallimard, sous le label L'Arbalète, quelques mois après la fin de la précédente Coupe du Monde, disputée au Brésil en 2014. On y évoque la passion d'une jeune femme pour un sport que beaucoup voudraient (peut-être encore) voir réservé aux hommes (et ce n'est pas nouveau), la difficulté à le pratiquer et la découverte douloureuse de la compétition. Une drôle d'aventure, hélas éphémère (et c'est la faute aux hommes !), loin des clichés sur les milliardaires en short et les délires entourant ce beau jeu collectif.



A 32 ans, Mina fait sa rentrée dans un collège de banlieue parisienne auprès de jeunes élèves qu'elle va accompagner de son mieux au long de l'années scolaire. Un beau métier, une belle mission, mais une tâche loin d'être de tout repos. Pour se détendre, la jeune femme décide de pratiquer une activité sportive qui lui permettra de se détendre, de prendre du plaisir, de s'évader du quotidien.

Plus jeune, elle a pratiquer assidûment la natation et la gymnastique. Des sports pour les filles, diraient certains. Oui, mais depuis toujours, ce qu'elle aime, c'est le football. A la maison, enfant, elle regardait les matches avec ses grands frères, elle tapait dans le ballon à leurs côtés, contre les copains du quartier.

Et pourtant, jamais jusque-là elle n'avait eu l'idée de jouer au sein d'une équipe autre que celle-là, de se lancer dans la compétition. Est-ce ce petit mot d'un de ses élèves, vous savez, ces petites fiches qu'on rédige traditionnellement en début d'année pour permettre au prof de mieux connaître ses ouailles, ce petit mot dans lequel il affirme que seul le foot compte pour lui dans la vie, qui a fait tilt dans l'esprit de Mina ?

Alors, elle commence à se renseigner, mais c'est déjà début septembre, et beaucoup de clubs ont déjà clos leurs inscriptions. Mina ne trouve qu'un tout petit club, tout récemment créé, le Racing Féminin Football Club, une équipe dépendant du district du Val-de-Marne et qui évoluera dans la Poule D de ce championnat, l'un des plus bas échelons du foot français.

A la tête de ce club encore novice, deux hommes, Mario et Bernard, deux passionnés qui se partagent les tâches : l'un préside, l'autre entraîne et, si nécessaire, on peut inverser. Les moyens sont minuscules, pas de stade facilement à disposition, un équipement chip dont une partie est prise en charge par les joueuses elle-même.

Et, autour de Mina, des joueuses qui, comme elle, on eu envie de connaître l'ivresse du terrain, mais ne possèdent absolument aucune expérience. Pas de sport étude, de centre de formation, de club précédent, rien, juste l'envie de s'amuser, de goûter à la compétition. La motivation est là, mais cela suffit-il vraiment ?

Dans ce court roman (autour de 120 pages), Yamina Benahmed Daho évoque les souvenirs de jeunesse de sa narratrice (Mina, tiens donc, tout cela serait-il autobiographique ?), sa passion naissante pour le football, complètement iconoclaste pour une fille au tournant des années 1980-1990, son quotidien de footballeuse débutante (quotidien, le mot est peut-être un peu exagéré...), mais aussi des anecdotes sur le football et la place des femmes dans ce sport.

Pour les souvenirs, vous les découvrirez en lisant "Poule D". Pour le quotidien, enfin l'activité footballistique, car on s'entraîne quand on peut, où on peut et on joue les matches de la même façon, quelques mots : à ceux qui détestent le foot à travers l'image que renvoie le très haut niveau, lisez ce roman, car c'est celui de la passion, la passion vraie, pure, saine, joyeuse.

Un passage du roman l'illustre parfaitement : Mina donne un exercice à faire à ses élèves, reprenant le fameux principe du "j'aime/j'aime pas", popularisé par Georges Perec. Et, pendant que les collégiens planchent, Mina se lance aussi dans la liste de ce qu'elle aime et n'aime pas. Une liste entièrement en lien avec le foot, démontrant une culture dans ce domaine, sans doute supérieure à celle de biens des experts adepte du café du commerce.

Mina ne se rêve pas en star planétaire, brassant des millions entre salaire mirobolant et contrats publicitaires juteux. Non, elle veut simplement jouer, que ce mot est beau ! Oui, jouer, le foot est un jeu, qui fait rêver aux quatre coins du monde, qu'on pratique aussi bien pieds nus dans la rue ou sur la plage, avec un ballon fait de chiffon que sur des terrains en herbe, crampons aux pieds.

Mina ne l'envisage d'ailleurs pas autrement, et c'est tant mieux, car si elle avait imaginé ce qui l'attendait au sein du Racing Féminin Football Club, peut-être aurait-elle passé son chemin. Ce club est fait de bric et de broc, ses joueuses n'ont aucune culture "tant-sur-le-plan-tèquenique-que-taquetique", elles veulent juste jouer.

Oui, mais les équipes adversaires aussi, et elles sont manifestement mieux préparées, mieux organisées, plus expérimentées, parfois plus vicieuses, aussi, et il faut vraiment aimer le jeu pour encaisser sans faiblir des défaites toujours lourdes... Incapables de défendre, encore moins d'attaquer, Mina et ses coéquipières prennent rouste sur rouste, ce qui n'est pas sans occasionner quelques heurts.

Mais les scores, on s'en fout, ce que raconte Mina, c'est d'abord une expérience humaine, des liens qui se créent, des affinités plus ou moins fortes, c'est vrai, mais qui font que, petit à petit, une équipe prend forme, un collectif. Peut-être plus en dehors du terrain, d'ailleurs, car, dans le jeu, les progrès sont bien lents...

Le plaisir, lui, est bien là, plaisir d'être ensemble, de jouer, de se dépenser, de se faire mal, aussi, parfois, de sentir que l'on fait corps, même face à plus fortes que soi. Un immense pied de nez aussi à ceux qui voudraient que seuls les garçons jouent au foot. Parce que, malgré la précarité de ce statut, ces femmes sont bel et bien et à part entière des footballeuses.

Au milieu du récit du parcours de Mina au sein de son club, on découvre différentes anecdotes qui ont marqué l'histoire du foot. Toutes sont en rapport avec la place des femmes dans ce monde que beaucoup voudraient voir exclusivement masculin : les rares femmes ayant arbitré les hommes au plus haut niveau et la défiance qu'elles ont dû combattre ou encore les résultats des clubs féminins...

L'action de "Poule D" débute en 2011. Cette année-là, la section féminine de l'Olympique Lyonnais vient de décrocher sa première victoire en Ligue des Champions, la plus prestigieuse des compétitions européennes. On découvre lors d'un chapitre les conditions de cette victoire, loin d'être acquise, face à un club allemand.

Depuis, Lyon a remporté quatre autres fois la Ligue des Champions, dont les deux dernières éditions. Cinq titres européens pour un seul club français ! Le palmarès des féminines de l'OL est simplement 5 fois supérieur à celui de tous les clubs masculins hexagonaux (une seule victoire pour l'OM de Bernard Tapie, en 1993). En France, ce sont les clubs féminins qui glanent les titres, eh oui, Messieurs !

Et puis, parce que tout amateur de foot que je sois moi-même, je n'ai pas l'audace de prétendre que je connais tout sur le sujet, j'ai découvert grâce à Yamina Benahmed Daho l'incroyable histoire du Dick, Kerr's Ladies Football Club, un des tout premiers clubs de football féminin fondé en Angleterre il y a désormais plus d'un siècle (résumée dans la vidéo ci-dessus).


"Poule D" est un roman sans prétention autre que de parler d'une passion au féminin, encore aujourd'hui difficile à faire accepter. En dépit des excellents résultats des clubs français, mais aussi d'une équipe nationale performante, mais à qui il manque sans doute une grande victoire pour asseoir un début de légitimité.

Yamina Benahmed Daho parle très bien du foot, du jeu et des émotions, des sensations et des doutes, de la joie et du plaisir de pratiquer ce sport, même lorsqu'on est complètement à la ramasse. Bien sûr, si vous connaissez mal ce sport, si vous n'y avez jamais joué, vous serez peut-être un peu désarçonné. De même, il faut parfois faire marcher un moteur de recherche pour mettre des mots et des images sur telle référence.

Mais je ne crois pas que ce soit un livre qui ne s'adresse qu'aux amateurs de foot purs et durs, bien au contraire. C'est un bel hymne au football, et plus encore au football féminin, une façon aussi d'alerter sur les difficultés que rencontrent les clubs féminins en termes d'infrastructures et de matériel. Long sera encore le chemin pour que l'on prenne enfin au sérieux toutes les équipes de toutes les poules D (et autres lettres de l'alphabet) de toute la France.

N'oublions pas que les clubs, jusqu'à l'adolescence, sont mixtes. Filles et garçons jouant ensemble. Et n'écoutez pas les vieux barbons ou les machos débiles qui éructent sur la nullité du football féminin, sur le fait que c'est d'abord un sport de mecs, que les filles ceci et les femmes cela... Ils se trompent. Et si une jeune fille a envie de jouer au foot, comme ses frères, comme les joueurs qu'elle regarde avec passion à la télé, alors, il faut tout faire pour qu'elle puisse s'épanouir dans cette activité.

Ah, je termine avec un autre livre. Vous le verrez, si "Poule D" est une aventure essentiellement féminine, les hommes y tiennent un rôle, qui va du meilleur au pire... Dans "Un footballeur", Bruno Heckmann racontait une histoire qui ressemble beaucoup à celle de "Poule D", mais de l'autre côté du spectre : celle d'une équipe "corpo" masculine, plus nulle que nulle, et qui va découvrir le goût du succès grâce... à une femme.

J'ai lu ce roman à sa sortie en 2010 et je me souviens d'un ton assez caustique et de situations proches de celles que raconte "Yamina Benahmed Daho. Oui, en cette période très foot, il y a là deux romans très complémentaires, sur la passion simple d'un jeu qui électrise une grande partie du monde, mais loin de tous les excès et les enjeux démesurés du football professionnel, que dénonçait le regretté Philip Kerr dans une de ses séries de romans.

Je suis sorti de cette lecture avec un grand sourire, malgré les déboires des personnages. Avec une passion renforcée pour ce sport que je n'ai guère pratiqué ailleurs que dans des cours d'école. Avec l'envie aussi d'échanger avec Yamina Benahmed Daho qui aurait, j'en suis certain, beaucoup à m'apprendre sur ce jeu.

Oui, j'insiste, ce n'est qu'un jeu. Mais le plus beau de tous !

"Je me suis toujours demandé pourquoi mon père a voulu me donner un nom de caillou".

Cela peut sembler étrange, mais la natation inspire pas mal les romanciers. Après Christos Tsiolkas et son "Barracuda" ou Vincent Duluc et ses souvenirs adolescents dans "Kornelia", voici encore un livre qui nous emmène à la piscine. Mais pas pour y briguer des médailles ou des titres, simplement pour nager. L'activité loisir est au coeur du second roman d'Elodie Llorca, remarquée et primée, elle, pour "La Correction". Une piscine est en tout cas le cadre choisi par la jeune romancière pour y installer son récit, une espèce de huis clos dont le moteur est la quête d'un père et, à travers lui, d'une identité. "Grand bassin", paru au printemps aux éditions Rivages, se partage entre les grands espaces scandinaves et une piscine parisienne fréquentée par un public très varié. Et nous propose de rencontrer un jeune homme que l'incertitude sur l'identité de son père, sur ses origines exactes, entrave et tourneboule...


Per est né en Suède, dans le Norrland, la grande région septentrionale du pays. Il a grandi aux côtés de sa mère, au milieu de ces grands espaces, de cette nature sauvage et belle. Son père ? Il l'a connu lorsqu'il était un tout jeune enfant, mais ce dernier a ensuite disparu de sa vie. Est-il parti ou bien est-il mort ? Per l'ignore et sa mère n'a jamais répondu à ses questions.

Ces interrogations sur ce père ont terriblement travaillé le jeune garçon, dès l'enfance puis pendant toute son adolescence. Au point de même se demander si l'homme qu'il prenait pour son père n'était pas simplement le compagnon de sa mère et que son père biologique était un autre homme qu'il n'avait jamais rencontré...

Miné par cette absence et par ces doutes, Per a bien du mal à trouver sa voie. Incapable de construire sa vie d'adulte dans ce contexte, il décide alors de partir, et de partir loin : en France. Depuis quelques années, il vit à Paris, logé chez un ami de sa mère, Ivar, qui exerce le métier de maître-nageur dans une piscine.

Pour aider le jeune garçon, Ivar l'a présenté à son employeur comme son neveu et lui a permis d'obtenir un boulot d'homme à tout faire dans cette piscine. Entre les deux hommes, une relation particulière se noue, Per voyant sans doute en Ivar une figure paternelle capable de lui apporter certains repères qui lui ont toujours manqué.

Lorsque s'ouvre le roman, pourtant, la nouvelle vie de Per s'effondre : il vient de découvrir Ivar sans vie dans son appartement, situé au-dessus de la piscine. Encore une fois, le voilà seul, désemparé. Une sentiment qui va s'accroître encore quand Per, en faisant du rangement dans les affaires de son "oncle" décédé fait une découverte déconcertante.

Parmi les vêtements et autres objets du quotidien amassés au fil des années par Ivar, Per découvre un bijou. Et il le reconnaît aussitôt : cet objet précieux appartenait à sa mère, jusqu'à ce qu'elle explique l'avoir perdu... Bien sûr, Ivar et sa mère se connaissaient, mais se peut-il que le maître-nageur ait été justement plus qu'une connaissance ?

A partir de cette mort soudaine et de cette découverte inattendue, le comportement de Per va sensiblement changer. Il va d'abord décider de changer de nom, ce nom de caillou donné par ce père absent et qu'il a toujours détesté, pour se faire appeler Ivar. Et, pour prolonger cet hommage au défunt, il entreprend de passer les examens pour devenir maître-nageur.

Enfin, semble-t-il, a-t-il trouvé une voie qui lui convienne. Mais, en devenant un autre, en se substituant à celui qui n'est plus, pas vraiment en adoptant une voie, une vie propres. Peu lui chaut, il s'installe tranquillement dans cette nouvelle existence, discrète et presque anonyme, qui lui laisse du temps pour repenser au passé.

Et essayer de se souvenir de cet homme qu'il a connu si peu de temps, l'homme qu'il a longtemps cru être son père et au sujet duquel il se pose désormais énormément de questions, auxquelles d'autres viennent s'ajouter, concernant Ivar. Encore une fois, Per, devenu Ivar, ne cesse plus de cogiter, cherchant un moyen de sortir de ce cercle vicieux.

Peut-être va-t-il trouver un moyen de briser cela lorsqu'il commence à collectionner les objets oubliés par les nageurs venant faire des longueurs dans la piscine. Des objets anodins, interchangeables ou parfois plus personnels, que le maître-nageur ramasse et conserve, créant ainsi une espèce d'exposition étrange, presque inquiétante...

Lorsqu'on a aimé un premier roman d'un écrivain en devenir, et ce fut le cas avec "la Correction", on guette la parution de son livre suivant avec une certaine curiosité. En découvrant la couverture et le contexte surprenant de "Grand bassin", j'ai eu aussitôt envie... de m'y plonger (pardon, c'était facile...) et de voir ce que Elodie Llorca avait concocté, cette fois.

Et d'emblée, on se dit qu'on est vraiment dans un univers très différent de "la Correction" : les bureaux d'un journal de province ont laissé la place à une piscine parisienne, et la frénésie de ce correcteur traquant les coquilles jusqu'à la folie est remplacée par le calme lénifiant d'une piscine de la capitale.

Après la tête, les jambes ? Il serait un peu rapide de considérer que, si "la Correction" évoquait une activité intellectuelle, "Grand bassin" ne serait qu'un roman sur une activité sportive. Certes, la natation tient une place non négligeable dans le roman, mais ce n'est pas non plus un livre sur cette activité physique et ce qu'elle peut apporter.

Per nageait enfant dans les lacs du Norrland, c'est là que son... "père" lui a appris les gestes lui permettant d'évoluer dans ces eaux certainement bien plus fraîches que le bassin chauffée qu'il longe toute la sainte journée, et dans lequel il ne plonge qu'une fois les usagers rentrés chez eux, en particulier pour récupérer au fond de l'eau ces fameux objets perdus qu'il met de côté.

"Grand bassin" n'est pas un roman sur le sport, sur la natation, même si l'on aurait envie de conseiller à Per, devenu Ivar, de s'y adonner un peu plus pour essayer d'apaiser son esprit fort tourmenté. C'est bien dans la tête du jeune homme que se passe l'essentiel du récit, entre ses questionnements de longue date et ses souvenirs remontant à la surface (oups, désolé, encore).

On pourrait d'ailleurs discuter longuement de ce parallèle entre les lacs du nord de la Suède, immenses et majestueux, et cette piscine de quartier, enfermée entre quatre murs, limitée par la force des choses et dans lesquels les nageurs évoluent comme des poissons dans un aquarium. D'un côté la liberté, de l'autre, une certaine claustration.

D'un côté, l'insouciance de l'enfance, la complicité avec un père, des souvenirs peut-être également enjolivés, mythifiés ; de l'autre, un quotidien monotone, répétitif, mais satisfaisant et l'impression que Per, désormais enfermé dans ce bâtiment dont il ne sort quasiment jamais, s'est replié sur lui-même, s'est enfermé dans son esprit en ébullition.

Que faudrait-il pour qu'il soit enfin libéré, pour que Per cesse de se prendre pour Ivar et devienne enfin Per, un Per adulte, apaisé, épanoui ? Simplement comprendre, simplement obtenir des réponses à ses questions. Simplement savoir qui était son père : celui avec qui il nageait enfant ? Ivar ? Un autre ? Peu de chance que sa mère lui réponde enfin, elle qui lui a menti si longtemps sur ce sujet...

Comme je l'ai dit, a priori il y a bien peu de points communs entre "La Correction" et "Grand bassin", et pourtant, au fil des pages, alors qu'on avance dans la lecture de ce court roman (moins de 200 pages), apparaissent certains très communs, dont l'un devient rapidement évident : la folie. Et plus exactement, quand une obsession finit par faire perdre la raison.

Per est un personnage assez froid, sans aspérité, il est difficile d'entrer en empathie avec lui, et pourtant, c'est aussi un garçon touchant, habité par cette quête des origines, par la volonté de comprendre qui est (était ?) son père. Ce garçon traîne ce malheur comme un boulet accroché à sa cheville par une lourde chaîne (pas idéal pour nager, convenez-en...).

Nous évoquions récemment des relations compliquées entre des parents et des enfants, qu'il s'agisse d'une mère et de sa fille en exil ou d'un père voulant faire de sa fille une championne précoce. Ici, cette relation est bien différente : elle a existé, avec toute l'admiration et la confiance qu'il peut y avoir dans le regard d'un jeune enfant pour cette référence. Mais elle a cessé, brutalement.

Et, au fil des ans, cette absence a pris un tour nouveau : la sensation d'un abandon, d'une trahison. Même la mort éventuelle de ce père-là ne peut calmer la colère de l'enfant qui grandit. Colère, et désarroi. La rencontre avec Ivar, figure paternelle à sa manière, malgré son caractère bourru et dénué d'affection, a été un baume. Pendant un temps.

A sa mort, inattendue, insupportable, le sentiment d'abandon est revenu au galop et la découverte du bijou qui appartenait à sa mère a ravivé la colère. De nouveaux mensonges, de nouvelles trahisons, voilà ce avec quoi Per doit vivre. Alors, ça suffit, pour ne plus subir tout cela, autant cesser d'être Per et devenir un autre.

Mais cette nouvelle identité, sans racine, hors sol, est insuffisante à effacer les souvenirs, à reformater un disque dur pour lui rendre sa virginité et pouvoir repartir de zéro. Ivar a beau avoir remplacé Per, c'est toujours ce dernier qui perce sous lui. La substitution ne suffit pas à soigner tous les maux et l'absence n'en devient que plus forte.

Un mot sur cette lubie qui va prendre Per devenu Ivar : ramasser ces objets perdus et constituer une espèce de musée qui, dans ce contexte général, la piscine et ses vestiaires, les états d'âme du jeune homme, prend un aspect un peu grotesque : elle prête à sourire, d'abord, par son incongruité et le soin qu'il lui apporte, puis devient assez lugubre, presque sépulcral.

Ne le cachons pas, le second roman d'Elodie Llorca suscite un certain malaise, qui n'a rien à voir avec les émanations tenaces de chlore. Bien sûr, on compatit avec le malheur de Per devenu Ivar, on cherche avec lui comment se sortir de ce mauvais pas, mais en y croyant de moins en moins. Et les comportements du jeune homme, solitaire, comme détaché du monde ou prisonnier du sien, ont de quoi déstabiliser le lecteur.

Reste que Elodie Llorca, avec ce second roman, affirme sa voix singulière, avec des univers originaux, un thème de prédilection (gare à l'obsession de l'obsession !) et des personnages flirtant avec l'absurde et le grotesque, mais sans jamais perdre leur côté attachant. Ils ne sont pas des sujets de moqueries, juste des victimes d'une ultra-moderne solitude qui les dévore, lentement...

mercredi 11 juillet 2018

"Il considérait que sa fille était un prodige, et elle l'était sans doute, mais pour la première fois il envisagea la possibilité que, dans l'univers des prodiges, elle soit un prodige mineur. Puis, il se persuada du contraire".

Wimbledon, troisième levée du Grand Chelem, bat son plein, et l'occasion est belle de parler tennis. Mais, pas le tennis actuel, notre roman du jour va nous ramener un quart de siècle en arrière, dans les années 1990, époque reine des bébés championnes sur le circuit professionnel. "La Perfection du revers", de Manuel Soriano (en grand format aux éditions Actes Sud ; traduction de Delphine Valentin), se penche sur le destin d'une de ces jeunes filles, née pour être une championne, poussée par un père projetant sur elle ses espoirs de réussite et de richesse, à la trajectoire aussi brillante que brève. Bien sûr, si vous n'appréciez pas ce beau sport qu'est le tennis, si les noms des joueuses de cette période, pas seulement les Steffi Graf ou Monica Seles, mais bien d'autres encore, ce roman risque de ne pas vous plaire. Mais, c'est l'histoire d'une relation père/fille très particulière, l'histoire d'une enfance escamotée et l'histoire d'une émancipation, tant sportive que personnelle... Avec un titre français, très différent du titre original, qui semble jouer sur les mots...



Dans les années 1990, Patricia Lukastic, surnommée Luka, était l'une des grandes espoirs du tennis mondial. Cette jeune Argentine, gauchère, dotée d'une technique idéale, en particulier un revers à une main qui a marqué les esprits, a connu son heure de gloire en atteignant la finale de l'Open d'Australie, premier tournoi du Grand Chelem de l'année, en 1996.

Mais, ce point d'orgue sera aussi le dernier exploit de sa carrière, à peine entamée. De sérieux problèmes de dos, qui la handicapaient depuis un moment déjà, l'ont contrainte à prendre une retraite prématurée. C'est en tout cas la version officielle, celle que reprend sa fiche Wikipédia. Depuis, elle a complètement disparu de la circulation, au point que beaucoup, même parmi les fans, l'ont oubliée.

Voilà qu'elle prend contact avec Arturo Bandini, auteur de plusieurs livres, dont certains ont connu un petit succès. Elle voudrait son aide pour raconter sa vie. Lui n'est pas un spécialiste de tennis, il n'est pas journaliste sportif, même pas un grand amateur de ce sport, mais le sujet (ainsi que la rémunération proposée) l'intéresse, et il accepte de rencontrer l'ancienne championne.

Pour cela, il lui faut se rendre en Uruguay, dans un coin perdu au milieu de nulle part. Là, se dresse une unique maison où que puisse porter le regard, où vit seule Patricia Lukastic, redevenue anonyme. Et, si Arturo la reconnaît aussitôt, celle qu'il retrouve dans cette campagne isolée n'a plus grand-chose à voir avec la jeune femme un peu frêle qui fit des merveilles sur les courts du monde entier.

Le lecteur va donc découvrir la vie de Luka, depuis son enfance jusqu'à sa disparition, sans oublier son heure de gloire, ce parcours jusqu'à la finale de l'Open d'Australie. Cet épisode est d'ailleurs le pivot du roman, presque un fil conducteur, comme si cette quinzaine de jours à Melbourne concentrait toutes les émotions d'une vie et d'une carrière. Et le moment de rompre avec tout ça.

Fille d'Elian Lukastic, lui-même descendant d'une famille polonaise venue s'installer en Argentine, Luka a grandi sans mère à ses côtés. Cela explique sans doute cette relation fusionnelle avec cet homme qui, comme le dit le titre de ce billet, a pris conscience un jour que sa fille possédait un don et qu'il fallait le faire fructifier.

Ce sera le tennis, presque par hasard, car à cette époque, ce sport n'avait pas encore connu en Argentine le processus de démocratisation déjà entamé en Europe. Autrement dit, c'était une activité coûteuse, destinée aux classes supérieures de la société, tout ce que n'étaient pas les Lukastic, fauchés comme les blés et sans appui dans le beau monde.

Elian est d'ailleurs un peu le loser de sa famille. Son frère a connu une vie bien plus réussie, si l'on se limite aux questions matérielles. Elian, lui, n'a cessé de se disperser, sûr d'être un inventeur de génie, puis retombant sur terre assez violemment... La découverte des talents précoces de sa fille vont changer la donne : il décide de se consacrer entièrement à faire de sa fille une championne.

Manuel Soriano s'intéresse bien sûr à Patricia (qu'on appellera le plus souvent par son surnom, "Luka"), mais ce qui l'intéresse, c'est aussi ce personnage de père, assez particulier, et la relation qui se noue entre l'enfant et lui. Rien d'un hasard : les années 1980-90 ont vu éclore bon nombre de très jeunes championnes que leurs pères entraînaient et poussaient vers les sommets.

Petit mot plus général avant d'aller plus loin : cette époque, c'est aussi le début de l'argent-roi dans le tennis, avec des prize money, comme on dit, qui connaissent une forte inflation. Un circuit qui se professionnalise et se structure au plus haut niveau et un Open d'Australie, souvent considéré comme la cinquième roue du Grand Chelem, qui accède enfin à un statut équivalent aux trois autres manches.

Pour donner une idée, je lisais ces derniers jours une interview de Virginia Ruzici, joueuse roumaine lauréate à Roland-Garros en 1978, avait alors gagné l'équivalent de 21600 dollars, à comparer aux 2,2 millions remportés le weekend dernier par sa compatriote Simona Halep... De même, Novak Djokovic, lors d'une récente saison, avait remporté plus d'argent en 12 mois que Ivan Lendl au cours de toute sa carrière !

On a donc un sport devenu très attractif pour qui voudrait faire fortune et, sans noircir abusivement le tableau, on peut dire que certains pères sont partis en quête d'un eldorado en construisant une carrière à leurs filles, sans trop se demander ce qu'elles pouvaient en penser, et en leur imposant une discipline de fer.

Au cours du roman, on croise plusieurs de ces championnes, dont les pères ont joué un rôle plus ou moins importants dans leur avènement sportif, mais aussi dans certains déboires ou certaines désillusions (des mésaventures et parfois des drames qui défrayèrent la chronique, et pas toujours dans les colonnes sportives).

Le portrait d'Elian est sans concession, avec de très bons côtés et d'autres franchement agaçants. Sans être un tyran ou une brute, c'est un homme déterminé à ce que sa fille réussisse et perce, quoi qu'il en coûte. Le plus irritant, c'est son impression que rien ne va jamais assez vite, qu'il sait mieux que tout le monde ce qu'il faut faire et ce qui est bon pour Luka.

En cela, Elian incarne effectivement une tendance marquée chez ces pères, qui n'ont jamais fréquenté le monde du tennis auparavant et vont s'improviser entraîneur, agent, soigneur, expert comptable, attaché de presse, etc. Tout contrôler, tout, et peut-être surtout le destin d'une enfant qui entre dans l'adolescence dans un contexte très particulier.

Cela ne rend pas cet homme très sympathique, bien au contraire, même s'il reste un père aimant et attentionné. On ne plaisante pas avec ce qui peut rapporter gros, il faut rechercher en permanence l'excellence et monter, sans cesse monter au classement mondial, avoir des résultats meilleur à chaque fois, la moindre période de stagnation est un drame, il faut gagner, tout, et tout de suite !

Et pour cela, les méthodes d'Elian sont elles aussi musclées. Je pense à sa préparation mentale, pour reprendre une expression à la mode (conditionnement fonctionne aussi), qu'il impose à Luka : attribuer à chaque joueuse un nom d'animal... Une méthode qui dérive jusqu'au racisme et à d'autres formes de dénigrements de l'adversaire. Cela met fort mal à l'aise...

Parlons de Luka, maintenant, qui est paradoxalement un personnage très en retrait, alors qu'elle occupe le centre de cette histoire. On est loin d'une star bling-bling, capricieuse, insupportable, faisant la une des tabloïds autant que des médias sportifs, multipliant les frasques partout où elle passe, exubérante sur et en dehors des courts...

Non, c'est même tout le contraire : Luka ne paye pas de mine physiquement et c'est par cette technique parfaite, particulièrement ce revers à une main d'école, qu'elle brille. Elle est étonnamment discrète, on l'imagine taiseuse, timide, introvertie et il semble qu'elle n'ait guère changé en vingt ans, lorsqu'on la retrouve aux côtés de Bandini.

En témoigne son isolement, apparemment volontaire, qui fait écho à sa disparition complète depuis la fin de sa carrière. Comme si elle n'avait jamais aspiré à autre chose qu'à cette vie anonyme, loin des projecteurs et des caméras, loin de toute pression de la part de la société. En fait, Luka paraît être le contraire absolu d'une star du sport.

Cette solitude, on la ressent très vite : peu d'amis ou d'amies de son âge, voire pas du tout, peu d'amis tout court, à l'exception de Dennis, mais qui est lui aussi un tennisman professionnel, plus âgé de quelques années. Un professionnel de bon niveau, plus brillant en double qu'en simple, mais qui ne sera jamais une star et qui le sait pertinemment.

En suivant Luka tout au long du roman de Manuel Soriano, j'ai ressenti cette solitude, à une période de la vie où l'on a sans doute le plus besoin d'être entouré. C'est l'un des aspects les plus douloureux de cette histoire, car à qui se confier ? A qui faire part de ses problèmes, de ses douleurs, de ses joies, de ses envies, de ses états d'âme, quand on a autour de soi que son père, peu enclin à les écouter ?

Je l'ai dit, le pivot, c'est cet Open d'Australie qui va voir la jeune Argentine atteindre pour la première fois la finale d'un tournoi majeur. Or, je ne vous ai pas tout révélé du contexte de cette performance, je suis cachottier, mais l'on comprend vite que ce tournoi fut exceptionnel à plus d'un titre. Qu'il marque véritablement le début d'une nouvelle ère.

On voit Luka se comporter différemment, sur le court, en plein match, mais aussi lorsqu'elle ne joue pas. On sent cette volonté de s'émanciper des règles instaurées par son père, mais aussi de cette tutelle si pesante. On voit l'adolescente percer sous la championne et sa volonté de vivre, enfin, de vivre sans entrave, de profiter, de faire selon ses envies...

La rupture se fait en douceur, on voit que le lien avec le père demeure, mais qu'il s'effiloche. On comprend qu'il ne se rompra jamais vraiment, mais que, désormais, c'est Patricia qui prendra en main les rênes de son existence. Au point de se demander si les douleurs lombaires, qui ne sont pas feintes, n'ont tout de même pas été une explication diplomatique pour justifier son retrait des courts.

Mais, le signe le plus frappant, c'est sa manière d'appréhender le jeu en cours de match, de changer des choses apparemment infimes, et pourtant fondamentales, comme ce fameux revers qui fait sa réputation. C'est bref, fugace, mais bien réel, et c'est comme une libération, une manière de vaincre et la douleur et l'emprise du père.

C'est une rupture à l'image du caractère de cette jeune femme, sans éclat inutile, sans brusquer, mais avec une réelle autorité, qu'elle a toujours su manifester depuis l'enfance, avec parcimonie, mais à des moments clés de son existence. Elle n'a jamais crié ou bruyamment ahané sur le court, cette rupture va se faire elle aussi en toute discrétion pour enfin, vivre...

On pourrait d'ailleurs se demander si cette émancipation est réussie... Je dois dire que je suis sorti de cette lecture avec pas mal d'interrogations, à commencer par le choix de Luka de vivre aussi isolée. Je ne l'aurais imaginée construisant une vie discrète mais pas aussi solitaire. Avec la présence du père à ses côtés, toutefois. Encore et toujours...

Et je n'ai pu m'empêcher d'avoir un peu de peine pour elle. Oh, bien sûr, on se dit que cette vie de sportive de très haut niveau peut faire rêver, mais face à cela, il faut placer cette enfance perdue, cette adolescence oubliée, cette vie construite sur de drôles de bases, tout ce temps passé qui ne se rattrape guère, tout ce temps perdu qui ne se rattrape plus, pour citer Barbara.

Père et fille. Fille et père. Tandem indissociable, quoi qu'il se passe, dans ce roman. Une relation particulière, avec un père qui veut faire de sa fille une star et une fille qui ne veut qu'une chose : faire plaisir à son père. On les suit finalement plus dans leur vie extra-sportive, avec une relation très étroite, exclusive... Et franchement bizarre, quelquefois.

Ainsi, va-t-on voir le père prendre conscience que sa fille grandit, qu'elle entre dans un nouvel âge et mettre un terme à certaines habitudes qu'il vaut mieux oublier une fois l'enfant devenu adolescente. Une gestion délicate, pour un homme seul et pour une jeune fille sans repère maternel. Ou quand la fusion peut vite devenir ambiguë...

Un mot plus général : il y a chez Manuel Soriano une volonté de donner à son histoire des côtés assez crades, je ne vois pas d'autres mots. On se surprend plusieurs fois à faire une grimace de dégoût, parce que l'auteur ne rechigne pas à faire... jouer ses personnages avec divers fluides. Là encore, il y aurait sans doute à creuser pour comprendre ce lien particulier au sang et au pus...

On va finir avec ce titre français, très différent, je le disais, du titre de la version original. "Que sait-on de Patricia Lukastic ?", voilà le titre de l'édition argentine. Chez Actes Sud, on a opté sur le geste technique phare qui a fait la renommée de la jeune championne, ce revers à une main (geste qui, depuis, s'est fait bien plus rare) si beau, si fluide... Juste parfait.

Mais, le mot revers ne s'applique pas seulement à un geste tennistique, il a de nombreux autres sens, dont celui d'échec... Je serais curieux de savoir si les éditeurs de la maison arlésienne ont choisi ce titre pour cela, pour souligner que la vie et l'oeuvre des Lukastic, père et fille, est d'une certaine manière, une succession d'échecs ?

Oh, tout est relatif, bien peu de joueurs et de joueuses auront l'occasion, au cours de leur carrière, de disputer une finale de Grand Chelem. En cela, Luka a marqué son époque. Mais, elle a ensuite disparu, alors que cette expérience aurait pu être le premier pas vers une carrière à succès. Digne héritière en cela, d'un père qui a accumulé les désillusions et les projets avortés...

Seule Luka pourrait finalement nous éclairer à ce sujet : est-elle plus heureuse désormais dans son coin perdu d'Uruguay que lorsqu'elle entrait sur les plus grands courts de tennis aux quatre coins du monde ? A-t-elle trouvé le mode de vie qui lui corresponde, dans lequel elle s'épanouit, aux antipodes du sport de haut niveau et de ses exigences ?

Manuel Soriano évoque une période particulière de l'histoire récente du tennis, et du tennis féminin en particulier. Une espèce d'âge d'or, avec des championnes exceptionnelles, mais aussi des dérives inquiétantes, tant dans l'entourage des jeunes championnes que dans la pression qui entourait le circuit (l'agression dont fut victime Monica Seles en plein match occupe d'ailleurs une place importante dans le roman).

Depuis, on l'a vu plus haut, l'argent et la professionnalisation à outrance dominent le tennis. Au risque de l'aseptiser, de l'affadir. La technique, en particulier dans le tennis féminin, s'est stéréotypée, appauvrie, même, avant, semble-t-il, d'entamer un nouveau cycle plus prometteur. Après la génération de Luka, d'autres championnes ont émergé, en particulier les soeurs Williams (brièvement évoquées par Soriano), elles aussi poussées par leur père.

Il y a eu quelques scandales, Mary Pierce ou Aravane Rezaï, côté français, ont eu des gros problèmes avec leur père, Jelena Dokic, immense espoir du tennis mondial, a connu une carrière fulgurante avant de s'effondrer, et en tient responsable son père qu'elle a violemment attaqué dans une autobiographie récente...

Des règlements empêchent désormais l'éclosion trop rapide des jeunes championnes, on ne les lâche plus sur le circuit professionnel à 14 ou 15 ans, ou alors sous certaines conditions très particulières. On constate, et cela vaut pour les hommes comme pour les femmes, qu'une brillante carrière dans les catégories de jeunes n'assure aucunement le succès chez les seniors, et vice-versa.

Voilà aussi ce qui est au coeur du roman de Manuel Soriano : qu'est-ce qui fait un champion ou une championne ? Un mystère, une équation à tellement d'inconnues qu'on ne peut la maîtriser parfaitement. La technique, le physique, le mental, l'entourage, la chance, aussi, un peu, la régularité, l'abnégation, la force, l'endurance, le caractère... Il y a tant et tant de critères à remplir...

Il est évident que Luka ne remplissait pas toutes ces conditions, mais son père aurait-il écouté si elle le lui avait dit ? Oui, la vie de sportif de haut niveau a ses avantages, mais elle est aussi d'une grande violence et d'une grande dureté. On traumatise son corps, parfois son esprit, on vit en marge, dans un monde différent de celui du commun des mortels et quand tout s'arrête, le choc est rude, souvent...

Au moment de terminer ce billet, un souvenir cinématographique me revient. Il y a quelques années est sorti un long métrage intitulé "Terre battue", inspiré librement d'un fait divers qui avait marqué les esprits : un jeune tennisman avait été empoisonné par le père de son adversaire... On retrouve des thématiques proches du roman de Manuel Soriano.

Dans le film, c'est le jeune tennisman qui décide, pour rendre ses parents fiers de lui, de droguer le joueur contre lequel il doit jouer. On suit la vie de ce gamin, joueur de bon niveau, mais que rien ne destine à être un champion un jour. Mais, le tennis est une échappatoire pour lui, dont la vie familiale est difficile.

J'évoque ce film parce qu'un élément m'avait frappé en le regardant : on y voyait l'enfant travailler, s'entraîner, jouer, et rebelote... Il était à un âge où l'on devrait s'amuser, quoi qu'on fasse, mais cela ne semblait pas évident pour lui. A tel point qu'on n'entend qu'une seule fois dans le film un mot qui devrait être une règle, le mot "plaisir". Et c'est le dernier mot prononcé...

En lisant "la Perfection du revers", c'est cette conclusion paradoxale qui m'est venue en tête : ce mot plaisir qui apparaît de façon presque incongrue, alors que le drame s'est noué... Il y a aussi un peu de cela dans l'histoire de Patricia Lukastic, lorsqu'on fait d'un jeu un travail, d'un loisir une contrainte, d'un plaisir une obligation de résultat...

"Promets-moi que tu n'auras jamais de regrets. Jamais".

Terminons notre petite tournée asiatique par le Vietnam, avec un court roman fort en émotions et porté par des personnages de femmes au destin bouleversé. Un roman qui nous renvoie à des situations très contemporaines, puisqu'il nous rappelle le drame connu par celles et ceux qu'on appelait alors "les boat people" (j'ai grandi en entendant souvent cette expression), ces migrants obligés de prendre la mer pour fuir des pays en guerre ou dominés par des tyrans meurtriers. "Vi", de Kim Thuy (disponible en poche dans la collection Piccolo des éditions Liana Levi), retrace cet exil, vécu alors que ce personnage n'était encore qu'une enfant, mais il se concentre surtout sur cette nouvelle existence dans un pays tellement différent de celui où elle est née : le Canada. Avec, au coeur de ce récit aux accents autobiographiques, la relation pleine de pudeur et de non-dits entre une mère et sa fille...



Le grand-père de Vi, Lê Van An, a fait ses études à l'époque de la colonisation française, lorsqu'on appelait encore son pays Indochine. Diplômé, ayant choisi pour prénom Antoine, tout en conservant son patronyme d'origine, il est devenu juge et propriétaire terrien. Un notable et un homme riche, porteur, par la force des choses, d'une double culture.

Et puis, la volonté des peuples à disposer d'eux-mêmes, à se défaire de la tutelle colonisatrice est arrivée, et avec elle, des guerres. Mais aussi de nouveaux régimes indépendants fondés sur des idéologies fortes, dictatoriales, qui remirent tout en cause. Le patrimoine d'Antoine Lê Van An, transmis à son fils, est alors dépecé et la richesse et la notabilité de la famille en font une cible.

Vi naît dans ce contexte tumultueux, dangereux. Son pays natal, le Vietnam, est désormais coupé en deux, le 17e parallèle faisant office de frontière. La fillette est la dernière de sa fratrie, composée jusque-là uniquement de garçons. Des jeunes hommes dont le destin, à court ou moyen terme, est de rejoindre les troupes massées aux frontières du pays, avec bien peu d'espoir de survivre.

L'étau politique devient si fort, si menaçant, que la mère de Vi décide un jour de quitter le Vietnam avec ses enfants, mais sans leur père. Beaucoup de Vietnamiens suivent déjà cette voie et, comme il est quasiment impossible de fuir par la terre, il faut s'en remettre à la mer. Et aux passeurs, pas toujours bien intentionnés, qui font leur beurre en rackettant les candidats à l'exil.

Passeurs, mais aussi tempêtes, pirates, les dangers potentiels sont nombreux sur la route censée mener vers la liberté. Pour la famille de Vi, sa mère, ses trois frères et elle-même, elle va d'abord passer par Ca Mau, tout au sud du Vietnam, où l'on peut s'embarquer vers de nouveaux cieux. La chance, si l'on peut dire, les accompagne : une traversée paisible jusqu'en Malaisie et un séjour relativement court dans un camp de réfugiés.

Car une opportunité s'est présentée et la mère de Vi a su la saisir. Cette opportunité, c'est d'être pris en charge par des organisations canadiennes, grâce auxquelles la famille pourra s'installer dans ce pays lointain. Un pays dont la famille n'a qu'une image digne de cartes postales, celle d'un hiver permanent, au point de ne s'équiper que de vêtements chauds avant de franchir le pas...

Montréal sera le lieu de leur nouvelle vie. Et même de la vie tout court de Vi, si jeune, encore. D'un côté, cette culture originelle, traditionnelle, à laquelle sa mère tient énormément, et alimentée par une communauté importante installée au Québec ; de l'autre, la culture occidentale, si différente, et dans laquelle va baigner la jeune femme en devenir.

"Vi" est un court roman, 140 pages à peine dans cette édition de poche, composée de courts chapitres, comme un album de souvenirs, ou mieux encore, comme ces albums photos que l'on feuillette quelquefois et dont chaque cliché fait remonter des histoires, des anecdotes, des émotions... Du Vietnam au Canada, Vi retrace son parcours, sa jeunesse, son entrée dans l'âge adulte.

De ses racines, elle n'ignore rien. De sa double culture, elle connaît tout, même si elle va certainement être celle qui, dans la fratrie, va se détacher le plus de sa culture natale. Au point, lorsqu'elle bouclera la boucle, en revenant en Asie et en particulier au Vietnam, des années après son départ, alors que le pays est apaisé, de s'y sentir véritablement comme une étrangère.

C'est ce qu'il y a de très troublant, d'ailleurs, dans le parcours de Vi. On mesure la difficulté que représente l'exil pour qui que ce soit, mais peut-être encore plus pour un enfant. Car la jeune fille va se retrouver vraiment entre la culture familiale, soigneusement entretenue par la mère, et la culture ambiante, celle dans laquelle elle va grandir, apprendre, découvrir.

A ce stade du billet, il nous faut parler de Vi, car même si c'est elle qui raconte son histoire, même si c'est elle la narratrice du roman, le lecteur fait connaissance avec un personnage extrêmement timide, discrète, effacée. Invisible, même. Ces mots pour qualifier Vi ne sont pas les miens, mais les siens, ceux qu'elle emploie pour parler d'elle, ceux que les autres emploient pour la définir.

Invisible... Le mot est fort, rude, presque violent. Cette timidité, et nombreux seront sans doute celles et ceux qui se reconnaîtront dans le constat, ne facilite pas l'envol et l'épanouissement. Le récit de Vi est aussi celui de ses doutes, de ses hésitations, de ses erreurs, de ses échecs (en particulier sentimentaux). Vi tâtonne, avance sans certitude, apprend, grandit, mais reste toujours en retrait...

A ses côtés, Hà, retrouvée après la séparation à Ca Mau, où cette amie à perdu de vue, dans la cohue, la mère de Vi et ses enfants. Au contraire de la narratrice, Hà a connu bien des malheurs dans la première partie de son exil, un parcours bien moins évident, ce qui l'a sans doute endurcie. Mais, elle a aussi su s'affirmer et c'est une jeune femme sûre d'elle et volant de ses propres ailes.

Hà va prendre Vi sous son aile, jouant le rôle de la grande soeur que la narratrice n'a jamais eu. Se substituant petit à petit à la mère de Vi, cherchant à élargir ses horizons, à lui donner plus confiance en elle, l'aidant à s'émanciper de ce creuset familial un peu étouffant. Vi se retrouve alors avec deux modèles féminins diamétralement opposés : sa mère et Hà.

Une mère qui apparaît au lecteur sous un jour peu reluisant. Dans les premiers chapitres, puisque Vi y évoque son ascendance, on découvre la rencontre de ses parents, les conditions de leur union et leur vie commune... Et c'est une femme soumise à son époux que l'on découvre, à son service, anticipant ses moindres désirs, tenant la maison et s'occupant de l'éducation des enfants quand le père, lui, batifole.

Une femme qui a endossé ce rôle et tout le poids de la tradition qu'il véhicule, dans une société où l'homme domine et impose. Une femme qui, une fois le Vietnam derrière elle, continue de sacrifier à ces traditions avec conviction. Et qui dit traditions, culture, dit aussi transmission. Une transmission qui pourrait en priorité passer par Vi, la seule fille de la fratrie...

C'est elle qui a enseigné et cultivé cette idée d'invisibilité chez sa fille. Cette discrétion, cette volonté de rester en retrait qu'elle pratique depuis si longtemps, qui lui a valu d'endurer souffrances et humiliations (le père de Vi était volage et les a abandonnés), contre laquelle elle ne s'est finalement jamais révoltée et qui a étouffé totalement sa personnalité.

Le sentiment de l'enfant, c'est que sa mère a ses chouchous, et que ces chouchous, ce sont les garçons. En revanche, elle a l'impression que sa mère fait tout pour lui imposer de reprendre le témoin, de devenir à son tour la femme soumise qu'elle a elle-même été toute sa vie. Or, aussi timide qu'elle soit, ce n'est pas ce que désire Vi, qui, peu à peu, s'offre une marge de manoeuvre.

Des écarts qui semblent terriblement décevoir la mère, en tout cas, c'est ainsi que Vi perçoit les réactions de sa mère. Comme si cette dernière se sentait trahie. Personnellement, mais aussi culturellement : Vi a choisi d'abandonner sa culture pour une autre, celle de son pays d'accueil, et cela semble insupportable.

Les relations entre Vi et sa mère vont donc paraître très tendues, en particulier lorsque Vi va quitter l'adolescence pour entrer dans l'âge adulte. Et Vi paraît écartelée entre ses envies d'émancipation et l'amour et le respect qu'elle voue à cette mère, pourtant bien peu commode et bien mal disposée à son égard. La timide, l'invisible culpabilise...

Cette relation difficile entre la mère et la fille est véritablement au coeur de ce roman, et plus particulièrement son évolution. Il y a d'ailleurs là pas mal de surprises qui vont attendre le lecteur et l'on mesure encore une fois (j'insiste souvent là-dessus, mais ce n'est pas anodin) l'importance du choix de confier la narration à un personnage et non à une entité neutre, omnisciente.

Ce que l'on voit, on le voit par les yeux de Vi, ce que l'on ressent, c'est ce qu'elle ressent. Et les sentiments qu'elle nourrit vis à vis de sa mère sont ceux qui nous sont transmis. Or, qui sait si ce regard n'est pas un peu faussé ? Si cette mère est aussi sévère et intransigeante qu'il n'y paraît ? N'en disons pas plus, à vous de découvrir les méandres de cette relation.

Ah si, avant de clore cet aspect-là, il faut évoquer l'importance de la culture vietnamienne dans cette relation. J'ai évoqué la pudeur des personnages dans le préambule, le mot n'est peut-être pas le bon. A travers le récit de Vi, Kim Thuy évoque ces traditions, ces us et coutumes qui font que les Vietnamiennes et les Vietnamiens sont peu enclins à montrer leurs sentiments.

Même au sein de la cellule familiale, on ne partage guère ses sentiments, positifs ou négatifs. Ainsi, Vi n'aborde-t-elle pas frontalement avec sa mère ces impressions douloureuses et ce qui devient quasiment un complexe d'infériorité chez elle. Un manque de communication à l'origine de non-dits et de malentendus qui ne seront dissipés qu'après un long moment.

J'ai parlé culture, coutumes, traditions, j'ai oublié un mot fondamental, dont on ne prend pas immédiatement conscience, c'est le mot éducation... "Vi" est un roman d'apprentissage, la période concernée est celle où tout se forme et se met en place chez l'être humain. Avec le besoin d'avoir des repères et des modèles auxquels se confronter.

Lorsqu'on entame la lecture de "Vi", on comprend bien que la famille tiendra une place importante dans le livre. La famille, et la filiation, sont des thèmes centraux, avec tout ce que cela comprend de transmission. Mais sans doute ne s'attend-on pas tout à fait au tour que prend cette relation entre une mère et sa fille, en situation d'exil.

De même, il ne faut pas s'attendre à un roman racontant l'éprouvant et périlleux voyage des "boat people", c'est une étape de ce récit, mais ce n'en est pas la clé de voûte. La fuite va mener, tant bien que mal, vers cette nouvelle vie, dans un contexte très différent de l'existence d'origine et c'est cette adaptation à une vie dans un monde autre que celui où plongent ses racines, qui est vraiment le point central.

Ce récit, jalonné de souvenirs, de sensations, d'impressions, de doutes, de bonheurs, aussi, mais souvent éphémères, est porté par des émotions tout en nuances, mais très puissantes. Pardon pour ce cliché, mais "Vi" est le récit de la métamorphose d'une chenille, fragile, un peu perdue et minuscule (encore un mot important) en un papillon, qui a pris conscience de ce qu'elle est, sans pour autant se défaire totalement de sa timidité.

"Vi" est un roman qui nous fait voyager d'un continent à l'autre, de l'Asie vers l'Amérique, et pas uniquement le Canada, mais aussi l'Europe, une espèce de tour du monde en pointillés, au fil du temps, presque en solitaire, pour reprendre un terme de voile, avec un retour aux sources tout à fait troublant...

Comme souvent, je n'ai pas pris les choses dans l'ordre... "Vi" est le dernier (en date ?) roman d'un cycle dans lequel Kim Thuy évoque son parcours personnel, le déracinement et l'exil, la double culture et l'apprentissage, après "Ru" et "Mân", eux aussi disponible en poche dans la même collection Piccolo des éditions Liana Levi.

Chacun de ces romans a son identité particulière, son angle spécifique pour aborder ces sujets au combien sensibles, il sera donc intéressant de poursuivre le voyage aux côtés de Kim Thuy, de découvrir les nouveaux aspects de cette vie mouvementée. Et, à travers lui, avoir une pensée pour tous les réfugiés à travers le monde, contraints de fuir leur terre natale...

lundi 2 juillet 2018

"Je vous hais, vous autres, fonctionnaires cupides et employés corrompus : vous agitez le drapeau du Parti, mais vous nuisez à la réputation du Parti, je vous hais !"

Notre roman du jour est paru il y a une trentaine d'années, il n'a donc rien d'une nouveauté. Mais, dans mon envie de découvrir des littératures lointaines, un nom s'était inscrit dans mon esprit depuis l'automne 2012, quand l'Académie Nobel dévoila le lauréat de son prix littéraire : Mo Yan. Mais quel livre choisir ? Comment découvrir une oeuvre ainsi récompensée ? Et pourquoi se poser mille questions quand on peut choisir comme d'habitude, par affinités avec un titre, une histoire... Voilà pourquoi c'est "la Mélopée de l'ail paradisiaque" qui a retenu mon attention au milieu de l'abondante bibliographie de l'écrivain chinois. Un titre aussi beau et évocateur qu'il est pourtant mystérieux, une histoire (du moins une quatrième de couverture) qui m'intriguait, et voilà comment je me suis lancé dans cette lecture (en poche aux éditions Points ; traduction de Chantal Chen-Andro). Et, surprise, c'est une histoire composée de plusieurs fils narratifs que j'ai pu lire, mais en plus, cet univers renverse bien des codes des littératures asiatiques traditionnelles. Avec la volonté de dénoncer le féodalisme persistant de la Chine communiste de l'après-Mao...


A la fin du printemps 1987, une descente de police a lieu dans un village du comté de Gaomi, dans la province du Shandong, en Chine du Nord. Les causes exactes de cette intervention musclée ne sont pas expressément décrite, mais l'on comprend qu'il s'agit d'arrêter les responsables d'une émeute au cours de laquelle les bâtiments administratifs du district, à Tiantang, ont été mis à sac.

La cause de cette montée de violence est la mévente de la principale production locale, celle qui permet à une grande partie de la population locale de vivre tant bien que mal : l'ail. La hampe, les gousses, les têtes, toutes les parties de la plante sont susceptibles d'être récoltées, puis vendues, mais il faut se soumettre aux volontés d'une bureaucratie qui, parfois, oublie d'être au service du peuple.

Parmi ceux qui ont exprimé leur colère au cours de cette journée de fin mai 1987, il y a Gao Yang, un homme apparemment tranquille, mari et père de famille (une fille souffrant d'un handicap et un garçon encore nourrisson, cultivateur d'ail, comme tant d'autres dans cette région de Chine. Les policiers l'embarquent sans qu'il comprenne pourquoi ; il clame sans cesse son innocence.

Les choses se compliquent lorsque les hommes de la Sécurité passent chez leur suspect suivant. Celui-là s'appelle Gao Ma et, contrairement à Gao Yang, il n'entend pas se laisser faire. Les deux pandores n'ont pas le temps de le menotter qu'il s'enfuit par la fenêtre. Impossible de rattraper cet homme jeune et agile qui connaît le coin comme sa poche...

Enfin, la troisième arrestation sera plus calme. Elle concerne une veuve, Fang, dont on se demande là encore comment elle a pu se retrouver impliquée dans cette émeute et les destructions qui en ont découlé. L'explication vient peut-être des déboires familiaux qu'elle a connus récemment : la mort de son époux, l'abandon de ses fils, paresseux et cupides, et le déshonneur de sa fille, Jinju.

Mo Yan entremêle des fils narratifs pour nous raconter ces différents destins : la plongée douloureuse et difficiles de Gao Yang et Fang dans le système judiciaire, dit plus clairement, leur incarcération en attente de leur procès ; la fuite de Gao Ma, une fuite quasiment impossible, car le jeune homme a de fortes raisons de ne pas trop s'éloigner de sa maison.

C'est en effet avec lui que Jinju a préféré fuir pour éviter le mariage arrangé concocté pour elle par ses parents. Gao Ma, amoureux de la jeune femme depuis longtemps, a bravé les traditions, encaissé les coups des proches de Jinju, insisté tant et tant qu'elle a fini par accepté de partir avec lui. Mais pour aller où ? Avec quelles perspectives ? Gao Ma n'est qu'un cultivateur d'ail...

A travers ces différentes histoires, certaines que l'on découvre rapidement dans le roman, d'autres, au contraire, qui ne vont se dévoiler que bien plus tard, Mo Yan révèle les liens qui unissent ces différents personnages, mais met en place une satire virulente de la vie de ces paysans dans la Chine des années 1980.

D'emblée, avec la rocambolesque (tentative d'arrestation) de Gao Ma, le ton est donné, il y aura une dimension clairement comique dans ce roman, à travers des personnages croqués avec férocité par l'écrivain. Personne n'est vraiment épargné par l'ironie cruelle de Mo Yan, qui propose une galerie de personnages (dans laquelle il faut inclure des personnages secondaires croustillants) haute en couleurs.

Si Gao Yang est clairement un personnage comique, malgré les horreurs qui vont lui arriver au fil des chapitres dans lesquels il apparaît, Gao Ma correspond à un registre différent. On pourrait dire qu'il occupe le rôle du jeune premier, même s'il s'avère finalement être plutôt un personnage picaresque qui va tourner antihéros tragique au parcours très douloureux.

Comme il le dit lui-même : "depuis que tu as rencontré Jinju, depuis que tu lui as pris la main, tu vas de malchance en malchance !" On s'attend à un personnage brillant, mais celui qui va défier le pouvoir, ou plus exactement ceux qui sont censés être à son service, devient vite beaucoup plus sombre, désespéré, sans rien à perdre. Et n'en est que plus touchant.

Tiens, en faisant quelques recherches pour écrire ce billet, comme souvent, je suis tombé sur les actes d'un colloque consacré à Mo Yan à Aix-en-Provence, quelques mois après son Nobel, dans lequel je découvre cet aspect passionnant : Gao Yang est un homophone du mot chinois signifiant "l'agneau", ce qui semble expliquer pourquoi il se montre si soumis, si obséquieux, loin de la colère et de la révolte exprimée lors du sac.

Au contraire, le nom de Gao Ma rappelle le cheval, animal au caractère bien différent, énergique, difficile à apprivoiser, sauvage et parfois incontrôlable. Amusant, cette comparaison, car je revois son évasion, et on le voit sauter, galoper, et ce n'est pas la seule partie du roman qui fait écho à cette idée. Un pur sang, fier et droit, un homme qui n'a pas peur de se rebeller.

Et puis, il y a l'ail. Omniprésent et sans doute pas si paradisiaque que cela. Une sorte d'or blanc, qu'on cultive en grande quantité pour espérer en retirer de quoi vivre mieux, qu'on consomme aussi, parce que ce n'est pas qu'une ressource, c'est ce qu'on a sous la main... De l'ail partout, jusqu'à l'obsession, et lorsqu'un krach se produit, jusqu'à la folie...

Un ail qui diffuse aussi son odeur et son goût partout, jusqu'à l'écoeurement. Jinju, par exemple, n'en peut plus, au point qu'on se demande si sa fuite avec Gao Ma n'est pas dû tant à un sentiment amoureux qu'à la volonté d'échapper à une famille qui l'envisage comme une marchandise et à cet ail, dont la récolte est épuisante et dont l'idée même de le manger lui donne envie de vomir...

Imaginez ces champs d'ail à perte de vue, cette plante qu'on retrouve dans tous les plats à tous les repas et dont le goût et l'odeur finissent par apparaître partout, même quand il ne devrait pas en avoir. Cet ail, source de bonheur autant que de malheur pour ces paysans, dont certains se retrouvent cultivateur après que leurs familles ont été "rééduquées" lors de la Révolution culturelle.

Cet ail, qui peut tout à fait être une saveur ou un effluve subtils, mais qui, ici, prennent quasiment à la gorge. Et l'on retrouve là un des éléments importants dont se sert Mo Yan pour bousculer les codes traditionnels de la littérature asiatique. Saveurs et senteurs sont des éléments importants de ces littératures, elles vont habituellement de paire avec le raffinement. Mais pas ici.

Et Mo Yan va encore plus loin, en utilisant lui aussi saveurs et odeurs, mais pas pour nous enivrer, nous envoûter, mais clairement pour nous écoeurer, nous aussi. Il y a, dans "la Mélopée de l'ail paradisiaque", un côté "pipi-caca-vomi" assez inattendu, franchement désopilant dans un premier temps, et puis, de plus en plus glauque.

Du raffinement à la cruauté, il n'y a souvent qu'un pas, et Mo Yan le franchit lui aussi, en jouant avec ces fluides pour insister sur l'humiliation infligée à son personnage, en l'occurrence Gao Yang, qui boit le calice jusqu'à la lie, si j'ose dire, acceptant brimade sur brimade, incapable de se défendre dans ce contexte hostile, souffre-douleur idéal de ses compagnons d'infortune, comme de ses geôliers...

Ah, bien sûr, tout cela n'est guère appétissant, mais cela fait aussi partie de la démarche satirique et burlesque de Mo Yan, qui raconte tout cela avec une certaine jubilation. Il n'est pas tendre avec ses personnages, le Nobel, il les maltraite, les malaxe, les passe à la moulinette d'une machine bureaucratique inhumaine.

On est loin des palais et des propriétés somptueuses dans lesquelles vivaient les dirigeants et les notables de la Chine impériale. Mo Yan nous emmène dans une vie populaire, modeste, pauvre, même, où l'on essaye de faire avec ce qu'on a, où l'on espère monnayer sa récolte, lorsqu'elle est abondante et de qualité, pour mettre un peu d'argent de côté...

Et pourtant, bien qu'on ait changé de monde et d'époque, bien qu'on ait délaissé la période médiévale pour la fin du XXe siècle et la Chine féodale pour la Chine communiste, difficile de ressentir un vrai changement dans le mode de vie de ces gens. Mo Yan attaque les dérives d'un régime qui entre dans une nouvelle période, une décennie après la disparition de Mao, mais voit se reproduire les phénomènes qui aurait dû être bannis.

A l'image de cette harangue, choisie pour être le titre de ce billet, Mo Yan s'en prend à ces fonctionnaires en poste dans les provinces lointaines du pays qui finissent par s'ériger en petits seigneurs locaux, instaurant leurs lois, leurs règles, leur pouvoir propre, ayant droit de vie et de mort sur les simples citoyens, corrompus jusqu'à l'os, oublieux du peuple qu'ils devraient servir.

Il y a une scène terrible, lorsque Gao Yang apporte sa récolte au chef-lieu du district pour le vendre aux autorités locales. Sur son parcours, des "péages", des pattes à graisser, des pots de vin à verser... Et, petit à petit, de l'ail qui passe dans des mains sans rien en retour et de l'argent qui sort au lieu de rentrer... Une comptabilité qui se déséquilibre d'emblée, sans assurance de voir ces débits compensés par quelques crédits.

La charge est rude, et si elle prend la forme d'une satire, si l'écrivain joue avec les codes de la fable ou du conte traditionnel, l'ouvrage vise juste. Ce n'est pas l'idéal socialiste qui est visé, il ne réclame pas l'instauration de l'économie de marché, mais dénonce des dérives qui menacent justement cette utopie censée placer tout un chacun, chaque citoyen sur un pied d'égalité.

L'écriture de Mo Yan est d'une grande richesse, fidèle en cela à ce qu'on attend d'un écrivain asiatique. C'est hyper visuel, les sensations, je n'y reviens pas, sont très importantes, tout comme les couleurs ou les consistances (ah, le croquant de la hampe d'ail !) et même si c'est sombre, parfois crade, si les situations ne sont guère heureuses, on se plonge avec plaisir dans cette histoire forte d'un rythme supérieur à celui d'une simple mélopée.

L'ail est paradisiaque, les personnages flirtent avec l'enfer. Certains y finissent même, à l'image de l'enfer personnel de Gao Ma ou de l'enfer carcéral de Gao Yang. Pourtant, il y a une morale à cette histoire. Imparfaite, révélatrice des travers de cette société qui, on le sait depuis, a opté pour une voie particulière, où le capitalisme a changé sérieusement la donne. Mais il y a une morale, malgré tout.

La découverte de Mo Yan s'est bien passé, j'y reviendrai certainement un jour, même s'il faudra à nouveau passer par le délicat processus de choix... Mais une chose est sûre, lors de la remise de son Nobel, l'Académie l'a récompensé pour son réalisme hallucinatoire (bel oxymore, non ?) qui fusionne les contes populaires, l'histoire et les faits contemporains. Je crois qu'on ne peut pas mieux dire.