vendredi 29 juillet 2016

"Il était inutile de se voiler la face : nous venions de réveiller le démon".

Mais, je dois reconnaître que je ne m'attendais pas franchement à ce que le démon en question prenne cette forme-là... Voici un roman acheté à l'occasion de la Grosse OP des éditions Bragelonne. Un regard à la quatrième de couverture et au parcours de l'auteur, un titre qui m'a immédiatement fait penser à un classique de Roman Polanski, le Japon, sa complexité et sa culture fascinante... Attiré par quelques lignes, je me suis retrouvé emporté rapidement dans un tourbillon bien plus dense que je ne l'imaginais de prime abord. "Japantown", premier roman de Barry Lancet, et donc disponible chez Bragelonne, est aussi le premier volet d'une série mettant en scène le personnage de Jim Brodie, vendeur d'art à San Francisco, apparemment sans histoire. Un roman à grand spectacle, qui plonge le lecteur dans un univers oppressant et de plus en plus parano au fil des chapitres.



Jim Brodie est un marchand d'art dont la boutique se trouve à San Francisco. On y trouve toutes sortes d'objet de grande qualité et de grande valeur mais sa spécialité, ce sont les cultures et les arts asiatiques, et en particulier ceux du Japon. Il faut dire que ses liens avec le Pays du Soleil Levant sont très important, depuis toujours.

Brodie est né au Japon et y a passé les 17 premières années de sa vie. Son père, d'abord militaire, s'est pris de passion pour le pays et, après avoir quitté l'armée, s'y est installé à demeure et y a ouvert la première agence de détective privé du pays dirigée par un occidental. Rapidement, son entreprise a prospéré et a ouvert des succursales dans différents pays.

Dont les Etats-Unis. C'est Jim qui la dirige, comme il dirige toute l'agence depuis la disparition de son père. Mais, il a laissé les commandes de la maison-mère aux Japonais qui ont longtemps travaillé avec Brodie senior. Lui n'y consacre qu'un temps restreint, quand, par exemple, son ami Frank Renna, lieutenant au sein de la police de San Francisco, fait appel à lui pour des affaires en lien avec le Japon.

Ce soir-là, c'est sur les lieux d'un véritable carnage que Jim est appelé. Cinq personnes, dont deux enfants, toute une famille abattue en quelques secondes en plein coeur du quartier de Japantown. Une affaire qui sort de l'ordinaire, et pas seulement pour Brodie... Qu'en penser ? Crime de gang, acte raciste, geste d'un fou furieux voir d'un tueur en série ?

Bien peu de pistes apparentes, sur cette scène de crime, mais un indice qui, d'un seul coup, fait chanceler Jim Brodie. Sur une feuille imbibée du sang des victimes, un kanji, ces idéogrammes sur lesquels repose la langue écrite japonaise. Et, si l'antiquaire a tiqué en le voyant, c'est parce qu'il a déjà vu ce caractère...

Un souvenir encore terriblement douloureux, une blessure non refermée, puisque l'affaire n'a jamais été résolue. Retrouvé sur les lieux où sa femme est morte, dans un terrible incendie. La coïncidence est trop grande pour n'être qu'un hasard et, plus encore que d'habitude, Brodie décide de s'impliquer dans cette enquête...

Le hic, c'est que ce kanji n'existe pas. Ou, plus exactement, on ne le trouve pas parmi les dizaines de milliers de kanjis recensés par les dictionnaires. Impossible, donc, de savoir ce qu'il signifie exactement, pas sans faire des recherches approfondies. C'est bien peu, mais Brodie a de nombreux contacts en Amérique comme au Japon capables de l'aider...

Sans oublier l'irruption d'un homme d'affaires japonais, Hara, père d'une des victimes de Japantown, et qui souhaite que Brodie prenne les choses en main pour élucider rapidement ce crime horrible. Même si cette requête peut ressembler à un conflit d'intérêt, Brodie a suffisamment de motifs personnels de se consacrer à cette affaire sans s'embarrasser de telles considérations.

Débute ainsi une enquête qui va devenir de plus en plus personnelle au fil des découvertes. Mais surtout de plus en plus dangereuse et violente. Et, pour Brodie, le début d'un nouveau cauchemar qui, s'il en sort vivant, pourrait enfin apporter les réponses aux questions qu'il rumine depuis des années maintenant.

J'évoquais en préambule un classique du cinéma, évidemment, je pensais à Chinatown et au fameux pansement que Jack Nicholson arbore sur son nez. Mais, si le film est un hommage appuyé aux films noirs des années 1940, "Japantown" est un pur thriller qui va crescendo jusqu'à devenir impossible à refermer, une fois qu'on est lancé.

Au centre de cette histoire, on a donc un antiquaire, je simplifie, mais c'est un peu ça. Bref, Brodie n'a pas franchement le profil du héros hollywoodien habituel. Son passe-temps favori, c'est la restauration d'objet d'art japonais et cela demande plus de patience, de doigté et d'habileté que de force physique et de courage.

Mais, il est aussi le digne fils de son père, malgré tout ce qui les a séparé durant de longues années. "Kaeru no ko wa kaeru", est-il écrit à son sujet dans le roman : "le rejeton d'une grenouille ne peut être qu'une grenouille", en français dans le texte, autrement dit, la version nippone de l'adage "tel père, tel fils".

Avant de couper les ponts avec son père, Jim a eu l'occasion d'apprendre le b.a.-ba du métier de détective. Pour autant, ce n'est pas son activité première, c'est plus un amateur éclairé, on va dire. Et, au cours de cette enquête, qui va se dérouler entre Amérique et Japon, c'est insuffisant pour affronter un adversaire terriblement puissant.

Poussé par des motivations très profondes et très personnelles, Jim Brodie va pourtant voir son courage et sa détermination décuplés. Mais, en se jetant ainsi dans la bataille sans maîtriser totalement son sujet, il risque aussi de commettre des erreurs aux graves conséquences. L'aide des hommes de son père, Shig Narazaki, l'associé de son père, et Kumio Noda, l'homme de confiance et l'homme de main.

Alors, de quoi s'agit-il, exactement ? N'insistez pas, je n'entrerai pas dans le détail. Toutefois, sachez que certains éléments à venir dans ce billet pourrait en dévoiler un peu trop aux yeux de certains lecteurs très à cheval sur les spoilers (mais si vous êtes dans ce cas, que faites-vous sur ce blog ?). Car, il y a des éléments dont il nous faut parler.

Au fil des billets, j'ai parfois l'impression de radoter, et sévèrement. Et ce n'est pas en parlant de "Japantown" que cette impression va s'atténuer. En effet, reparlons de cette dichotomie très présente, encore une fois, entre l'ultra-modernité du Japon et cette culture ancestrale toujours extrêmement présente, même dans une mégapole du XXIe siècle, comme Tokyo.

Mais, Barry Lancet pousse le mariage un cran plus loin de l'habitude. Le Japon moderne, qui a fait de l'archipel une puissance incontournable à l'échelle mondiale, on l'a, avec Hara. Et puis, il y a une étonnante résurgence du Japon féodal qui devient l'une des composantes majeures de ce thriller. Laquelle, vous le saurez en lisant le livre, évidemment.

Je suis bien embêté, j'aimerais développer cet axe, mais c'est délicat. Oh, allez, on se lance, si vous aimez la baston, les ninjas, les scènes très visuelles et très chorégraphiées, ce roman est vraiment pour vous. D'un seul coup, l'action s'emballe et on se retrouve avec, sous les yeux, quelques scènes d'anthologie qu'on verrait bien au cinéma.

Je me disais d'ailleurs en lisant "Japantown" (dont, je crois, les droits ont été achetés par J.J. Abrams, mais plus dans l'optique d'une série télé, il me semble) qu'un Takeshi Kitano, par exemple, pourrait transformer ce roman en un film incroyable, bourré d'adrénaline et servi par une mise en scène extrêmement visuelle, dans la droite ligne du cinéma asiatique qu'on connaît depuis les années 1990.

Je pense en particulier à une scène nocturne située au coeur du roman, dans un contexte angoissant, mais aussi à un dénouement plein de rebondissements. Je ne suis pas forcément fan de ce genre de final, un peu à tiroirs, mais ici, il apporte de l'eau au moulin de l'intrigue, rajoutant au sentiment paranoïaque qui s'instaure rapidement, au fil des événements.

Là encore, compliqué d'aller plus dans le détail. Mais, cette oppression qu'on ressent est une des vraies réussites du livre et tient à l'adversaire que Brodie doit combattre et qui se dévoile petit à petit. La menace est là, partout, invisible, foudroyante, avec un pouvoir de nuisance certain... Impression renforcée par la narration à la première personne du singulier par Jim Brodie lui-même.

Un dernier mot sur Barry Lancet. Car, à me lire, vous vous dites peut-être que l'argument japonisant risque d'avoir un côté un peu gadget ou que, comme dans "Soleil Levant", de Michael Crichton, la différence culturelle s'assimile vite au clivage gentils/méchants. Avec "Japantown", c'est sensiblement différent.

D'abord, par la personnalité de l'auteur, qui partage sa vie entre l'Amérique, son pays natal, et le Japon, où il s'est installé il y a près de 30 ans. Il y a travaillé pour des maisons d'éditions et a pu ainsi approfondir sa connaissance de la culture nippone, dans des domaines extrêmement variés, allant de la philosophie à la cuisine et des arts martiaux aux jardins, par exemple...

Lancet est donc un parfait connaisseur des us et coutumes du pays, tout en conservant son regard occidental. Et, si son parcours personnel est très différent de celui de son personnage principal, Jim Brodie, on sent bien que la personnalité de ce dernier est nourrie abondamment de toutes ces expériences et de cet apprentissage.

"Japantown" est le premier roman d'une série qui, à l'heure actuelle, compte trois titres (en plus de "Japantown", Bragelonne a déjà publié "Tokyo Kill", en attendant certainement prochainement "Pacific Burn"). Avec, à chaque fois, un Brodie qui doit se démener pour se sortir de gros, gros problèmes (et je suis poli !).

La lecture de Japantown a été un très agréable moment. J'ai d'abord été surpris, parce que je m'attendais à partir dans d'autres directions que celle adoptée. Mais, l'adversaire que combat Brodie est très impressionnant et très original, et cette lutte pleine d'intensité et de danger tient en haleine d'un bout à l'autre. Surtout si on n'a pas un fil à couper le beurre qui traîne dans un de ses tiroirs...

jeudi 28 juillet 2016

"Il n'y a que vous, les flics, pour savoir combien ce monde est pourri, laisse un peu d'espoir aux autres, ils en auront peut-être pour toi, qui sait".

"Noir, c'est noir, il n'y a plus d'espoir", le légendaire refrain de notre Johnny national aurait pu être un titre parfait pour le billet du jour si je n'avais pas trouvé cette citation dans le roman. Parce que, pour être noir, c'est noir, une histoire qui commence mal, se poursuit mal et finit forcément mal, on en prend conscience dès le départ. Pourtant, à leur manière, "Code 93" et "Territoires", les deux premiers volets du triptyque d'Olivier Norek se déroulant en Seine-Saint-Denis, l'étaient déjà. Mais "Surtensions", le dernier volet désormais disponible chez Michel Lafon, les dépasse largement dans ce domaine. Une terrible spirale, un enchaînement d'événements qui dérapent les uns après les autres... Et, en parallèle à tout cela, Coste, le personnage central de ces trois livres, poursuit son introversion et sa descente dans les abîmes de la dépression...



Le SDPJ93 est sur les dents. Il est très tôt, ce matin-là, avant même que le jour se lève, et le groupe du capitaine Victor Coste est réuni au grand complet. L'alerte a été donné par Fleur Sainte-Croix, magistrate à Bobigny, et on ne refuse rien à cette jeune femme, même lorsqu'on a peu dormi après une journée de détente bien arrosée.

La raison de ce réveil en fanfare, c'est la disparition d'un jeune homme, Marc Sebag, âgé de 19 ans. Le samedi soir, il a disparu à la sortie d'une boîte de nuit, alors qu'il cherchait à se procurer de la cocaïne. Une banale disparition, a priori, jusqu'à ce que les parents ne reçoivent, en pleine nuit du dimanche au lundi, un sms leur réclamant une rançon pour revoir leur fils...

Affaire délicate, mais les hommes de Costa sont rompus à ce genre d'opérations. Seul hic, deux officiers de la BRI qui débarquent, preuve du peu de confiance qu'on fait aux policiers du 9-3... Mais aussi de la crainte en haut lieu de voir se reproduire une nouvelle affaire Ilan Halimi, le disparu étant juif, lui aussi...

Alors, oui, les hommes de Coste savent parfaitement comment gérer ce genre d'affaire. Mais, ce jour-là, une série de petits détails va tout faire partir en vrille. Et salement. L'affaire Sebag, modèle pour un désastre, le genre de fiasco à enseigner dans les écoles de police. Un temps de retard du début à la fin que Coste et ses hommes ne vont jamais pouvoir rattraper...

Conscients d'avoir merdé sur toute la ligne, les hommes de Coste ont soif de revanche et souhaitent coincer rapidement les kidnappeurs de Marc Sebag. Mais, ce sera sans leur chef charismatique. Usé, à bout, Coste a décidé de prendre du recul après cette opération loupée. Une mise au vert nécessaire, mais peut-être pas suffisante pour raviver une flamme en train de s'éteindre...

Seulement, il était dit que rien, vraiment rien ne se passerait comme prévu dans cette histoire... A peine Ronan, Sam et Johanna ont-ils remis un peu d'ordre, à défaut de pouvoir réparer les conséquences des erreurs commises, que le SDPJ 93 se retrouve devant une nouvelle affaire qui la fout carrément mal...

Un cambriolage. Un bête cambriolage, oui. Mais pas n'importe où : dans la salle des scellés du tribunal de Bobigny, là, à deux pas de leur commissariat... Des preuves qui disparaissent et cinq dossiers sont gravement compromis. Comprenez : des assassins, un braqueur et un pédophile vont être remis en liberté, puisque le principal élément à charge a disparu...

"Surtensions" est un roman sponsorisé par la Loi de Murphy. Vous savez, celle qui dit que tout ce qui est susceptible de mal tourné, tournera nécessairement mal... Vous en avez eu un échantillon, déjà, avec l'affaire Sebag. Mais, force est de reconnaître que ce n'est qu'un exemple parmi d'autres dans ce polar à tiroirs.

Si vous le lisez ou si vous l'avez déjà lu, peut-être serez-vous surpris de mon choix de centrer le résumé sur Coste et son groupe, alors qu'il se passe beaucoup de choses avant qu'on les retrouve. Mais je ne veux pas dévoiler certains aspects de l'intrigue, qui fait appel à différents fils narratifs que les flics vont devoir démêler.

Avec un point commun : que ce soit les histoires impliquant directement les hommes de Coste ou ces autres histoires, toutes vont avoir droit à leur petit grain de sable, le petit rien, l'imprévu, le truc à la con qui fait tout foirer ou complique la donne. Une montre, un numéro mal écrit, par exemple, et ce brave Edward A. Murphy Jr nous ressert sa loi, et l'emmerdement maximum qui va avec...

On est loin des héros infaillibles et des méchants imprévisibles que peut nous servir Hollywood à la louche dans ses grosses productions. Dans "Surtensions", les erreurs, les bourdes et les vilains petits coups du sort sont équitablement partagés entre le camp des gentils et celui des méchants, entre lesquels se trouvent une zone grise où se débattent certains personnages embarqués dans la spirale dramatique...

Un engrenage fatal qui semble s'emballer au fil des chapitres, et l'on imagine une manivelle tournant à toute vitesse, comme folle, que personne ne parvient à maîtriser pour la faire repartir dans le bon sens... Et le lecteur assiste, impuissant, à ce scénario catastrophe où rien ne se passe comme prévu. Enfin, presque rien...

Comme il l'a fait dans les deux premiers romans du triptyque, Olivier Norek a choisi des angles bien particulier pour évoquer le département dans lequel il a travaillé lui-même pour le SDPJ : la Seine-Saint-Denis. Pour "Surtensions", l'un des angles forts, c'est le délabrement du système pénitentiaire et le manque de moyen de la justice pour remplir correctement ses missions.

On plonge d'abord dans l'enfer de Marveil, le plus grand centre pénitentiaire d'Europe. Entre surpopulation carcérale, locaux vieillissants et inadaptés, personnels insuffisants et démotivés, budgets sans cesse à la baisse, c'est un endroit dantesque que l'on découvre, où il ne fait pas bon atterrir, surtout lorsqu'on n'y est pas préparé.

Envoyez-y un condamné lambda qui n'a pas les épaules ni la carapace nécessaire pour supporter les violences, y compris sexuelles, les brimades, la solitude, l'absence des proches, le peu de soutien de l'administration et vous n'avez pas 36 solutions : où il devient lui aussi une bête sauvage ou il pète les plombs...

La première partie de "Surtensions" est dure, violente, dérangeante. On est loin de la prison outil de réinsertion. Non, c'est une gigantesque zone de non-droit où la seule loi qui vaille est la loi du plus fort. La République, qui est pourtant en charge de ce lieu (imaginaire, je le précise, mais qui fait penser à Fleury-Mérogis, prison située en Essonne) est aux abonnés absents.

Et puis, il y a le tribunal de Bobigny, institution qui fait souvent la une de l'actualité, et qui vient ici incarner la justice et ses maux. Là encore, manque de moyens et de personnel, surabondance d'affaires à traiter, directions changeant au gré des alternances politiques, tout cela est mis en exergue à travers un des rebondissements forts du livre : le cambriolage de la salle des scellés.

Comment dire ? On entre dans ce tribunal comme dans un moulin, a-t-on l'impression. Les cambrioleurs eux-mêmes paraissent surpris de la facilité avec laquelle ils pénètrent dans les lieux et en ressortent. Sous le nez des policiers qui se trouvent dans le bâtiment voisins... Dans cette époque pleine de menaces, il y a dans ces scènes de quoi avoir froid dans le dos...

Dans un pays où il est souvent de bon ton d'opposer police et justice, il n'est sûrement pas anodin de voir un policier devenu écrivain faire ses constats, les mettre au coeur de son roman et s'en servir dans un contexte sans concession. Un contexte parfait pour y situer un roman noir, mais, au-delà du côté littéraire, au lecteur aussi de se sentir interpellé par ces constats tragiques.

En filigrane, mais là, je ne vais pas en dire trop, d'autres thèmes apparaissent et en particulier, les convoitises que le département de Seine-Saint-Denis attisent chez certains. Là encore, le constat est inquiétant (au-delà de la licence romanesque utilisée dans ce domaine) et ne laisse rien présager de bon, le profit immédiat semblant l'emporter largement sur le développement, malheureusement...

Reste l'état des troupes. On se souvient que "Code 93" débutait par le départ d'un flic du 9-3 pour un poste plus tranquille, à la campagne, où il pourrait profiter de sa famille à l'écart de cet éprouvant maelström. Et on se souvient que, déjà, on sent un Coste, charismatique mais taiseux, sujet à bon nombre de questionnements existentiels.

Au fil des romans, on ne peut pas dire que sa situation s'améliore, au contraire. Et avec parfois, la sensation désagréable qu'il ne parvient même pas à apprécier ce qui se présente de positif. Qu'il le repousse, comme s'il se voyait comme un poids énorme susceptible d'entraîner tout le monde par le fond à sa suite.

Victor Coste connaît les affres de la dépression. Sisyphe moderne, il a pris conscience de la vacuité de son action eu égard à l'importance de sa mission. On pourrait multiplier les métaphores mythologiques, en disant que les flics du 9-3 sont comme les Danaïdes qui, aux Enfers, sont condamnées à remplir un tonneau sans fond...

Coste est le personnage fort du triptyque, ses états d'âme sont aussi un élément-clé de ce dernier volet. Peut-il endiguer sa descente aux enfers ou, au contraire, les événements vont-il précipiter sa chute ? A sa façon, il incarne certainement bien des policiers, en Seine-Saint-Denis et ailleurs, qui ne supportent plus la pression quotidienne qui pèse sur leurs épaules...

Dans "Surtensions", on sent Coste sur un fil. Autour de lui, il y a les drames, les erreurs, le stress, la peur, aussi, les responsabilités d'un chef de groupe... Et puis, il y a les guéguerres entre services, les mouvements hiérarchiques, les perspectives d'avenir incertaines... Tout ce qui contribue aussi à rendre le boulot inconfortable.

"Surtensions" vient clore le triptyque d'Olivier Norek sur une note bien sombre, à l'image de l'humeur de son personnage central. On cherche fébrilement une lueur d'espoir et on peine à la voir apparaître. On finit cette lecture sonné par les événements et les dernières lignes ne font rien pour nous apaiser véritablement.

Une fin ouverte, qui laisse la porte entrouverte pour que le triptyque n'en soit plus un, dans un avenir plus ou moins proche. Et, dans le même temps, on se dit qu'une nouvelle page ne peut être que très différente, par la force des choses. Mais, plus que de Norek, c'est de Coste que doit venir la réponse... Laissée en suspens.

mardi 26 juillet 2016

"Soy un hombre muy honrado (...) Jineteando en mi caballo Por la sierra yo me voy Las estrellas y la luna, ellas me dicen donde voy" (Los Lobos).

Un titre en espagnol, qui est en fait le début de la "Canción del mariachi", titre signé Los Lobos pour le remake du film "El Mariachi". Bon, en fait, je n'avais pas trop d'idée de titre, alors je me rabats là-desssus (ay, ay, ay, ay, ay !!) et je n'en suis pas si mécontent. Le lien avec le mariachi sera évident, mais je trouve aussi que ces quelques phrases ("je suis un homme très honnête [...] Chevauchant je m'en vais par la montagne, les étoiles et la lune me disent où je vais") s'appliquaient pas mal au personnage central de ce roman : l'inspecteur du LAPD Harry Bosch. "Mariachi Plaza" est le dernier roman en date de Michael Connelly à paraître en France, et c'est la 17e enquête du fameux flic angeleno. Et ce pourrait bien être sa dernière, figurez-vous... Alors, profitons encore de ce personnage désormais incontournable de la littérature policière mondiale avant que la retraite ne le rattrape définitivement...



Harry Bosch compte les semaines, peut-être même les jours. En tout cas, il compte les enquêtes qu'il lui reste à élucider avant que le couperet qu'il a éloigné tant bien que mal ces dernières années, celui de la retraite, se rapproche inéluctablement. Désormais en charge des "cold cases", ces affaires non-élucidées qui dorment dans les archives des services de police, il a envie d'en profiter à fond.

Pourtant, paradoxalement, c'est devant une table d'autopsie que débute cette nouvelle enquête. Oh, rassurez-vous, Orlando Merced qui gît sur la table en inox avec une ouverture en Y sur le bide vient de mourir. Mais, la balle qui l'a tué, elle, se trouvait incrustée dans sa colonne vertébrale depuis une dizaine d'années.

Cette balle ne l'a pas tué sur le coup mais l'a condamné à vivre le restant de ses jours sur un fauteuil roulant. Là où elle était placée, impossible de la déloger du vivant de la victime, privant ainsi la police d'une preuve décisive pour retrouver le tireur. Mais, après avoir provoqué plusieurs infections, la vilaine balle a fini par provoqué une septicémie fatale et, après 10 ans sans avancée, voilà de quoi faire redécoller ce dossier.

D'autant que la balle en question va illico remettre en question la première version des faits : une balle perdue lors d'une fusillade entre gangs, occasionnant un terrible dommage collatéral. Mais son calibre indique qu'elle a plutôt été tirée par une arme de chasse, ce qui ne colle pas trop avec l'arsenal habituel des gangs latinos qui font des ravages dans la ville...

Mais qui, alors, a pu vouloir tuer un mariachi ? Car c'était la profession d'Orlando Merced, lorsqu'il marchait encore. D'ailleurs, ce samedi-là, il se trouvait à Mariachi Plaza, endroit bien connu de Los Angeles, où ces orchestres typiques se rassemblent chaque weekend en attendant qu'on vienne louer leurs services pour un mariage, une réception...

Assez insolite en apparence, l'histoire d'Orlando Merced avait pourtant pris une tournure très politique. Alors, avec la mort du mariachi, l'enquête redevient brusquement brûlante. Aux côtés de Harry Bosch pour essayer de la résoudre, une nouvelle coéquipière : Lucia Soto. Une jeune flic latino, récemment muté dans ce service.

Une "rookie" mais qui a déjà su montrer sur le terrain qu'elle n'avait pas froid aux yeux. Elle a rejoint l'unité de Bosch récemment, car celle-ci voit ses effectifs augmenter nettement, en raison de l'augmentation incessante des homicides dans la Cité des Anges. Et comme la règle est de former les binômes avec un vieux de la vieille et un petit nouveau, voilà comment elle a hérité de Bosch...

Lucy, comme elle préfère qu'on l'appelle, apparaît aussitôt comme un élément travailleur, presque plus que Bosch lui-même ! Arrivée avant lui, présente au bureau le weekend, elle ne semble jamais dételer, ce qui intrigue son expérimenté coéquipier. Celui-ci va alors découvrir que sa nouvelle collègue a un secret.

Agacé mais aussi touché par l'histoire de la jeune femme, Bosch lui propose un arrangement : il va l'aider sur cette enquête, une autre affaire non-classée qui la touche de près, à condition qu'elle cesse les cachotteries. Et voilà comment le duo va mener de front ces deux enquêtes, qui vont les mener dans des directions bien différentes...

Comme lors des récentes enquêtes d'Harry Bosch, on retrouve dans "Mariachi Plaza" une dimension politique qui finit par laisser penser que Michael Connelly a une sacrée dent contre la classe politique californienne... Mais, alors que Bosch, qui n'a plus rien à perdre, se détache de plus en plus des pressions hiérarchiques et des procédures réglementaires, le faire se frotter à cet univers n'est pas anodin.

On le sait, Bosch n'est pas quelqu'un de facile. Il a son caractère et, s'il est d'une intégrité sans faille et s'il a consacré sa vie à servir et protéger, depuis son arrivée aux affaires classées, il joue encore plus qu'avant les électrons libres, rendant peu de compte sur son travail, et encore moins quand il sent que les demandes viennent de haut... Des bureaux des patrons, ou pire, de la mairie.

Mais cette enquête est aussi le parfait exemple du travail de fourmi des policiers. L'affaire a dormi 10 ans, sans qu'aucune piste sérieuse ne sorte du lot. Avec la balle, on a un élément fort mais loin d'être décisif, car il faut retrouver l'arme qui l'a tirée et encore après son propriétaire, qui n'est pas forcément le tireur non plus, etc.

Et l'autre enquête parallèle, c'est la même chose, avec ce petit supplément qui n'est pas le moins important : c'est une enquête presque clandestine que mènent Bosch et Lucy, aucun élément concret ne justifiant la réouverture du dossier. Mais, là encore, c'est avec une extrême minutie qu'ils vont s'y atteler, espérant remonter les maigres pistes existantes, quitte à se retrouver dans des impasses.

A la minutie, Bosch allie la discrétion. Car, il le sait pertinemment, il marche sur des oeufs. Au fil des découvertes, et sachant qu'il n'a pas que des amis au sein de la police, il essaye de garder le maximum d'informations pour lui. D'un côté, comme il traite d'affaire qui datent, on ne vient pas trop le tanner pour les rapports, mais, sur celle-ci, il sent bien qu'on va rapidement lui demander un topo...

Il y a un élément dont on parle peut à propos de Bosch et qui, à mes yeux, en fait un personnage très fort : voilà maintenant des années qu'il travaille sans aucun lien de confiance réciproque avec sa hiérarchie. On peut même dire que celle-ci fait tout pour le mettre une fois pour toute sur la touche, sans y parvenir pour l'instant.

Et ça, c'est admirable, car, à aucun moment cette situation terriblement inconfortable ne vient miner sa détermination. Bosch, dans le dictionnaire, ce sera bientôt un synonyme de flic, tellement l'homme est indissociable de sa fonction. Il est né pour résoudre des affaires, il le fait, avec quelques états d'âme, c'est vrai, mais toujours avec, à l'esprit, la justice et la vérité. Même s'il doit parfois franchir quelques lignes jaunes pour y parvenir...

"Mariachi Plaza" est pur polar, qui met en avant un boulot de limier assez éloigné des tendances modernes que des séries comme "les Experts" ont popularisées. On est dans un polar à l'ancienne quant aux méthodes mais mené sur un rythme de thriller. Bosch est peut-être vieillissant, il ne manque pas d'énergie et de volonté de résoudre ces affaires avant qu'on lui retire son badge.

Amusant, comme souvent, de voir comment s'agencent et se croisent les deux fils narratifs, complètement différents, ces deux enquêtes n'ayant rien à voir entre elles. Mais l'autre intérêt de ce roman, c'est évidemment la nouvelle coéquipière de Harry Bosch : Lucia "Lucy" Soto. Son parcours, son caractère, déjà bien affirmé, sa compétence, ses aptitudes...

Alors que David Chu, son précédent coéquipier, était très en retrait et laissait volontiers Bosch agir à sa guise, ici, le vieux renard prend sa jeune collègue sous son aile, ou presque. Il est attendrissant, Harry Bosch, dans ce rôle de mentor. Bon, ce n'est pas aussi évident que cela, mais on ressent bien qu'il trouve certains signes chez Lucy qui lui font penser qu'elle a l'étoffe d'un très bon flic.

On le verra au fil du roman, le diamant brut est encore à polir. Lucy manque d'expérience, mais elle a aussi d'autres petits trucs qu'il va lui falloir vite régler si elle veut aller loin. Mais, on sent que Bosch croit en elle et, à l'heure de la retraite, ou presque, on se dit qu'on tient peut-être là plus qu'une recrue, mais celle qui sera appeler à succéder à l'inspecteur Bosch...

Car elle est là, l'autre grande question du roman : "Mariachi Plaza" est-elle la dernière enquête de Harry Bosch ? Ah... Bon, en cherchant un peu, on trouve la réponse, à vos claviers si vous ne voulez pas patienter jusqu'à la sortie du prochain roman de Michael Connelly. Mais, le final de ce roman-ci le laisse presque entendre...

Autre élément qui met un peu la puce à l'oreille : ce clin d'oeil à Jerry Edgar, son premier coéquipier dans la série, mais aussi celui qui a passé le plus de temps à ses côtés. A moins que Michael Connelly ne glisse son image subliminale pour faire la promotion de la série télé dérivée, dans laquelle Bosch est épaulé par Edgar, incarné à l'écran par Jamie Hector (déjà vu dans "The Wire").

On le sait, le temps de Bosch au sein du LAPD est compté, les sursis sont tous grillés, mais comment imaginer cette pile électrique qui n'a vécu que pour son job ces trente dernières années au moins, se la couler douce à la retraite, en écoutant l'intégrale de son jazzman préféré, Frank Morgan ? Et Connelly ne semble pas nourrir d'envie de meurtre à l'encontre de son personnage fétiche comme Conan Doyle...

En attendant de savoir (et alors qu'il me reste encore à lire "les dieux du verdict", dernière enquête en date de Mickey Haller), en attendant que sorte le prochain Connelly, on ne va pas bouder son plaisir : "Mariachi Plaza" est une double enquête rondement menée et le savoir-faire de Bosch, son caractère bien trempé, pour ne pas dire sa mauvaise humeur, sa roublardise, mais aussi son côté papa-poule ressortent.

Un polar parfait pour l'été, pas forcément pour ceux qui ne connaîtraient pas encore Harry Bosch (mais comment est-ce possible ?!), car la série mérite qu'on la prenne par le bon bout. Une petite cure au LAPD avec ce renard de Hyeronimus, voilà qui pourrait en séduire certains. Y compris sur l'écran, car je dois dire que je suis assez séduit par la première saison de la série et par Titus Welliver, qui endosse le costume bien lourd à porter de Bosch...

lundi 25 juillet 2016

"À considérer la vie de l'homme en général, que sa félicité réelle est peu dépendante du monde, et que chacun peut être heureux et satisfaire ses désirs les plus louables avec un faible secours de la part de ses semblables" (Daniel Defoe).

Une citation tirée de "Robinson Crusoé", ça s'imposait, puisque le roman de Daniel Defoe est, d'une certaine manière, au coeur de notre livre du jour. Un thriller contemporain qui joue avec plusieurs cordes sensibles : le suspense, bien sûr, mais aussi, donc, la littérature, l'histoire et les légendes qui, à toutes les époques, font rêver, et en particulier ces fabuleux trésors qu'on recherche sans jamais les découvrir. Avec "le manuscrit Robinson" (en grand format aux éditions Critic), Laurent Whale signe la deuxième enquête de son équipe de choc, les Rats de Poussière, ces archivistes chargés d'éclaircir certains mystères enfouis au milieu de paperasses depuis longtemps oubliées. Et, encore une fois, ça dépote, dans un décor exceptionnel, chargé d'histoire, au singulier, au pluriel, avec ou sans majuscule. Avec, à la clé, pas mal de découvertes à faire pour le lecteur...



Les Rats de Poussière sont en effervescence : l'Amiral Pilsner, une vieille connaissance de Dick Benton, puisque ce dernier a servi sous ses ordres bien des années auparavant, leur a apporté un manuscrit non seulement extrêmement rare, mais qui va bientôt s'avérer encore plus surprenant : le texte de "Robinson Crusoé", de la main même de Daniel Defoe.

Il n'existe que très peu d'exemplaires de ce chef d'oeuvre sous cette forme et Kerouac, le plus poussiéreux des rats à la culture encyclopédique, n'en revient pas : il en est certain, le manuscrit en possession de l'Amiral diffère sensiblement des autres manuscrits connus... Pourquoi de telles différences ? Il entend creuser pour élucider ce mystère, mais...

Mais il n'en a pas le temps, car le repaire des Rats de Poussière est cambriolé et le précieux document disparaît. Peu après, de nouveaux événements viennent rompre la tranquillité de Dick Benton et de son équipe, au point que le chef des Rats se retrouve dans une situation bien délicate : il a aux trousses un tueur et la police, ce qui fait beaucoup, même pour un ancien du FBI...

Alors, tirant partie des informations recueillies par Kérouac à propos du manuscrit et par Maureen, en ce qui concerne les dangers présents, Dick et une partie de son équipe vont quitter discrètement les Etats-Unis pour éviter les poursuites tout en continuant leur enquête. Direction l'hémisphère sud et une île minuscule située au large du Chili.

Et, quoi de plus logique, puisque cette île de l'archipel Juan Fernandez porte depuis un demi-siècle, le nom du célèbre héros de Daniel Defoe : l'île Robinson Crusoé... C'est sur ce petit morceau de terre sortant des eaux qu'un certain Alexander Selkirk a vécu pendant quatre ans au début du XVIIIe siècle, après avoir été abandonné là par le capitaine de son bateau.

C'est l'histoire de ce Selkirk qui a inspiré Daniel Defoe pour écrire "Robinson Crusoé" et façonner son personnage. L'histoire du manuscrit et les ennuis de Dick pourraient donc être liés, mais pour quelles raisons et que cache ce fameux manuscrit pour que sa révélation déclenche de tels événements ? C'est ce qu'il va falloir découvrir et ce ne sera pas de tout repos !

Ce résumé rapide ne tient compte que de la partie contemporaine du récit et pas de la construction du roman. Ainsi, les Rats de Poussière n'apparaissent qu'après la page 70, après des événements dont je n'ai pas parlé pour le moment. Je me suis trituré les méninges pour savoir comment parler de ce livre, et puis je me suis dit que d'autres aspects apparaîtraient au fil des lignes...

Le premier élément, c'est donc ce fameux Alexander Selkirk. J'ai pourtant lu, il y a pas mal d'années, "Robinson Crusoé", j'ignorais tout de cet homme, ou j'avais tout oublié à son sujet. Et, en effet, lorsqu'on regarde son parcours, il y a vraiment matière à écrire un roman sur son histoire, lui qui a vécu 4 ans (et non 28 comme dans le livre) seul sur cette île perdue du Pacifique.

Laurent Whale, au milieu des chapitres dédiés à ses Rats de Poussière, nous retrace l'histoire de ce marin sur son île, jouant entre fiction, réalité et littérature, si je puis dire ainsi, puisqu'on se retrouve donc avec une version alternative qui serait la plus proche des faits tels qu'ils se sont déroulés. Habile, notre auteur, très habile !

Mais, ce n'est pas tout. Car, au moment où Benton et son équipe arrivent sur l'île où vécut Selkirk plus de 300 ans auparavant, il se passe bien des choses sur l'eau... Le lecteur, lui, le sait, puisqu'il a suivi ces événements depuis leur début, mais les Rats de Poussière, eux, naviguent à vue, si je puis dire, et vont devoir se mettre rapidement au parfum.

Car la piste qu'ils suivent les envoient directement dans la gueule d'un loup auquel ils ne s'attendent pas du tout... Et, s'ils ont laissé bien des dangers derrière eux, d'autres ne vont pas manquer de surgir, faisant office de plat de résistance à ce roman construit presque comme une matriochka : on dévisse et on trouve une nouvelle histoire à l'intérieur, etc.

Oui, "le manuscrit Robinson" repose sur un faisceau de trames qui finissent par se rejoindre. Certaines remontent à avant les mésaventures de Selkirk, d'autres à son époque et d'autres, enfin, à notre époque contemporaine. Pourtant, il y a un point commun entre elle : la navigation et ses dangers, et les risques encourus par les marins.

Cette deuxième enquête des Rats de Poussière est bel et bien un roman de piraterie moderne, mis en perspective avec des récits de mer plus anciens, où corsaires et flibustiers faisaient régner leur lois sur les océans du monde, à la recherche des prises les plus opulentes, des trésors capables de leur offrir, pour un temps, un train de vie de rois.

Si on a en tête, à travers la littérature, le cinéma, des images d'Epinal du pirate, avec sa jambe de bois et son crochet, son drapeau noir avec le crâne dessus, Laurent Whale nous rappelle que la piraterie existe encore aujourd'hui sous des formes bien moins romanesques, bien moins romantiques... Et pas uniquement au large de la Somalie.

Et, comme les méthodes des pirates ont évolué, leurs objectifs aussi. Si la chasse aux trésors continuent de faire rêver quelques riches excentriques en quête de sensations fortes (je dis ça, évidemment, en lien avec le roman de Laurent Whale), d'autres sont à la recherche de choses bien différentes, bien éloignées du rêve des pièces d'or et des bijoux restés sous l'eau des siècles durant.

Il y a bien un, voire plusieurs trésors, au coeur du "Manuscrit Robinson", comme c'était d'ailleurs déjà le cas, dans un contexte très différent, dans "Goodbye Billy", l'enquête précédente des Rats de Poussière. Je n'en dis pas plus, c'est un choix, mais vous qui lirez ce roman, vous verrez qu'on sait tout de suite de quel trésor il s'agit, puisque c'est le tout début du livre...

Mais, il y a la légende, avec laquelle joue Whale ici, autour du trésor, comme autour du personnage de Selkirk, et puis, il y a la réalité, forcément plus sinistre, avec ses enjeux et ses intérêts bien moins propices au rêve... Benton va devoir s'extirper de cette dernière pour espérer retrouver la première, et ce ne sera pas du gâteau.

En alternant les récits, les époques, en mêlant le passé et le présent, en rebondissant sans cesse de l'un à l'autre, en offrant au lecteur différents points de vue, différents récits qui s'entrecroisent et se complètent, Laurent Whale nous offre un thriller haletant dont les tenants et les aboutissants se révèlent petit à petit.

On croit en perdre certains des yeux, mais toujours, il réussit à les remettre sur le devant, à relier entre eux des points qu'on pensait trop éloigner. Et pourtant, il sème aussi des fausses pistes, tant pour le lecteur que pour les personnages. Mais on ne se perd pas, car l'enchaînement des événements, les révélations successives et les mystères à élucider suffisent à donner envie au lecteur d'aller au bout pour comprendre.

En faisant se télescoper le roman d'aventures à ses origines et tel qu'on le conçoit désormais, Laurent Whale nous offre aussi des perspectives nouvelles. Et peut même donner des envies à ceux qui ne les connaîtraient pas de lire Defoe ou Stevenson, entre autres. On y retrouve aussi la passion de l'aéronautique qui marque les livres du romancier, et en particulier les avions, toujours très présents.

Je suis très friand de ces romans qui jouent avec l'Histoire, avec ses trous, ses absences, ses zones d'ombre. En utilisant ce jeu permanent entre faits et légendes, parfois aux frontières de l'uchronie, Laurent Whale explore un champ des possibles infinis et vient faire vibrer en nous des récits qui sont comme des madeleines de Proust, des réminiscences d'enfance ou d'adolescence...

Il réveille des émotions qui tiennent aux premiers plaisirs de lectures, lorsqu'on expérimente, en allant vers des genres spectaculaires, comme le western pour "Goodbye Billy" et la piraterie avec "le manuscrit Robinson". Il en fait une relecture très ludique, avec tout ce qu'on peut aimer dans ces genres populaires, en les agrégeant au thriller.

Mais, pour autant, il ne néglige pas le fond : que ce soit dans les parties historiques ou dans le récit contemporain, Laurent Whale nous montre aussi le côté sombre du genre humain, lorsqu'il se fait avide de pouvoir et de richesses, au détriment de tout autre chose. Un grand de ce monde prend d'ailleurs quelques coups d'épée au passage (je parle au figuré), et ce n'est sans doute pas fini.

Car désormais, le lecteur que je suis espère vite retrouver les Rats de Poussière. Pour eux, bien sûr, parce que cette équipe est bien attachante, avec la diversité de ceux qui la composent, leurs soucis et leur courage. Mais aussi parce que je me demande bien dans quel autre univers leur prochaine enquête nous transportera, quels secrets seront mis en lumière et comment...

Et quel(s) personnage(s) sortis de notre imaginaire collectif sera/seront au coeur de cette future affaire. Parce que l'imagination est belle aussi lorsqu'elle s'inspire d'une réalité, du point de vue que l'on choisit pour l'observer. A ce petit jeu, Laurent Whale nous a déjà donné deux beaux moments de lecture avec les deux premiers volets de cette série. Vivement le troisième !

jeudi 21 juillet 2016

"De fait, cette histoire n'a rien à voir avec la religion (...) tout n'est qu'affaire d'ambition, de pouvoir, d'argent, de corruption, de politique. Rien de plus".

Religion, ésotérisme, complots, secrets et révélations, ce sont désormais des ingrédients classiques pour des thrillers à succès. Mais, si Dan Brown a pris une fâcheuse habitudes de s'appuyer sur des éléments factuels assez peu crédibles, voici le premier volet d'une série qui, elle, joue une autre carte : proposer une théorie plausible autour d'événements que nous connaissons tous, qui ont marqué les esprits et leur époque et restent entourés de mystères, de rumeurs et même de théories que l'on peut qualifier de complotistes... "Le dernier pape", de Luis Miguel Rocha, vient de sortir chez Folio, tandis que deux des tomes suivants sont déjà disponibles aux éditions de l'Aube et que le dernier ne devrait pas tarder à être traduit à son tour. Hélas, cette série très intéressantes en restera là, puisque l'auteur portugais est décédé l'an passé, à 39 ans seulement. Aucun complot en vue, mais un cancer qui a emporté le romancier bien trop tôt...



Sarah Monteiro est une jeune journaliste de nationalité portugaise mais qui vit à Londres. Au retour de vacances dans son pays natal, pour aller saluer ses parents comme elle le fait au moins trois fois par an, Sarah découvre dans le courrier accumulé en son absence une enveloppe qui attire son attention.

Son expéditeur est un certain Valdemar Firenzi, nom qui lui dit quelque chose, en tout cas, en a-t-elle l'impression, sans pour autant se rappeler où elle a pu l'entendre. A l'intérieur, plusieurs pages recensant apparemment des noms accompagnés de sigles qui rendent tout cela assez peu compréhensible.

Mais, de toute manière, Sarah ne va pas vraiment avoir le temps de se pencher sur le sujet : la jeune femme est victime d'une tentative de meurtre dans son appartement, dont elle ne réchappe que miraculeusement... Un miracle qui, en fait, prend la forme d'une aide extérieure, une aide providentielle, il faut bien ça, qui lui permet de s'enfuir.

Cet allié de circonstance, elle ne va pas tarder à faire sa connaissance alors qu'elle se cache dans Londres, craignant d'être prise pour cible une nouvelle fois. Et, puisque je vous dis qu'on parle de providence, il se présente à elle sous le prénom de Rafael... Un archange gardien, rien que ça ! A croire que Sarah Monteiro est sous protection divine !

Mais, alors que l'étau se resserre, la jeune femme va voir son sauveur sous un autre angle : ce mystérieux inconnu venu à sa rescousse a des méthodes bien peu orthodoxes pour semer leurs poursuivants. Disons-le tout net : il ne recule devant rien, pas même devant une violence qui choque la jeune femme, pour parvenir, in extremis, à ses fins...

Après avoir mis Londres en alerte rouge, Rafael réussit pourtant à leur faire quitter les îles Britanniques. Commence un périple semé de dangers au cours duquel le duo va frôler la mort à de nombreuses reprises et va devoir trouver comment contrecarrer les projets de ces puissants ennemis, qui, eux non plus, ne lésinent pas sur les moyens pour les éliminer...

Mais, au fait, pourquoi tant de haine ? L'explication se trouverait-elle dans ces quelques feuilles, au milieu de ces noms, alignés les uns sous les autres ? Si Rafael ne semble s'étonner de rien, pour Sarah Monteiro, c'est le début d'une série de révélations qui vont remettre en cause non seulement sa vision du monde, mais aussi sa propre existence, pourtant si tranquille...

Volontairement, j'ai occulté un élément majeur de cette histoire. Si vous lisez la quatrième de couverture de l'édition Folio, cet événement ouvre le résumé, mais j'ai fait un choix différent, qui va me permettre de développer certains aspects de ce thriller de manière plus détaillée dans la foulée. En particulier, le choix du titre de ce billet.

Cet événement, c'est la mort, le 28 septembre 1978, en pleine nuit, d'Albino Luciani, devenu 33 jours plus tôt, seulement, le 263e Pape de l'Eglise catholique sous le nom de Jean-Paul Ier. Un décès soudain, officiellement dû à une crise cardiaque, qui, depuis, déchaîne les passions et donne lieu à toutes les théories possibles, dont celle de l'assassinat.

Luis Miguel Rocha s'empare de cette affaire et du mystère qui l'entoure encore plus de 30 ans après, pour en faire le moteur de son intrigue. Même si "le dernier pape" se déroule en 2006, tout ce qui se passe découle de cette mort, celle d'un Pape aimé des fidèles, souhaitant renouer avec les origines de l'Eglise, et en particulier, avec des vertus comme la pauvreté et la charité.

Pour les tenants de l'assassinat, c'est le mobile du crime : dans le faste du Vatican, ce retour en arrière pouvait passer mal. Mais, ce que rappelle habilement Luis Miguel Rocha, c'est que ce décès arrive aussi dans un contexte très particulier : celle des Années de plomb, pendant lesquelles l'Europe, et particulièrement l'Italie, connaît de terribles événements.

Si la mort de Jean-Paul Ier est le coeur du thriller signé par le romancier portugais, la glaise avec laquelle il façonne son intrigue, c'est bien toute cette époque. Rocha fait oeuvre de romancier, mais ce qu'il met en évidence est terriblement crédible, et même plausible. Paranos s'abstenir, tout y est pour vous pousser à vous enfermer chez vous et à jeter la clé !

Je n'entre pas dans les détails, ce serait trop en dire. La qualité du roman, c'est de revenir sur les événements, mais aussi sur les personnes qui les ont provoqués, dénoncés, dissimulés et de les donner à voir sous un angle particulier où ils seraient tous reliés... Quant aux Grands Ordonnateurs, là encore, je n'en dis rien directement, il faut découvrir les idées de Rocha à travers son livre.

Mais, comme je le disais d'entrée, le Portugais a, à mes yeux, cet avantage énorme sur Dan Brown que les faits qu'il met en avant sont avérés (même s'ils donnent lieux à des interprétations différentes), et non fantasmés ou reposant sur des légendes urbaines ou des faux. Et, forcément, cela donne au "Dernier pape" quelque chose de franchement inquiétant, presque angoissant.

Le titre de ce billet est une citation tirée du livre. Je l'ai choisie pour deux raisons : d'abord, parce que l'idée qu'il n'est pas question de religion dans cette affaire revient à plusieurs reprises dans le cours du roman. Ensuite, parce qu'elle a le mérite de mettre en lumière une bassesse toute humaine, à laquelle n'échappent pas les plus hautes autorités religieuses...

En ouverture de ce billet, j'ai placé le mot "ésotérisme", terme que le thriller a remis à la mode ces dernières années et qu'on sert parfois à toutes les sauces. Or, justement, "le dernier pape", malgré le parallèle qu'on peut faire avec d'autres séries comme celles de Dan Brown, déjà cité, ou de Ravenne et Giacometti, pour ne citer qu'eux, n'est pas un thriller ésotérique.

Au coeur de l'intrigue, il n'est pas question de foi ou de croyance, mais bien d'argent, et pas le plus proprement gagné, d'ailleurs, de pouvoir, ce pouvoir qui corrompt et fait tourner les têtes... Et c'est peut-être bien là que naît le clash, avec un Jean-Paul Ier qui n'envisageait son pontificat (dont il se serait d'ailleurs bien passé, tant il redoutait l'épreuve) que sous le signe de la foi et non de la politique et de la finance...

Bien sûr, on se doute bien que le fonctionnement du Vatican n'a rien d'une oeuvre philanthropique à but non lucratif. Mais, il y a tout de même un monde entre une prospérité de bon aloi et l'incroyable pompe à fric, puisant ses ressources jusque dans les pires activités humaines, que l'on découvre plus en détails à travers le roman.

Si les personnages centraux du roman, ceux qui évoluent en 2006 autour de Sarah et Rafael, sont évidemment des personnages de fiction (quoi que...), le roman repose aussi sur nombre de personnages ayant réellement existé, peu restant en vie au moment de la parution du roman il y a 10 ans, dans sa version originale.

Et, chose étonnante, je dois dire que ce sont ces personnages là qui m'ont paru les plus romanesques du lot, tant leur existence a de quoi excité l'imagination. Ce sont des margoulins, des êtres bien méprisables, je le précise, mais au parcours absolument incroyables. Je ne citerai ici que l'un d'entre eux, d'ailleurs homme de l'ombre et caméléons au parcours effarant : Licio Gelli.

Décédé en fin d'année dernière à 96 ans, il a vécu mille vies, trempant dans à peu près tous les scandales qu'a connus l'Italie depuis la fin de la IIe Guerre Mondiale, ainsi qu'en Amérique du Sud. Je l'évoque, car son ombre plane sur le roman, comme celle du marionnettiste faisant se mouvoir ses marionnettes en tirant sur leurs fils...

Mais, plutôt après la lecture du "Dernier pape", n'hésitez pas à aller jeter un oeil sur ses biographies en ligne, en particulier sur la fameuse encyclopédie participative, en recoupant les différentes versions, car on y découvre des détails ahurissants, comme l'existence d'un comité de soutien pour sa candidature au Prix Nobel de... Littérature !

Au-delà de l'anecdote, Licio Gelli, comme d'autres personnages réels, en particulier au sein de la Curie, le gouvernement du Vatican, apparaît comme un personnage des plus sombres et terriblement dangereux, manipulateur hors pair autant qu'il a sans doute lui-même été manipulé, allez savoir... Il y aurait sans doute de quoi écrire bien des romans et des biographies autour de ce sinistre monsieur.

Je voudrais terminer avec les deux personnages principaux, en tout cas dans sa partie fictionnelle. En commençant par Sarah. Avec ce qui lui tombe sur la tête, d'un seul coup, sans prévenir, elle mérite qu'on parle un peu d'elle. Car, la pauvre, rien ne la prédestine à se retrouver là, cible d'assassins sans pitié, au coeur d'un complot dont elle ne sait rien...

Et quand je dis qu'elle n'en sait rien, c'est à prendre presque littéralement, puisqu'elle n'était même pas née en 1978 ! Pourtant, il va vite lui falloir revenir de sa stupeur, car, autour d'elle, on se bat, on s'abat, ça flingue, ça explose et ça torture... Question de survie, il va falloir s'adapter, une fois sa première impression de peur et d'écoeurement passée.

Etant donné tout ce qu'elle va découvrir et apprendre, il y aurait de quoi s'effondrer complètement. Déstabilisée, elle tient pourtant le choc, s'accrochant à ce Rafael dont elle ne sait trop quoi penser. Puis, elle va montrer des capacités d'adaptation tout à fait surprenante, même aux yeux de son protecteur.

Sans devenir une super-héroïne accomplie et transformée en machine de guerre, elle va montrer non seulement du caractère, mais aussi du sang-froid, de l'à-propos et une ruse qui sont des armes pleines de finesse dans ce monde de brutes où elle se retrouve projetée. Je dois dire que je suis curieux de la retrouver dans les prochains tomes, pour voir comment elle évolue.

Je serai plus bref sur Rafael, et pour cause. Sauveur et allié, c'est un personnage auréolé de mystère et même, disons-le, assez trouble. Longtemps, on se demande sur quel pied danser avec lui : ami ou ennemi, gentil ou méchant ? Dans cet univers si spécial où il semble difficile de se fier à qui que ce soit, Rafael n'échappe pas à la règle.

On s'en doute, à moins que Rocha décide de conserver le mystère, comme il le fait avec un des autres personnages-clés de ce livre, connaître mieux Rafael devrait être un des enjeux de l'intrigue. Mais, il n'en reste pas moins un personnage assez curieux, tour à tour sympathique ou impitoyable, énigmatique ou bienveillant, redoutable combattant possédant un côté jusqu'au-boutiste parfois inquiétant...

"Le dernier pape" est un thriller ultra-efficace, sans temps mort et proposant, je le répète, une interprétation des faits qui est passionnante. A chacun d'y adhérer ou de garder le filtre de la fiction, Rocha laissant en suspens quelques zones d'ombre. Pour le reste, la narration est parfois un peu étrange, comme si le lecteur était assis au coin du feu écoutant un narrateur, à la veillée.

Luis Miguel Rocha (traduit par Vincent Gorse) utilise parfois quelques tournures assez bizarres et pas forcément très utiles, un peu agaçantes, même, qui donnent l'impression d'une narration extérieure au récit, presque comme le commentateur d'un film. Voudrait-il suggérer que ce narrateur se trouve au-dessus de toutes ces contingences bien humaines ? Difficile à dire, mais faire simple, en thriller, c'est plutôt une base.

Un simple bémol au coeur d'une lecture agréable, qui ne révolutionne pas le genre mais donne tout de même à réfléchir. Et nous rappelle que le monde, de tous temps, a été aux prises avec des hydres ne lui voulant pas que du bien et que, si certaines ont été abattues, d'autres sont en sommeil ou alors encore en action, dans la plus grande discrétion...

Je vous l'ai dit : paranos, s'abstenir !

mardi 19 juillet 2016

"Elle avait mille ennemis, et chacun d'eux attendait qu'elle se mît à se comporter en divinité".

Il y a quelques semaines, je vous parlais d'un roman dont le point de départ était la mort de Dieu. Cette fois, et parce que je suis un garçon organisé, ordonné et plein de logique, le livre dont nous allons parler ce soir débute par une naissance divine... Point commun de ces deux romans, leur auteur, le formidable, passionnant, érudit, drôle et corrosif James Morrow, que nous avons eu la chance de rencontrer à Epinal lors des dernières Imaginales, à la fin du mois de mai. "Notre mère qui êtes aux cieux" a été réédité par le Diable Vauvert juste avant le festival vosgien et l'on y retrouve toute l'ironie féroce de l'auteur du "Dernier chasseur de sorcières" mais aussi sa dénonciation virulente des fanatismes religieux. Vous l'aurez compris, un roman qui vient s'inscrire dans une actualité lourde mais qui nous rappelle aussi que l'érudition et l'esprit, que la satire et le sarcasme sont aussi des armes efficaces contre l'obscurantisme. En voilà une preuve éclatante, avec cette véritable version parodique d'un évangile...



Murray Katz, juif, athée, féru de philosophie, vit dans un bâtiment qui fut, du temps de sa splendeur, un phare, à Brigantine, dans le New Jersey. Une vie calme et paisible, loin du fracas de ce monde, que l'homme chérit par-dessus tout. C'est l'une des rares activités sociales de Murray qui va faire basculer sa vie, au milieu des années 70.

Car, le solitaire, pour arrondir des fins de mois parfois difficiles, avait décidé de se rendre de temps en temps dans une banque du sperme pour y faire des dons contre quelques billets verts. S'il avait imaginé qu'un jour, ce simple geste, enfin vous voyez ce que je veux dire... Bref, s'il avait imaginé ce que cela entraînerait, peut-être aurait-il cherché une autre source de revenu...

Un beau jour, Murray est contacté par cette banque en raison d'un problème avec son dernier échantillon. Effrayé par le terme "contaminé" présent dans le message, l'homme voit déjà sa dernière heure venue, les souffrances de la maladie, l'agonie, la mort... Mais, arrivé sur place, c'est tout autre chose qu'il découvre. A sa grande stupéfaction.

Un miracle, oui, pour ceux qui découvrent le phénomène, c'est le mot qui vient à l'esprit. Et quel miracle, tant il rappelle un événement majeur de notre civilisation ! On lui remet en effet un étrange récipient contenant son dernier don en date... mais pas uniquement. L'objet est un utérus artificiel, car le sperme de Murray a fécondé un ovule sans qu'on sache comment...

La parthénogenèse... Un phénomène inexplicable scientifiquement parlant, mais, en repartant avec son étrange appareil sous le bras, Murray se découvre soudain une vocation de père qu'il ignorait jusque-là. Et, après avoir veillé quelques mois sur l'objet, le voilà heureux papa d'une petite Julie, enfant miracle, en qui d'aucuns voient... la fille de Dieu !

Eh oui, comment ne pas rapprocher la conception de Julie de celle de Jésus, en personne ? Avec une différence notable : si Dieu a fourni un ovule... c'est que Dieu est une femme... De quoi chambouler pas mal de choses, dans un monde où le fanatisme religieux gagne du terrain, Murray a pu le constater devant la banque du sperme où quelques manifestants ultra-religieux faisaient du tapage...

Murray ne veut pas y croire, être père d'une enfant conçue en l'absence d'un mère passe encore, mais que Julie puisse être la fille de Dieu, c'est aller un peu trop loin pour l'athée rationaliste qu'il est... Mais, quand Julie commence, très jeune, à montrer des signes et des aptitudes qui ne trompent pas, il faut bien que Murray se résigne : il est le père d'une jeune divinité...

Mais Murray s'effraie de ces capacités, de ces dons, de ces aptitudes à faire des miracles et il doit mettre le holà rapidement avant que Julie ne se fasse remarquer. Que risquerait-elle, alors, si ce n'est un sort funeste identique à celui de son célébrissime demi-frère ? Alors, interdiction, même par jeu, de marcher sur l'eau ou de guérir les aveugles !

Et qu'adviendra-t-il lorsqu'elle grandira ? Car, s'il y a un côté ludique pour un enfant à pouvoir faire ces prouesses, s'accepter en tant que divinité à l'âge adulte, ce n'est pas du tout pareil. Et c'est justement le coeur de ce roman (dont le titre original est "Only begotten daughter", soit la fille unique de Dieu) : comment Julie va-t-elle vivre ce destin qu'elle n'a pas choisi ?

Il faut dire que rien ne va lui être épargné, avec l'irruption du Diable en personne, mais surtout d'un certain Billy Milk, personnage ignoble comme James Morrow sait si bien en créer. Cet homme est le pasteur de la Première Eglise de la Vision de Saint-Jean et surtout, un fanatique religieux souhaitant faire revenir dans le New Jersey un ordre moral pur, fondé sur la parole de Dieu...

Dans son collimateur, outre les banques du sperme, dont celle où Murray a donné le sien, une ville, Sodome et Gomorrhe moderne, ville de perdition : Atlantic City... Le lecteur va suivre en parallèle le destin de Julie, aux prises avec sa divinité, et celui de Billy Milk, ambitieux et fourbe, capable des pires plans pour que ses idées triomphent...

James Morrow, comme dans la plupart de ses autres livres, s'amusent à moquer les travers de la religion et des fidèles les plus acharnés. Dans "Notre mère qui êtes aux cieux", il écrit ni plus, ni moins son évangile. A travers la vie de Julie Katz, demie-soeur de Jésus et fille de Dieu, à travers sa lutte permanente pour appréhender cette divinité inattendue, il revisite les événements forts de la vie de Jésus, dans une Amérique contemporaine.

Au service de ce récit loufoque et grinçant, une créativité, un humour, mais aussi une profondeur qui font qu'on rit mais pas uniquement. Car, derrière la façade plutôt comique du roman (la descente aux enfers de Julie et sa rencontre avec Jésus sont un monument de drôlerie), on retrouve bien sûr certains des thèmes de prédilection de l'auteur.

La dénonciation des fanatismes, qui s'incarne ici parfaitement dans le terrible Billy Milk, dont la trajectoire, vous le verrez, vaut également le détour, mais aussi une réflexion sur le besoin de spiritualité qui semble intrinsèque à l'espèce humaine. Morrow n'oublie pas de dénoncer le rationalisme lorsqu'il devient lui aussi un absolutisme, sans laisser de place au doute.

Cette thématique, moins présente dans ce roman que dans d'autres livres de James Morrow, est tout de même présente à travers le personnage d'Howard, scientifique et premier amant de Julie. Lui ne jure que par la science, seule à posséder toute les réponses, quoi qu'il arrive. Jamais il n'en démordra, même face à une Julie rongée par ses questionnements existentiels.

Oui, au-delà de la parodie, du sarcasme et de la critique acerbe, il y a tout de même cette réflexion de fond au sujet de la divinité : comment accepter cela, alors qu'on n'a rien demandé et qu'on aspire à vivre simplement ? Comment assumer cette filiation hors norme, vivre comme la fille de Dieu, avec toutes les attentes que cela peut représenter ?

Atlas, portant le monde sur son dos, ou Jésus montant au calvaire avec sa croix, symbole des péchés du monde pesant sur son épaule, voilà tout ce que ne veut pas être Julie. Mais le fait est là et elle doit apprendre à vivre avec, dans un monde hostile où le mal se drape de toutes les vertus et cherche à imposer une rigueur morale aux allures de carcan.

Comme Jésus, Julie débarque dans un monde tellement égocentrique et aveuglé par les oeillères "king size" de ses certitudes que, même en apportant les preuves de sa divinité, elle ne serait de toute façon pas la bienvenue, parce qu'elle remettrait trop de choses en cause... A elle de trouver comment incarner son rôle, comment utiliser ses pouvoirs sans devenir le symbole qu'elle ne veut pas être...

Mais, pour parvenir à l'équilibre, pour trouver sa place dans le monde, pour vivre en parfaite harmonie avec ce qu'elle est, elle va devoir accomplir son destin, comme son illustre demi-frère. Boire le calice jusqu'à la lie, éprouver la faiblesse de sa chair autant que la force de son esprit. Et se dresser face à Billy Milk et ses disciples...

James Morrow joue la carte de l'irrévérence à fond, l'abattant comme un atout maître et ne ménageant personne. Sa vision de Dieu, bien loin de celle du corps sans vie flottant dans l'Atlantique d' "En remorquant Jéhovah", est encore bien plus provocante lorsqu'il nous montre sa véritable nature dans les dernières pages du livre... Le genre d'idée qui ne vous vaut certainement pas que des amis.

L'imagination de James Morrow est foisonnante, spectaculaire, proposant des situations tout aussi improbables qu'elles sont originales, percutantes et (im)pertinentes. Il réussit à mettre le fantastique au service de la philosophie pour mener des réflexions sur l'homme, sa condition, la science, la pensée, le religieux, le spirituel, la foi et la raison. Entre autres.

"Notre mère qui êtes aux cieux" est une quête initiatique dans une Amérique qui reste, pour beaucoup, encore aujourd'hui, une espèce de terre promise. Une nouvelle Canaan où ruisselleraient le lait et le miel, pour reprendre une formule biblique... Une version théiste du rêve américain, pourtant battue en brèche par les faits, entre racisme, rejet de l'autre et fanatisme poussé à l'extrêm(ism)e.

L'évangile selon James Morrow prône le libre arbitre contre toutes les certitudes et bouscule les dogmes pour mieux en démontrer l'absurdité et le danger. En ces temps troublés, où partout le religieux se fait plus dogmatique que jamais et contribue à la montée de périls qui n'ont rien à envier aux lubies du révérend Billy Milk, la lecture de ses romans est on ne peut plus salutaire.

Avec une arme absolue : celle du rire, de la dérision. Pour tourner en ridicule tous ceux qui se prennent bien trop au sérieux et cherchent à contrôler absolument l'existence de leur prochain. Jusqu'à, bien souvent, agir à l'encontre des enseignements de la religion qu'ils prétendent défendre... Alors, rions, rions pour ne pas en pleurer, mais restons aussi vigilants face à ces fous de Dieu qui se lèvent partout. Et qui, eux, ne rient pas du tout, du tout...

lundi 18 juillet 2016

"Ces Américains croient eux aussi pouvoir nous tromper et se débarrasser de nous".

ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE 3e TOME D'UNE TETRALOGIE.

- "Origines, tome 1 : le Château des Millions d'années".
- "Origines, tome 2 : le Marteau de Thor".

Une série qui me fait trépigner, dont je vais attendre maintenant fébrilement (si, si, fébrilement...) l'ultime tome. Mais quel plaisir de retrouver cet univers qui mêle habilement les codes du roman d'aventures dans un contexte historiques et ceux d'un roman de SF (en lorgnant vers le pulp). J'évoquais dans le billet consacré au deuxième tome, "le Marteau de Thor", la bascule que j'avais ressenti dans cette série, confirmation avec ce nouveau volet, arrivé avec l'été, qui nous fait entrer dans une nouvelle dimension. Et pas uniquement parce que la guerre a été déclarée, mais parce qu'un nouveau personnage entre en force dans l'histoire (regardez le titre du billet) : l'Amérique. Enfin, pas tout à fait... "Club Uranium", de Stéphane Przybylski, aux éditions du Bélial, nous propose une course-poursuite haletante, mais surtout un sacré jeu d'alliances et de trahisons avec son lot de surprises, jusqu'aux dernières lignes, en ouverture d'un bouquet final très attendu...



La guerre a débuté et, plus que jamais, la maîtrise de l'arme miracle découverte en Irak par Saxhäuser devient un enjeu capital. Les Allemands et les Anglais ont chacun des vues sur cet armement d'origine extraterrestre (même si cela doit rester secret, bien sûr), mais chaque camp n'a pas toutes les cartes en main.

Les Anglais ont la momie et le fameux bracelet, les Allemands ont une fiole dont ils ignorent le contenu véritable. Et seul Saxhäuser, l'insaisissable Saxhäuser, détient le mode d'emploi, si l'on peut dire, de tout cela. De part et d'autre, les services secrets sont en ébullition pour trouver le moyen de rassembler tous les éléments afin de comprendre le fonctionnement de cette arme.

Côté nazi, entre l'Abwehr du vieillisant Whilhelm Canaris et le SD du très ambitieux Reynhard Heydrich, on se tire la bourre et son se fait des cachotteries, chacun voyant l'occasion de griller l'autre pour obtenir les faveurs de Hitler. Côté anglais, on est bien décidé à découvrir l'origine de cet armement pour en comprendre le fonctionnement au plus vite.

Voilà pourquoi, alors que la guerre tonne en Europe, c'est du côté du Moyen-Orient que les agents secrets trouvent refuge, afin de retrouver le fameux Château des Millions d'années et ses extraordinaires secrets. Mais, la région elle aussi est très instable, entre protectorats britanniques et  percées nazies.

Mais, une nouvelle donnée est à prendre en compte dans cette guerre archéologique : l'irruption dans tout cela d'un homme rapidement aperçu dans "le Marteau de Thor", mais qui va tenir un rôle central dans "Club Uranium", M. Lee. Alias l'homme du 92e étage de l'Empire State Building. Et donc, le cousin américain.

Il a tout d'un espion, mais pour qui roule-t-il exactement ? Difficile à dire, tant il semble qu'il agisse en électron libre, avec des commanditaires assez mystérieux. Mais, l'atout de Lee, il est ailleurs : lui a réussi le coup de force d'entrer en contact avec les extraterrestres et de négocier directement avec eux. Une alliance bien trouble, une belle partie de poker menteur...

Lee aussi espère bien mettre la main sur les trésors du Château des Millions d'années. Et dans ce but, il profite de la position neutre de son pays en cette année 1940 pour composer un groupe de spécialistes dans des domaines aussi bien intellectuels que physiques afin de lancer une expédition vers l'Irak sur les traces de cette civilisation venue d'ailleurs.

Mais n'allez pas imaginer que Lee rassemble une espèce de Ligue super-héros, non, son groupe, c'est plutôt les "Têtes brûlées", si vous voyez ce que je veux dire... Disons qu'on a plutôt choisi des personnalités qu'on puisse contrôler aisément en raison de, euh, certains travers. Ce qui n'enlèvent rien à leurs compétences, mais permet de s'assurer leur entière discrétion...

Les acteurs sont en place. Ou presque. Car, bien sûr, il faut toujours compter sur Saxhäuser, l'homme à l'origine de toute cette histoire, bien malgré lui, et qui a choisi depuis, de jouer sa carte personnelle. Le SS en plein doute sur la direction prise par Adolf Hitler, dont il fut l'un des premiers gardes du corps, a laissé la place à un redoutable combattant ne roulant plus que pour lui-même...

Voilà le décor de ce troisième tome planté, pour les péripéties en elles-mêmes, là, il vous faudra lire le roman. Mais vous voyez que, non seulement, il y a pléthore de personnages, mais aussi différents camps, pas franchement unis, ni les uns, ni les autres. Et ce raisonnement ne vaut pas que pour les humains, car, du côté extraterrestre aussi, des signes de dissension apparaissent...

Bref, si les enjeux sont enfin relativement clairement définis, eh oui, il reste encore deux, trois détails à éclaircir, quand même, le nombre de joueurs a augmenté de manière importante et le contexte guerrier et la montée féroce des ambitions nazies vient changer sérieusement les choses. Le bras de fer est enclenché, reste à savoir qui sera le plus malin, le plus habile... Et le plus efficace.

Autour des personnages que l'on suit depuis le début, Saxhäuser et Erchingen pour les personnages fictifs, Heydrich, Canaris, Himmler pour les personnages historiques, viennent s'agréger de nouveaux visages qui montent en puissance. Le monde des espions est petit, les bruits circulent vite et les alliés d'hier peuvent rapidement devenir les adversaires de demain, et vice-versa.

Au coeur de ce troisième tome, l'inquiétant M. Lee. Inquiétant, parce que tout sent l'embrouille en lui, de son nom, sans doute fictif, à son boulot, qui fleure bon la couverture, les commanditaires et plus encore les objectifs... Stéphane Przybylski joue avec le contexte historique tel qu'on le connaît et, en particulier, l'émergence progressive des Etats-Unis comme première puissance mondiale.

Pendant que l'Allemagne et l'Angleterre concentrent leurs forces à se faire la guerre en Europe, principalement, l'Américain, libre de toute contrainte, pour le moment, peut alors tirer son épingle du jeu et espérer coiffer les autres belligérants au poteau et emporter la mise. Une arme pareille dans les mains américaines, et la puissance du pays sera acquise. Enfin, du pays... A voir...

Mais Stéphane Przybylski joue aussi très bien avec les faits historiques qu'il intègre à son histoire, leur donnant un sens particulier (on reste dans un univers qui flirte avec l'uchronie, rappelons-le) ou s'en servant de moteur pour faire avancer son intrigue. Je n'entre pas dans les détails ici, mais je dois dire que ces faits, en Europe comme en Irak, s'imbriquent parfaitement.

Ajoutez quelques clins d'oeil qui entrent en résonance avec l'imaginaire collectif, comme "Rencontre du 3e type", évidemment, "les Envahisseurs", et même le Watergate et le film que cette affaire a inspiré dans les années 1970... Ah, j'oubliais le clin d'oeil le plus évident, c'est Indiana Jones, bien sûr, encore plus d'ailleurs que dans le premier volet, avec un passage qui devient aussitôt très amusant.

Parlons enfin des extraterrestres, car, peu à peu, ils se dévoilent. Très discrets dans les deux premiers tomes, nous laissant des informations parcellaires, malgré quelques interventions spectaculaires. Avec ce troisième tome, on commence à mieux voir pourquoi la tétralogie s'appelle "Origines". Et, là encore, l'auteur s'amuse avec quelques idées très intéressantes.

Ce troisième tome est plus que jamais entre guerre mondiale et guerre des mondes, puisque, outre le conflit ouvert qui monte, qui monte (l'essentiel de l'action se déroule entre 1940 et 1942), on découvre quelques aspects de cette vie extraterrestre qui a accompagné l'évolution de l'humanité depuis une dizaine de millénaires à peu près.

Et là encore, Stéphane Przybylski joue sur les aspects classiques du genre, l'envahisseur venu d'ailleurs particulièrement menaçant, etc. Mais, il y ajoute quelques éléments de son cru qui devraient nous réserver quelques surprises supplémentaires dans le dernier tome... Et je ne parle pas que de l'improbable alliance scellée avec Lee.

Le dernier point que je vais aborder ici est peut-être le plus délicat. Depuis le début de cette tétralogie, Stéphane Przybylski brouille allègrement les cartes et on peut parfois être surpris de la place donnée aux nazis. Peut-être est-on trop habitué à les voir systématiquement comme les grands méchants, forcément.

Ici, c'est bien moins net. Saxhäuser, même si c'est un repenti, en tout cas, en bonne voie de l'être, reste un SS. Les personnages historiques sont traités dans leur monstruosité, leur côté diabolique, opportuniste et trouble (les ambitions personnelles et l'idéologie donnant une bonne émulsion lorsqu'on essaye de les mélanger).

Mais, ils sont au premier rang des personnages de cette histoire et, en face, le camp du bien qu'on pourrait attendre n'est pas franchement au rendez-vous. Lee incarne parfaitement cette ambiguïté, tant il est cynique, détestable, dangereux... Ne parlons même pas de ceux qui se cachent derrière lui et qui, finalement, visent à peu près les mêmes buts que Hitler et sa clique, mais par des moyens différents.

C'est assez dérangeant, tout cela, mine de rien. Peut-être aussi parce que l'on connaît, ou que l'on croit connaître la suite : l'effondrement du Reich, la victoire des Alliés, l'instauration d'un monde libre et pacifique (si l'on excepte, oh, rien du tout, quelques décennies de Guerre Froide), etc. Mais aussi parce qu'il y a en jeu les apports extraordinaire des ET, capables de tomber dans de très mauvaises mains (et celles qui se tendent semblent toutes l'être...).

Attendons maintenant de voir comment va se dénouer cette tétralogie et où elle va nous emmener. "Club Uranium" est un roman qui va à toute vitesse, qui comme les autres tomes, est construit avec des chapitres très courts, des rebondissements permanents, des sauts dans le temps, passé et futur, et dans l'espace qui n'arrêtent pas jusqu'à parfois désorienter le lecteur...

On est happé par cette lecture, qui ne perd pas son rythme au fur et à mesure de son avancée, et l'on attend un bouquet final à l'avenant. Cette inquiétude suscitée par tous les personnages ou presque, les quelques éléments futurs qui nous sont jetés en guise d'appâts au fil des pages, tout cela renforce les sensations d'inconfort du lecteur qui ne sait plus à qui se vouer, à qui se fier...

Ca sent l'entourloupe, et de première qualité, tout ça, sauf qu'on ne sait pas encore qui saura tromper son monde et dans quel but exact. Et ce n'est pas le cliffhanger sur lequel s'achève ce troisième tome qui changera les choses, tant il nous laisse comme deux ronds de flan... Et, aucun doute, avant d'entrer dans la dernière ligne droite, on a la paranoïa qui nous démange, et pas qu'un peu !

samedi 16 juillet 2016

"Vous déniez toute humanité, en vous et autour de vous. Vous regardez le monde et les hommes comme un système impersonnel et asexué de fonctions, de rouages, un grand mécanisme sans intelligence"...

Voici un livre qui casse les codes, brise les parois entre genres, nous proposant un roman qui relève à la fois de la littérature générale et du fantastique. Une histoire abracadabrantesque qui est pourtant née après des événements bien réels, hélas. Des événements revenus il y a peu, d'ailleurs, sur le devant de l'actualité, puisqu'il s'agit de l'incroyable série de suicides qui a frappé certaines entreprises françaises, et particulièrement France Télécom. De ces drames, du contexte qui a abouti à tout cela, Philippe Claudel, conteur hors pair, a tiré la matière première de "l'Enquête" (la majuscule est importante), paru en 2010 chez Stock et disponible au Livre de Poche. Une fable troublante, inquiétante, déroutante, placée sous le signe de l'absurde... Mais, tout ce qui le lecteur découvre en même temps que l'Enquêteur, c'est notre monde. Et c'est sans doute ce qui est le plus effrayant, malgré le décalage de certaines situations qui prête souvent à (sou)rire.



Un homme arrive dans une Ville, un soir pluvieux et froid. De lui, on ne sait quasiment rien, si ce n'est que c'est un être ordinaire, le genre qui passe inaperçu partout. Que fait-il là ? Il vient enquêter. Normal, on ne le connaîtra jamais autrement que sous ce nom : l'Enquêteur". Et sur quoi vient-il enquêter ? Sur une vague de suicides qui a frappé récemment l'Entreprise.

23 personnes qui se sont données la mort dans les mois précédents, ça interpelle et ça finit par attirer l'attention. Comment l'Entreprise a-t-elle pu en arriver là ? Voilà ce que l'Enquêteur doit découvrir, et vite. Mais, sa tâche s'annonce particulièrement ardue, car sitôt a-t-il posé le pied dans la Ville que rien, plus rien ne se passe comme prévu...

Entre la météo exécrable, les rues impersonnelles qui se ressemblent toutes, le temps qui semble passer plus vite qu'ailleurs et l'accueil frigorifique des autochtones, voilà notre Enquêteur bien perplexe... D'abord incapable de se faire servir un grog, car cette boisson n'est pas répertoriée dans l'ordinateur du Bar, il est refoulé aux portes de l'Entreprise...

Il faut dire que la soirée est déjà bien entamée et c'est finalement au coeur de la nuit qu'il parvient à trouver, enfin, un Hôtel qui veuille bien l'héberger. Enfin, l'héberger, tout est relatif, tant les contraintes paraissent énormes et le bâtiment posséder une architecture pour le moins déroutante... Une première nuit atroce, avant de pouvoir débuter une Enquête de routine. A priori...

Mais l'Enquêteur n'est pas au bout de ses surprises, car c'est tout le fonctionnement de la Ville dans laquelle il est arrivé qui semble aller de travers. Le voilà constamment soumis à des événements inattendus, et rarement agréables, il faut bien le dire. Et leur enchaînement semble défier la rationalité la plus élémentaire...

Quant à cette impression grandissante de malaise, elle peut aussi bien être due à cet appel matinal et à la voix pleine de terreur entendue par l'Enquêteur à peine réveillé qu'à l'impression grandissante qu'il a d'être épié et de ne rien pouvoir faire sans que tout le monde soit au courant. A commencer par le Policier, là, qui bosse dans un bureau de la taille d'un cagibi et lui tient des propos flippants...

En quelques heures dans la Ville, l'Enquêteur a déjà sévèrement perdu de sa superbe. Et l'allure, pour un Enquêteur, c'est important, ça donne du crédit, ça en impose... Mais, là, lorsqu'il arrive aux portes de l'Entreprise, cette fois aux heures de bureau, ce crédit est déjà bien entamé. Qu'en sera-t-il après une journée passée au coeur de cette Boîte, dont les Salariés ont une fâcheuse tendance à se suicider ?

Vous l'avez sans doute déjà compris, "l'Enquête" n'est pas tout à fait un roman comme les autres. Aucun nom, ni de lieu, ni pour les personnages, réduits à leur simple fonction dans la société, malgré ces majuscules pour donner de l'importance. Les noms sont comme effacés, et avec eux, les conventions sociales élémentaires, le ciment qui fait une société ordinairement.

Sur les talons de l'Enquêteur, on découvre ce décor complètement impersonnel, ces situations sens dessus dessous (la chambre 93 du bien mal nommé Hôtel de l'Espérance [qui aurait du souci à se faire sur Trip Advisor et sur les réseaux sociaux s'il existait réellement] en est un exemple parfait), ces êtres dépourvus de chaleur, cette sensation de malaise qui grandit...

Tout, dans cette Ville, paraît absurde. A tel point que, devant certaines situations, on ne peut s'empêcher de sourire. Oui, dans cet univers oppressant, qui semble se refermer comme ces pièces dont les murs se rapprochent, inexorablement, Philippe Claudel réussit à glisser de véritables gags, comme cette ligne verte qui, si on la suit, mène droit dans le mur. Littéralement.

L'humour naît naturellement, comique de situation, décalage souvent involontaire, surprise de l'Enquêteur face à la vie dans la Ville ou l'Entreprise. Mais, cet humour ne fait en rien oublier qu'on est dans un univers qui, avant tout, est particulièrement anxiogène. Et, au premier chef, parce que, qu'on le veuille ou non, ce monde décrit dans "l'Enquête", c'est le nôtre, aucun doute.

Un monde qui perd chaque jour un peu plus de son humanité, sous la pression des systèmes dominants, que sont ici, le libéralisme économique le plus effréné, la consommation, le tourisme de masse, sans oublier des phénomènes comme le rejet d'autrui ou l'individualisme forcené... Une spirale qui ne cesse de produire ces absurdités qui sont légion dans le roman.

D'une certaine façon, l'Enquêteur, dans son incapacité à envisager autre chose que le sujet de son Enquête, dans ce rôle qui lui colle à la peau au point qu'il en oublie son nom lui-même, n'est pas un intrus dans ce monde, mais un des engrenages de la machine qu'il est sensé dénoncer, démanteler. Il manque terriblement de recul sur la situation mais en avoir, n'est-ce pas pire que tout pour lui ?

A l'image de ce qu'il a déjà fait dans "la petite fille de Monsieur Lihn" ou "le rapport de Brodeck", par exemple, Philippe Claudel se détache de la littérature dite mimétique, c'est-à-dire s'appuyant sur un contexte réaliste, et décale un peu son point de vue pour lui donner cet aspect digne d'un Ionesco ou d'un Beckett, chef de file de la littérature de l'absurde.

Pourtant, ce sont à d'autres auteurs que l'on pense instinctivement, simplement du fait du sujet : Franz Kafka et George Orwell ne sont pas très loin. Kafka pour ce monde qui a perdu tout sens commun et dans lequel l'Enquêteur devient véritablement un nouveau Joseph K. ; Orwell pour l'impersonnalité de tout cela, cette novlangue qui passe par les majuscules semées partout et pour le côté totalitaire de la chose.

A l'image de ces deux auteurs, Philippe Claudel rassemble des éléments fort communs, très quotidiens, sans monstre ou créature particulières, sans phénomènes extraordinaires, relevant de l'imaginaire. Mais, l'accumulation, le décalage, même léger, la pression qui pèse un peu plus à chaque situation nouvelle sur le personnage, viennent donner ce vernis fantastique au livre.

Mais, Kafka et Orwell ne sont pas les seules références de ce roman. La scène d'ouverture, sous la pluie battante, avec la nuit qui tombe brusquement, rappelle certains romans de Georges Simenon, nous rappelle Philippe Claudel, qui évoque aussi un roman qu'il a voulu très visuel, très cinématographique, mais là encore dans une veine particulière.

Lors de l'entretien qu'il a donné aux dernières Imaginales, il évoquait quelques influences possibles à ce roman, comme le très observateur Jacques Tati, le lunaire Buster Keaton, les cyniques frère Coen ou le fantasque Terry Gilliam, celui de "Brazil", particulièrement. J'en ajouterai une autre, télévisuelle, celle-là, qui me vient alors que j'écris ce billet : la Quatrième Dimension...

Oui, ce roman pourrait très bien être un épisode de cette mythique série, comme si l'Enquêteur, en posant le pied sur le quai de la Gare de la Ville, était entré dans cette "Twilight Zone" (pour reprendre le titre original) où plus rien ne se déroule comme il le devrait, dans une réalité altérée. Là encore, la dimension imaginaire apparaît finalement assez naturelle.

Le roman est mené tambour battant, enchaînant les chapitres assez brefs, chacun présentant une scène, dans un lieu différent, avec un entourage différent et donne l'impression au lecteur que l'Enquêteur n'en finit plus de s'embourber dans ce monde sans queue ni tête. Et, petit à petit, on se demande s'il ne serait pas en train de suivre une trajectoire ressemblant fortement à celle des 23 suicidés sur lesquels il doit justement enquêter...

Bien sûr, en s'affranchissant des codes traditionnels du roman, Philippe Claudel peut aussi troubler le lecteur. Un minimum d'émotions, puisque ce monde en semble incapable, des personnages fort peu attachants, une enquête qui se perd dans les méandres d'une société qui ne tourne pas très rond, et voilà pourquoi on évoque une fable.

Qui dit fable, dit morale. En tout cas, habituellement. Car "l'Enquête" va jusqu'au bout de son absurdité, de sa folie. Il y a un aspect que je n'ai pas évoqué, et un personnage, dont l'image est pourtant très présente, c'est le Fondateur. On ne le rencontre qu'en fin de roman, en tout cas en chair et en os, mais ce personnage débonnaire et loufoque vaut aussi son pesant de cacahuètes.

Un Fondateur aux allures de Dieu déchu qui aurait oublié son rôle autant que le monde l'a oublié. Mais quoi de plus logique que de voir s'éteindre toute étincelle de spiritualité dans un monde qui pousse le matérialisme à son point le plus extrême ? Le Fondateur, dernier avatar de l'univers tragi-comique de Philippe Claudel, souffle sur la dernière source de lumière et d'espoir...

Pessimiste, Philippe Claudel ? Pour qui ne le connaît que par "les âmes grises", on peut se le demander. Ses livres se terminent rarement bien, si tant est que ce terme ait un sens. C'est encore le cas, ici, c'est certain. Mais, l'auteur se veut d'abord un romancier et un observateur, pas un philosophe, un sociologue ou, pour revenir au thème de la fable, un moraliste.

Il observe et donne du grain à moudre au lecteur (enfin, au lecteur qui veut bien s'en donner la peine) qui, à travers les aventures ubuesques de l'Enquêteur peut réfléchir à la situation. "L'Enquête" a paru en 2010, force est de constater qu'il reste terriblement d'actualité. Et que l'absurdité dans laquelle s'enfonce l'Enquêteur comme dans des sables mouvants nous a sans doute déjà engloutis, nous aussi.

jeudi 14 juillet 2016

"Il aimerait bien posséder vraiment ce pouvoir. Modifier la réalité à sa guise, ça devrait être drôle – à condition bien sûr de parvenir à maîtriser le phénomène".

Il est des livres dont on se demande, au moment d'attaquer le billet les concernant, de quelle manière on va en parler. En voici un parfait exemple, avec notre roman du jour, complexe, hermétique (je m'expliquerai sur ce terme dans le court du billet), pas évident à suivre. Bref, un livre particulièrement exigeant et qui devrait en dérouter plus d'un, dans le fond comme dans la forme. "La fenêtre de Diane", de Dominique Douay, paru aux Moutons Electriques, nous fait voyager à la fois dans le temps et dans l'espace, à la rencontre de personnages mystérieux et d'événements à géométrie variable. "La réalité n'est qu'un point de vue", disait Philip K. Dick. Rien de surprenant, donc, à ce que l'un des maîtres de la SF mondiale soit présent dans ce roman et que ce soit son esprit qui plane au-dessus de cette histoire, avec ses faux-semblants, sa paranoïa, un côté très sombre auquel, pourtant, Dominique Douay donne un tour un peu moins pessimiste que son modèle...



Berenski et Atlan sont en maraude aux confins de la galaxie, à bord de leur vaisseau spatial, le Wolfan. Un vol de routine qui va pourtant prendre un tour bien différent lorsque les deux spationautes vont découvrir un mystérieux objet céleste... De quoi aiguiser leur curiosité, aucune des hypothèses rationnelles qu'ils émettent ne pouvant correspondre à ce qu'ils ont vu.

Ils décident donc d'aller voir de plus près de quoi il retourne et s'approchent de cet astre inconnu. Ils ne sont pas au bout de leurs surprises, car ce qu'ils ont découvert, c'est le Livre. Quelque chose d'assez indéfinissable où aucune des lois physiques connues ne semblent s'appliquer. Un endroit extraordinaire sur lequel ils vont parvenir miraculeusement à se poser.

Que vont-ils y découvrir ? Ah... Tout est là... Y découvriront-ils quelque chose, d'ailleurs ? Ils vont plutôt s'y perdre, car qui s'approche trop de ce Livre n'en revient pas. On y est éternellement prisonnier, changés en fantôme, errant dans le monde, pardon, dans les mondes qui composent la Protée, un ensemble de planètes aux propriétés bien particulières...

Mais qu'est-ce que le Livre, alors ? De ses origines, on ne sait rien, ni véritablement de son fonctionnement. En revanche, en y croisant certains de ses habitants, égarés là sans espoir de retour, on comprend que ce lieu compile tout ce qui se passe sur les Terres composant la Protée. Tout, petites et grandes histoires, petits et grands destins.

Sur le Livre, on se déplace au coeur de ces informations à l'aide de marque-pages, mais, ne croyez pas pour autant à une totale liberté de mouvement : sur le Livre, seul le Livre décide et commande. Et ces galeries dans lesquelles circulent les marque-pages ne sont finalement que les couloirs d'une étonnante prison spatiale aux cellules à géométrie variable.

C'est depuis le Livre que de mystérieux personnages (beaucoup de mystères, décidément, dans ce billet, comme dans ce roman) observent. Et le sujet de leur observation, c'est un homme. Un homme tout ce qu'il y a d'ordinaire, d'ailleurs, pire, un médiocre (le terme va revenir à plusieurs reprises), une figure sans véritable relief.

Gabriel Goggelaye est cet homme. Modeste comptable dans un ministère, menant une vie sans histoire, timide et effacé, il n'a rien d'un héros et, sur le Livre, il en est qui se demandent bien pourquoi c'est ce personnage qui a été choisi ainsi pour être observé. Franchement, il doit y avoir mieux dans la Protée que ce bonhomme-là !

Et pourtant, à certains signes, on comprend que Gabriel n'est peut-être effectivement pas ce qu'il paraît être. Il semble doté de capacités surprenantes, extraordinaires, dont il n'a pas vraiment conscience, en tout cas, lorsqu'on le rencontre. Puis, petit à petit, lui aussi va remarquer de petits trucs, hallucination, sensations étranges, situations bizarres...

Le lecteur devient à son tour un observateur de la vie de Gabriel Goggelaye, depuis son enfance et ses premiers émois jusqu'à son âge adulte, à travers des moments-clés de son existence, des voyages, des rencontres... Autant de micro-événements, à l'échelle du Livre, mais qui ont tous une signification particulière, faisant apparaître petit à petit toute la spécificité du destin du comptable.

Je n'en dis pas plus, de toute manière, il n'y a aucune façon de raconter l'argument de "la fenêtre de Diane". Parce que le livre repose autant sur sa construction que sur les faits eux-mêmes. D'autant que ces faits, en fonction de l'angle sous lequel on les regarde, peuvent sensiblement varier. Alors, évoquons un peu tout cela, si vous le voulez bien.

Le lecteur est, d'une certaine façon, pris dans un de ces marque-pages qui circulent sur le Livre. On va, on vient, on passe d'un lieu à un autre, le Livre lui-même, mais aussi les endroits dans lesquels se trouve Gabriel, d'une époque à l'autre, sans que ce soit forcément dans un ordre chronologique, au contraire...

Et, à chacun des événements émaillant la vie de Gabriel, des rencontres, des éléments nouveaux qui apparaissent, au lecteur et, dans une moindre mesure, au personnage, qui s'éveille aux pouvoirs qui sont en lui (cf le titre de ce billet). Mais, alors, se pose une question lancinante : qui est donc Gabriel Goggelaye pour avoir ainsi hériter de telles capacités ?

Je ne suis pas sûr qu'il y ait une réponse à cela. Ou plutôt, si, par défaut : Gabriel Goggelaye, c'est Monsieur Toutlemonde, c'est vous, c'est moi, c'est n'importe quel être anonyme comme le monde en a connu de tout temps, pardon, comme les mondes de la Protée, voulais-je dire. Et c'est d'ailleurs certainement là sa plus grande qualité.

Car, en étant un être médiocre, allez, disons-le, assez insignifiant, il est aussi une personnalité en devenir à condition de prendre sa vie en main. Voilà peut-être son véritable pouvoir, au-delà des événements surprenants au coeur desquels il lui arrive d'évoluer, apparitions, tours de passe-passe, rencontres providentielles...

De mon point de vue, c'est là que réside le coeur de ce roman. Une allégorie du Destin. Le Livre, cet astre artificiel qui se ressemble à rien d'autre, qu'on peine à définir, c'est ce destin dans lequel sont écrits les parcours des uns et des autres. Avec une petite particularité : là aussi, tout peu varier d'un moment à un autre et, à chaque événement correspond une multiplicité de possibilités.

L'image du destin qu'on écrit est présente dans certaines mythologie. On pense aussi aux Parques, qui, elles, n'écrivent pas, mais tissent. Bref, l'idée d'un destin déjà tracé existe depuis toujours dans l'esprit humain, tout comme son opposé : celle d'un destin qu'on contrecarre, qu'on bouscule, qu'on renverse pour prendre les rênes de son existence et la mener comme on l'entend.

C'est finalement ce qui se passe avec Goggelaye, homme au destin sans éclat, qui semble aller de sa naissance à sa mort sans à-coup, ni événement remarquable. Petit à petit, il prend son destin en main et se découvre le pouvoir de changer les choses. Peut-être d'ailleurs pas uniquement dans sa vie, allez savoir...

Mais le Livre, c'est aussi un symbole fort de nos religions monothéistes. Si la religion n'est pas au coeur de "la fenêtre de Diane", elle y occupe une place non-négligeable. Là encore, on peut jouer avec les interprétations faites par l'Humanité, au fil de son évolution, et qui ont pu donner naissance aux mythes mais aussi aux croyances.

Enfin, parce que ce patronyme de Goggelaye ne cesse de me questionner, je me suis aussi dit que ce Livre aux galeries infinies dans lesquelles on évolue comme on pourrait surfer, pourrait aussi évoquer cet internet grâce auquel vous me lisez. Eh oui, aux sonorités, on pense forcément à un célèbre moteur de recherche, qu'il est intéressant de mettre en parallèle avec le Livre du roman...

Bref, à chacun, certainement, sa manière de lire et de comprendre le roman de Dominique Douay. Mais, pour cela, il faudra certainement faire tourner vos méninges et vos petites cellules grises, mes amis. Vous n'avez sûrement pas là un "roman détente" qu'apprécient tant ces lecteurs qui ne lisent pas pour réfléchir mais pour se détendre...

Non, cette lecture demande de l'effort, de la concentration, de la réflexion, car rien n'y est donné, rien est facile et, finalement, beaucoup est laissé à l'imagination et à la vision du lecteur. Je l'ai dit d'emblée, c'est une lecture assez hermétique, qui ne laisse guère de confort, ni de répit à ses lecteurs. Les clés du récit, on ne les possède pas véritablement et pour ceux qui aiment tout maîtriser, ici, ce n'est pas du tout le cas.

C'est là que l'on voit apparaître véritablement l'influence de Philip K. Dick. On connaît souvent les films adaptés de ses livres, qui atténuent certainement le côté ardu de son oeuvre. Ici, Dominique Douay joue véritablement cette carte, à la fois dans les changements d'angle et les variations des faits selon les points de vue, mais aussi à travers le côté légèrement parano de Gabriel.

Sans oublier la question du Destin. J'ai évoqué plusieurs manières de le symboliser dans notre culture collective, mais chez Dick aussi on trouve cela. Pensez à "Minority Report", par exemple, avec ses "précogs" chargés de prédire l'avenir pour prévenir les crimes. Là encore, l'impression que tout est écrit, qu'on est enfermé dans cette existence. Comme dans le Livre...

Au coeur de "la fenêtre de Diane", une année sert de charnière au livre : 1982. Tout sauf un hasard, ce choix, vous vous en doutez. Tout comme 1992 et 1995, également très présentes, décisives, mais qui ne sont que les conséquences des événements de cette année 1982. Et le lien avec ce qui précède devient évident...

Voilà, j'ai essayé de parler de "la fenêtre de Diane". J'ai sûrement oublié des choses, j'ai certainement été imprécis, mais qu'il est difficile de parler d'un tel livre ! Qu'il est difficile de vous faire partager des impressions de lecture sur un roman aussi mouvant, aussi insaisissable ! Aussi... protéiforme, tiens, voilà qui nous renvoie à la Protée...

Je me rends compte que je n'ai parlé ni de fenêtre, ni de Diane, pour revenir au titre du livre. Eh oui, ça fait partie des nombreux éléments qui vous resteront à découvrir, tout comme l'enchaînement des événements, absolument inénarrable. Pour autant, je crois avoir proposé pas mal de pistes de lecture, dans ce billet, que vous partagerez, ou peut-être pas.

Voilà aussi la force du lecteur, qui, lorsqu'il a son livre (ou son Livre ?) en main, devient maître du jeu et règne sur la compréhension des choses. Sur sa compréhension des choses, sur son point de vue, qui devient réalité, sans être forcément celui des autres lecteurs, argh, s'il fallait une preuve que nous sommes bien dans un monde dickien, la voilà !

Avec "la fenêtre de Diane" on tient là un roman de SF tout à fait intéressant, riche et profond, mais pas facile. Un roman qui devrait plaire avant tout à des lecteurs aguerris de science-fiction, je pense, comme en témoigne sa sélection pour plusieurs prix importants de science-fiction. Alors, avez-vous envie de vous poser sur le Livre, vous aussi ?