mercredi 17 juillet 2013

Un riche plat de Résistance…

Si je vous dis « casse du siècle », vous me répondrez l’attaque du train Glasgow-Londres ou vous évoquerez Albert Spaggiari dans les égouts de Nice… Et pourtant, le casse dont nous allons parler aurait de quoi éclipser ces faits divers mémorables. Voici un livre qui mêle roman historique et roman du terroir, une appellation que je n’assortis pas d’une dimension péjorative, comme c’est parfois le cas. Un roman avec un sujet comme je les aime : le récit d’un de ces événements de la petite Histoire inscrit au cœur de la grande et qui, un jour, revient sur le devant de l’actualité, grâce à un historien ou un romancier. Avec, en plus, un titre suffisamment original pour attirer l’attention et un sous-titre lui aussi assez alléchant. Direction le Périgord, été 1944, avec un roman signé Hervé Brunaux, « De l’or et des sardines », sous-titré « le roman vrai du plus grand casse de tous les temps », publié en grand format aux éditions du Rouergue…




Voilà près de deux mois que les Alliés ont débarqué en Normandie et, si leur avancée est encore limitée, le vent semble enfin tourner après 4 années d’occupation. Qui dit vent qui tourne, dit aussi volonté d’un certain nombre de personnes de se placer du bon côté du manche, afin de redorer leur blason lorsqu’il faudra solder les comptes de cette sombre période…

C’est le cas du nouveau préfet de la Dordogne, Jean Callard, tout juste nommé à Périgueux pour remplacer l’ancien préfet, désormais en fuite… Callard arrive de Bergerac, où il était sous-préfet et il sait parfaitement que ses états de service dans ses anciennes fonctions, risquent de lui être préjudiciables : à Bergerac, il a en effet mené la vie très dure aux réseaux de résistance locaux.

Alors, dans l’optique d’un prochain départ de l’occupant nazie et de la mise en place d’un nouveau régime et d’une nouvelle administration, le préfet Callard est à la recherche de contacts avec les résistants qu’il y a peu encore, il traquait, afin de montrer toute sa bonne volonté. Mais, il est aussi en train de se creuser les méninges pour trouver LE coup d’éclat qui lui permettra de devenir un symbole de la lutte contre les nazis…

L’idée va se présenter sous la forme d’un gigantesque transfert de fonds entre deux succursales de la Banque de France, celles de Périgueux et de Bordeaux. A Périgueux, est en effet conservé dans les caves, un impressionnant stock de billets. Or, en cette fin juillet 1944, un wagon spécial, rattaché à un train régulier, doit transporter plus de 2 milliards de francs en billet (soit 400 millions de nos euros) jusqu’à Bordeaux…

L’information est d’autant plus fiable qu’elle émane du directeur de la Banque de France à Périgueux en personne et du Trésorier Payeur Général. A croire que le préfet n’est pas le seul à vouloir montrer leur soudain engagement du côté de la France Libre… En tout cas, informer la Résistance du passage de ce train pour qu’il soit intercepté et l’argent dérobé serait un énorme coup à mettre dans la colonne « crédits » au moment venu…

Callard, par différents moyens, va donc informer les réseaux locaux afin qu’ils organisent ce casse d’une ampleur inédite, capable de marquer les esprits durablement. Mais voilà, il y a plusieurs hics : les Allemands sont sur les dents, certains régiments sont nerveux, les représailles sont meurtrières, la traque aux résistants est sans pitié et, ici ou là, la sinistre politique de la terre brûlée a été mise en place (on est à l’époque du massacre d’Oradour-sur-Glane, pas très loin du Périgord)…

Ensuite, la résistance est divisée, plus d’un an après la mort de Jean Moulin qui devait l’unifier… Certes, le Mouvement de Libération Nationale est chargé de chapeauter les réseaux qui se multiplient à travers la France, mais c’est loin d’être facile. Avec le débarquement, ils se sont multipliés, peinent à s’organiser et surtout, s’opposent quelquefois pour des raisons idéologiques (la cohabitation entre Gaullistes et Communistes est loin d’être facile ; on peut même parler de rivalités).

Enfin, dernier point, et non des moindres : il va falloir agir vite. Entre le moment où l’information est arrivée et le passage du wagon rempli de billets, il y aura moins de 24 heures, un très court laps de temps pour organiser ce casse pas comme les autres… On sait aussi que, pour une fois, les différents réseaux devront travailler ensemble, car un seul ne pourra pas gérer l’opération de A jusqu’à Z.

En effet, c’est la gare de Neuvic qui a été choisi pour cette attaque de train digne des frères James et de l’âge d’or du Far West. Il faudra donc contrôler parfaitement la gare elle-même, ses alentours mais aussi toutes les routes qui y mènent. Et puis, il faudra des bras, parce que 2 milliards de francs en billets, c’est une sacré somme, mais aussi un sacré poids !

Parmi les réseaux qui vont travailler sur ce projet dément, d’une incroyable dangerosité, la compagnie Valmy. En son sein, deux personnages qui seront les fils conducteurs du roman : Joseph Valade, dit Jo, et Marcel, dit Marsou. Deux hommes très différents et qui vont se lier au sein de cette résistance qu’ils ont rejoint sur le tard. Pas pour les mêmes raisons…

Joseph est instituteur, dans le civil. Il a participé à la « drôle de guerre » dans les Vosges, mais sans combattre. Ensuite, durant les années noires, il n’a jamais montré un quelconque penchant politique, il a toujours été d’une rare discrétion, surtout pour ne pas effrayer sa mère, qui se souvient que sa famille a durement été éprouvée par les deux précédents conflits franco-allemands, en 1870 puis en 1914.

Mais, avec l’annonce du débarquement, Joseph, poussé par son père qui a gardé, depuis les tranchées, un ressentiment farouche pour les Allemands, se pose des questions. Et s’il était un lâche ? Depuis sa démobilisation, il n’a certes pas collaboré, mais il n’a pas non plus fait grand-chose pour montrer sa désapprobation devant l’occupant.

Alors, en cet été 44, Jo a franchi le Rubicon et a rejoint un réseau de résistance, profitant des grandes vacances pour que son engagement passe relativement inaperçu. Mais cela lui coûte : il laisse derrière lui ses parents, dont une mère à la santé fragile, et surtout son épouse, Jeannette, qui garde leur bébé et qui, mais Jo l’ignore, vient de tomber de nouveau enceinte… Pas facile de laisser derrière soi cette cellule familiale unie et de susciter inquiétude et doute…

Le cas de Marsou est bien différent. S’il s’engage en 44, c’est d’abord parce qu’il lui était difficile de le faire plus tôt : Marsou n’est encore qu’un adolescent. Son parcours est particulier : il est natif de Strasbourg. Mais, lorsque l’Allemagne a de nouveau annexé l’Alsace, les habitants ont eu le choix : quitter la région et s’installer dans certaines régions de France, dont le Périgord, ou demeurer chez eux, en devenant Allemand.

Dans sa famille, on a coupé la poire en deux : les parents sont restés en Alsace, Marsou a été envoyé dans une famille d’accueil dans le Périgord. Là, il ne s’est guère intéressé à la situation politique et a plutôt vécu comme un garçon de son âge, traînant avec quelques jeunes pas forcément recommandables, au risque de tomber dans une délinquance de droit commun.

Mais, un événement a changé sa vision des choses, l’a fait mûrir d’un coup et prendre conscience de la situation… En vivant dans sa famille d’accueil, celui qu’on n’appelait pas encore Marsou avait fait la connaissance d’un couple de voisins. Or, un matin, ce couple a été arrêté et déporté. Marsou ne savait pas qu’ils étaient juifs, il ne savait d’ailleurs même pas ce que cela signifiait vraiment…

Choqué, mort d’inquiétude pour ses amis, il a réalisé alors que le calme relatif de la région n’était qu’un leurre et que l’occupant était bien là et qu’il était dangereux. Voilà pourquoi il s’est joint lui aussi à la Résistance, dans laquelle il commence à devenir assez actif.

Dernier personnage à vous présenter : Marianne. Issue de la bourgeoisie locale, étudiante en lettres à Bordeaux, elle est revenue dans sa ville natale pour l’été, histoire de gagner un peu d’argent de poche en travaillant dans un magasin de vêtements plutôt chics. Dans sa famille, on s’occupe de résister depuis des années, déjà. Son père, son frère…

C’est en rencontrant Marsou, complètement par hasard, alors qu’elle fait bronzette au bord d’un étang, que la jeune femme va elle aussi se lancer dans la grande aventure. Discrètement, mais efficacement, et, dans l’élaboration du casse, son rôle de liaison avec le préfet Callard sera décisif. Quant à son histoire avec Marsou, on ne peut pas parler d’un véritable coup de foudre, pas de son côté à elle, en tout cas, mais le garçon ne la laisse pas indifférente, loin de là…

Voilà, le décor est planté, il ne reste plus qu’à agir. « De l’or et des sardines » retrace donc ces deux journées mouvementées, les 25 et 26 juillet 1944, au cours desquelles le sort de ces milliards de francs va se jouer. Peut-être cette partie concernant le casse lui-même, mais aussi l’acheminement délicat des sacs de billets jusqu’aux planques des résistants aurait-elle pu être un peu plus développée…

Mais, ne chipotons pas, on a pratiquement là un thriller historique mené sur un bon rythme, plein de rebondissements, avec une nette accélération à partir du lancement du casse et dans les heures qui vont suivre. Le style d’Hervé Brunaux est simple, des phrases courtes, parfois nominales, le plus souvent sujet-verbe-complément, sans fioriture. Un style quasiment militaire.

Il nous fait revivre la tension des différentes parties embarquées dans cette fameuse histoire, que ce soit sur un plan personnel, ou en rapport avec le casse. On a non seulement une opération très délicate, mais il faut ajouter ces orages qui ont éclaté peu après le casse du train. Une pluie battante qui ne va guère faciliter la tâche des voleurs, dont les camps se trouvent installés au cœur de forêts servies par des chemins de terre…

Bref, l’imprévu va s’inviter dans cette aventure, compliquant vraiment la tâche des uns et des autres et renforçant la tension dramatique de la seconde partie du roman. Le jeu en vaut sans doute la chandelle, même s’ils sont peu, parmi les acteurs, à savoir exactement ce qu’il font et surtout l’ampleur du projet… Mais, il va falloir une bonne dose d’huile de coude (et pas pour y mettre les sardines) et d’abnégation pour y parvenir…

Mais, le roman d’Hervé Brunaux ne s’arrête pas à la célébration de ce coup fumant par des résistants ravis mais épuisés, récompensés par de modestes boîtes de sardines, car il n’y a que ça à manger au point de regroupement… Hélas, si l’opération, malgré quelques anicroches, est un vrai succès, elle ne va évidemment pas laisser l’occupant nazi sans réaction.

La dernière partie du roman est consacrée aux représailles terribles lancées par les nazis, sous la houlette de Michel Hambrecht, un officier qui ne mégote pas sur les moyens quand il faut punir et qui ne semble pas avoir dans son vocabulaire le mot « finesse ». Le casse de Neuvic va lui servir à exploiter des informations concernant certains réseaux de résistance de la région.

Intervenant avec des troupes en grand nombre, il va frapper fort et sans pitié, lançant une opération d’envergure qui va décimer certains réseaux, mais ne permettra pas de remettre la main sur l’argent. A se demander si c’était un des objectifs suivi par Hambrecht… Non, une vengeance aveugle, sanglante, qui, chose importante à noter dans cette période, ne vise pas directement des civils, mais des combattants, sans doute bien moins aguerris que les troupes d’occupation.

On suit pas à pas les différents moments de cette journée terrible, au cours de laquelle il y a un contraste saisissant entre l’atmosphère pas loin d’être euphorique qui règne chez les auteurs du casse, et la panique générale provoquée par la souricière nazie sur d’autres branches de la résistance locale.

Là encore, c’est un passage digne d’un thriller, violent, dur, au cours duquel les différents personnages impliqués côté français sont lancés dans un tourbillon d’émotions contraires… Certains font face au danger, d’autres croisent les doigts en espérant que l’occupant ne les soupçonnera pas d’avoir trempé dans le projet ou ne le leur fera pas payer pour l’exemple… D’autres, enfin, vont devoir gérer toutes les conséquences de leur action et accepter leur impuissance face à la violence inouïe déployée par l’ennemi…

Et l’argent, dans tout ça, me direz-vous ?

Excellente question ! Le Périgord fut libéré les 19 et 20 août 1944, soit moins d’un mois après le casse de Neuvic. Dans cette intervalle, il a fallu répartir le magot pour qu’il passe inaperçu, gérer cette fortune en bon père de famille, si je puis dire, piocher un peu dedans, car l’idée était quand même de permettre aux réseaux de résistance de vivre avec, de se ravitailler, de gérer toute l’intendance…

Mais, une fois la Libération effective, les responsables de la Résistance qui ont dirigé l’opération, ont bien entendu voulu restituer à un Etat désormais légitime le fruit de leur rapine. Et là, surprises ! Hervé Brunaux consacre une postface à la fois drôle et un peu navrante, il faut le dire… Car, réunir l’ensemble des fonds, en tout cas ce qui n’avait pas été dépensé en un mois, n’a pas été une sinécure…

Entre les patriotes choisis pour « héberger » quelques sacs et ont un peu perdu la mémoire au moment de les rendre et les sacs disparu comme par enchantement, la somme initiale a été amputée… Bien sûr, si on faisait un pourcentage, vu le total dérobé, il serait minime. Mais en valeur absolue, c’est tout autre chose…

Et lorsqu’on y regarde d’encore plus près, on découvre des choses pas très reluisantes, dans tout ça… Des zones d’ombre qui ont alerté la justice, qui ont suscité des enquêtes, qui ont alimenté des thèses, sans doute avérées, bien qu’impunies, mais aussi des fantasmes, des légendes et des histoires à se raconter le soir au coin du feu…

C’est sans doute ce flou pas très artistique autour du magot et de sa « fonte » qui explique pourquoi ce casse du siècle, bien plus impressionnant, tant par la somme volée que par le contexte dans lequel le fric-frac s’est déroulé, que tous les faits d’armes des truands de légende, a été peu à peu oublié, mis sous le boisseau…

En n’en parlant plus, on a évité de faire ressortir des sujets qui fâchent, qui tendent à montrer qu’en France, quelle que soit l’époque, les pratiques ne changent guère, hélas… Mais, si on laisse cet aspect moins glorieux de côté, il reste là une opération incroyable menée par des hommes et des femmes d’un courage exemplaire qui ont risqué ou donné leur vie pour un idéal, celui d’une France libérée du joug nazi…

En utilisant des témoignages de certains des acteurs de ces événements, Hervé Brunaux parvient à nous faire revivre ce casse comme si nous y étions, mais nous propose aussi une chronique de la vie quotidienne des résistants dans les maquis du Périgord. La tension permanente, les conditions de vie rudimentaire, des choses aussi insignifiantes que le harcèlement des taons, des moustiques ou des moucherons, certes, anecdotique, mais pénible, les difficultés à se ravitailler, la surveillance de tout les instants et l’épée de Damoclès de la trahison…

Toute la première partie du livre, tandis que Callart et les huiles qui ont reçu les informations indispensables à la réussite du casse s’activent, nous plonge dans cette vie rudimentaire, pas évidente, surtout pour des civils à l’expérience militaire souvent très limitée. Des conditions de vie qu’il faut accepter, digérer, comme la solitude, l’éloignement de ses proches, qui peut peser plus encore que le danger…

Et puis, c’est aussi l’occasion de découvrir l’atomisation de la Résistance dans le Périgord. Un phénomène qu’on retrouvera sans doute dans bien des régions, d’ailleurs, mais qu’on découvre avec un certain effarement si l’on part du principe que l’union fait la force. Entre l’AS, qui dépend du MUR, l’ORA, les FTP, les FFI, le MUR, mis en place par Jean Moulin puis remplacé par le MLN, on a une collection de sigles comme autant de sensibilités et autant de réseaux éparpillés, loin de l’union souhaitée à Londres…

« De l’or et des sardines » est donc un roman passionnant, mais aussi capable de nous apprendre pas mal de choses. Une histoire vraie, aussi, et, comme à chaque fois, on ressent un pincement particulier à cette lecture pour cette raison. On s’immerge dans une époque délicate, où l’on mesure aussi à quel point les communications et la circulation des informations n’étaient pas aussi facile que maintenant.

Et pas seulement parce que les communications sont particulièrement surveillées par l’occupant, mais aussi parce que les moyens de communications sont loin d’être aussi performants que les nôtres. On l’a vu, le débarquement en Normandie est le déclencheur de beaucoup de choses dans cette histoire, et pourtant, cela reste une totale abstraction dans ce coin de France qui semble à des années lumières des plages et des villages où les combats font rage…

Voilà en tout cas un livre qui se lit agréablement, qui crée de l’émotion, où le drame succède à la victoire, illusoire face aux pertes engendrées. La narration est propre, sans chichi, mais sait amener son rythme crescendo et ménage certains effets de façon très efficace. J’aurais bien aimé en savoir un peu plus sur certains protagonistes, ce qu’ils sont devenus. On a, à ce sujet, quelques éléments, mais j’ai trouvé cette dimension un peu insuffisante, mais cela reste un détail.


Bravo et clin d’œil aux éditions du Rouergue, maison d’éditions régionale, qui, comme beaucoup de ses consoeurs à travers la France, parvient à mettre en valeur l’histoire de nos régions et nous permet de revivre ces épisodes qui ont marqué les mémoires locales et qui, même si elles peuvent parfois sembler anecdotiques, font partie, à leur échelle, de l’Histoire de France.


« Le garçon le plus remarquable de toute l’Amérique ! »

Attention, voilà une histoire vraie écrite sous forme de roman, une biographie romanesque, pour employer un terme que Geneviève Chauveau avait recommandé d’utiliser lors d’un café littéraire aux Imaginales, il y a 3 ans, je crois. Autrement dit, voici la vie d’un homme ayant réellement vécue, mais racontée non pas de façon formelle, comme les biographies, genre au combien respectable bien que parfois austère, mais avec les techniques narratives du roman. Et ce personnage, tenez-vous bien, c’est sans doute le plus grand génie du XXème siècle : William Sidis. Pardon ? Ca ne vous dit rien, William Sidis ? Eh oui, c’est justement tout l’intérêt du second roman publié en France de l’écrivain danois Morten Brask : nous faire découvrir cet incroyable personnage, à la destinée météorique, qui aurait pu, en d’autres circonstances, dépasser Einstein en termes d’aura et de popularité… Découvrons ensemble une partie de « la vie parfaite de William Sidis » (c’est le titre de ce livre publié en grand format aux Presses de la Cité), où l’on découvre qu’être un génie n’est pas facile tous les jours…




William Sidis naît le 1e avril 1898 dans une famille d’immigrés juifs ukrainiens. Sa mère, Sarah, et son père, Boris, se sont rencontrés aux Etats-Unis, après avoir quitté leur pays natal. Elle a fui les pogroms, qui ont décimé sa famille, il a connu les terribles prisons du tsar pour avoir fomenté la révolte en apprenant à lire à des paysans…

Arrivés en Amérique, il s’est affirmé comme un professeur de grand talent dans le domaine de l’étude des psychopathologies. Elle a passé les examens lui permettant de devenir médecin, et haut la main en plus. C’est donc dans un foyer de classe moyenne supérieure que naît le petit William. Et, rapidement, il va changer leur vie…

Rapidement, l’enfant manifeste des dons précoces pour la lecture (il lit le New York Times à 18 mois…), les langues, y compris les langues mortes (à 3 ans, il maîtrise le latin et le grec, qu’il a appris seul…), l’écriture (à 8 ans, il a déjà rédigé plusieurs ouvrages, dans différents domaines allant de la grammaire à l’astronomie, sans oublier cette langue, le Vendergood, qu’il a inventée de A à Z…)…

Disposant d’une incroyable capacité de lecture et d’une mémoire photographique illimitée, lui permettant de retenir chacune de ses lectures en intégralité, à la virgule près. Mais, l’enfant n’est pas juste un singe savant capable de réciter des horaires de train, des passages de la Bible ou de faire des prouesses en calcul mental ou d’aider son père à réviser un examen d’anatomie après une unique lecture du fameux Gray’s anatomy

Non, William Sidis est aussi capable de penser, d’élaborer des théories de très haut niveau intellectuel, bien loin des pensées habituelles des enfants de son âge. Cela lui vaut de sauter des classes à pas de géant, comme si son cerveau avait chaussé les Bottes de Sept Lieues. Il devient le plus jeune lycéen de l’histoire des Etats-Unis, puis le plus jeune étudiant à entrer à Harvard, enfin, plus fort encore, le plus jeune conférencier de l’histoire de la vénérable institution.

 A 11 ans, et c’est ainsi que débute le roman de Morten Brask, il monte à la tribune du prestigieux Conant Hall, devant un aréopage de professeurs et une assemblée de journalistes avides de photographier et d’interviewer ce phénomène. Impressionné, intimidé, William entre enfin dans le vif du sujet et la magie opère…

Le voilà qui parle à tous ces gens si savants et les captive, les surprend, avec une conférence sur… « la quatrième dimension ». Euh, pas le feuilleton fantastique, hein ! Mais une abstraction mathématique qui, à l’époque, reste en friche, seul le jeune Albert Einstein l’ayant évoquée dans sa thèse sur la relativité, quelques années plus tôt…

Oh, William Sidis l’ignore, certes, mais sa vision de la question diffère sensiblement de celle d’Einstein, puisqu’il s’agit avant tout de géométrie dans l’espace, ajouter une quatrième dimension aux trois autres, définies sous l’Antiquité par Euclide : longueur, largeur, profondeur. Et lorsqu’on lui pose la question piège, il lui faut… à peine quelques minutes pour la désamorcer !

Oui, William Sidis est un phénomène, un génie en herbe, mais William Sidis n’est pas heureux. Ni en famille, ni en cours. Commençons par la partie étudiante du problème : à quelque niveau que ce soit, William s’ennuie en cours. A chaque fois, il a plusieurs longueurs d’avance sur ses camarades, pourtant plus âgés (à Harvard, certains ont deux fois son âge !), il intervient de façon intempestive pour répondre aux questions ou corriger ses professeurs…

Quant à la relation avec les autres élèves et étudiants, elle est forcément compliquée : William est peu expansif, introverti, même, en décalage complet avec des jeunes gens qui n’ont pas comme unique priorité d’apprendre à peu près tout ce qui se présente à lui et peut nourrir une insatiable curiosité… Et comme il est le plus jeune, il finit toujours par être le souffre-douleur.

En fait, de toute sa scolarité, et même par la suite, il n’aura qu’un seul ami, un autre étudiant de Harvard plus âgé que lui forcément, Nathaniel Sharfman. Qui se ressemble, s’assemble, en fait. Comme William, Nat n’est pas à sa place à Harvard, lui aussi s’ennuie et cela se ressent sur son travail et son comportement. Il va jouer un rôle important dans la vie de William, jusqu’aux derniers instants, en étant tout le contraire de Sidis, le revers de sa médaille, en quelque sorte.

Côté famille, je dois dire que je suis assez dubitatif… On a un père entièrement absorbé par son boulot, certes important, qui touche à la recherche sur des maladies graves du comportement, mais j’ai eu la sensation qu’il abordait la paternité de la même façon qu’il travaille sur ses patients. Ca manque cruellement de sentiment et on se demande si Billy n’est pas qu’un simple cobaye sur lequel il expérimente ses théories avancées sur l’éducation…

Pour Boris et Sarah, William n’est ni un génie, ni un prodige, ni un surdoué. Non, juste un enfant élevé différemment des autres, selon des préceptes pédagogiques particuliers. Dès la naissance, on fait tout pour stimuler l’intelligence et la curiosité de l’enfant. Cela passe par une attention de tous les instants pour analyser ce qui se déroule autour de lui et en tirer des conclusions logiques. On a donc un enfant qui maîtrise parfaitement ce qu’il décide d’apprendre.

Pour Boris, William n’a rien de plus que les autres enfants, simplement, il a appris à optimiser dès ses premières années son activité mentale innée pour en tirer la quintessence. La voilà, la différence avec la grande majorité des enfants passés, présents et à venir : sans aucune prédisposition particulière au départ, il a acquis les méthodes pouvant lui permettre de réaliser tout ce que j’ai écrit plus haut (et pas seulement)…

Quant au jeu, s’il ne sert pas ce projet pédagogique en stimulant la curiosité et en permettant d’apprendre quelque chose de plus, il est inutile, une vraie perte de temps. Pas question que Billy s’abaisse à pratiquer quelque jeu de ballon que ce soit, ce serait indigne de lui et de l’éducation parfaite qu’il a reçue…

Une éducation en tous points remarquables, qui n’est sans doute pas pour rien dans ce qu’est devenu Billy. En revanche, une éducation catastrophique en matière de socialisation… Intellectuellement, William Sidis est donc paré pour n’importe quelle joute, mathématique, astrophysique ou même juridique, mais il est totalement désarmé pour affronter la vie quotidienne. Dramatiquement désarmé…

Quant à Sarah, c’est une femme frustrée… Je l’ai dit, à son arrivée aux Etats-Unis, elle s’est décarcassée pour rattraper son décalage en termes d’études avec le cursus local et obtenir ses diplômes de médecine. Mais, à la naissance de William, elle a sacrifié sa carrière pour s’occuper de son bébé et permettre à Boris de poursuivre sa brillante carrière de chercheur. Du coup, on la sent frustrée et cette frustration ne va aller qu’en empirant…

On ne peut pas dire que Sarah soit l’archétype de la mère tendre et aimante… Dès les premiers mois de Billy, on la sent agacée, sans savoir si c’est le comportement de l’enfant ou l’attitude de son mari en perpétuelle expérimentation qui produit cet effet. Mais, lorsque Billy va grandir, plus de doute, désormais, c’est bien son fils qui, par tous ses comportements la pousse à bout.

Sarah devient de plus en plus irascible, jamais on ne la voit se comporter comme une mère, sinon, comme une mère autoritaire, abusive et dure comme le diamant. Entre Sarah et Billy, le fossé ne cessera de se creuser au fil des années, jusqu’à la rupture inévitable. On se dit que la complicité entre le fils et son père serait meilleure, mais Boris vit dans d’autres sphères et on sait qui porte la culotte dans le ménage… La rupture sera consommée aussi avec le père parce qu’il laisse Sarah agir à sa guise…

Inutile, je pense, de poursuivre cette description d’une famille pas franchement idéale… Elle sera la cause première du destin avorté de William Sidis. Elle va surtout pousser le jeune Billy, très tôt, à chercher comment s’émanciper de cette tutelle écrasante. C’est bien sûr en appliquant la méthode paternelle qu’il va trouver le moyen de se démarquer, de voler de ses propres ailes hors de ce nid familial étouffant.

En clair, en observant ce qui se passe autour de lui puis en cherchant une réponse logique à apporter au problème dans les livres. Ce qu’il voit, et ce qui le révolte, c’est la pauvreté, la misère, qui contraste tant avec les relations de ses parents, en particulier de Sarah, tous de richissimes membres de la plus haute société new yorkaise…

La réponse logique, il la trouvera dans un livre… Lequel ? Ah, ah, je ne vais pas vous le dire, juste un indice : c’est le genre de livre qui tomberait de nos mains, à vous et moi, tandis que Billy l’a avalé en une voire deux journées de lecture, synthétisé et assimilé… Cette lecture va avoir deux conséquences fondamentales dans la vie de William Sidis : la première, l’abandon des matières scientifiques pour se consacrer au droit ; la seconde, un engagement dans la société qui va lui attirer bien des ennuis…

Je ne vais pas entrer plus dans les détails, car, même si « la vie parfaite de William Sidis » n’est pas un thriller, ni même un polar ou un roman noir, la méthode narrative employée par Morten Brask a pour but de ménager des effets. Le romancier n’a pas choisi de raconter cette vie étonnante, hors du commun, de façon linéaire et chronologique, il alterne sans arrêt les différentes époques de la vie de William pour la dessiner comme un puzzle qu’on reconstituera au final.

Certaines années reviennent plus régulièrement que les autres. Une en particulier est un peu le fil conducteur du livre. Un élément qui, même si ce n’est pas forcément ce qu’on attend d’une biographie romanesque crée un suspense. Cette année, je peux la citer, c’est 1944. On le sait dès la première page du livre, dans une note de l’auteur, que c’est l’année de la mort de William Sidis.

On sait donc qu’on assiste aux derniers mois, dernières semaines, derniers jours, comment savoir, de la vie du génie. Et ce qu’on découvre, c’est une vie qui n’a absolument rien à voir avec celle d’un génie mondialement connu et reconnu. Pire, c’est une vie sous le signe d’une autodestruction, pas par la drogue ou l’alcool, non, par la destruction minutieuse et permanente de sa propre personnalité dans le regard des autres. Comme s’il voulait disparaître en tant que William Sidis, le plus grand génie du XXème siècle et devenir anonyme, totalement anonyme…

Là encore, je ne vous dis rien de plus sur cette partie, riche en événements, à laquelle sont liés Nathaniel Sharfman, présent presque tout du long, et Sarah Sidis, brièvement. Mais tout cela a quelque chose de terriblement pathétique, comme si William Sidis avait vécu sa vie en accéléré, jusqu’à mourir à 46 ans, bien avant l’âge… Une chandelle brûlée par les deux bouts, dont il ne reste plus rien.

Le plus fascinant, avec William Sidis, c’est que sa vie de génie, si je puis dire, en tout cas la période au cours de laquelle il sera le plus productif et le plus remarquable dans toutes ses recherches, c’est son enfance et le début de son adolescence. Ensuite, il va virer de cap à 180 degrés pour ne plus se consacrer qu’à des activités ou des écrits futiles ou loin de révolutionner la science moderne.

Fini, le successeur d’Euclide, fini, le concurrent d’Einstein, fini, le prodige jamais vu auparavant, fini, le garçon le plus remarquable de l’Amérique (titre de journal cité dans le roman et que j’ai repris comme titre pour ce billet). Adulte, William Sidis va tout faire pour effacer ce douloureux pedigree et se consacrer à ce qui est essentiel à ses yeux : la lutte politique. Puis, ensuite, à vivre…

Je ne dis même pas survivre, parce que c’est autre chose. Quant à la vie parfaite qu’on retrouve dans le titre du roman, l’expression vient d’une question que lui pose Nat et de la réponse de Willy, que j’ai comprise ainsi, en substance : la vie parfaite, c’est celle qu’on se choisit… Que Boris Sidis le veuille ou non, il y a quelque chose d’un singe savant dans l’enfance vécue par Billy. Oh, ce n’est pas un jugement que je porte, mais plutôt la vision qu’en a eu Billy.

Le paradoxe de cette histoire, c’est que lorsque Billy, qui a connu les plus grands honneurs, auraient pu entrer dans la postérité par ses découvertes, son intelligence extraordinaire, ses intuitions incroyables, a enfin pu choisir sa vie, il a donc décidé de vivre la vie la plus normale et monotone possible… Sa seule « excentricité », si je puis dire, sa collection de billets de tram, entamée enfant et qui reste sans doute la dernière trace de ce passé renié.

Si l’on écoute Boris et Sarah Sidis, William est un enfant tout ce qu’il y a de plus normal… Est-ce une manière de s’aveugler, de la part de parents, persuadés de l’efficacité et du bien-fondé de leur méthode éducative ? Possible. Pourtant, je dois dire que j’ai du mal à oublier l’hypothèse du génie, tant certaines aptitudes de Billy paraissent difficiles à acquérir…

Que nous ne sachions pas utiliser toutes les potentialités du formidable outil qu’est notre cerveau, c’est une certitude et une évidence. Que certains d’entre nous parviennent mieux que d’autres à exploiter certaines de ces potentialités, c’est tout aussi certain. Mais qu’une technique pédagogique quelle qu’elle soit parvienne à décadenasser nos blocages pour offrir un accès illimité à ces aptitudes, j’ai du mal… Je ne suis même pas certain qu’on puisse répondre à cela aujourd’hui, un siècle après William Sidis…

Mais, on est aussi dans une époque où l’hypothèse que je vais poser n’aurait trouvé aucun écho… Honnêtement, je me suis sérieusement demandé si William Sidis n’était pas un autiste ou un malade atteint d’Asperger… Son obsession pour les nombres, pour les odeurs, également, certains accès dépressifs, les manies, les lubies, les capacités extraordinaires, du genre de celles que beaucoup d’entre nous ont découvert dans le film « Rain Man »… Tout ça pose question…

Sans doute ne saura-t-on jamais si William Sidis souffrait d’une telle maladie ou pas. J’avais lu il y a quelques années qu’on pensait que le musicien hongrois Bela Bartok souffrait probablement d’un syndrome d’Asperger. Conclusion (posée au conditionnel et invérifiable) d’une étude menée sur son comportement, son caractère, sa manière de composer, etc. Je serais très curieux de savoir ce qu’une telle étude donnerait à propos de William Sidis.

Enfin, pour terminer ce billet, je dois dire que j’ai été très agacé, mis hors de moi, même, devant le comportement des parents de William Sidis. Des gens intelligents, ouverts, et pourtant incapables de donner de l’amour à leur enfant. Oui, je parle de ma vision du livre, attention, j’en suis certain, si aujourd’hui, on a oublié William Sidis et si le génie en herbe a fané et disparu des écrans radars, c’est probablement parce qu’il n’a pas été assez aimé, ou ne s’est pas senti assez aimé par ceux qui lui ont donné la vie.

Pour Boris, William avait un destin, il l’a poussé dans cet engrenage qui a effrayé l’enfant. Sa réaction devant les journalistes, en particulier son refus d’être pris en photo, mais aussi son caractère timide, presque peureux, lorsqu’on s’agite autour de lui a sans doute également conditionné William dans sa quête d’anonymat.

Je ne veux pas galvauder certains mots lourds de sens, mais il y a, pour moi, une forme de maltraitance dans l’enfance de William Sidis. Pas de violences physiques, ni même de volonté de faire du mal psychologiquement. Non, c’est surtout une méconnaissance du rôle de parent. En fait, ce n’est pas Billy qui aurait dû faire l’objet d’une méthode éducative dernier cri, mais bien Boris, surtout Boris. Quant à Sarah, c’est surtout son instinct maternel, dont je doute. Peut-être en raison de ce qu’elle a connu dans son pays natal. Mais, là encore, je ne crois pas que ce soit quelque chose qui s’apprenne, hélas…

Lorsqu’on finit le roman de Morten Brask (ah oui, il y a deux ou trois passages un peu pointus, je le signale, même si cela n’entrave en rien la lecture), on sort avec un incroyable sentiment de gâchis. Evidemment, on se demande ce que ce garçon qui ne payait pas de mine, aurait pu découvrir, à l’origine de quelle incroyable révolution il aurait pu être…

Et puis, on se dit qu’on agit comme ses parents, comme les professeurs d’Harvard, comme tous ceux qu’il rencontrera jusqu’à sa mort et qui le renvoient à ce passé qu’il traîne comme un boulet enchaîné à la cheville d’un bagnard… Alors, on réagit et on pense surtout à l’existence de ce garçon qui aurait pu être bien différente, si toutes les fées s’étaient penchées sur son berceau, et pas seulement quelques-unes…


Oui, on pense à la vie parfaite qu’aurait dû être la vie de William Sidis.


« C’est l’Amérique, songea-t-il (…) C’est l’Amérique et tout finirait bien ».

Voici un roman qui date de quelques années, déjà, 2006 pour la sortie américaine, 2010 pour la version française, mais dont l’actualité est plus que jamais prégnante (un récent acquittement en Floride vient hélas de le rappeler avec un peu trop de force). Difficile de ranger ce roman dans un genre ou dans un autre, en France, il a été publié par Gallimard en littérature générale, mais puisque l’histoire se déroule sur un quart de siècle environ, en plein XIXème siècle, on sera tenté, comme je vais le faire, de le classer parmi les romans historiques. Pourtant, ne vous y fiez pas forcément, ce roman est une satire violente de l’Amérique actuelle et il est imprégné par une folie et une ironie féroce, servi par un style qui évolue au fil des parties et qui se termine par une fuite dératée et totalement imprévisible. Ajoutez un titre qui ne passe pas inaperçu, « la polka des bâtards », et vous avez le troisième roman du new-yorkais Stephen Wright publié en France…




Lorsque Thatcher Fish et son épouse Roxana ont eu leur premier enfant, en 1844, ils ont choisi de le prénommer Liberty… Pas un prénom facile à porter, mais il allait parfaitement de soi pour ces deux jeunes adultes plein d’idéalisme. Thatcher est, pourrait-on dire, un libre penseur qui affiche publiquement des idées abolitionnistes qui ne se posent pas encore, même au plus haut sommet de l’Etat fédéral.

Le cas de Roxana est encore plus complexe. Fille d’un riche planteur de Caroline du Sud, elle a grandi auprès de ses parents dans cette propriété, Redemption Hall, où de nombreux esclaves noirs sont exploités et maltraités quotidiennement. Très tôt, la demoiselle s’est montrée hostile à cette manière de traiter des êtres humains et cela a engendré quelques tensions avec son père et sa mère.

Des tensions qui ont culminé à la mort d’un des esclaves, lynché après s’être fait justice lui-même. Roxana s’est alors révoltée contre son mode de vie et son éducation et a tout fait pour se démarquer du reste de sa famille. Une brouille qui n’est en rien une passade, peu à peu, la jeune femme s’est rapprochée des esclaves de la plantation, au point qu’on l’a jugée malade…

Alors, pour l’éloigner de ce sud qu’elle vomit et des idées progressistes qu’elle ne cesse de cracher au nez de son entourage, on a décidé que sa mère et elle partiraient plus tôt que prévu en vacances à Saratoga, près de New York. Une énième dispute va aboutir à la rupture, Roxana va fuir sa famille, qu’elle ne reverra jamais, et trouver refuge dans les bras de Thatcher, rencontré à peine quelques jours plus tôt dans le hall de l’hôtel.

Le fruit de cet amour un peu particulier s’appelle donc Liberty, vous comprenez sans doute mieux pourquoi désormais. Un enfant qui va grandir dans une Amérique en plein essor, à tout point de vue. Trois quarts de siècle après son indépendance, l’Amérique se construit peu à peu et la puissance de ce jeune Etat prospère doucement.

Au fil des chapitres retraçant l’enfance de Liberty, Stephen Wright s’amuse à nous montrer cette Amérique naissante en jouant avec les clichés et les images d’Epinal : les charlatans capables de vous vendre n’importe quelle potion soignant n’importe quoi, les médecins qui opèrent en public, comme ce dentiste qui arrache des dents devant une assemblée médusée, les discours enflammés des prêcheurs de tout poil, flirtant parfois avec le créationnisme, la violence de ceux qui ne sont pas encore des cowboys mais qui règlent déjà leurs comptes à coups de fusil…

Mais, c’est aussi le portrait d’une Amérique puritaine, portée sur la religion, très stricte sur la morale et les mœurs que l’on découvre. Une Amérique où la politique tient aussi une place importante, mais où il est difficile de faire valoir des sons discordants, en particulier en matière raciale. Dans les années 1850, les idées de Thatcher Fish, pourtant bien au nord de ce qu’on appellera la ligne Mason-Dixon, sont franchement mal vues. Il est même risqué d’y faire allusion en public, nombreux sont ceux qui sont très chatouilleux sur ces thèmes-là.

Cette première partie alterne entre épisodes assez amusants, comme ce voyage fluvial que font Liberty et son père, dont j’ai tiré quelques-unes des anecdotes citées plus haut, mais aussi bien plus tragiques. Evidemment, tout ce qui concerne la jeunesse de Roxana et sa rupture avec son clan, mais aussi l’apprentissage par l’enfant qu’est Liberty de ce monde des adultes qu’il ne comprend pas encore (et ne comprendra sans doute jamais).

Car Liberty porte bien son nom : très jeune, il se montre plutôt indépendant et n’hésite pas à partir seul en vadrouille autour de la maison familiale. L’une de ses promenades lui vaudra le premier choc de sa jeune existence, la première confrontation avec la violence gratuite des adultes et sera sans doute une révélation très utile pour la suite de sa vie…

Arrivé près d’une maison où vivent une mère, deux enfants sensiblement du même âge que lui et leur chien, Liberty, ingénu, pas méchant pour un sou, s’approche pour lier connaissance. Mais, la femme le reconnaît, elle sait de qui il est le fils. Or, les Fish hébergent dans une partie de leur maison, un homme noir, Euclid, qui traite Liberty en ami et que le gamin considère comme un grand frère.

Une situation qui fait jaser dans la région. Et cette femme, voyant Liberty approcher, va carrément jeter au visage de l’enfant ce qu’elle pense de ses parents, des propos peu amènes, vous l’imaginez bien, puis lâcher son chien et ses rejetons, histoires de donner à Liberty la leçon qu’il ne mérite pas, mais qu’on souhaiterait lui infliger pour les idées de ses parents… Dur, dur, d’être Liberty Fish…

Bien sûr, vous aurez compris que la question de la guerre de Sécession va se poser… Lorsqu’elle éclate, Liberty est un peu jeune pour s’engager, de toute façon. Mais, bientôt, il va devoir décider. Car, cette décision divise Thatcher et Roxana. En bon libre penseur, le père de Liberty est aussi un pacifiste. Peu lui importe que la question de l’abolition de l’esclavage soit l’un des motifs de cette guerre civile, il ne veut pas que son fils s’enrôle.

Sa mère, en revanche, a une vision complètement différente. Oh, n’imaginez pas la belle sudiste passée au nord exhorter son fils unique à revêtir la tunique bleu pour aller à lui seul battre les troupes du général Lee et faire tomber le système esclavagiste. Non, elle est bien plus délicate, et en même temps, bien plus persuasive, jouant sur la corde sensible qu’elle a en commun avec Liberty.

Alors, contre l’avis paternel, Liberty Fish va s’engager et combattre. Enfin, si l’on peut dire, puisque ce que l’on voit de cette campagne au sein de l’armée de l’Union n’est guère convaincant… Liberty n’a pas l’âme, ni le talent d’un guerrier… Il suit plus le mouvement qu’autre chose, devant faire face aux railleries mais aussi aux attaques de certains de ces compagnons quant à ses idées « négrophiles » (évidemment, le mot n’est pas de moi, j’y mets des guillemets et je ne vous cache pas l’aversion que j’ai pour ce mot et ce qu’il sous-entend dans la bouche de ces racistes…).

Mais, tant bien que mal, Liberty échappe aux balles, aux obus, aux baïonnettes sudistes et, lorsque les troupes du Nord finissent, après avoir longtemps reculé, par reprendre le dessus sur les troupes sudistes, il fait partie de ce corps expéditionnaire qui avance en territoire ennemi, réquisitionne, pille, brûle… Bref, se conduit comme une armée vainqueur, avec tous les mauvais côtés de la chose.

Et puis, un jour, reprenant ses habitudes enfantines, Liberty s’en va. Les autres le croient partis pour une balade, lui sait qu’il ne reviendra pas et, même s’il a conscience qu’il est en train de déserter, il se contrefiche des possibles conséquences de cet acte… Il est porté par autre chose, une mission que lui a confiée tacitement sa mère avant son départ sous les drapeaux : renouer le fil avec sa famille maternelle…

Liberty est donc en route pour Redeption Hall, avec seulement une vague idée de la direction à suivre. Là encore, en chemin, il fait quelques rencontres marquantes, toujours sous le sceau de la violence, omniprésente alors. Et il arrive enfin dans la plantation familiale où ce qu’il va découvrir tient tout simplement du délire complet…

Ca, pour renouer le fil familial, il va le renouer. Mais, ses grands-parents maternels, au lieu de sentir les évolutions de l’époque, ont choisi de se radicaliser d’une manière tout à fait… originale… Scientifique, disons, mais là aussi, je devrais pour bien faire, mettre des guillemets à ce mot, tant la science, dans l’esprit malade du grand-père, se retrouve dévoyée…

Commence alors une dernière partie du roman, ébouriffante  et démente où Liberty va accompagner le père de sa mère jusqu’au bout de sa folie furieuse, dans une fuite en avant éperdue avec le projet de refaire ailleurs ce qui ne pourra plus exister dans cette Amérique nouvelle et forcément décadente qui va ressortir de ce conflit fratricide…

Avouons-le, bien que reposant sur des horreurs, cette dernière partie est aussi assez drôle, le personnage du grand-père vaut son pesant de cacahuètes (non récoltées par des esclaves, je précise) et son envolée en faveur d’un monde à ses yeux meilleur car reposant sur la suprématie de l’homme blanc sur l’homme noir est tellement absurde qu’on ne sait plus si on doit rire ou pleurer…

Je ne vais pas vous en dire plus sur cette dernière partie, son dénouement et ce qui va advenir ensuite de Liberty, je vous laisse le découvrir en lisant « la polka des bâtards », c’est évidemment bien mieux. Et je vais essayer maintenant de dégager quelques pistes de réflexion sur ce roman, au travers de différentes citations qui en sont extraites.

Lors de leur périple fluvial, Thatcher Fish et son fils Liberty font la connaissance de deux anglaises, mère et fille, venues s’encanailler en Amérique. Bon, le mot est peut-être un peu fort, mais ces deux touristes semblent décider à voir ce qu’il y a de mieux dans ce pays qui fut encore une de leur colonie pas si longtemps auparavant.

Ce qu’elles veulent voir par-dessus tout, ce sont les chutes du Niagara, dont on leur a tant vanté la beauté et l’impression de danger qui s’en dégage. Et là mère de dire : « nous voulons faire l’expérience du sublime et de la terreur », ce à quoi Thatcher Fish répond : « eh bien, vous constaterez, j’en suis sûr, que l’Amérique regorge de ces deux qualités ».

On imagine avec quelle malice le père de Liberty, et à travers lui Stephen Wright, tient ces propos. Comment ne pas y voir à la fois une description parfaite de l’Amérique des pionniers, mais aussi de cette Amérique actuelle, capable du pire comme du meilleur. Et l’on voit bien aussi, dans cette phrase pleine de naïveté de la Lady, cette fascination que les Européens, en particulier, ont encore largement aujourd’hui pour cette Terre Promise, ce pays de tous les possibles, qu’on pare de toutes les vertus bien souvent en oubliant qu’on y a aussi certains vices profondément ancrés.

Cette fois, c’est la jeune femme anglaise qui fait remarquer avec quel empressement, quelle gourmandise, de nombreux passagers du bateau se sont précipités pour voir de plus près le fameux dentiste déjà évoqué, arracher une dent à un de ses patients en bordure de canal… Augusta compare cela à une foule se ruant sur un pique-nique qui lui aurait été servi gracieusement.

Réponse de Thatcher : « Nous sommes les grands dévorateurs. Nous dévorons l’événement, nous dévorons la géographie, nous dévorons le temps, nous nous dévorons mutuellement. Nous sommes une nation d’appétits incontrôlés ». Et, force est de reconnaître qu’au XIXème siècle, afin d’achever la conquête de son territoire, comme aux XXème et XXIème siècles, l’Amérique ne contrôlera jamais vraiment cet appétit… Et gare à ceux qui essaieront de se mettre sur leur passage, de leur confisquer leur nourriture ou de leur couper l’appétit !

On reste dans la suite de cette discussion, Augusta toujours, lance : « et pourtant, alors que vous célébrez l’individualisme comme la valeur suprême, absolue, vous ne vous lancez dans la poursuite d’un soi-disant bonheur que comme une meute hurlante ». Bon, pas vraiment besoin d’expliciter plus les choses, je pense…

Thatcher répond alors : « Oui, nous sommes tous des individualistes, autonomes et fiers de l’être, mais c’est en groupe que nous préférons poursuivre nos intérêts séparés ». Une belle définition du citoyen américain moyen, qu’en pensez-vous ? Et sans ironie aucune, évidemment, hein, on ne va pas tomber aussi facilement que ça là-dedans, voyons !

Dernier échange entre l’Anglaise et l’Américain, toujours dans la suite de ce dialogue : « je vois mal comment une société fondée sur des contradictions aussi patentes pourrait connaître une quelconque postérité ». Réponse, sobre, de Thatcher : « vous n’êtes pas la seule à le penser ». En crise, l’American way of life, ou lancé à mille à l’heure vers le mur où il finira par se crasher (et nous avec) ?

Et, en écho, quelques pages plus loin, Potter, le cousin de Thatcher, espèce de Tonton Cristobal ou de personnage de western-spaghetti, d’affirmer : « les gens aiment se faire duper, c’est notre passe-temps national ». Là encore, une phrase qui résonne à nos oreilles contemporaines avec force, surtout si l’on pense à une certaine intervention militaire pour débusquer des armes de destruction massive aux mains d’un féroce dictateur, si vous voyez ce que je veux dire…

On rebondit encore, vers la fin du roman, avec cette déclaration d’un autre anglas (décidément, qu’est-ce qu’il y a comme sujets de sa Gracieuse Majesté, dans ce roman !) : « vous les Américains, qui aimez tant la paix, quand vous n’êtes pas occupés à vous entretuer, vous semblez toujours aux prises avec des étrangers d’un genre ou d’un autre ». Pas vraiment de commentaire à faire sur cette remarque, si ?

Voilà ce qui m’a amené à prendre la dernière phrase du roman comme titre de ce billet. Une phrase qui s’impose à Liberty alors qu’un cauchemar vient de le réveiller brutalement : « C’est l’Amérique, songea-t-il, et toi, qui que tu sois tu ne risques rien. C’est l’Amérique, et tout finirait bien ». Méthode Coué, culture de la gagne, orgueil démesuré ? Rayez la ou les mention(s) inutile(s)…

Ce florilège, ces phrases qui m’ont frappé à la lecture de ce roman et que je voulais vous faire partager pour mesurer à quel point la verve de Stephen Wright, s’appuyant sur l’Amérique de la Révolution Industrielle, l’entrée dans le modernisme et le capitalisme issues de la victoire de l’Union face aux Confédérés, vise l’Amérique actuelle et fait mouche à chaque fois…

Et puis, pour reprendre aussi un thème développé par le romancier belge Henry Bauchau dans son roman « le régiment noir » (Babel), qui a aussi pour cadre la guerre de Sécession, il y a chez Wright une manière de rappeler que, si nous nous rappelons que ce conflit a abouti à la fin de l’esclavage, ce n’était pas le cœur du conflit. C’était même assez accessoire, en fait, et il n’y avait pas forcément plus d’Américains favorables à cette abolition au nord qu’au sud.

La guerre de Sécession, c’est la lutte entre deux visions de l’Amérique qui s’opposent, parce qu’elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre : le nord veut unifier une Nation encore jeune, imparfaite, qui doit grandir, dans tous les sens du terme, tandis que le sud se bat pour sa terre, et voilà une différence fondamentale : peu importe aux planteurs ce qui se passe à New York, Chicago ou Boston, il vet juste être le maître chez lui…

Et les Noirs, dans tout ça ? Pour reprendre Bauchau : les Blancs du Sud veulent des Noirs comme esclaves, les Blancs du nord ne veulent pas d’esclaves mais ne veulent pas non plus des Noirs… Au cœur du roman de Wright, la question terrible du racisme en Amérique. Et, si en préambule, je signalais les dates de parution, c’est aussi pour remarquer que le livre est sorti avant l’élection d’Obama.

On ne peut pas vraiment dire que cet événement historique ait beaucoup fait évoluer les modes de pensée dans ce domaine… Pourtant, c’est un pas incroyable qui a été franchi, inimaginable pour Liberty Fish et ses contemporains. Un premier pas, nécessaire mais pas suffisant et, on le voit quotidiennement (même si je ne nous crois pas vraiment, ces temps-ci, en position de donner des leçons), l’Amérique reste un pays où le racisme est intrinsèque, à des années lumières du fameux melting pot qu’on nous vantait à l’école…

Avec son acidité et son cynisme, Wright introduit dans « la polka des bâtards » la question du métissage. En effet, c’est de manière tout à fait étonnante et donnant lieu à une situation aussi contradictoire que ridicule, à la fois comique, par son décalage, et tragique, dans les faits. Le métissage n’y est pas vu comme un moyen d’unir deux races, deux cultures, mais bel et bien de permettre à l’une d’éradiquer l’autre… Comme la goutte de lait qui vient éclaircir le café noir… Terrible idée, non ?

Je n’en dis pas plus sur ce sujet, ce serait trop en dévoiler sur la fin du livre. Mais, cela nous amène aussi au titre de ce roman qui vous a probablement, comme moi, intrigué par l’association inattendue de ces deux mots, polka et bâtards… Précision linguistique : « la polka des bâtards » est l’expression choisie par le traducteur du roman, Serge Chauvin, pour rendre le titre original de Wright : « the Amalgamation Polka ».

Une danse un peu particulière, semble-t-il, dans laquelle s'unirait Noirs et Blancs sur ce rythme si particulier... Et Wright de proposer en ouverture du livre, une photo de cette danse qui, si j'en crois certains commentaires péchés sur internet (à prendre avec précaution, je le précise), serait en fait une expression péjorative utilisée par les partisans de l'esclavage pour définir le métissage, selon eux néfaste, qui serait l'inéluctable conséquence de l'abolition... Wright retourne bien sûr cet aspect négatif pour en faire le titre d'une vraie ode au métissage, qui va bien au-delà de l'époque à laquelle se déroule son roman.

Bien sûr, si Wright joue de la caricature propre à la satire, il n’oublie pas aussi de défendre, à sa façon, la notion de métissage et ce qu’elle a de fondamental. D’abord, avec, en exergue du roman, un encadré, comme on dirait en journalisme, un entrefilet citant le sermon d’un pasteur du Massachusetts (qu’on imagine datant de l’époque du roman) dans lequel le saint homme affirme que le mélange des deux races, Caucasienne et Africaine, est exactement ce qu’il convient pour les parfaire chacune. Le billet est plus détaillé que cela, mais cette phrase est si forte que je la tire de son contexte volontiers.

Ensuite, avec cette phrase qui conclut le dénouement de la folle équipée de Liberty et de son grand-père : « Ah les bâtards… C’est la meilleure race qui soit ! ». Bien sûr, la formulation est à remettre dans le contexte de la satire et de l’humour noir, Liberty acquiesce à cette phrase, « avec le sourire rusé et elliptique de son grand-père », précise, vachard, le narrateur, car, vous vous doutez bien que ce n’est pas le grand-père en question qui a prononcé ce mot lapidaire…

En guise de conclusion, « la polka des bâtards » est pour moi un roman picaresque. Certes, Liberty devient adulte en cours d’histoire, ce qui ne devrait plu lui permettre d’avoir droit à ce terme, mais il y a dans ce personnage quelque chose de perpétuellement enfantin qui me pousse à affermir mon avis sur ce qualificatif.

Oui, c’est un roman picaresque dans lequel Liberty ne maîtrise jamais rien, et surtout pas sa destinée. Bizarrement, alors qu’il est le personnage central du livre, il est toujours en retrait par rapport aux autres, ses parents, grands-parents, rencontres diverses, etc. Jamais il n’est aux commandes, sauf en toute fin de livre ou, enfin, on sent qu’il a pris les rênes… et que c’est peut-être le plus dur qui commence.

Sans être simplet ou trop gentil, Liberty est un suiveur, il est entraîné par les événements et ne peut faire face qu’à leurs conséquences… Un véritable tourbillon qui rappelle un peu le personnage du « Tambour », de Günther Grass, même si je ne crois pas que ce soit Liberty qui ait décidé de ne pas vraiment grandir, ou plutôt mûrir.

Liberty regarde cette Amérique qui défile sous ses yeux et il emmagasine tout ce savoir qui s’assimile petit à petit en idée. Oui, bien sûr, il est aussi le fruit de l’éducation très libérale pour l’époque que lui ont donnée ses parents, mais ses convictions vont s’affermir sur le terrain devant les horreurs que peuvent provoquer, et tout à fait sciemment, ses frères humains.

On peut revenir à ce prénom, que je qualifiais plus haut de prémonitoire, et s’il était surtout allégorique ? Cette liberté qu’incarne le garçon et qui passe à portée des uns et des autres, sans que jamais personne ne la saisisse ou alors, pour agir librement mais faire le mal… Oui, je le vois bien ainsi, une allégorie de l’Amérique terre de liberté, la bafouant sans cesse, instaurant des hiérarchies entre humains, déniant des droits aux uns, en accordant plus aux autres, de façon arbitraire…

Bientôt, la liberté guidera le monde… Enfin, si on en croit le véritable nom de la Statue de la Liberté qui se dressera au-dessus de New York, sa torche solidement brandie… A sa façon, avec son air de ne pas y toucher, Liberty Fish pourrait parfaitement être le précurseur de ce message universel, devenu quelques décennies plus tard un des symboles d’une Amérique triomphante.


Dommage que les hommes aient si souvent la vue basse…


« La guerre n’engendre que des martyrs, pas des héros ».

Petite escale en fantasy, ce soir, avec un roman de plus à entrer dans la catégorie « les rattrapages estivaux du Drille ». Un roman de fantasy, c’est vrai, mais construit comme un thriller et même comme un roman de guerre dans sa deuxième partie. Mais ne vous arrêtez pas simplement à cela, la réflexion qui porte le roman touche à des sujets qu’on peut tout à fait appliquer à notre monde : l’Histoire et comment on la raconte, l’éternel choix entre la guerre et la paix et, parfois, la nécessité de recourir à la première pour atteindre la seconde, les questions de dogmes religieux aussi, et ce qu’ils peuvent souvent dissimuler, l’intégrité et le besoin de vérité… Enfin, comment tirer des enseignements de tout ce que je viens d’évoquer. Avec « Druide » (disponible en poche chez J’ai Lu), Olivier Peru nous offre donc un roman de fantasy de fort belle facture et récolte une moisson de prix amplement mérité (dont le récent Prix des Lycéens Imaginales). Par la serpe et par le gui, en route au cœur de la forêt !




Imaginez un monde avec au nord, les Royaumes de Sonrygar et de Rahimir, toujours prompts à guerroyer l’un contre l’autre, au sud, la Terre des Tribus Unies, à l’est, un territoire mystérieux, interdit, séparé du reste du monde par un mur empoisonné, le Mur du Rôdeur, et, enfin, au centre, ou plutôt au cœur de ce monde, la Forêt.

Depuis plus d’un millénaire, cet ensemble essaye de vivre en harmonie autour d’un texte, le Pacte Ancien, sorte de document fondateur du monde tel qu’on le découvre au début du roman, et qui impose à tous les couronnés, comprenez les dirigeants des différents Royaumes, des règles très strictes, à respecter et à faire respecter absolument par tous.

« Inviolable est la forêt », voilà comment commence ce texte, qui fait de cet endroit précis une sorte de sanctuaire où seuls les druides, qui en sont ses gardiens, ont le droit d’évoluer librement. Ils y ont d’ailleurs tous les droits et « l’ennemi de la forêt est l’ennemi de tous », affirme-t-il encore. Gare à celui qui ne respecte pas ces commandements, il en sera châtié par tous les autres.

Le Pacte Ancien définit également quatre catégories de druides, les loups et les corbeaux, d’une part, qui peuvent sortir de la forêt et servir d’intermédiaires entre la forêt et les hommes, et les cerfs et les ombres, qui sont des prêtres, dirions-nous avec notre langage, chargé de rendre le culte à l’Arbre-vie, la divinité de la forêt.

Voilà pour la situation générale, un peu d’histoire et de géographie, maintenant, j’ai évoqué les deux royaumes du nord, Sonrygar et Rahimir. Le Sonrygar se trouve à l’ouest, son emblème est un aigle à trois têtes et son roi actuel, Yllias, jeune monarque de 25 ans, est assis sur le trône d’or. Le Rahimir, son éternel rival, à l’est, a pour emblème un ours dressé sur ses pattes arrière. Une grande partie de son territoire est occupée par des montagnes et les glaciers de Thorsen, c’est pourquoi son roi actuel, Tiriekson, siège sur le trône de glace. Entre les deux royaumes, une frontière naturelle, un grouffre baptisé « la Cicatrice », dont la formation est au cœur de nombreuses légendes.

Quand commence le roman, le druide Obrigan, maître loup qui a pour particularité d’avoir les yeux blancs, chevauche vers le Sonrygar, accompagné de ses deux apprentis, Tobias et Kesher, âgés de 16 et 17 ans. Obrigan a été envoyé dans ce royaume par le conseil de la porte du nord, une assemblée de druides âgés, chargés d’examiner les requêtes venus de chez les couronnés.

Or, un massacre vient d’avoir lieu dans une des forteresses du Sonrygar, toute proche de la Cicatrice, et, déjà, Yllias a fait savoir qu’il soupçonnait sérieusement le Rahimir voisin d’en être responsable. Un véritable casus belli, affirme le jeune et ambitieux souverain… L’autre raison de cet emballement est une prophétie qui fait d’Yllias celui qui réunira les deux royaumes du nord sous la même couronne…

Mais, de cela, Obrigan n’en a cure. Sa mission est de venir voir exactement ce qui s’est passé dans la forteresse de Wishneight, enquêter sur ces faits, découvrir les responsables et s’assurer, puisque c’est le rôle primordial des druides, que la paix sera maintenue. Une mission forcément délicate pour laquelle on a choisi un druide qui n’est pourtant pas le plus doué de sa génération, mais qui sait se montrer à la fois diplomate et autoritaire.

Sur place, Obrigan découvre une scène de pure horreur. Un massacre, effectivement, le mot est juste. A se demander si des hommes ont pu commettre de tels crimes : 49 soldats littéralement éventrés ou décapités au cœur même de la forteresse, dans la salle où trône le roi lorsqu’il vient en visite… Personne n’a rien vu venir, l’ennemi est arrivé et est reparti comme si de rien n’était…

Le seul survivant a apparemment complètement perdu la raison après avoir été témoin de cette innommable boucherie, qui a fait flancher même les plus endurcis des soldats du Sonrygar. C’est dire s’ils sont remontés contre le Rahimir, forcément coupable, et donc prêts à se venger dans un conflit forcément sanglant…

Il faut donc agir vite, mais Obrigan a du mal à cerner ce qui a pu se passer à Wishneight, tant l’équation à résoudre paraît inhabituelle. Et, pour couronner le tout, son seul témoin se suicide sans lui donner d’indice viable à peine a-t-il vu le druide… Etrange attitude… Obrigan apprend alors que Yllias a convoqué une institution : le Toit des Sages.

Ce lieu accueille des pourparlers pacifiques entre rois des deux royaumes du nord autour de la Table-anneau, un meuble séculaire autour duquel on essaye, de longue date, de régler les conflits avant qu’ils ne dégénèrent en guerre. Or, Obrigan entend bien peser sur cette rencontre de tout son poids de druide afin d’empêcher Yllias de déclarer à la guerre à Tiriekson.

La rencontre est houleuse, l’animosité entre les deux camps est palpable, particulièrement entre Yllias et Jarekson, fils du roi Tiriekson, qui ont, depuis des années, un lourd contentieux personnel. Obrigan, pourtant, va obtenir un délai avant que n’éclate la guerre. Oh, pas énorme, surtout eu égard à la situation qu’il a découverte dans la forteresse… Mais un délai, tout de même…

Il a 21 jours, pas un de plus, pour amener à Yllias les coupables du massacre de Wishneight afin qu’ils soient justement châtiés. Si au bout de ces trois semaines d’enquête Obrigan n’a pas découvert le coupable ou n’a pas réussi à le traduire devant le roi du Sonrygar, ce sera la guerre. Une guerre qui ne se terminera que par la reddition d’un des deux royaumes.

Alors, il faut se mettre au travail, et vite. Pour cela, Obrigan décide de lancer Tobias et Kesher dans le grand bain. Les apprentis druides n’ont pas encore travaillé en solo sur une affaire, eh bien voilà le moment venu : Obrigan veut en effet rentrer à la Forêt pour y quérir des renseignements qui pourraient être utiles à son enquête, mais il veut, étant donné la brièveté de son délai, avoir plusieurs fers au feu.

A Tobias de trouver un dessinateur capable de reproduire les cadavres découverts à Wishneight afin qu’Yllias, qui n’a pas vu la scène, puisse juger par lui-même et comprendre que celui ou ceux qui ont fait ça n’ont rien d’humain et donc, ne peuvent venir du Rahimir. Tâche délicate, car le Sonrygar accuse très souvent son voisin de recourir à la sorcellerie…

Quant à Kesher, son travail sera plus délicat encore : s’imprégner de la scène de crime, si je puis dire, et faire fonctionner son don pour essayer de mieux comprendre ce qui a pu se passer dans cette forteresse… Le don, c’est une aptitude réservée aux druides qui s’acquiert avec l’apprentissage et la patience, et qui permet d’entrer en contact avec les créatures vivantes, mais aussi, avec les pierres, par exemple, pour ce qui concerne le cas présent…

En fait, Obrigan est persuadé que Kesher sera bientôt capable de développer un don remarquable, bien plus fort que le sien, même, un don qui pourrait lui permettre de visualiser mentalement les événements de Wishneight comme s’il y assistait, ou du moins de recueillir des vibrations suffisamment fiables pour aguiller l’enquête. Obrigan a conscience du traumatisme que cela peut représenter, mais il n’a pas assez de temps devant lui pour se passer de cette possibilité.

Voilà donc les trois druides chacun dans leur enquête. Mais, vous vous doutez bien que rien ne va se passer comme prévu. Yllias n’aura que faire des dessins présentés par Tobias, mais le monarque va prendre en sympathie l’apprenti qui va l’accompagner pendant quelques jours… Kesher, lui, reste devant cette pièce inexorablement muette, en attendant le déclic qui tarde à venir. Et quand il vient, c’est pour l’emmener dans des territoires particulièrement dangereux…

Enfin, Obrigan, de retour dans la Forêt, se sent suivi… Piégeant son poursuivant, il découvre qu’il n’est autre que Jarekson, prince de Rahimir, qui a enfreint le Pacte Ancien pour s’introduire secrètement dans la Forêt… Malgré sa colère, Obrigan va pourtant devoir faire confiance au prince, pourtant fort peu recommandable et fiable, s’attendant à chaque instant à un mensonge ou une trahison…

Mais, confronté violemment, en plein cœur de la Forêt, à de mystérieuses entités, sans doute les mêmes qui ont fait couler le sang au Sonrygar, Obrigan comprend vite que rien dans tout cela n’est ordinaire… Et si le massacre de Wishneight n’était qu’une diversion ? Et si l’ennemi recherché dans les royaumes du nord jusque-là, se trouvait en fait au cœur même de la Forêt ?

Commence alors une toute autre histoire, dont personne ne sortira indemne et qui va remettre en cause tout l’équilibre établi depuis un millénaire et dont la pierre angulaire est le Pacte Ancien. Obrigan lui-même va voir sa vie bousculée, ses croyances malmenées, son sens du devoir remis en question et sa fidélité à l’Arbre-vie et à tout son enseignement druidique ébranlé…

Si vis pacem, para bellum. J’aurais pu choisir cette maxime latine comme titre de ce billet tant elle semble s’appliquer au roman d’Olivier Peru… Si tu veux la paix, prépare la guerre, voilà ce qu’elle signifie, si vous n’êtes pas latiniste… Ce sont donc les druides  qui vont devoir se battre, et sans calcul, croyez-moi, pour sauver ce monde dans lequel ils sont censés garantir la paix…

La faute à un ennemi qui n’a rien à voir avec les litiges permanents entre les deux royaumes du nord, un ennemi monstrueux à l’histoire déroutante, qui se réveille comme un volcan, brutalement… Pour quelles raisons et dans quels buts ? Ah, ça, je vous laisserai les découvrir, c’est évidemment la fin du roman qui vous le dira.

Mais, « Druide », qui commence comme un polar médiéval dans un monde imaginaire, prend soudain une tout autre tournure quand Obrigan est attaqué dans la Forêt. Car, c’est le Pacte Ancien, respecté depuis des siècles presque sans anicroche, qui, d’un seul coup, est littéralement piétiné par un ennemi imprévisible, puissant et disposant de facultés hors normes…

Le seul moyen pour les druides de défendre leur Forêt, leur divinité, l’Arbre-vie, leurs croyances, leurs dogmes, l’équilibre même de leur société, entre les quatre clans, Loups, Corbeaux, Cerfs, Ombres, et, bien évidemment, leur rôle de « force d’interposition » entre les royaumes ennemis, c’est de devenir des guerriers, farouches et déterminés, sans peur ni reproche. Il va falloir combattre et vaincre l’ennemi sinon… le chaos !

Tout cela est très simple, ainsi écrit. Mais n’oublions pas un certain nombre d’éléments : dans 21 jours, la guerre éclatera entre les deux royaumes du nord ; peu de druides, dans la Forêt, sont aguerris au maniement des armes ; il y a parmi eux un grand nombre de femmes et surtout d’enfants qu’il faut protéger avant même de penser les faire combattre ; l’ennemi est difficile à identifier, possède un sens du combat aiguisé et des armes qui dépassent de loin les capacités humaines, même celles des druides…

Le seul moyen d’empêcher que la Forêt se transforme en une seconde version de Wishneight et que l’ennemi, surgi d’on ne sait où, ravage tout sur son passage et, pourquoi pas, ensuite, s’en prenne au royaume voisin, c’est de faire jouer une des clauses du Pacte Ancien : « l’ennemi de la forêt est l’ennemi de tous ». Autrement dit, si la Forêt est attaqué, Sonrygar et Rahimir devront cesser leurs querelles et s’allier pour combattre aux côtés des druides…

A condition d’être au courant de ce qui se passe dans la forêt où, en principe, ils n’ont pas le droit de venir, juste la traverser par le chemin des rois, vaste artère centrale qui permet d’aller du nord au sud. Or, chaque tentative pour envoyer des messagers se solde par un échec, la Forêt est encerclée, livrée à cet ennemi démoniaque…

D’ailleurs, quand j’ai dit qu’on ne savait pas d’où il venait, cet ennemi, je me suis peut-être un peu avancé… Et si cette force avait réussi à franchir le fameux Mur du Rôdeur ? Depuis la mise en place du Pacte Ancien, nul ne sait plus ce qui a été refoulé derrière ce mur, ni pourquoi. Sauf peut-être les plus anciens des druides, dont fait partie Freneon, le druide qui a formé Obrigan… Mais, avoir des réponses sera-t-il suffisant quand les druides risquent de crouler sous le nombre et a férocité d’ennemis presque insaisissables ?

La partie « roman de guerre » de « Druide » est passionnante, violente et pleine de rebondissements. Pleine d’abnégation, aussi, car les druides ont conscience de la situation désespérée dans laquelle ils se trouvent… Sans aide extérieur, ils auront beau se battre de toutes leurs forces, de toute leur conviction, ils seront voués à la défaite et le monde à l’atrocité… La forêt sera sans doute détruite et disparaîtrait avec elle le culte de l’Arbre-vie et le Pacte Ancien…

C’est dire si l’enjeu est immense, pour Obrigan qui porte sur ses épaules le poids de ce combat inégal… Un poids d’autant plus lourd que c’est dans ces moments tragiques et périlleux que son univers va vaciller… Ce qu’il va apprendre du monde dans lequel il vit et de son Histoire est particulièrement déroutant… De quoi remettre en cause jusqu’à sa vocation de druide, même.

Qui ne s’est pas retrouvé dans cette situation pénible : devoir remettre en cause son idéal, politique ou religieux, face à des événements qui viennent tout chambouler, tout remettre en question ? Bien sûr, Obrigan pourrait tout abandonner, fuir, laisser tout derrière lui, mais il se trahirait, alors. C’est son intégrité, peut-être sa dernière carte, qu’il perdrait ainsi…

Il lui faut combattre, sans se poser de questions, car il va devenir en quelque sorte, le général d’une armée en déroute, mais en gardant à l’esprit un très (trop ?) lourd secret dont il ne sait pas vraiment quoi faire… Le révéler maintenant serait catastrophique, les druides perdraient courage et détermination… Et s’ils survivent à ce combat, que faire ?

Oui, il y a bien des questions qui se posent à Obrigan et au lecteur, dans tout cela. Aux thèmes que j’ai évoqué en préambule, et que je ne peux pas développer tous, car il faudrait trop en dire sur le roman, j’ajouterais une notion presque paternelle, le sentiment inspiré au druide par ses deux apprentis, Tobias et Kesher.

Obrigan a été comme eux, apprenti du maître Freneon. Et, à ses côtés, il y avait un autre apprenti, Atrien. Obrigan considère le premier comme son père, même si le lien, avec leurs fonctions les ont éloignés l’un de l’autre, et le second comme son frère. Mais Atrien a disparu tragiquement, marque indélébile dans sa mémoire…

Il ne peut s’empêcher de se revoir avec Atrien quand il regarde Tobias et Kesher… Et il entend se montrer avec eux aussi juste, sévère et pédagogue qu’avec des fils… La confiance dont il les a honorés en leur confiant une part importante de la mission est le reflet de cela. Mais, il sait également qu’en agissant ainsi, il les met en danger.

Un danger dont Obrigan va mesurer un peu plus l’ampleur quand il va se retrouver au cœur de la bataille, face à un terrifiant ennemi. Pourtant, en se séparant de ses deux apprentis, Obrigan va, sans le savoir, placer deux pièces importantes sur l’échiquier qui se met en place. Deux pièces qui joueront leurs rôles à des moments-clés du récit. Ce qui ne veut pas pour autant dire que les dangers encourus seront moindres…

Tous les événements qui se déroulent dans les 600 pages (en version poche) de « Druide » auront pour conséquence de sérieusement redistribuer les cartes dans le monde construit sur et autour du Pacte Ancien. Des conséquences positives et pourtant plutôt inattendues, d’autres plus dramatiques. Mais surtout, des questions vont se poser à ceux qui auront survécu…

Pas à tous, certains n’ont pas conscience du bouleversement qu’aura entraîné cette funeste guerre. Mais, pour Obrigan et pour les monarques du nord. Ils se retrouvent détenteurs de secrets bien embarrassants et vont devoir choisir : restaurer la situation d’avant la guerre qui a bien failli faire disparaître la Forêt ou bien construire quelques chose de nouveau, en s’appuyant sur l’union qui s’est mise en place ?

Rétablir l’Histoire telle qu’elle est installée depuis plus d’un millénaire et la rédaction du Pacte Ancien ou tenir compte des informations qui ont été mises au jour pendant ces trois semaines terribles ? On est dans un dilemme qui relève de la philosophie politique, véritablement. Le soutien des rois du nord au choix final sera-t-il suffisant ou bien la conscience du druide qui ne cesse de le tarauder depuis qu’il a appris ce que cachait son univers quotidien ?

Allez, je vais lâcher le mot : peut-il cautionner un mensonge pour conserver un équilibre certes fragile, mais bien moins que par le passé ? Peut-il, du même coup, remettre en cause le statut de la Forêt et de tous ses compagnons druides, déjà durement éprouvés ? Est-ce que l’amour sera l’étincelle capable d’éclairer les brumes dans lesquelles se trouve Obrigan ?

Ce n’est pas moi qui vais vous apporter les réponses à toutes ces questions, mais Olivier Peru dans son roman, bien sûr. Enfin, toutes les réponses, vraiment toutes les réponses, je ne vous le garantis pas ! Certaines décisions sont trop difficiles à prendre à chaud, elles nécessitent un temps de réflexion, avec moins de pression que ce qu’a subi Obrigan en quelques semaines… Mais nul doute que ces choix seront sages et éclairés !

Un mot sur le titre de ce billet. C’est Obrigan qui la prononce, lors d’une conversation avec Jarekson, le prince du Rahimir. A cet instant, la seule guerre dont il est question, c’est celle que doit empêcher Obrigan entre les deux royaumes du nord. Il n’imagine pas à quel point cette phrase sera prémonitoire pour la communauté dont il est issu !

La réflexion est intéressante, surtout venant d’un auteur de roman, et de fantasy encore plus. La littérature, surtout les genres d’imaginaire dans lesquels on insuffle une bonne dose d’aventures, réclame presque cet archétype du héros. Obrigan serait plutôt un anti-héros. Peut-être même un héros malgré lui, car ce n’est pas ce qu’il recherche.

Au fil des pages et des événements, Obrigan prend des allures de héros grec. Et qui dit héros grec, dit héros tragique, forcément. Je vois Obrigan un peu à la façon d’Enée, sur qui repose l’avenir du peuple troyen. Le druide, sans forcément devoir s’exiler, devient le dépositaire du futur des druides. En fait, si exil il doit y avoir, il est intellectuel : quitter le Pacte Ancien pour refonder un monde voisin mais sur de nouvelles bases.

Autour de lui, une Forêt pas loin d’être dévastée, des druides dont le nombre a fondu comme neige au soleil, un enseignement qui, aux yeux d’Obrigan, pourrait être remis en cause… Tout est à reconstruire et ceux qui le feront n’ont rien de héros, bien au contraire, ce seront des survivants, des druides qui devront assumer un nouveau statut de maître pour que la population druidique soit régénérée…

Les martyrs, eux, ils sont innombrables, sans doute pas seulement parmi les druides. Hommage leur est rendu, en grande pompe dans le roman. Ils sont les victimes innocentes d’enjeux qui les dépassent, dont la plupart ne sauront jamais rien. Des martyrs, on en découvre ailleurs, pire, des damnés, eux aussi victimes de conflits sans doute inutiles…

Cette phrase, je crois qu’on peut la sortir de son contexte livresque. Elle pourrait s’appliquer à bien des noms inscrits sur nos monuments aux morts… Ne voyez pas dans ce mot « martyr » le sens que voudraient lui donner certains, ces temps-ci, un sens justement empreint d’un héroïsme de mauvais aloi… « Martyr », c’est d’abord le synonyme de « victime », ne l’oublions jamais…


Et puis, parce qu’on ne va pas rester sur cette note grave, « Martyrs », c’est aussi le titre du nouveau roman d’Olivier Peru ! Une lecture qui se fera dans les prochains mois, sans doute, avec, dans le viseur, la venue comme invité d’honneur du romancier au Festival Zone Franche, de Bagneux. Et je ne doute pas que cette lecture sera parfaite pour un nouveau billet…


Les Contes de Ma Mère Frasquita.

Le microcosme littéraire français a ceci de désagréable qu’il continue à ériger des cloisons entre des genres qui seraient nobles et d’autres, qui ne mériteraient qu’une attention distraite (vous avez vu comme je manie bien l’euphémisme ?). Au-delà de toute polémique à ce sujet, il est bon de souligner, encore et encore, ce que ces cloisons ont, de nos jours, d’hypocrite. Car ces parois, artificielles, sont également particulièrement poreuses. Fin de ce laïus et preuve de ce que j’avance, avec une romancière déjà saluée sur ce blog : Carole Martinez. J’avais dit tout le bien que j’avais pensé de son second roman, « Du Domaine des Murmures », il était temps de lire son premier livre, dont j’ai entendu et lu le plus grand bien : « le cœur cousu », disponible en poche chez Folio. Un roman de littérature générale dans lequel le fantastique et le merveilleux font parfaitement bon ménage pour nous offrir une saga familiale étonnante et émouvante.




Soledad est le sixième et dernier enfant d’une certaine Frasquita Carasco. Alors qu’elle vieillit, elle ressent le besoin de coucher sur le papier l’histoire de cette mère extraordinaire et de sa fratrie hors du commun. Une fratrie dont elle s’est toujours sentie un peu exclue : dernière-née, sans doute pas du même père que les cinq autres, différente à plus d’un titre, en tout cas, c’est ce qu’elle croit, et surtout, n’ayant connu qu’une toute petite partie de ces histoires.

Oui, elle veut rendre hommage à une mère extraordinaire mais qui, estime-t-elle encore, ne l’a pas aimée. Alors, profitant des talents de conteuse de sa sœur aînée, elle veut inscrire sur le papier la vie de Frasquita, pleine d’aventures et d’événements extraordinaire, ainsi que celle de ses cinq autres enfants (4 sœurs et un frère)…

Une vie qui s’est déroulée dans le sud de l’Espagne, si pauvre et si aride, à une date non spécifiée (même si certains éléments laissent penser qu’on est au tournant des XIXème et XXème siècle). Une vie qui aurait pu être tout à fait classique, une vie de soumission à un homme, sans véritable liberté, travaillant au foyer ou dans l’oliveraie voisine…

Mais voilà, Frasquita n’appartient pas à une famille ordinaire… De génération en génération, chaque fille de cette famille se voit remettre, le soir de ses premières règles, une boîte. Cette remise solennelle s’accompagne d’un enseignement qui se déroule invariablement pendant la semaine sainte, composé de prières ou d’incantations, dont ces femmes pourraient un jour avoir besoin.

Lorsque Frasquita a reçu la boîte des mains de sa propre mère et que des voix lui ont enseigné ce qu’elle devait savoir, elle a patienté 9 mois avant d’avoir le droit d’ouvrir l’objet… Une patience mise à rude épreuve par une mère à la curiosité maladive, presque folle, qui va obliger la fillette à cacher la boîte dans un endroit sûr, ce qui n’empêchera pas sa génitrice, bientôt suivie par tout le village, de creuser partout, au risque de faire perdre à Frasquita le don qui lui revient.

Car, cette boîte, c’est ça : l’affirmation d’un don inné que chaque femme de cette famille développera ensuite avec l’aide de son mystérieux enseignement et du contenu de la boîte. Pour Frasquita, qui s’est très tôt découvert un talent de couturière, ce sera logiquement une boîte pleine de bobines de fils aux couleurs plus chatoyantes les unes que les autres, et tous les instruments parfaits pour devenir une couturière hors pair.

Un talent qui, peu à peu, va dépasser l’entendement. Ce que Frasquita est capable de faire avec quelques chutes de tissu, du fil et des aiguilles est absolument sidérant. D’un alchimiste, on dirait qu’il a trouvé comment changer le plomb en or. Mais, de Frasquita, on ne peut dire qu’une chose : elle embellit tout ce qu’elle coud, jusqu’à en faire le summum du beau…

Le meilleur exemple de ce talent incroyable sera sa robe de mariée, élaborée longuement, au point de laisser tout le monde pantois. Mais, une telle beauté peut aussi faire rejaillir chez les autres la pire laideur… Subissant la jalousie, les rumeurs peu amènes, Frasquita va connaître des noces tumultueuses, avec José, le charron du village, un homme taciturne et seulement concentré sur les roues qu’il fabrique à longueur de journée…

Un mariage sans histoire… Ou presque. José et Frasquita vont donc avoir 5 enfants, Anita, Angela, Pedro, Martirio et Clara. A chaque naissance, José accusera le coup de façon… surprenante, tandis que chaque enfant montrera vite des dispositions étonnantes pour différentes activités, artistiques, la plupart du temps, ou sociales… Des dons que la boîte renforcera lorsque chaque fille atteindra sa puberté.

Mais, lorsque le charron s’entiche d’un coq né d’un œuf à la coquille aussi rouge que les cheveux de son fils, un coq extraordinaire, lui aussi, au caractère bien trempé et belliqueux, la vie des Carasco va basculer. Persuadé que ce coq sera le plus grand champion de son époque, José va miser sur lui à peu près tout ce qu’il a. Sûr de son fait, il ne va pas se méfier d’un coq aux apparences miteuses qui va défaire son animal à trois reprises…

A chaque fois, son orgueil va pousser José à jouer des mises de plus en plus importantes. La dernière sera la plus terrible de toutes : sa femme, Frasquita, la couturière… Une femme jouée, et perdue… De cet événement terrible, Frasquita va faire la chance de sa vie. Elle ne restera pas longtemps avec celui qui l’a gagnée et va découvrir la liberté…

Un mot sur l’heureux gagnant, je ne veux pas en raconter trop, donc je serai bref, mais il a une importance capitale dans le roman. Cet homme est le premier que Frasquita va recoudre. Oh, je ne parle pas au sens médical du terme mais, par la magie (ce mot est-il adéquat ? Je l’ignore…) de ses aiguilles, elle a su réparer un accroc à son costume et, dans le même temps à son âme. Lui ouvrant ainsi de nouvelles perspectives qu’il n’aurait jamais pu atteindre sans elle.

En la gagnant, l’homme va, d’une certaine façon, lui rendre la pareille, en lui offrant la possibilité de briser son carcan social, de fuir une communauté qui, par les excentricités apparentes des uns et des autres, avait fini par mettre les Carasco au ban, de découvrir autre chose, en voyageant, en vivant autrement…

Ne croyez pas pour autant que la vie de Frasquita et de ses 5 enfants sera facile ! Non, la liberté nécessite un rude apprentissage et doit surtout composer avec les autres… Lancée sur les routes, la famille, amputée de son chef, va connaître une foultitude d’aventures plus incroyables les unes que les autres, dans lesquelles les différents dons ne seront pas inutiles, loin de là.

Mais ils seront aussi confrontés à de nombreux dangers, ils croiseront des hommes et des femmes de grande valeur qui les enrichiront un peu plus, ils s’installeront au bout d’une longue errance, de l’autre côté de la mer où ils se construiront une nouvelle vie, tellement différente de celle qu’ils avaient connu en Espagne…

Je ne veux pas en dire trop, je m’arrête donc ici pour l’histoire, mais elle est, croyez-moi, infiniment plus riche que tout ce que je viens d’en dire. Et pour cause, la majeure partie des chapitres (il y en a plus d’une soixantaine) est à lui seul une sorte de petit conte, plein de merveilleux, de fantastique, de magie, appelez ça comme vous voudrez, et tous ces contes sont reliés par un fil conducteur, terme qui n’a jamais été aussi juste, pour le coup, pour donner ce patchwork qu’est « le cœur cousu ».

Le fil est en effet, et cette fois, je parle au sens propre, l’outil qui va engendrer toute cette histoire, dont on ne doit surtout pas se demander si elle est vraie ou si elle a été embellie par le don d’Anita, d’une part, et par l’amour jamais assouvi de Soledad pour sa mère. Non, il faut vivre ce conte, profiter de ce merveilleux, de tout ce qu’il y a d’humain dans ce roman.

Les nombreuses péripéties qui concernent Frasquita et ses enfants ont toutes ce grain de folie qui va faire basculer les choses parfois les plus dramatiques en des moments particuliers, forts, beaux… Le personnage de Frasquita, si discrète et pourtant si pleine de feu, de force, de volonté, est fascinant, envoûtant.

A chaque instant de sa vie, elle va agir pour le bonheur des autres, des siens comme de ceux qu’elle côtoie de plus loin. Avec ses doigts de fée, ses fils de couleurs comme on n’en a jamais vu, ses petits ciseaux ouvragés et ses aiguilles, plantées sur un coussinet qu’elle porte au poignet, Frasquita est capable de tout raccommoder.

Les objets, bien sûr, qu’elle est capable de recréer complètement… Comme ces robes incroyables qu’elle est capable de fabriquer à partir de rien, ou presque. Et surtout, comme ce cœur, qu’on retrouve dans le titre, ce cœur qu’elle va fabriquer alors qu’elle n’est encore qu’une enfant, qu’on ne lui a pas remis la boîte.

Elle va, dans son inconscience enfantine, réaliser quelque chose d’aussi extraordinaire que sacrilège, avec ce cœur en tous points remarquables, l’objet lui-même, bien sûr, mais aussi la façon dont elle a réussi à le coudre là où il n’y avait rien pour cela. Déjà, comme si ce cœur traçait sa destinée future, elle fait preuve d’une liberté incroyable, là où la société, la religion, la superstition s’allient pour entraver toute initiative allant dans le sens d’une plus grande liberté…

Mais, ce cœur cousu, il a aussi un autre sens, pour moi. A chaque naissance, Frasquita s’attache à ses enfants comme si elle les cousait à elle par le cœur, par l’attachement fusionnel qu’elle va leur consacrer et qu’ils lui rendront sans limite… Un attachement qui se découdra lorsque Frasquita ira coudre dans un monde qu’on dit meilleur, laissant alors chacun des enfants vivre sa vie… On les verra alors, au gré de leurs histoires propres, se détacher les uns des autres, comme un iceberg de la banquise…

La seule qui échappera à ce processus, c’est Soledad, née trop tard, quand Frasquita sera déjà dans une espèce d’ailleurs, qui l’empêchera de coudre ce nouvel enfant à son cœur pourtant encore suffisamment grand pour l’accueillir, je pense. Soledad souffrira toujours de cela, de ce manque, malgré l’affection immense qu’elle aura pour Frasquita, mais aussi pour ses sœurs et son frère.

C’est dans cette capacité à coudre les êtres humains ou à rapiécer ce qui ne va pas chez eux, physiquement comme moralement, dans cette empathie puissance mille qui s’empare d’elle dès qu’elle tient en main ses aiguilles et son fil, que réside tout le sel, toute la force du roman de Carole Martinez.

Que ce soit dans son village natal et ses alentours qu’une fois sur les routes ou installée sur l’autre rive, à chaque rencontre, les points dont elle sera l’auteur ne céderont jamais, les liens qu’ils créeront perdureront malgré tout et les souvenirs de ces événements seront eux aussi liés à elle à jamais, encore embelli par les talents narratifs d’Anita.

Frasquita, en quelques coups d’aiguille, fait le bien et le beau autour d’elle, pas seulement pour ses proches, et sans rien attendre en retour, le plus souvent. C’est sans doute pour cela que la voir victime d’ingratitude, de méchanceté, de violence, parfois, est choquant et renforce notre attachement de lecteur (oui, on a du choper deux ou trois points sortis des pages pour nous y coudre, nous aussi) envers ce personnage pourtant bien peu causant, mais à l’aura puissante.

Frasquita, comme ses enfants, vont apprendre de ce qu’ils vont vivre. Oh, cela ne les empêchera pas de commettre des erreurs, l’une comme les autres, certains de ses enfants sans doute plus qu’elle-même, d’ailleurs. Mais Frasquita saura corriger le tir, imperturbablement, toujours avec autant de discrétion. Elle l’avoue elle-même, son premier rapiéçage d’un homme s’est défait plus vite que prévu. Alors, elle va s’appliquer, la suivante, pour que rien ne puisse rompre ses coutures…

Un travail d’une telle qualité mais qui passe bien souvent inaperçu au milieu des reproches qu’on pourra lui faire… Et elle aura surtout une révélation terrible, celle qui va plonger la famille dans une errance interminable, au point de les mettre tous en danger : lorsque c’est la mort qui découd ses points, alors, là, même son don ne peut raccommoder les choses.

Evidemment, je serai un bel idiot si je ne disais pas aussi que « le cœur cousu » est un formidable hommage à la femme, aux femmes, car, elles sont toutes différentes. Même les rôles féminins secondaires sont des femmes fortes, comme Maria, la sage-femme, Blanca, la sorcière qu’on vient voir quand on ne veut pas recourir aux services de Maria, Lucia, la prostituée, Nour, la vieille arabe qui va remettre le pied de Frasquita à l’étrier et faire revenir à la vie le spectre qu’elle était devenue…

Toutes ces femmes aussi ont des dons, à leur façon, sans forcément avoir ouvert de boîte à la puberté ou appris des incantations pendant la semaine sainte. Chaque femme est forte, dans ce livre, surtout lorsqu’elle gagne sa liberté, lorsqu’elle parvient à s’affranchir des normes étroites qui l’emprisonne. Et chacune ira au bout de sa destinée avec détermination et en transmettant son savoir…

Pourtant, il leur faudra savoir déjouer pas mal d’embûches, comme on le verra avec les filles de Frasquita après que le lien avec elle sera rompu. Leurs existences ne seront pas forcément roses, il leur faudra patience, bonté, intelligence pour tracer leur vie propre, en fonction de leurs dons et trouver, si tant est que cela soit possible, le bonheur.

C’est donc aussi un roman sur la transmission. Au sein de la famille à laquelle appartiennent Frasquita et ses enfants, cette transmission se fait depuis la nuit des temps, par le truchement de la fameuse boîte, remise à chaque femme. Dans le contexte du conte, comment ne pas y voir une allégorie de la maternité ? A chacune de ses filles, Frasquita va remettre le don qui lui convient. Même à Soledad, bien qu’elle l’ignore encore au moment où elle rédige son récit.

Et puisqu’on parle de transmission, je ne peux m’empêcher d’y glisser un mot sur Carole Martinez. Car, tous ces personnages, ceux qu’on accompagne tout au long du livre, comme ceux que l’on croise plus ou moins longtemps, c’est elle qui les a animés. Elle leur a transmis sa douceur, sa poésie, son imaginaire, sa folie, aussi…

Elle nous offre une galerie de portraits incroyables, où même les méchants, comme Heredia, le dur propriétaire de l’oliveraie du village natal de Frasquita ou comme Eugenio, l’ogre, ont des côtés émouvants. Chacun d’entre eux, au contact de la couturière, connaîtra des moments forts de son existence, même si tous ne le lui rendront pas forcément…

Et puis, il y a cette écriture… Plus saccadée, j’ai trouvé, que dans « Du Domaine des Murmures », où le texte coulait comme de l’eau. Ici, c’est plus heurtée, mais la force de ces mots, c’est de réussir, en toutes circonstances, à amalgamer la réalité de ce que vivent les personnages et le merveilleux qu’elle y insuffle, comme si tout cela était parfaitement normal, logique.

Le fait que ce récit soit d’abord le fruit du don de conteuse d’Anita puis celui de l’écriture de Soledad y est sans doute pour quelque chose… Faites l’expérience : racontez une histoire à quelqu’un, qui la raconte à une autre, et ainsi de suite, cinq ou six fois, faites-vous raconter cette même histoire après l’avoir ainsi laissée voyager, et vous verrez comme elle aura crû et embelli. « Le reflet n’est pas la vérité du monde », dit Blanca à Clara, au moment de sa naissance. Une phrase à méditer pour le lecteur, un phrase qui, pour Clara, prendra sens lorsqu’elle sera devenue une femme atypique, pour le moins, et qu’elle devra mener sa vie, individuellement.

Chacune de deux filles y a mis du sien, dans son récit. Anita, pour exprimer par oral tout son amour, toute son admiration pour sa mère, Soledad, malgré son dépit, pour lui rendre hommage. Et là encore, transmission il y a : Anita, par oral, Soledad, par écrit. Comme si la vie de Frasquita et de sa progéniture devait toucher le plus grand auditoire possible, partout à travers le monde, à travers le temps, aussi, puisque l’écrit restera quand la voix de la conteuse se sera tue.

Carole Martinez aussi est une conteuse extraordinaire. Peut-être, actuellement, ce qui se fait de mieux en France dans le rapport qualité d’écriture / qualité des histoires. Elle aussi a un don, je ne sais pas si elle a eu à ouvrir une boîte dans son adolescence, en revanche, je sais, pour avoir eu la chance de la croiser et d’échanger quelques mots avec elle, que cela lui demande un immense travail, d’où le laps de temps assez long entre ses deux romans… Sans sueur, le don n’est rien, qu’on se le dise !

En lisant « le cœur cousu », je me suis cru au coin du feu, écoutant une conteuse me raconter une histoire fabuleuse, pleine de merveilleux moments, mais aussi de périls majeurs, aussi, en particulier lorsque Frasquita, vêtue de sa robe de mariée, seul vêtement qu’elle a emmené avec elle dans son odyssée, accompagnée de ses enfants, telle la Vierge portée par les pénitents lors des défilés de la semaine sainte dans son Espagne natale, va se retrouver en pleine révolution…

Oui, Frasquita sait créer l’empathie avec tous ceux qu’elle croise, et, d’une certaine manière, elle croise aussi son lecteur, indirectement, à travers le récit de ses filles. Pas étonnant, donc, que nous soyons aussi en empathie avec ce personnage qui ne paye pas de mine, au premier abord, mais qui, par son talent de couturière, par son charisme et son autorité sereine, par sa détermination sans borne et par la magie contagieuse qu’elle irradie, devient une véritable héroïne…

Qu’elle soit actrice ou pas de chacun des contes qui forment le roman, à chaque page, on sent sa présence bienfaitrice. Elle est une incroyable source d’inspiration pour sa progéniture et c’est pour cela que j’ai choisi ce titre, à la fois clin d’œil à Perrault mais aussi hommage sincère à ce personnage féminin remarquable.

Et je dois dire que je suis désormais impatient de savoir ce que nous proposera Carole Martinez pour son prochain roman… Après l’Espagne profonde et la Franche-Comté médiévale, où nous emmènera-t-elle ? A quelle histoire, à quels personnages son écriture fabuleuse et limpide donnera-t-elle vie, comme Frasquita donnait vie à ses robes avec un peu de fil et du doigté ?


Et, par-dessus tout, comment Carole Martinez nous fera-t-elle rêver, une nouvelle fois ?