dimanche 31 janvier 2016

"Sans amour, non seulement la vie des personnes est plus pauvre, mais aussi celle des villes".

Naples. Une ville dont le nom est très évocateur dans notre imaginaire collectif. Cette ville, au pied du Vésuve, au bord de la Méditerranée, est le cadre du premier volet d'une saga familiale et amicale dont nous allons parler aujourd'hui. Quand je dis la ville, je vise large, car l'action se déroule essentiellement dans un quartier de Naples, un des plus modestes, et c'est loin d'être anodin. Car, dans cet espace quasiment en vase clos, pas seulement socialement, mais géographiquement, nous allons suivre les premiers pas de deux jeunes filles, leur enfance, leurs espoirs, leur adolescence, leurs manières d'envisager l'avenir, leurs premiers émois et leurs premiers amours. Indissociables, ces deux demoiselles sont pourtant quasiment diamétralement opposées. "L'amie prodigieuse", d'Elena Ferrante, qui sort en Folio (en même temps que le tome 2 sort en grand format chez Gallimard), relate ces deux périodes fondatrices, tout en conservant encore bien des mystères sur la relation très étroite qu'entretiennent les deux personnages principaux.



Lorsque Elena apprend la soudaine disparition de son amie de toujours, Lila, elle n'est pas plus surprise que ça. Alors que le fils de Lila semble incapable d'agir ou de réagir, elle prend la nouvelle avec un calme olympien et plutôt que de se lancer à la recherche de Lila, elle décide de s'installer devant son ordinateur et d'écrire leur histoire commune.

Elena et Lila sont nées à Naples à la fin de la IIe Guerre Mondiale et grandissent dans une Italie en pleine reconstruction après un quart de siècle de fascisme. Les deux filles sont issues d'un milieu modeste : le père d'Elena est portier, celui de Lila cordonnier, et leurs mères sont femmes au foyer. C'est à l'école primaire qu'elles vont se rencontrer et se lier, devenir inséparables.

Très tôt, les deux filles s'avèrent être les deux meilleures élèves de leur classe. Mais, là où Lila semble faire preuve d'une insolente facilité et d'une insatiable curiosité, Elena doit énormément travailler pour obtenir d'excellentes notes. Est-ce pour cela que la seconde va prendre la première pour modèle ?

Pourtant, Lila, à l'allure négligée, personnage renfermé, parfois dur, que certains jugent même méchante, n'est pas le genre de camarade parfait. Mais, il émane d'elle un vrai charisme. Quant à Elena, elle est alors une ravissante petite fille modèle, ou presque, car, à la maison, les relations avec sa mère sont mauvaises.

Au fil des années, les enfants du quartier, pour qui l'école pourrait être un moyen de s'extraire de leur classe d'origine, vont mener leur barque différemment. Certains ont les capacités pour aller plus loin, poursuivre au collège et peut-être au-delà. D'autres non, et ils retourneront auprès de leurs parents, sans doute pour débuter une carrière professionnelle à leurs côtés.

Lila et Elena n'ont pas ces doutes : toutes les deux sont largement capables d'entrer au collège. Mais, si Elena réussit à obtenir de son père, en particulier, qu'elle ne revienne pas aider sa mère à la maison et poursuive sa scolarité, ce n'est pas le cas de Lila, qui arrête ses études à la fin du primaire, malgré ses évidentes capacités.

A partir de là, les trajectoires des deux filles vont diverger quasiment en tout, sans pour autant jamais couper le lien qui les unit. Même lorsqu'elles semblent s'éloigner l'une de l'autre, elles finissent toujours par se rapprocher. Et particulièrement, parce que Elena semble avoir besoin des repères que Lila lui procure. De la confiance en elle dont elle manque cruellement.

Quand je dis qu'elles vont diverger en tout, cela concerne l'école, on l'a dit, Elena allant jusqu'au lycée quand Lila quitte l'école avant le collège. Ensuite, avec la famille, les garçons, la relation aux autres, la réputation, même... Et, cependant, on ressent l'étrange impression que toutes les deux suivent le même objectif, la même volonté de se sortir de ce quartier, de monter dans la hiérarchie sociale.

Pendant qu'Elena choisit la voie des études, Lila se lance dans une aventure forte, dans le domaine de sa famille : la cordonnerie. Elle verrait bien l'échoppe de son père prendre du galon et, plutôt que de réparer les chaussures des autres, elle aimerait que les Cerullo fabriquent leurs propres modèles, suivant les dessins qu'elles réalisent.

Lila est un personnage fascinant, une espèce de vilain petit canard napolitain, maigrelette, les genoux toujours couronnés, pauvrement attifée, mais rayonnant d'une énergie inextinguible. Une soif de savoir, d'abord, puis, quand la voie scolaire se ferme, une soif de réussir par tous les moyens ou presque.

Puis, à l'adolescence, alors qu'Elena nourrit un univers de complexes sur son physique, son acné, ses formes, sa timidité, etc., Lila s'épanouit, embellit, son charisme et son pouvoir de séduction croissent, et elle sait parfaitement en jouer. Tout en gardant ce côté imprévisible qui en fait, ce n'est pas moi qui le dit, mais Elena, la méchante de leur duo. En tout cas, aux yeux des autres.

L'entrée dans l'adolescence sera aussi l'occasion de s'intéresser aux garçons. Mais, dans ce roman initiatique où cette partie adolescente tient la plus grosse part (quasiment les trois quarts de ce premier volet), d'autres critères viennent jouer. Car, à l'image de toute l'Italie, le quartier de Naples dans lequel grandissent Lila et Elena est fragmenté et se cherche de nouveaux repères.

L'Italie fait sa guerre froide, les derniers feux du fascisme se trouvent confrontés à la montée du communisme. Chaque famille sait à quel camp leurs voisins se rattachent et la vie sociale du quartier s'organisent de plus en plus autour de cela, chacun ayant ses infréquentables... Mais, les gamins, eux, ont grandi sans rien connaître de tout ça, et ça ne les gêne pas... Jusqu'à ce que ces questions les rattrapent.

Alors, oui, premiers émois, mais aussi premières rivalités amoureuses, car les garçons qui s'intéressent à Elena et encore plus à Lila sont les principaux acteurs de cette nouvelle donne. A laquelle il ne faut pas oublier d'ajouter un élément, très discret dans ce premier tome, mais nullement absent, comme flottant au-dessus de la ville : la Camorra.

Les tensions sociales, familiales, politiques, amoureuses, inextricablement liées, vont s'exacerber durant toute cette partie adolescente et "l'amie prodigieuse", c'est aussi le récit de l'évolution de Lila et d'Elena dans cet univers mouvant, tendu. Là encore, avec des choix et des façons d'agir sensiblement différentes pour l'une et l'autre.

Lila ose, ose encore, ose toujours, mène tout le monde par le bout du nez, change, peut-être pas forcément en bien, manipule, manigance, alors qu'Elena est indécise, peine à faire des choix clairs et nets, surtout lorsqu'ils ne concernent pas qu'elle. Lila semble avancer droit vers l'objectif qu'elle s'est fixé, sans se soucier plus que d'une guigne des autres, Elena avance plus doucement, sans certitude.

Le parcours de ces deux-là, en tout cas, le début de ce parcours, est remarquablement relaté dans ce premier tome. La relation assez complexe, parfois déroutante, entre Elena et Lila tient en haleine. Par moments, mais c'est un avis personnel, on comprend mal ce lien indéfectible qui les unit tant elles sont différentes, tant Elena est trop attentive à Lila, alors que Lila semble ne se préoccuper que d'elle.

Mais, les choses sont plus compliquées que cette phrase ne semble l'indiquer. Et je serais bien incapable de vous dire, à ce stade, si c'est Elena qui est fascinée par Lila ou si Lila, consciemment ou non, exerce une emprise sur son amie. Peut-être y a-t-il un peu des deux, tant on a l'impression que les deux se doivent de se réunir lorsqu'elles abordent, l'une et l'autre, une nouvelle phase-clé de leur existence.

Sans doute suis-je aussi influencée par ces premières pages, ce prologue annonçant la volatilisation de Lila, devenue sexagénaire... Il plane au-dessus de ces deux fillettes, devenues femmes, un mystère dont la solution ne nous apparaîtra certainement pas tout de suite, puisque cette saga en est à son quatrième tome, en Italie.

Oui, ce lien d'amitié si spécial, qui n'est pas un pacte ou une alliance quelconque, mais une vraie relation amicale forte comme on en connaît peu dans une vie, est au coeur de ce premier tome, et certainement des suivants. Et seuls les faits pourront nous permettre de mieux le comprendre. Et de voir comment l'une et l'autre se complètent parfaitement et avancent, sans pour autant se ressembler.

"L'amie prodigieuse" est le début d'une fresque vivante et colorée, comme peut l'être la ville de Naples. La famille y tient une place particulière mais j'ai été frappé par cette espèce d'enfermement qu'on ressent : celui qui naît dans ce quartier n'en sort quasiment jamais, pas même pour aller dans une autre partie de la ville. Pas même pour aller à la mer, pourtant si proche.

Je suis sans doute un brin naïf, je sais, mais cela m'a frappé. Cela donne à la quête des deux filles une ambition énorme, car c'est aussi rompre plus ou moins nettement avec la quartier, la vie de famille, qu'elles recherchent. Que cela passe par les études, par le mariage, par des choix d'avenir forts, manifestement, ni l'une, ni l'autre n'envisage de se sédentariser dans leur quartier natal.

Parce que, malgré tout, en grandissant, il devient petit, ce quartier, étouffant, peut-être. Le vilain petit canard devenu cygne a besoin d'espace pour s'envoler et c'est certainement aussi le cas d'Elena, même si elle l'exprime avec moins de force. Je suis d'ailleurs curieux de voir comment elles vont évoluer et s'éloigner, plus ou moins, du bercail.

En avançant dans ce premier tome, j'ai commencé à me demander quelle part autobiographique il pouvait y avoir dans cette saga. Là encore, je plaide coupable, le prénom Elena m'a sans doute influencé, même si le personnage du livre a pour patronyme Greco et non Ferrante. Qu'à cela ne tienne, j'ai voulu en avoir le coeur net.

Et, première surprise, pas une ligne de biographie de l'auteur dans le livre, édition Folio, que j'ai en main. Bon, pas grave, je lance le moteur de recherches, Elena Ferrante, ça mouline, ça nous donne pas mal d'entrée, dont la traditionnelle fiche Wikipedia, qui suffisait largement pour ce que je voulais savoir. Et là, deuxième surprise, et de taille...

Elena Ferrante... n'existe pas ! Enfin, c'est un pseudonyme, pour être plus précis. Mais qui se cache derrière ce pseudo ? Le secret semble très bien gardé. Sur la page italienne de Wikipedia, pas moins d'une demi-douzaine de candidats potentiels, dont des paires, qui écriraient à quatre mains cette saga en se dissimulant derrière un nom unique...

Invisible, Elena Ferrante a pourtant accepté la requête d'un célèbre Napolitain, Roberto Saviano. L'auteur de "Gomorra" a souhaité que "l'amie prodigieuse" soit en lice pour le prix Strega, l'équivalent de notre Goncourt. Requête acceptée, sans résultat, le prix ayant été décerné à un autre roman...

Saura-t-on un jour réellement qui se cache derrière le nom d'Elena Ferrante ? Pour tout dire, cela importe peu, à part pour cette question de la dimension plus ou moins autobiographique du roman. Mais, dans une certaine mesure, voilà qui donne encore plus d'ampleur et de force à ce projet, puisqu'il pourrait s'agir d'une pure fiction.

Elena et Lila sont deux personnages auxquels on s'attache. Peut-être, comme elles le disent, à tour de rôle, les percevrez-vous comme la gentille et la méchante, mais je suis plus nuancé sur ce sujet. Elena est une jeune fille très naïve qui a beaucoup à apprendre de la vie, plus encore que des études. Lila est naturellement plus dégourdie et possède cette confiance en elle, du moins en apparence, ce caractère qui lui feraient soulever des montagnes.

Une détermination et une ambition qui, parfois, donnent l'impression qu'elle est dur, égoïste, et peut-être l'est-elle effectivement, mais c'est encore tôt pour le dire. A plusieurs reprises, elle fait preuve d'altruisme pour aider son amie, en particulier dans le cours de ses études (Lila se révèle une latiniste autodidacte particulièrement douée), mais elle se livre également très peu.

La lecture, car cela se fera, pas forcément tout de suite, mais prochainement de "Le nouveau nom", tome 2 de la saga, devrait apporter quelques réponses, en tout cas des débuts de réponse. Et ouvrir aussi vers de nouveaux horizons pour nos deux héroïnes, avec l'arrivée des années 60, dans une Italie qui continuera sa mutation et dans une ville de Naples qui, elle aussi, devrait subir quelques soubresauts.

jeudi 28 janvier 2016

"Ne me dites pas qu'il s'agit de moi, cette femme n'est pas moi !"

En musique, il y a ce qu'on appelle des "albums concepts", voici un livre que je qualifierais volontiers de "roman concept", tant il sort de l'ordinaire et propose quelque chose, dans le fond et dans la forme, d'inédit. Je vais être franc d'emblée, c'est un livre très déroutant que j'ai en main, une démarche littéraire assez gonflée de la part de l'auteur mais aussi de l'éditeur, qui a choisi de relever le gant. Un livre dans lequel il faut entrer, car tous les repères traditionnels sont volontairement brouillés. Avec "Schlott" (en grand format aux Editions Héloïse d'Ormesson), Eleona Uhl, romancière suisse, nous plonge dans un univers complètement éclaté, sens dessus dessous, changeant... Ne vous attendez pas à une construction classique, une histoire que vous pourrez raconter facilement, car vous serez enfermé dans un huis clos étouffant... à l'intérieur d'un esprit en pleine crise...



Elle s'appelle Schlott, elle se définit elle même comme une femme triste, grise, terne. On la découvre épouse soumise, dans une vie qui la laisse indifférente, dans une maison qui lui ressemble, toute aussi triste, grise et terne qu'elle. C'est cette femme, dont le nom est inscrit en lettres rouge sur sa boîte aux lettres, une de ses rares touches colorées, qui parle et déverse un long monologue.

Schlott commence essentiellement par cracher sa haine pleine d'aigreur et de jalousie à l'encontre d'une autre femme : Bernadette. Comme elle s'appelle elle-même Schlott, elle n'appellera jamais l'autre femme autrement que par son prénom : Bernadette. Une femme qui n'a absolument rien à voir avec elle-même.

Bernadette est libre, séductrice (trop, aux yeux de Schlott, une allumeuse, oui !), elle est joyeuse, colorée, pleine de vie et habite dans une superbe maison ornée d'un vitrail aussi colorée que la maîtresse des lieux. Quand Schlott s'attife, Bernadette, elle, porte des tenues à la mode, bien coupées, qui font aussi son charme.

On comprend alors que Schlott passe son temps à espionner Bernadette, qu'elle la suit partout, parfois l'apostrophe vertement, qu'elle lui crache sa haine au visage... Elle réfléchit aux façons de lui nuire et semble faire de Bernadette son unique sujet de réflexion au quotidien. Une telle fixette en devient même effrayant.

Ce n'est pas la seule chose qui inquiète, lorsqu'on écoute (enfin, lorsqu'on lit) le récit de Schlott. Le ton, agressif, virulent, chargé de tant de ressentiment, d'auto-dénigrement aussi, gifle le lecteur. Bernadette et Schlott sont les deux seuls patronymes qu'elles prononcent, tous les autres intervenants, son époux, par exemple, ou son (ses ?) interlocuteur(s) n'ont pas cet honneur.

D'autres éléments intriguent, certains passages du monologues paraissent complètement incohérents, on se croirait dans un cauchemar alors que Schlott décrit la réalité... Des éléments matériels, qu'on remarque, au détour d'une phrase, d'une doléance de la narratrice, parfois exaucée, parfois non... Il se passe des choses bien étranges, ici...

Et d'ailleurs, où sommes-nous ? A quoi assistons-nous ? A qui Schlott parle-t-elle ? Aucun point de repère ne nous est donné, ni temporel, ni géographique, pas même social, si je puis dire. Et l'on ne peut pas compter sur Schlott pour nous éclairer, car, plus ça va, moins ce qu'elle raconte semble clair, moins sa pensée paraît organisée.

De ce grand déballage, une quelconque vérité sortira-t-elle ? Faudra-t-il que le lecteur la reconstitue par lui-même, faute de mieux ? Oui, c'est ça, l'idée. Ne vous attendez pas au final à une histoire détaillée, un début, un milieu, une fin, mais on va deviner que Schlott n'est pas là pour le plaisir et que, manifestement, ce qu'elle a fait est grave.

En lisant "Schlott", j'ai eu l'impression de me tenir face à un miroir qu'on aurait brisé d'un coup de poing. Un trou au milieu et, tout autour, des éclats qui reflètent une multitude d'images comme un kaléidoscope. Tout est là, mais brouillé, mélangé, passé à la moulinette... Et le lecteur, lui, plonge dans cette réalité fragmentée, dont on doute qu'elle puisse se reconstituer un jour pour donner une image précise.

Alors, que se passe-t-il, dans ce court roman d'environ 150 pages ? Je ne crois rien déflorer en écrivant ce que vous allez lire maintenant, puisque le mot apparaît sur la quatrième de couverture et pas dans le texte, me semble-t-il : "Schlott" est une plongée en apnée dans l'esprit d'une schizophrène en pleine crise. Crise dont on devine qu'elle a abouti à un ou des drames.

Et ça remue, il faut le dire. On suit Schlott dans son récit, sans jamais vraiment savoir ce qu'elle a réellement fait ou ce que fabrique son esprit malade. Je pèse mes mots, car une expression la met systématiquement en rogne, c'est "santé mentale". Deux mots dont elle semble refuser le mariage, sans doute parce qu'elle l'a trop souvent entendue, et dans des contextes désagréables pour elle.

Comme on ne connaît pas vraiment la trame des événements qui ont amené Schlott là où on la rencontre, on ne distingue pas les moments où son histoire dérape, si elle a réellement vécu ce qu'elle nous raconte et jusqu'à quel point, comme lorsqu'elle évoque son chat, par exemple, et que l'on ne retombe pas vraiment sur ses pattes.

J'ai bien conscience que ce que j'écris ici risque de ne pas être très encourageant pour certains lecteurs. Mais, si vous avez l'esprit livresque aventureux, alors, voici un roman à découvrir, parce qu'il sort de l'ordinaire en proposant quelque chose de tout à fait original. Cette plongée dans cet esprit perturbé, violent mais aussi séducteur, manipulateur, est dérangeante et addictive.

Aucun critère traditionnel de lecture ne s'applique vraiment à "Schlott", puisque tout est brouillé, encore une fois. Il n'y a aucun contre-champ qui pourrait nous aider à y voir plus clair. De la première phrase, "Je me souviens, hommage à un fameux oulipien, Georges Pérec, sans doute pour bien signifier qu'on aborde un texte à contrainte, jusqu'à la dernière, on se retrouve enfermé dans la tête de Schlott et on n'en sort pas.

Mais les souvenirs de Schlott n'ont rien d'une madeleine de Proust. Ne s'y exprime que ce mal qui la ronge et altère sa vision du monde, jusqu'à la pousser à commettre le pire. Jusqu'à faire imploser sa personnalité. Car qui est vraiment Schlott ? L'auto-portrait qu'on a d'elle est aussi flou, imprécis, délirant que le reste.

Quant à Bernadette, cible préférée, bouc émissaire désignée, qui semble, contre toute logique, être la responsable de tout le mal dont souffre Schlott, on a l'étrange impression qu'elle est à la fois partie prenante et complètement étrangère à cette affaire. Là encore, on est dérouté, même si, peu à peu, une idée germe, tout aussi dérangeante, tout aussi problématique, tout aussi peu propice aux repères.

Cet élément fait d'ailleurs partie d'une des rares certitudes qu'on acquiert au fil du récit de Schlott, avec d'autres faits ponctuels et indépendants d'elle. Ah oui, je n'ai pas donné l'élément en question... Non, en effet, il est au coeur de ce récit et, s'il est difficile d'en tirer des conclusions, on peut se dire qu'il y a là un élément forts à défaut d'être explicatif, de l'état de Schlott.

Il faut bien, pour finir, parler d'émotions... Car on en ressent au cours de cette lecture, forcément. Et on ressort là encore brouillé, sans repère véritable. Que penser de Schlott ? Si on s'en tient à la strict impression qu'elle donne, difficile de ressentir de l'empathie, encore moins de la sympathie. Schlott est une harpie, dangereuse et violente, capable de faire mal à ceux qui lui font face.

On se rend compte de cette violence jusqu'au derniers mots que prononce Schlott. Et peut-être même plus encore dans ces ultimes phrases que dans tout le reste. La prise de conscience que cette violence n'est pas juste verbale ou imaginaire, mais qu'elle s'est exercée, est un choc. Un choc qu'on redoutait, même si on n'a pas de moyen d'en mesurer la véritable ampleur.

Mais on ne peut pas s'arrêter là : ce monstre haineux qu'on a face à soi n'est pas la véritable Schlott. C'est, qu'elle me pardonne, une femme à la santé mentale très altérée qu'on écoute, et cela fait toute la différence. J'ai parlé de violence, à l'encontre de Schlott, mais elle-même est victime de la violence qu'elle s'inflige et de l'effroyable violence que représente sa maladie.

Alors, doucement, on compatit, on ressent aussi une certaine culpabilité à l'avoir jugée sans doute trop vite. L'empathie naît, mais vis-à-vis de la véritable Schlott, celle que l'on ne connaît pas, ou à peine, qu'on devine sans la cerner, sans pouvoir l'atteindre. Et l'on termine profondément touché par cette détresse qui a fait dérailler cette femme, certainement une femme bien, à l'origine, en tout cas, ordinaire.

Evidemment, tout cela est un ressenti de lecteurs. D'autres iront dans mon sens ou me contrediront. Je ne crois pas que "Schlott"soit un livre qui laisse indifférent, en revanche, je suis certain qu'il demande concentration et efforts de la part du lecteur parce qu'on est expulsé (tiens, et si on employait une expression à la mode ?) de sa zone de confort.

"Schlott" est une expérience de lecture, quoi qu'on en pense au final. Je me garderais bien de dire ici si c'est crédible, si ça reflète effectivement les symptômes de la schizophrénie. On garde évidemment une licence romanesque qui, avant tout, s'inscrit dans ce choix délibéré et gonflé de nous faire vivre cela frontalement, sans nous envelopper au préalable dans un cocon protecteur.

mercredi 27 janvier 2016

"Comment dire sa passion pour la guerre à tous ceux qui n'ont connu que les passions, grandes parfois mais plus souvent petites, de l'amour, de la réussite, du pouvoir ou de sa perte ?"

Un titre volontairement provocateur, pour notre billet de ce soir, mais représentatif du caractère de la narratrice et personnage centrale de ce roman. Et, vous allez le voir dans quelques lignes, il n'y a pas que mon titre qui l'est, provocateur. Après "Compagnie K", où la guerre était honnie, vomie, exécrée, voici un livre qui parle de la fascination que peut exercer cette activité humaine qui ne se démode, hélas, jamais. "Aime la guerre !", nous lance Paulina Dalmayer, journaliste franco-polonaise, en couverture de son premier roman (en grand format chez Fayard et disponible au Livre de Poche), sans doute en grande partie autobiographique et nourri de son expérience sur le terrain en tant que reporter. Avec, au-delà de cette passion pour la guerre, et pour ceux qui la font, disons-le, une autre fascination plus intéressante et bouleversante encore : celle que ressent la narratrice pour un pays qu'on connaît mal, qu'on juge aussi certainement mal ou en tout cas sans avoir toutes les cartes en main : l'Afghanistan.



En 2010, Hannah s'envole pour l'Afghanistan pour y réaliser, chose assez curieuse, un reportage sur le tourisme dans ce pays, qui semble ne connaître que la guerre depuis des décennies. Free lance, la journaliste travaille aussi bien pour des magazines français que polonais, profitant de sa double culture et de la curiosité entourant cette région du monde.

Disons-le tout net, malgré l'existence dans le gouvernement du président Karzai d'un ministère du tourisme, dont les différents titulaires ont une fâcheuse tendance à être la cible d'attentats mortels, l'activité en elle-même n'est guère florissante. Mais Hannah a mis le pied sur un sol qu'elle va rapidement ne plus avoir envie de quitter.

C'est d'abord la communauté occidentale qui va expliquer ce choix de revenir à Kaboul. Tout commence par une rencontre, dans un bar, autour d'une tarte au citron. Ce bar, c'est celui qui a inspiré la série de Canal+, "Kaboul Kitchen". Et la rencontre, c'est celle de Robert. Ce Français, on pourrait le présenter comme restaurateur, puisqu'il est le propriétaire d'un autre établissement de la capitale, "l'Atmosphère", construit au coeur même d'un camp militaire.

Mais, c'est dans un tout autre domaine que Robert a fait carrière et continue d'assurer quelques missions. Il y a trente ans, on aurait parlé de mercenaire, désormais, on les appelle contractors... Militaire au Liban puis indépendant en Afrique et en Asie avant de se poser en Afghanistan, il a construit à Kaboul un réseau d'affaires dont la culture française n'est pas absente.

Car, Robert et ses amis sont capables de fournir, dans cette capitale prise en tenaille entre un pouvoir faiblard et corrompu, une rébellion qui ne s'avoue jamais vaincue et une religion aux préceptes omniprésents, à peu près tout, de l'alcool (et en grande quantité) ou même des fromages français, dont la réputation n'est plus à faire.

Robert, c'est le prototype de l'ancien militaire, on le devine musclé, bien que vieillissant, buriné, qui a tout vu, tout connu, échappé à autant d'embuscades qu'il en a lui-même dressées. Et son charme bourru va aussitôt opérer sur celle qu'il appelle "Ma Petite". Hannah va s'installer chez Robert pour une histoire qu'on devine digne d'un statut Facebook du genre "c'est compliqué".

Bon an, mal an, le couple se construit, Robert servant de guide à Hannah, mettant son imposant carnet d'adresse à son service lorsque la journaliste a besoin de rencontrer telle personne ou de se déplacer à tel endroit pour un reportage. Et, à ses côtés, elle découvre à la fois ce pays magique mais aussi les contraintes permanentes qu'il impose.

Jusqu'à ce qu'un jour, un autre homme ne fasse son apparition. Il s'appelle Bastien, lui aussi est mercenaire, comprend-on, mais d'une autre génération que celle de Robert. Plus jeune, peut-être aussi plus fragile que son aîné, Bastien a ressenti le besoin de prendre du recul. Et lui aussi a posé ses bagages à Kaboul.

Et lorsqu'il rencontre Hannah, il flashe sur elle. Elle aussi est profondément émue par cet homme dont elle devine les failles... Mais, comme pour Robert, elle ne ressent pas d'amour, pas tel qu'on l'imagine. Une vraie tendresse, en revanche, c'est certain... Et déclenche la jalousie de Robert, virulente, dangereuse.

"Aime la guerre !", c'est l'histoire de ce triangle amoureux un peu particulier, raconté par Hannah, en 2012, depuis Bamiyan, en plein coeur de l'Afghanistan. C'est là que la jeune femme a choisi de venir se réfugier, à l'approche de l'hiver qui isolera complètement la région, pour faire le point. Bamiyan plutôt que la France ou la Pologne. Parce qu'elle a l'Afghanistan dans la peau.

Paulina Dalmayer nous offre une variation sur le thème de "Jules et Jim", avec un taux de testostérone un peu plus élevé que dans le roman d'Henri Pierre Roché, adapté ensuite par Truffaut. La rivalité entre Robert et Bastien est nettement plus musclée, c'est vrai, mais, comme dans cette autre histoire, le climat guerrier n'arrange rien.

Hannah, elle, est perdue. Mais elle n'est pas la seule. Il y a quelque chose de frappant, dans cette petite communauté occidentale que l'on croise au fil des pages : l'impression qu'ils sont tous dans un terminus. Ils sont arrivés là, pour différentes raisons, mais n'ont plus l'envie de repartir, parce que à quoi bon aller ailleurs, et pour quoi faire ?

Il y a, dans les soirée auxquelles on assiste, une espèce de joie désespérée assez troublante. On y relâche toute la pression accumulée, sans doute aussi la trouille emmagasinée à chaque déplacement, à coup de musiques poussées à fond, d'alcools forts, de drogue qu'on dit douces et de sexe plus ou moins tarifés.

On se retrouve dans ces lieux comme, sous d'autres latitudes, on retrouverait des piliers de bars. On se serre les coudes, on se réchauffe, comme s'il n'y avait plus aucun repère, aucun endroit où l'on soit attendu ailleurs et comme si on se sentait en sursis, redoutant le prochain attentat, la prochaine attaque de la rébellion...

Et, finalement, Hannah évolue aisément dans cet univers. Elle aussi se cherche, on le sent bien. De façon différente de ces personnes qu'elle croise, avec qui elle se lie. Son avenir est devant elle, mais elle paraît incapable de le définir, ou même de l'envisager. Au jour le jour, elle avance, et revient sans cesse dans ce pays qui l'a alpaguée, aimantée...

Il faut dire qu'il est passionnant, ce pays. On s'en rend compte lorsqu'on s'éloigne des sentiers battus, des reportages à la va-vite des médias lorsqu'il y a un attentat, une bavure militaire, un meurtre remarquable... Non, là, aux côtés d'Hannah, on part à la découverte d'un Afghanistan différent, même si la guerre en fait intimement partie.

Une guerre qui connaît, si on peut dire, une accalmie quand Hannah arrive, mais qui semble vouloir repartir de plus belle au fil des mois, en particulier après l'annonce du retrait américain prévu pour 2014, échéance après laquelle le gouvernement afghan devra assurer seul la sécurité d'un pays morcelé, divisé, complexe mosaïque d'ethnies, de courants de pensées, de traditions ancestrales, de fous de Dieu ou d'opportunistes profitant de la corruption générale.

Malgré tout, ce climat dangereux, incertain, où l'on peut, sans prévenir, se retrouver au coeur d'une embuscade, sous le souffle d'un attentat, possède cette terrible attraction, cette fascination incomparable. Hannah explique très bien ce ressenti, dans le passage dont j'ai extrait le titre de ce billet, et dans d'autres au fil du roman.

Oui, cette violence, cette exaltation qui l'accompagne, la chose guerrière, si l'on peut dire, la captive. La retient. L'excitation mêlée d'inquiétude, cette tension qui ne supporte pas le moindre relâchement, ce pays tellement étrange pour nos yeux européens, avec ses traditions profondément enracinées dont certaines ne peuvent que nous choquer, nous révolter, a un pouvoir d'attraction incommensurable.

Avec cette particularité que la guerre y est devenue un véritable mode de vie à part entière. En face, la plupart des soldats occidentaux, qu'ils appartiennent aux armées légitimes ou aux sociétés privées, ne savent plus vraiment pourquoi ils sont là, et s'en moquent. C'est terrifiant, avec une forte réflexion sur la guerre et ses motivations et sur la guerre quand on la fait pour... rien.

Durant son séjour afghan, Hannah réalise des reportages, il faut bien gagner sa vie, et on la suit dans ces rencontres, très souvent passionnantes. On découvre des lieux incroyables, comme cet immonde asile de Mia Ali (la presse française a d'ailleurs publié quelques reportages sur cet endroit d'un autre âge), qui va faire vaciller les certitudes des solides gaillards escortant la journaliste.

On rencontre aussi des personnages déroutants, baroques, surprenants, fascinants, comme le descendant de la dynastie qui régna longtemps sur le pays, avant l'instauration d'une fragile république dans les années 1970, un rebouteux qui soigne à coup d'oeufs frais et de dattes les maux les plus délicats, ou en tout cas, affirme le faire...

Ou encore, une jeune femme membre d'un mouvement baptisé RAWA, un mouvement exclusivement féminin qui s'oppose aussi bien au pouvoir en place qu'aux talibans, sans oublier à la présence militaire occidentale et en particulier américaine sur le sol afghan. Ce qui vaut à cette organisation d'être considérée comme terroriste et l'oblige à rester clandestine. Myriam, c'est le genre de rencontre qui marque lorsqu'on a la chance d'en faire. Et qui, ici, marque aussi le lecteur.

Ces différentes strates narratives s'entrelacent dans ce roman de près de 600 pages dans sa version grand format. Avec une tonalité très forte, car Hannah a du caractère et ne se laisse pas marcher sur les pieds. Ni par les deux hommes de sa vie, ou en tout cas, du moment, ni par quiconque. Au cours de son séjour afghan, elle ira jusqu'à provoquer et tenir tête à des personnages bien peu recommandables et fichtrement dangereux, mais aussi aux oukases religieux.

Elle est attachante, Hannah, un peu pénible aussi, par moment, d'une indépendance totale, aimant autant la solitude qu'elle déteste être seule. On la suit dans son périple, aussi bien personnel que professionnel, dans ce voyage initiatique qui va la changer profondément et on ne sort pas non plus indemne de cette expérience.

Au départ, Hannah s'envole pour ce pays lointain, exotique, presque mystérieux, avec des repères uniquement livresques : "les Cavaliers", de Joseph Kessel, "L'usage du monde", de Nicolas Bouvier ou encore les écrits de Bruce Chatwin. Trois grands reporters que leurs voyages ont mené en Afghanistan.

Mais, leurs visions sont bien datées et la réalité du XXIe siècle n'est plus la même, les conditions géopolitiques ont profondément changé. L'Afghanistan, qui fut longtemps fermé à tout citoyen étranger, conserve, et on peut le comprendre, une sempiternelle méfiance vis-à-vis des non-Afghans. Malgré tout, difficile aujourd'hui, de faire sans.

L'intrigue romanesque, le triangle amoureux et la vie au coeur du microcosme occidental sous haute surveillance viennent se marier à un grand reportage sur la vie en Afghanistan au début des années 2010, et en cela, c'est passionnant. Paulina Dalmayer fait tomber quelques clichés, raconte un Kaboul différent des cartes postales des correspondants de guerre.

Ce n'est pas la Dolce Vita, mais on sent que, si l'on parvenait à faire tomber cette tension permanente, qui, hélas, se matérialise souvent par de terribles violences, il pourrait flotter une atmosphère bien agréable. Avec, tout de même, un mode de vie bien différent du nôtre, qu'il faut savoir apprivoiser, ce qui n'est pas simple.

Mais, ces êtres un peu à la dérive n'ont pas l'intention de partir de Kaboul. Ils y ont trouvé un curieux équilibre qu'ils n'auront jamais ailleurs, même si leurs familles, leurs racines, s'y trouvent. Alors, la plupart resteront, quoi qu'il se passe. Quels que soient les regains de tension, les poussées de fièvre et les menaces de nouvelles batailles acharnées au dénouement incertain. L'Afghanistan, c'est le pays qui rend fou, comme il y avait le poison qui rend fou, dans "Tintin"...

Quant à Hannah, on ne peut s'empêcher de voir poindre sous le personnage l'auteur. D'ailleurs, Hannah s'appelle elle aussi Dalmayer. Alors, pourquoi ce changement de prénom ? Le personnage a certainement une part autobiographique, il est nourri de cette expérience afghane (jusqu'à quel point, je n'en sais rien, et c'est tant mieux).

Mais, en se façonnant un alter ego, puisque Hannah n'est pas Paulina, il y a certainement la volonté de tourner définitivement cette page, aussi difficile que cela soit. S'arracher de l'Afghanistan, revenir en Europe, reprendre le cours d'une vie, d'une carrière, tout cela ne fut sûrement pas facile et ce roman, vaste, dépaysant, parfois dérangeant, a certainement été une forme de catharsis.

mardi 26 janvier 2016

"La guerre est aussi infecte que la soupe de l'hospice et aussi mesquine que les ragots d'une vieille fille".

Je dois dire que j'aime bien cette citation. Une des rares phrases qui m'ait fait sourire au cours de la lecture de notre livre du jour. Mais, ce n'est pas uniquement cela qui m'a poussé à la choisir. Son sens est tout aussi fort et reflète parfaitement la teneur d'un livre fascinant, tant par sa construction que par le témoignage qu'il représente. On découvre la guerre de 1914-18 au plus proche de soldats américains envoyés en Europe pour repousser les troupes allemandes installées en France. Ils sont membres de la "Compagnie K", titre de ce livre publié en 1933 par un ancien combattant, William March, et récemment réédité par les éditions Gallmeister, disponible en poche dans la collection Totem. Cent ans nous séparent des faits relatés, 80 ans de la première édition de ce livre, et pourtant, il conserve toute sa puissance, toute sa violence, sa folie, aussi, et constitue une dénonciation de la guerre qui garde toute son actualité.



Au mois de décembre 1917, la Compagnie K de l'armée des Etats-Unis arrive sur le sol européen. Ces jeunes soldats, tout juste mobilisés et qui ont tout quitté pour venir se battre en France, pays dont ils ignorent tout ou presque, au coeur d'un conflit qui dure déjà depuis près de 3 ans et demi et dont les enjeux les dépassent, découvrent la vie dans les tranchées, les combats, la peur, l'horreur de la guerre.

Ils s'appellent Delaney, Geers, Blanford, Brockett, Matlock, ils sont simples soldats, sous-officiers, officiers, certains reviendront, parfois grièvement blessés, mutilés, victimes de terribles séquelles physiques et psychologiques, d'autres n'auront pas cette chance et vont perdre la vie au cours de cette année de combats dans l'est et le nord de la France.

Au total, près de 120 jeunes hommes nous racontent non pas leur guerre, mais un moment de cette guerre. Un instantané pris sur le vif, depuis la mobilisation, avant de traverser l'Atlantique, jusqu'à l'après-guerre, et parfois de longues années après le 11 novembre 1918. 120, ça vous semble beaucoup ? Je n'exagère par, j'ai compté, sur la table des matières.

Car "Compagnie K" est un roman assez court, 260 pages, environ, mais se compose d'une kyrielle de chapitres très courts, presque des micro-nouvelles, dont ces 120 soldats sont, à tour de rôle, les narrateurs. Ces témoignages, nourris aussi de l'expérience de William March lors de cette guerre, forment une fresque à la fois épique, terrible et bouleversante.

Et je pourrais m'arrêter là. Non, ce serait mal me connaître. Et surtout, réduire ce livre à sa construction, c'est vrai très importante. Car "Compagnie K", c'est un vrai roman, comme une mosaïque textuelle, avec une véritable ligne directrice, certains épisodes étant vu sous plusieurs points de vue, depuis leur genèse, jusqu'à leurs conséquences.

L'une de ces scènes-clés, c'est sans conteste la prise d'une tranchée allemande avec une vingtaine de prisonniers capturés. Mais que faire, de ces hommes, quand son propre camp vit déjà dans une précarité et une promiscuité terrible, dans la saleté et sans avoir de quoi manger à sa faim ? Alors, l'ordre tombe, comme un couperet.

L'exécution sommaire des prisonniers allemands (pratique, hélas, certainement pas inédite, dans un camp comme dans l'autre, on pense à Alain-Fournier, certainement victime d'un drame du même genre dès l'été 1914) va avoir des répercussions à longue durée, chez ceux qui y ont participé. Même au milieu d'une guerre atroce, où la mort vous guette à chaque instant, ce genre d'événement marque.

Assumer un tel geste, c'est le plus difficile. Certains ne s'en remettront pas. La folie, dans "Compagnie K" est très présente et contraste violemment avec les premières pages du livre, cette insouciance de jeunes hommes qui ne connaissent pas encore la guerre et vivent comme n'importe quel gamin de 20 ans : la fête, la drague, la déconne... La vie, encore à ses prémices.

Oui, la folie, on en trouve des manifestations régulières tout au long du livre. Il y a ceux qui craquent alors qu'ils sont encore sur le champ de bataille, qui s'en prennent à eux-mêmes ou à ceux qui les entourent, surtout s'ils donnent des ordres, et ceux qui, une fois rentrés au pays, une fois la paix retrouvée, ne sauront se remettre de ce qu'ils ont fait ou vécu.

Il y a, dans cette détresse morale et psychologique, qui, à l'époque, fut ignorée, parfois niée, quelque chose d'effroyable. Une manifestation de plus de la violence générée par ce conflit, une violence insidieuse, contagieuse, tenace, qui ronge et dévore tout... Une folie qui réussit à surpasser la folie plus globale de la boucherie qui se déroule au quotidien.

Une folie alimentée par la culpabilité de participer à cette horreur, d'en être un des acteurs, de voir ses copains d'infortune tomber les uns après les autres pour ne jamais se relever ou se retrouver dans des hôpitaux de campagne rudimentaires avec un ou plusieurs membres en moins ou carrément un bout du visage, de donner les ordres qui condamnent ses hommes...

Un autre aspect m'a frappé : au milieu de ceux qui souffrent et souffriront encore longtemps, il y en a aussi pour ressentir un appétit féroce de vivre, de croquer cette chienne de vie à pleines dents, parce que la Destinée, une quelconque transcendance ou simplement le hasard, a permis qu'on rentre sain et sauf du bourbier.

Une joie teintée d'espoir, un optimisme parfois vite atténué par les séquelles dont nous parlions. Comme ce soldat, amputé au front, qui voit la gangrène lui imposer de nouvelles opérations mais que rien ne semble parvenir à arrêter. Malgré tout, il conserve cet espoir incroyable de pouvoir jouir d'une vie déjà bien gâchée et qui risque de s'arrêter bien plus tôt que prévu. Que souhaité, surtout.

Je l'ai dit, William March, même s'il conserve une ligne directrice, si les histoires de chacun des narrateurs de ce roman choral aux voix multiples se recoupent, travaille vraiment sur de la micro-nouvelle. Chaque chapitre a une accroche, un développement et la plupart du temps, une chute. Avec, malgré tout, quelques touches d'humour, mais noir ou désenchanté.

Une de ces chutes m'a marqué, là encore. Je ne vous la dévoilerai pas, bien sûr, mais je pense à ce soldat qui était un pianiste virtuose et qui, au retour du front, choisit de suivre une toute autre voie. L'homme est prospère, a une vie de famille heureuse, a, semble-t-il, laissé la guerre derrière lui. Mais aussi la musique... La chute est très bien amenée, délicatement, mais sourit-on vraiment en la lisant ?

"Compagnie K", ce n'est pas une super-production, un film de guerre hollywoodien à gros moyens. Les combats ne sont jamais loin, évidemment, on assiste à quelques scènes de guerre, bien sûr. Mais l'essentiel n'est pas là. Ce roman explore l'intime, nous transporte dans la tête des uns et des autres, à la rencontre de leurs réflexions, de leurs états d'âme, de leurs réactions...

Une vision macroscopique de la guerre, de l'individu au coeur du chaos, de l'horreur, parce que, malgré tout, personne ne vit les événements de la même manière. On est terriblement touché par le sort de ces hommes, sacrifiés pour des enjeux dont il n'est jamais question. Comprennent-ils pourquoi ils sont là ? Sans doute pas, en tout cas, pour une bonne partie d'entre eux.

Parmi les traits qu'on peut qualifier d'humoristiques, surtout avec notre regard de Français, c'est la relation plus que difficile à l'autochtone. Entre l'habitant des régions traversées par la ligne de front et les GIs, le moins qu'on puisse dire, c'est que le courant ne passe pas toujours très bien. Et la barrière de la langue n'est pas l'unique cause d'incompréhension. Mais à la guerre comme à la guerre !

Il y a, dans ces 113 (j'ai retrouvé le nombre exact) expériences personnelles, un réalisme qui remue le lecteur, le frappe de plein fouet. La saleté, le froid, la peur, crue, atroce, le danger, permanent, la menace qui vient de partout, des bombardements aux tireurs d'élite en passant par l'aviation naissante, la nourriture, aussi dégueulasse qu'insuffisante, la douleur, la souffrance... Tout y est.

Et, malgré tout, pointe déjà l'idée d'une prochaine guerre à venir. Sans doute, William March n'imagine-t-il pas encore, lorsqu'il écrit son livre, que la Der des Ders aura rapidement une autre guerre immonde pour lui succéder. Mais, il sait que la boucherie de 1914-18 ne sera pas un vaccin, que dès qu'il en aura l'occasion, l'Home repartira au combat, reproduisant encore et encore les mêmes abominations. Tant qu'il y aura des hommes, il y aura des tanks, chantait Nougaro...

On en voit déjà certains signes, dans les derniers chapitres. Des anciens combattants qui sont aussi les futurs guerriers, des va-t-en-guerre qui voient dans la force armée une panacée, l'expression aussi d'une puissance nouvelle, celle d'une Amérique qui se retrouve en position de force face à une Europe ruinée. En cela, March préfigure aussi de la suite de ce XXe siècle et même, de notre époque.

Voilà aussi en quoi "Compagnie K" est un livre qui conserve toute son actualité et sa puissance. La guerre change de forme, mute comme un virus, les moyens de la faire se modernisent de façon exponentielle, mais ses ravages sont les mêmes, où qu'elle éclate. Et d'autres William March en reviendront abîmés, démolis, dépités, écoeurés. Mais leurs dénonciations tomberont encore et toujours dans une oreille désespérément sourde.

lundi 25 janvier 2016

"La réalité tue, la fiction sauve".

L'imposture... Nous venons de l'évoquer ici, à travers "Lady Mensonges", de Marie-Laure Le Foulon. Mais le sujet est vaste, sans doute aussi ancien que la littérature, alors, j'avais envie de continuer dans cette voix, avec un livre bien différent, dans le fond et dans la forme, alors qu'il y a pourtant nombre de points communs entre les sujets évoqués. Et cette différence de traitement n'est certainement pas étrangère à la perception nettement plus positive qu'on peut avoir d'Enric Marco, personnage central de notre livre du jour, malgré ses mensonges. Mais "L'Imposteur", de Javier Cercas (en grand format chez Actes Sud), n'est pas qu'une recherche biographique ou que le portrait d'un homme qui rêvait d'un destin extraordinaire. C'est une formidable réflexion sur la place que nous donnons au mensonge et à la vérité dans nos vies, mais aussi sur l'écriture et cet autre fieffé menteur : le romancier.



Le 27 janvier 2005, 60 ans jour pour jour après la libération du camp d'extermination nazi d'Auschwitz, les Cortes, le parlement espagnol, rend pour la première fois hommage aux déportés. A la tribune, monte un certain Enric Marco, lui-même ancien déporté au camp de Flossebürg, en Bavière, dont le discours, ce jour-là, touchera profondément ceux qui l'ont écouté.

Enric Marco est une figure populaire en Espagne. Ce Catalan, qui a dépassé allègrement les 80 ans, au moment de son discours, est une figure de l'anarcho-syndicalisme dans son pays. Militant antifranquiste dès l'adolescence, il a été, après le retour à la démocratie, à la fin des années 70, le secrétaire général de la CNT, syndicat historique en Espagne.

Par la suite, il a été à la tête d'une importante association de parents d'élèves puis, à la fin des années 90, a intégré l'Amicale de Mauthausen, dont il est devenu le président. Cette association rassemble les derniers déportés espagnols survivants, mais aussi des familles d'anciens déportés qui essayent de maintenir le souvenir de leur proche, dans une Espagne où la question des déportations n'occupe pas du tout la même place qu'en France, par exemple.

Au printemps suivant, c'est encore Enric Marco qui doit prendre la parole devant le premier ministre espagnol, Jose Luis Zapatero, le chancelier autrichien et des survivants venus de toutes l'Europe lors des cérémonies au camp de Mauthausen, libéré au début du mois de mai 1945. Mais, cette fois, il n'aura pas l'occasion de faire de discours.

Quelques jours avant son départ pour l'Autriche, une rumeur court, qui ne sera officialisée qu'après les cérémonies de Mauthausen : Enric Marco n'a jamais été déporté dans aucun camp nazi, il a menti pendant toutes ces années. A l'origine de l'information, un historien, Benito Bermejo, qui vient déjà de démontrer l'imposture d'un autre faux déporté espagnol, quelques mois plus tôt...

Le scandale est énorme, en Espagne. Enric Marco, depuis des années, se rend régulièrement dans les écoles du pays pour partager son expérience et sensibiliser les jeunes Espagnols à la question de la Shoah et du fascisme en général. Une activité dans laquelle il se montre brillant. Il est aussi régulièrement invité par les médias dès qu'on veut évoquer ces questions...

Et, pendant les années qui vont suivre la révélation de son imposture, Enric Marco va revenir périodiquement sur le devant de la scène à travers des reportages, des documentaires... Javier Cercas, romancier, connaît évidemment Enric Marco et, à la fin des années 2009, il envisage d'écrire un livre sur cette histoire.

Il rencontre une première fois celui que toute l'Espagne considère désormais comme l'Imposteur, mais, le moment n'est pas venu. C'est véritablement à partir de 2013 qu'il va véritablement se lancer dans ce projet. Un projet qui va prendre une dimension toute particulière quand Cercas réalise peu à peu que Marco n'a pas seulement menti sur sa déportation mais qu'il a en fait réécrit les 50 premières années de sa vie...

"L'imposteur", c'est à la fois le récit de ces entretiens, au cours desquels, dans un incroyable bras de fer, une lutte pied à pied, l'écrivain va obtenir les aveux, du bout des lèvres, de son interlocuteur, désormais nonagénaire, et reconstituer peu à peu son véritable parcours. Mais, c'est aussi un suivi de la démarche personnelle de Javier Cercas, ce livre s'inscrivant dans une période particulière de sa vie et de son oeuvre.

Javier Cercas utilise la révélation de Benito Bermejo comme le bout d'un écheveau qui dépasse et va tirer dessus pour le démêler, jusqu'à nous proposer un parcours bien différent d'Enric Marcos, qui a même menti sur sa date de naissance ! Il l'a décalée de deux jours, pour pouvoir dire qu'il est né le 14 avril 1921, soit 10 ans jour pour jour avant la proclamation de la Seconde République Espagnole.

Le genre de détails qui montre bien le patient et savant travail de réécriture auquel s'est astreint Enric Marco des années durant. Dans quel but ? Certainement par narcissisme, mais aussi par besoin personnel d'effacer la médiocrité de sa vie jusqu'à la mort de Franco, par une existence plus héroïque. Se mettre en valeur aux yeux des autres, c'est vrai, mais peut-être avant tout, aux siens...

Au fil de cette enquête au long cours, Javier Cercas ne va pas seulement mettre en évidence l'incroyable somme de mensonges (et dans tous les domaines, personnels, amoureux, familiaux, professionnels, politiques, etc.) d'Enric Marcos, ou, plus exactement, sa façon très habile de conclure de petits arrangements avec la vérité.

Il va également donner une vision bien moins flatteuse de ses expériences post-franquistes, à la tête, successivement, de la CNT, de la CGT, de son association de parents d'élèves et de l'Amicale de Mauthausen. Bref, fini le beau rôle, pour Enric Marco, la statue soigneusement sculptée par lui-même s'effondre dans un terrible fracas, projetant des milliers de petits morceaux de plâtre...

Et pourtant, tout menteur invétéré qu'il est, on ne peut s'empêcher de le trouver sympathique, cet Enric Marco. Et Javier Cercas le premier, même si, par moments, au cours de leurs entretiens, ce rodomont lui tape sérieusement sur le système. Mais, il y a aussi quelque chose de terriblement attachant chez cet homme, sous le costume de fanfaron duquel point une profonde tristesse.

Je ne vais pas ici insister ni sur la biographie moins fictive d'Enric Marco, ni sur les découvertes de Cercas en la matière. C'est, bien sûr, le coeur de "l'Imposteur" et le lecteur doit faire lui aussi le parcours, en se laissant entraîner dans cette étrange quête d'identité par procuration. Il nous faut aussi parler de Javier Cercas qui est également un personnage du livre.

Lorsque Cercas envisage pour la première fois d'écrire sur Enric Marco, il vient de publier une non-fiction et souhaite, pour des raisons personnelles, retourner à la fiction. "La réalité tue, la fiction sauve", répète-t-il comme un leitmotiv au long du livre. Formule qui vise aussi bien le faux déporté que l'écrivain lui-même.

Cercas traverse une mauvaise passe, il redoute lui-même d'être un imposteur et connaît une période de dépression. Cela explique le délai laissé avant de s'attaquer vraiment au cas Marco. Mais, une fois lancé, on se retrouve avec une espèce de mise en abyme très particulière : un écrivain souhaitant écrire de la fiction se retrouve à travailler sur le portrait d'un personnage réel ayant romancé sa vie...

Dans "l'Imposteur", fiction et réalité sont indissociables l'une de l'autre, elles en sont les deux mamelles, qui se complètent, s'opposent, s'attirent ou se repoussent à tout de rôle. Il y a dans le livre une analogie très juste entre Enric Marco et Don Quichotte, personnage emblématique de l'Espagne s'il en est.

Comme le chevalier à la triste figure, le jovial Enric Marco a attendu l'âge mûr pour réinventer sa vie. Mais, si l'hidalgo devient chevalier errant poussé par un coup de folie, le faux déporté, lui, a soigneusement orchestré sa vie rêvée, jusque dans les moindres détails, complétés petit à petit, au fil de voyages, d'expériences, de lectures, car c'est un boulimique de livres.

Mais, malgré cette différence, c'est vrai qu'on a là deux hommes qui ont certainement souffert de leur propre médiocrité et ont voulu y remédier, de façon spectaculaire pour le chasseur de moulins à vent, de façon plus discrète, subtile, sournoise, diront ses détracteurs (et il en a ! Beaucoup, même !), pour l'ancien syndicaliste.

Toutefois, le parallèle ne s'arrête pas là : en acceptant le jeu de la rencontre, de la discussion et des aveux, finalement, même si, pour en arriver là, pour avoir quelques instants de sincérité, pour que le comédien tombe enfin le masque, il va falloir patienter longtemps, Enric Marco fait de Javier Cercas son Cervantès.

Biographe devant trancher entre le vrai et le faux en permanence, cherchant les éléments à charge et à décharge, les inexactitudes, les imprécisions, soulevant les voiles et les coins de tapis, Javier Cercas fabrique un incroyable personnage, très romanesque, malgré tout ce qu'on peut, à juste titre, lui reprocher, en utilisant un matériau qui n'est pas issu de son propre imaginaire.

Autant que la double vie d'Enric Marco, les interrogations existentielles et artistiques de Javier Marcos sont passionnantes. On a un écrivain dans le doute, un doute profond, lié à des éléments aussi bien personnels que littéraires, et qui trouve dans son travail sur un imposteur le remède à son inquiétude, soigne le mal par le mal en racontant l'imposture pour ne plus se sentir imposteur.

L'écriture de ce livre a nécessité bien des recherches et l'on sent bien que Cercas n'a pas ménagé sa peine. La partie iconographique est très intéressante aussi, choisie à bon escient, jusqu'à la pièce finale, qui confère un certain génie et un certain panache à l'imposture d'Enric Marco même si, je le reconnais, c'est d'assez mauvais goût et moralement condamnable.

Le livre s'achève sur un long épilogue dont Cercas est le personnage. Pas d'ego-trip dans cette démarche, juste l'accomplissement final d'un travail qui, au fil des séances, a fini par prendre une tournure personnelle et même familiale pour l'auteur. Et l'on se rend compte aussi à quel point il se cherche, tout au long de cette décennie qui sépare la révélation de l'imposture de la sortie du livre.

Dernier aspect passionnant du livre : une réflexion sur le mensonge et la place, mais aussi le sens qu'on peut lui donner. Là encore, on se sent assez ambivalent face à Enric Marco. Si, en lisant "Lady Mensonges", je suis sorti très mal disposé à l'égard de Mary Lindell, j'ai du mal à détester Marco, malgré le côté assez vil de son imposture, malgré son choix contestable d'usurper le statut de déporté.

Pourquoi ? Parce que tout ceux qui ont entendu Enric Marco prendre la parole en tant que déporté, au nom des déportés, lors de rencontres scolaires, de manifestations officielles ou autres, ont tous salué le contenu de ses interventions et la justesse de sa pédagogie. Son discours a fait mouche et, si l'on excepte cette mise en scène de lui-même, il pourrait être repris par la suite...

Alors, y a-t-il de bons mensonges et de mauvais mensonges ? Y a-t-il des mensonges utiles, et d'autres détestables ? Philosophes à l'appui, et pas des moindres, Cercas réfléchit durant une partie du livre à la manière d'appréhender le mensonge de Marco, comme s'il lui cherchait des circonstances atténuantes voire un certain mérite à sa démarche d'imposteur.

Mais, c'est aussi une question que se pose l'écrivain sur lui-même. Le romancier est un menteur, dit en substance Umberto Eco, et Enric Marco, dans une formidable joute verbale, ne va pas se gêner pour rappeler à son interlocuteur que lui aussi gagne sa vie avec des mensonges, ceux qu'il fait gober à ses lecteurs.

Pour Cercas, la fiction, celle qui sauve, souvenez-vous, quand la réalité tue, est un outil pour dire le vrai. C'est donc un mensonge utile. Mais où situer quelqu'un comme Enric Marco, dans ces conditions ? N'est-il pas le plus habile des romanciers, lui qui a su faire de sa propre vie un roman que tant de gens ont cru et admiré ?

Ne vous attendez pas, en lisant "l'imposteur", à tomber sur un roman classique. J'ai essayé ici de mettre en valeur les différentes facettes de ce livre, qui s'entremêlent. Le récit de la vie de Marco, la fausse et la vraie, la confrontation de la vérité telle que la dessine Cercas et des mensonges, n'en est qu'une partie, la plus importante, certes, mais pas la seule qu'on trouve au coeur de ces pages.

Le destin d'Enric Marco, personnage baroque, excessif, fanfaron, prodigieux, tellement peu en phase avec cette vie ordinaire qu'il a cherché à ripoliner du sol au plafond, est extraordinaire. Elle nous met aussi, nous, lecteurs, face à nos petits mensonges quotidiens, allez, ne niez pas, on en dit tous, on arrange tous un peu la réalité pour qu'elle soit plus seyante. Parce que, pour nous aussi, la réalité tue et la fiction sauve.

samedi 23 janvier 2016

"Mary Lindell ? Vous vous attaquez à une montagne. Pour les Anglais, c'est Jeanne d'Arc !"

Pour une fois, je ne suis pas allé chercher le titre de ce billet bien loin, j'ai pris la première phrase du livre dont nous allons parler. Parce qu'elle me semble à la fois exactement illustrer ce que l'on peut penser avant d'en attaquer la lecture puis, une fois qu'on a refermé le livre, on se dit que ce n'est pas aussi évident qu'il n'y paraît. Qu'il y a, en tout cas, un décalage entre l'opinion publique et la documentation officielle, nettement plus nuancée. Oui, c'est bel et bien à une icone que Marie-Laure Le Foulon s'est attaquée en rédigeant "Lady Mensonges" (paru chez Alma Editeur), anti-biographie de la résistante franco-britannique Mary Lindell. Un nom qu'il m'est arrivé de croiser dans des romans mais aussi dans des récits historiques, mais qui semble avoir quelque peu enjolivé son expérience de résistante. Marie-Laure Le Foulon nous dresse un portrait presque inquiétant d'un personnage entre ombre de plus en plus épaisse et lumière tamisée...



Connaissez-vous Mary Lindell ? Née en 1895, cette Anglaise grandit dans un milieu aisé avant de suivre la voie tracée par Florence Nightingale, lorsque la Première Guerre Mondiale éclate. Cette expérience comme infirmière sur le front lui vaut la Croix de Guerre et d'autres décorations, ainsi qu'une certaine considération.

Peu après la fin de la guerre, elle épouse un aristocrate française, le comte de Milleville, avec qui elle aura trois enfants, Maurice, Octave, dit Oky, et Ghita. La voilà installée de ce côté-ci de la Manche avec sa famille, jusqu'à ce que la Deuxième Guerre Mondiale se déclenche. On connaît l'issue de cette drôle de guerre, l'envahissement du pays, la coupure entre zone occupée et zone non-occupée, l'exode, la traque des juifs, la résistance, etc.

Mary Lindell devient très tôt une résistance, en liaison avec Londres. Elle est chargée d'organiser un réseau permettant à des personnes fuyant la zone occupée, de franchir la ligne de démarcation, mais surtout, de récupérer des soldats britanniques, parachutés ou abattus lors d'un vol au-dessus de la France, pour leur permettre, via l'Espagne, de regagner le nid.

Sous le pseudonyme de Marie-Claire, qu'elle donnera à son réseau, ou encore sous le titre de Comtesse de Moncy, elle a lutté contre les nazis sur le sol français, au péril de sa vie. Emprisonnée une première fois au début de la guerre, du côté de Fresnes, elle est condamnée à mort, arrêtée et déportée à Ravesbruck, dont elle reviendra à la libération de ce sinistre camp.

Sa famille aussi, engagée à ses côtés, a payé cher cette lutte contre le totalitarisme nazi. Son fils aîné, Maurice, emprisonné à son tour à Lyon, connaît les geôles du boucher Klaus Barbie et est torturé. Oky, lui, ne rentrera pas de déportation... Après la guerre, Mary Lindell sera reconnue en Angleterre comme une figure de cette résistance.

Une image qui va aussi s'imposer à travers des livres et des films, écrits et réalisés à son sujet, afin de témoigner de cette vie bien remplie, qui s'achève à Paris, en 1986, à 90 ans. Longtemps encore après sa disparition, Mary Lindell reste une des figures, en Grande-Bretagne, de la lutte civile contre la barbarie nazie.

Mais, en 2014, une journaliste française, Marie-Laure Le Foulon, qui s'intéresse au personnage, commence à rassembler des témoignages qui ne vont pas tout à fait dans ce sens. D'anciens résistants ayant côtoyé Mary Lindell sous l'Occupation ne sont pas aussi louangeurs envers la Comtesse et estiment qu'elle a beaucoup exagéré son rôle dans la résistance.

Commence alors une enquête pour en savoir plus, qui va aboutir à la rédaction de "Lady Mensonges", car les recherches de Marie-Laure Le Foulon vont montrer que ses exagérations n'ont pas uniquement concerné la période du réseau "Marie-Claire", mais que bien des éléments biographiques et familiaux la concernant ont été maquillés pour en faire une icone...

Plus grave, ce qui apparaît sous le fard et sous l'opération de communication savamment orchestrée par Mary Lindell elle-même dans les années qui ont suivi la guerre, est nettement moins reluisant et pourrait laisser penser que non seulement Mary Lindell n'a pas été la grande résistante qu'elle prétendait être mais que sa famille et elle-même auraient pu jouer des rôles bien différents...

Avant de donner certains exemples, mais évidemment, sans tout vous raconter, une petite précision : j'ai parlé d'anti-biographie, parce que Marie-Laure Le Foulon enrobe son enquête dans des descriptions contextuelles et historiques intéressantes, comme la partie sur la vie des infirmières sur le front en 14-18 et, évidemment, tout ce qui tourne autour de la IIe Guerre Mondiale.

La difficulté, c'est évidemment de trouver des éléments concrets pour étayer la théorie. Les années ont passé, les témoins sont âgés et moins nombreux, les documents difficiles à ressortir des cartons, etc. En fait, les seules biographies existantes de Mary Lindell sont des autobiographies, instaurant le personnage qu'a voulu montrer Mary Lindell.

Alors, ne vous attendez pas, en ouvrant le livre de Marie-Laure Le Foulo, à lire une biographie pleine et entière, de sa naissance à sa mort de Mary Lindell. La vérité a sans doute été enterrée avec elle il y a une trentaine d'années... Ce qu'il reste, ce sont surtout des présomptions, des impressions, des éléments discordants. Et des récits autobiographiques qui confinent parfois au grotesque et à l'incroyable.

Dès son titre, on s'en doute, "Lady Mensonges"se présente comme un livre à charge. Marie-Laure Le Foulon ne ménage pas Mary Lindell tout au long de son livre, mais cherche aussi à comprendre la démarche, à démêler le vrai du faux, mais aussi le vrai de l'exagérément vrai. Une enquête dont le but est aussi de cerner ce que Mary Lindell a pu rechercher dans l'embellissement de son autobiographie.

Au final, elle nous offre un portrait extrêmement différent de Mary Lindell de celui que l'on pouvait connaître jusque-là. Une biographie incomplète, on l'a dit, mais surtout, pour la première fois, non-autorisée. Une enquête qui s'élargit à toute la famille de Mary Lindell, et ce n'est guère plus reluisant... Enfin, elle essaye de répondre à cette impossible question : mais qui était donc Mary Lindell ?

Je reste assez prudent, car il ne faudrait pas basculer dans l'exagération inverse, alors qu'on dispose de peu d'éléments. C'est une chose de montrer que ce que raconte Mary Lindell, que les titres de gloire qu'elle s'attribue sont loin d'être aussi glorieux qu'elle le dit, c'en est une autre de porter des accusations qui ne sont pas démontrées solidement.

Pour être clair : il semble évident à la fin de "Lady Mensonges" que "Marie-Claire" n'a pas été un réseau aussi efficace que Mary Lindell a bien voulu le dire, qu'elle a exagéré l'importance que lui prêtaient les nazis et qu'elle a été une héroïne sans peur et sans reproche. Mais, et malgré les doutes qui pèsent sur son époux (qui ne l'était pas vraiment) et ses enfants, il me semble que les preuves sont insuffisantes pour envisager qu'elle ait pu être une agent double au service des nazis.

A vous de juger, en fonction du matériel que met à votre disposition Marie-Laure Le Foulon. Ce qui frappe, c'est le décalage entre ce que Mary Lindell raconte publiquement et ce que découvre la journaliste, à différents niveaux. D'abord, les témoignages des résistants survivants, tous nonagénaires ou presque, mais qui gardent un souvenir acide de Mary Lindell.

Un souvenir qui se teinte un peu plus d'amertume quand Anise Postel-Vinay, elle aussi résistante et déportée, découvre les documentaires consacrés à Mary Lindell (dans lesquels elle se met habilement en scène) ou quand elle lit des passages de la biographie autorisée rédigée par Barry Wynne, intitulée "No drums, no trumpets".

De même, la colère de certains résistants charentais, qui n'ont toujours pas digéré son passage à Ruffex, 70 après, et encore moins, sa visite peu discrète dans la ville, lors de l'inauguration d'une plaque commémorative, ne peut être feinte. Mary Lindell, dans ce coin de France, n'est pas une héroïne...

Petite digression, il se trouve que nous avons évoqué cette histoire-là, dans laquelle Mary Lindell et son réseau étaient impliqués : l'opération Frankton, dont on se souvient pour ses cockleshell heroes, ses héros à la coque de noix. Je me souvient très bien de ce livre (qui n'est pas un roman) auquel j'ai consacré un billet et d'y avoir croisé la résistante anglaise... Mais, pour Marie-Laure le Foulon, son rôle est bien moindre que ce qui a été retenu par la suite...

Malgré le temps qui passe, il semble bien que la grande majorité des résistants français encore en vie garde une dent contre Mary Lindell, surtout ceux et celles qui l'ont connue, mais aussi, qu'ils ne la considèrent pas du tout comme une des leurs. Aussi troublants soient-ils, ces témoignages, directs ou indirects, restent soumis aux sentiments humains.

Pourtant, ces impressions sont renforcées par une certain nombre de documents redécouverts par Marie-Laure Le Foulon, rédigés ou signés après la guerre. Là encore, un matériau incomplet (et c'est vraiment dommage pour certaines pièces qui éveillent la curiosité), qui ne permet pas d'avoir de certitudes absolues.

Mais, des deux côtés de la Manche, ces papiers officiels, ces correspondances, ces échanges montrent que Mary Lindell et son fils aîné Maurice ont eu bien du mal à faire reconnaître officiellement leur statut de résistants et de victimes du nazisme... Décorations demandées, refusées ou reçues puis retirées, demandes d'indemnisations refusées, alors qu'elles ont été distribuées avec largesse à cette époque...

Manifestement, ni en France, ni en Angleterre, on a donné de crédit à la Comtesse, et l'impression qui résulte des commentaires peu amènes retrouvés laissent même penser qu'on les prenaient déjà pour des affabulateurs voire des escrocs. Ou en raison d'un proximité jugée un peu trop forte avec l'occupant... Là encore, on retrouve cette idée, qui vise plus ses enfants qu'elle-même...

Mais alors, pourquoi ? Mon prochain billet sera consacré au livre de Javier Cercas, "l'Imposteur", paru à l'automne dernier, qui se penche sur le cas d'un Espagnol ayant, lui aussi, embelli la première partie de sa vie pour se faire passer pour un antifranquiste et un ancien des camps nazis... Avec le sentiment que cet homme a voulu réécrire sa vie parce qu'il la jugeait trop commune, trop médiocre.

Je n'ai pas eu du tout ce sentiment avec Mary Lindell et Marie-Laure Le Foulon non plus. Narcissique, c'est certain, la manière dont elle a fabriqué et promu son image après la guerre ne laisse aucun doute. Mais, si Enric Marco, l'imposteur catalan, a un côté assez sympathique, malgré ses mensonges, on ressort de "Lady Mensonges" avec une image atroce et très négative de Mary Lindell.

Son anti-biographe va jusqu'à la qualifier de psychopathe, là encore, il me semble que c'est aller un peu vite en besogne. Mais, il est vrai que l'ego de Mary Lindell apparaît gigantesque. Et, là, c'est un sentiment personnel que j'exprime, j'ai été mis très mal à l'aise par l'impression qu'elle y recherchait non seulement une espèce de pouvoir, au-delà de la notoriété, mais aussi de l'argent...

A la différence de résistants que j'ai pu rencontrer, il n'y a absolument aucune trace de modestie chez Mary Lindell. Au contraire, plus elle peut se mettre en avant, plus elle le fait. Non contente de se donner un beau rôle même dans les pires situations, elle ne semble chercher que son propre profit lorsqu'elle évoque son passé de résistante...

Il faut le dire, l'enquête de Marie-Laure Le Foulon a fait grand bruit en Angleterre, peut-être même plus qu'en France, lorsque le livre est sorti au printemps 2015. Il faut dire que Mary Lindell n'a pas la même notoriété des deux côtés de la Manche. Alors, s'il ne faut pas forcément tirer de conclusions trop nettes, il faut bien dire que les révélations de "Lady Mensonges" ont été prises très au sérieux en Angleterre.

Un signe ? La fiche Wikipedia, reprenant le discours officiel "made in Lindell", a depuis été modifiée, aussi bien dans sa version française que dans sa version anglaise, et un article reprenant les thèses développées dans "Lady Mensonges" y a été ajouté. Bien sûr, tout dépend du contributeur, mais c'était déjà le cas avant la sortie du livre...

Mary Lindell n'a pas été de son vivant une héroïne très discrète, pour paraphraser le titre du roman de Jean-François Deniau, adapté par Jacques Audiard au cinéma. Au contraire, elle a tout fait pour "sculpter sa propre statut", comme le titrait le JDD, en introduction d'une interview de Marie-Laure Le Foulon, à l'occasion de la sortie du livre.

Une statue patiemment déboulonnée par Marie-Laure Le Foulon, des décennies après les faits. Qu'on soit en phase avec sa démonstration ou qu'on y mette certains bémols comme je l'ai fait (attention, je ne dit pas que je ne suis pas convaincu ou que je suis en désaccord, juste que les preuves me paraissent insuffisantes), on a en main une histoire passionnante et des personnages qui feraient de formidables personnages de romans, ambigus à souhait et auréolés de mystère.

A défaut d'héroïsme.

jeudi 21 janvier 2016

"Nous avions affaire à la perversion d'un système de croyances par ailleurs totalement inoffensif : nous devions donc nous intéresser à la perversion, pas aux croyances".

Voici une des lectures les plus difficiles qu'il m'ait été donné de lire depuis un bon moment. D'abord, parce que, comme un certain nombre de mes lectures du moment, il ne s'agit pas d'une fiction. Ensuite, parce que ce récit a pour sujet une affaire criminelle hors norme aux effrayantes ramifications. Enfin, parce qu'il nous transporte sur un continent africain où guerres et prosélytisme religieux font des ravages. Lorsque l'on commence la lecture de "l'Enfant dans la Tamise", de Richard Hoskins (en grand format chez Belfond et sous-titré "Meurtres rituels et sorcellerie au coeur de Londres aujourd'hui"), on s'attend au récit d'un fait divers certes très particulier, mais relaté de manière classique. Mais, rapidement, on comprend que rien ne sera classique et que l'on va plonger dans des recoins terriblement sombres de l'âme humaine et que le cas initial n'a, hélas, rien d'une affaire isolée...



Le 21 septembre 2001, le monde est encore sous le choc des attentats de New York, qui ont eu lieu dix jours plus tôt, et la France se réveille dans le fracas de l'explosion de l'usine AZF, à Toulouse. A Londres, c'est une affaire d'une toute autre sorte qui commence avec une découverte macabre à deux pas du Tower Bridge.

Un passant, en jetant un oeil par-dessus le parapet aperçoit quelque chose flottant dans la Tamise et cela l'intrigue tant qu'il préfère prévenir la police. Il a raison : peu de temps après, ce n'est pas un corps, mais un tronc qui est remonté de l'eau. Vêtue d'un short rouge orangé, il appartient vraisemblablement à un enfant à la peau noire. Les enquêteurs, incapables de l'identifier pour le moment, décident de le baptiser Adam.

Richard Hoskins travaille à ce moment-là à Bath, où il est maître de conférences en religions africaines à l'université de la ville. Un statut qui lui a valu d'être d'abord contacté par les médias puis par Scotland Yard. Car, les premiers éléments de l'affaire Adam laisse présager d'une situation sidérante : une histoire de sorcellerie et de sacrifice humain...

La police a besoin d'un avis extérieur, du regard d'un spécialiste, d'abord pour s'assurer que cette voie n'est pas une impasse mais aussi, dans le cas où il faudrait l'envisager sérieusement, pour donner un coup de main. En acceptant la proposition, Richard Hoskins ne se doute certainement pas qu'il vient de donner à son existence un axe inattendu, qui va non seulement l'occuper près de 15 ans, mais le replonger dans son propre passé, faire rejaillir ses propres démons.

Rassurez-vous, je ne vais pas entrer dans le détails de l'enquête en elle-même qui, vous l'avez compris, va demander un long moment et des moyens tout à fait inédit en matière criminelle, même pour un pays comme la Grande-Bretagne. Ni même de la vie de Richard Hoskins avant et après la découverte d'Adam. Il faut laisser le lecteur avancer. Si vous craignez donc que j'en dise un peu trop, n'allez pas plus loin dans ce billet et jetez-vous sur le livre.

Richard Hoskins n'est pas juste un universitaire. Il a vécu plusieurs années sur le continent africain, dans l'actuelle République Démocratique du Congo, qu'on appelait encore Zaïre, à l'époque. Un voyage humanitaire sous l'égide de l'église baptiste, afin de venir en aide matériellement à des populations vivant en pleine brousse.

Curieux, surpris, Richard, qui voyage avec sa jeune épouse, Sue, est immédiatement séduit par ce pays si différent de son Angleterre natale. Ils vont y rester 6 ans, malgré les difficultés en tous genres et y construire une vie commune que vont marquer de grandes joies, mais aussi d'immenses peines. Par la suite, Richard voyagera à travers le continent pour son travail et sera amené à revenir à Kinshasa plusieurs fois de son travail comme consultant auprès de Scotland Yard.

Petit à petit, au fil des chapitres, on découvre à quel point son expérience africaine a marqué Richard, à bien des niveaux. Et comment l'affaire du petit Adam et d'autres qui vont suivre, vont réveiller des douleurs insondables, une colère sourde, aussi, certainement, mais également cette passion violente pour l'Afrique et ses habitants.

On se rendra également compte que cette connaissance antérieure du Congo va permettre à Richard Hoskins de mesurer les changements profonds qui se sont opérés en une vingtaine d'années, après la chute du dictateur Mobutu et le début de l'interminable guerre civile qui mine le pays. Des changements qui touchent particulièrement les enfants.

Mais "l'enfant dans la Tamise", c'est aussi le récit d'un combat intérieur terrible. Richard Hoskins, du jour où il accepte de travailler sur l'affaire Adam, s'y consacre pleinement. Trop, sans doute. Au point de risquer de perdre ce qu'il a de plus cher. A plusieurs reprises, il va devoir lever le pied, prendre du recul, s'éloigner de tout ça... Avant d'y revenir, inexorablement...

Un instant, revenons à l'affaire qui déclenche tout. Très tôt, le travail de Hoskins porte ses fruits, puisque l'examen du corps et du rapport d'autopsie lui permet de refermer la piste suivie initialement par Scotland Yard et de diriger les recherches vers une autre région d'Afrique. Pour autant, l'idée glaçante reste la même : cela ressemble fort à un meurtre rituel...

Cette idée, qui peut nous sembler délirante, s'impose et se confirme, élément après élément... Des contours, seulement. Le cas Adam, l'un des dossiers les plus difficiles jamais rencontrés par la police britannique, de l'aveu même de ses responsables, ne va livrer qu'une vérité partielle. Mais, dans son sillage, ce sont d'autres affaires proches qui vont apparaître et déboucher sur des découvertes terrifiantes.

Je reviens aux changements évoquer plus haut. A sa première visite en Afrique, Hoskins avait été frappé par la joie des enfants croisés en ville comme en brousse, malgré la pauvreté et les difficultés quotidiennes. Deux décennies plus tard, ce qu'il découvre le laisse pantois, tant tout paraît avoir changé, tant les enfants semblent être laissés à la dérive, déconsidérés, traités comme s'ils valaient moins que rien...

Bien sûr, avec la guerre civile, un Etat aux abonnés absents, une situation économique globale catastrophique, la RDC n'est pas au mieux. Mais, plus que la dimension matérielle, c'est vraiment sur un plan humain, presque philosophique, que la différence est visible : l'enfant qui paraissait au coeur de l'attention n'est plus rien.

Pire, il devient une proie, une marchandise, un objet de rejet... L'Afrique, une fois de plus pillée, voit certains de ses enfants vendus, enlevés, tués, maltraités de tant de façon que l'on ressort groggy des séjours de Hoskins sur le continent. Et, au milieu de ce marasme, de cette situation effarante, effrayante, on découvre un autre élément qui va devenir central.

Il concerne la religion. Oh, oui, j'en vois venir beaucoup qui, en ce moment, tombent à bras raccourcis sur tous les cultes (parfois avec raison, parfois avec démesure), mais le constat que fait Richard Hoskins va bien plus loin qu'un simple manifeste athée dénonçant le dogme religieux comme un danger absolu.

Prenez la citation qui sert de titre à ce billet. Ce que constate Hoskins dans les années 2000, c'est que se sont installées dans certaines régions d'Afrique, en l'occurrence, ici, l'Afrique de l'Ouest, un certain nombre d'églises revivalistes, comme on dit, des évangélistes souvent arrivés d'Amérique, qui ont proposé des cultes cherchant à réunir cultures africaines et dogmes chrétiens.

C'est en tout cas la vitrine, le vernis. Dessous, c'est bien différent : les deux branches sont dévoyées par des leaders charismatiques aux allures de gourous, développant des idées mégalomaniaques, violentes, aux antipodes aussi bien des traditions ancestrales que des enseignements religieux d'origine occidentale.

De ces cultes, qui poussent comme des champignons et séduisent de plus en plus d'adeptes, qui les suivent aveuglément, parfois jusqu'à la folie, naissent des situations qui n'ont jamais fait partie des habituelles pratiques en vigueur sur le continent. Parmi elles, des situations qu'on qualifierait plus volontiers de sorcellerie, avec une grosse tonalité péjorative dans ce mot.

L'enfant devient la cible de ces pratiques déviantes et finissent, par le biais des flux migratoires, par s'étendre au reste du monde. Au cours du livre, on comprend que ce n'est pas uniquement l'Angleterre que cela concerne, mais toute l'Europe, et certainement encore au-delà. Le constat que l'on fait en lisant "l'enfant dans la Tamise" est glaçant, déroutant, attristant.

Richard Hoskins fait bien attention de ne pas faire d'amalgame, pour utiliser une expression que nous connaissons bien aussi. Toutes les croyances ne mènent pas à cela et tous les fidèles n'exercent pas de violence. En revanche, ce qui peut inquiéter sérieusement, c'est de voir s'étendre ces cultes très rapidement, avec le risque qu'ils traînent. Et on ne parle même pas là d'autres situations liées à d'autres phénomènes de radicalisation, comme avec Boko Haram, par exemple.

Et puis, émotions rétrospectives, j'ai songé à deux romans de Mo Hayder, qui forment un diptyque : "Rituel" et "Skin". Deux livres publiés en France à la fin des années 2000 mais qui, d'un seul coup, prennent un relief très différent : du simple thriller, page-turner, qui captive mais qu'on relativise puisque c'est de la fiction, on se demande si la romancière n'a pas puisé son inspiration dans les faits divers qui sont au coeur de "l'enfant dans la Tamise"...

C'est le prisme à travers lequel, moi, lecteur lambda de thrillers, en quête de sensations fortes, souvent violentes mais que le filtre de la fiction permet de supporter, je regarde des faits romanesques qui se modifie. Et le malaise est immédiat, parce que, soudain, la réalité reprend le dessus sur la fiction...

Tout ce que raconte "l'enfant dans la Tamise" serait d'une immense violence s'il s'agissait d'une histoire fictive. Le choc que ressent le lecteur, même s'il est atténué par la distance, est énorme et l'on comprend que Richard Hoskins, en s'y frottant comme il s'y est frotté, ait, par moments, perdu pied. D'autant que cela entre en collision avec son propre passé dont il garde le souvenir indélébile.

Je reste volontiers vague sur le détail de ce que l'on trouve dans ce livre. Mais, j'ai été captivé, fasciné, aussi, malgré tout, par tout cela. Par le côté très sombre vers lequel nous emmènent les investigations de Scotland Yard. Par cette folie qui nous y est décrite. Je me suis posé quelques instants pour réfléchir et mettre le doigt sur un élément qui tournait dans ma tête sans que j'arrive à le préciser. Et j'ai retrouvé de quoi il s'agissait.

Lorsque les personnes accusées des faits relatés se retrouvent devant la justice, toutes paraissent ne pas comprendre ce qu'elles font là. Ne pas comprendre ce qu'on leur reproche, ni en quoi leurs actes sont condamnables. Cette incrédulité, que je n'ai pas seulement perçue, c'est Richard Hoskins qui en parle, est sans doute ce qu'il y a de plus effrayant dans tout cela...

Des zombis... Pas nos mangeurs de cerveaux walkingdeadiens, non, ces êtres hagards et qu'on croirait vide de substance que l'on retrouve dans le vaudou. Voilà ce que sont ces êtres, capables des atrocités les plus terribles, mais pas de se rendre compte du mal qu'ils ont fait et de ses conséquences, de l'irrationalité totale de leurs actes...

Au point de me demander si ces hommes et ces femmes, oui, ce n'est pas une affaire de genre, ont eu leur cerveau lavé par ces croyances perverses et dévoyées ou si, est-ce pire, je ne m'en rends pas compte, ces êtres dénués de morale, de tabous, des psychopathes, pour reprendre un vocable en vogue, ont trouvé dans ces cultes, le cadre parfait pour laisser libre cours à leur folie ? Je n'ai pas de réponse à cela.

Il y a quelque chose de Dickensien dans le sort des enfants que relate Richard Hoskins. Le parallèle est sans doute osé, le Londres victorien n'existe plus, la ville est désormais une mégapole ultramoderne bien loin des sombres quartiers où vivaient Oliver Twist et ses amis, avec la Tamise jamais loin. Mais, c'est bien encore la pauvreté qui génère aussi tout cela, comme à l'époque...

Je sais très bien que certains lecteurs, à me lire, se diront que "l'enfant dans la Tamise" n'est pas pour eux. Je le comprends, je le regrette un peu, tout de même. D'abord, parce qu'on ne trouve pas de lectures aussi fortes et aussi dérangeantes si souvent. Ensuite, parce qu'on se confronte là au réel et que fermer les yeux n'empêche pas cela d'exister.

Je ne vais pas tomber dans le cliché de l'écriture comme thérapie. Pour autant, difficile de ne pas se dire qu'en couchant cette incroyable expérience sur le papier, Richard Hoskins a essayé de se libérer du poids gigantesque qui devait l'écraser depuis bien des années. Sans doute n'y est-il pas parvenu totalement, mais peut-être a-t-il désormais le sentiment de le partager avec ses lecteurs.

mercredi 20 janvier 2016

"De toute façon, tant qu'ils ne retrouvent pas le corps, je suis tranquille. Et moi, le corps, je sais où il est".

Oui, je sais, ça démarre fort. D'autant que notre livre du jour n'est pas une fiction mais le récit par une chroniqueuse judiciaire, et pas n'importe laquelle, d'un des grands faits divers contemporains. Cette phrase, c'est elle qui a fait basculer cette affaire après presque 40 ans d'enquête, d'atermoiements, de doutes, de présomptions, trois procès et je ne sais combien de magistrats instructeurs. A plus d'un titre, l'affaire Agnelet/Le Roux entrera dans les anales judiciaires du pays par son caractère atypique, sa durée, son dénouement, son contexte spécial, ses zones d'ombre et, sans doute plus que tout, son personnage central, Maurice Agnelet. "La déposition", récit que publie les éditions l'Iconoclaste ma chroniqueuse judiciaire du Monde, Pascale Robert-Diard, n'est pas seulement la récapitulation des rebondissements qui ont marqué cette affaire, mais l'affrontement de deux hommes, un père et son fils, dans une ambiance familiale qu'on devine plus qu'oppressante...



Avril 2014, Maurice Agnelet, 76 ans, est jugé à Rennes devant la Cour d'Assise pour le meurtre de sa maîtresse Agnès Le Roux à l'automne 1977. C'est la troisième fois que cet avocat se retrouve ainsi dans le box des accusés. Acquitté lors de son premier procès, il a été condamné à 20 ans en seconde instance, après un appel du Parquet.

Le jugement a été cassé par la Cour Européenne des Droits de l'Homme suite aux démarches des avocats de Maurice Agnelet. Cette affaire a, en effet, une particularité : on n'a jamais retrouvé le corps d'Agnès Le Roux. Agnelet est donc jugé pour un meurtre qui reste hypothétique, en l'absence de toute preuve matérielle.

Longtemps, cette affaire a été marquée par le duel à distance que se sont livrées deux personnalités au caractère bien trempé : d'un côté, Maurice Agnelet, donc, et de l'autre, Renée Le Roux, mère de la victime présumée et matriarche d'une famille qui a fait fortune dans les casinos. Persuadée que l'avocat a tué sa fille, cette mère, inébranlable, a tout fait pour que Agnelet soit jugé...

Pourtant, c'est une autre personne qui, en ce début avril 2014, alors qu'on entre dans la dernière semaine du procès rennais, va apporter le témoignage décisif. Cet homme, c'est Guillaume Agnelet, le propre fils de l'accusé. Longtemps soutien actif de son père, aux côtés de sa mère et de son plus jeune frère, il avait pris du champ depuis et n'était pas attendu en Bretagne pour ce 3e procès.

Et pourtant, le voilà, témoignant à charge contre son père, citant cette phrase terrible que je réécris : "De toute façon, tant qu'ils ne retrouvent pas le corps, je suis tranquille. Et moi, le corps, je sais où il est". Dixit Maurice Agnelet. Guillaume donnera dans sa déposition d'autres éléments troublants, tous issus de conversations passées avec son père. Jusqu'à une théorie très plausibles des faits.

La Cour d'Assises est figée, l'affaire est pliée et, sans grande surprise, quelques jours plus tard, la condamnation à vingt ans de prison de Maurice Agnelet est confirmée. Le témoignage de Guillaume a pesé plus que lourd, on l'imagine, dans la décision des jurés. Le pourvoi en cassation de Maurice Agnelet a été rejeté l'été dernier, l'affaire est donc sans doute définitivement close...

Comme tous les journalistes (nombreux) présents à Rennes ce fameux jour, Pascale Robert-Diard est restée stupéfaite devant la déposition de Guillaume Agnelet, à laquelle personne, ni la Cour, ni les avocats, de la partie civile comme de la défense, ne s'attendait. Et elle a voulu chercher à comprendre ce qui pouvait pousser un fils, après si longtemps, à accuser son père d'un meurtre...

Elle a donc écrit à Guillaume Agnelet qui a accepté de lui répondre, de lui livrer sa version des faits, le récit de près de 40 ans pendant lesquels policiers, juges, avocats, ont fait pleinement partie de sa vie. Guillaume avait 8 ans, lorsque l'affaire a débuté. Désormais quadragénaire, il sait qu'il a pris la décision la plus difficile de sa vie, rompant sans doute avec toute sa famille. Le clan Agnelet.

Je ne vais pas revenir ici sur le détail des faits. Sans doute nombre d'entre vous avez entendu parler de cette incroyable affaire où l'on retrouve aussi bien l'ombre de la mafia que les liaisons dangereuses entre magistrats et franc-maçonnerie sur la Côte d'Azur, fortes sommes d'argent et vie sexuelle et sentimentale bien remplie... Evidemment, le livre retrace l'histoire, vous ne serez pas perdus.

Ces faits, ils tiennent une place importante dans ce livre de 230 pages, donc relativement cours (d'autant qu'il s'achève par la retranscription d'une grande partie du jugement rendu par la Cour d'Assises de Rennes), mais ce qui retient l'attention, ce n'est pas uniquement cela. On s'intéresse surtout à l'étrange famille que constituent les Agnelet et au lien particulier qu'entretiennent Maurice et Guillaume.

La famille Agnelet... Le père, Maurice, aussi séducteur et charismatique qu'il peut se montrer dur et intransigeant. La mère, Anne, qui ferme les yeux sur les multiples liaisons de son époux de l'époque et ne s'opposera pas frontalement à lui même par la suite, alors qu'ils ne vivent plus ensemble. Les fils, Jérôme, Guillaume, Thomas, dont les relations avec le père paraissent assez complexe.

Intéressons-nous à Guillaume, puisqu'il est le personnage central du livre, bien malgré lui. Fils cadet, il se retrouve, c'est clairement dit, en position de fils aîné à la mort de son frère Jérôme, dans les années 80. Un rôle qu'il va manifestement avoir du mal à endosser... Mais qui va aussi lui valoir les confidences de ses parents, qui seront le fondement de sa déposition.

Pourtant, ce qui frappe le lecteur, c'est le cas de conscience (je crois d'ailleurs, si je me souviens bien, que Guillaume a employé ces mots lors de son adresse à la Cour d'Assises) que connaît le fils de Maurice Agnelet et les doutes qui naissent assez tôt dans son esprit et qu'il balaye d'abord. On mesure à quel point cette histoire et ce qu'il en devinait ou en savait ont rongé ce garçon pendant de très longues années.

Et puis, il y a la personnalité de Maurice Agnelet. Lors de ses trois procès, on ne peut pas dire que l'homme aura conquis le public. Au contraire. Ce sera même un des soucis de sa défense, qui sait très bien qu'à chacune de ses interventions, il donne une mauvaise image de lui. A tel point que Maître Saint-Pierre, dans sa plaidoirie, à Rennes, s'adressera directement à lui pour lui reprocher ce comportement hautain, tout en rappelant que ce n'est pas parce qu'on est antipathique qu'on est un assassin.

Mais ça, c'est l'image publique. Ce qu'apporte le témoignage de Guillaume, c'est un portrait plus intime, plus personnel de Maurice Agnelet. Et ce qui en ressort est encore pire que ce que l'on peut imaginer. De "La Déposition", on ressort avec un sentiment de malaise certain devant la peur que l'on ressent chez ce fils. Un peur panique, qui n'a cessé de prendre de l'ampleur au fil des ans.

Et, à voir le comportement d'autres proches de Maurice Agnelet, on comprend à quel point tous ont vécu dans la crainte, crue, aiguë, diffuse mais omniprésente, des réactions de Maurice Agnelet envers qui sortirait de la voie tracée. D'antipathique, Maurice Agnelet devient, dans le portrait qu'en fait son propre fils, un être manipulateur, menaçant. En un mot : dangereux.

Guillaume est-il le plus fort ou au contraire, le plus fragile des membres du clan Agnelet ? Toujours est-il que son témoignage recoupent d'autres éléments obtenus par d'autres acteurs de l'affaire. Et ce, de façon troublante, parfois. Sans qu'on puisse parler de hasard, de manigance ou de collusion. Non, ce ne sont peut-être que des indices, mais en apparaissant à plusieurs reprises, ils prennent du poids.

Alors, Guillaume est-il un garçon courageux qui a osé s'opposer au père omnipotent et menaçant ? Ou a-t-il simplement cédé à la peur qui le tenaille ? Un peu des deux, si l'on en croit l'enchaînement des faits. Mais ne voyez pas de connotation négative à ce propos. Non, je défie quiconque, sous la pression qui pesait sur Guillaume, de ne pas sérieusement flipper. De ne pas craindre pour sa vie.

Comment en arrive-t-on à ce qu'un fils, adulte, la quarantaine, redoute de voir son père mener des représailles contre lui ? Ou, il le dit formellement, attente à son existence ? Dans "La Déposition", Pascale Robert-Diard développe cet aspect familial qui, des deux côtés du dossier, s'avère fondamental.

Les Agnelet comme les Le Roux sont deux clans qui s'affrontent devant la justice, devant les médias, aussi. Deux clans qui, en apparence, sont extrêmement soudés. Du côté Le Roux, cette impression ne sera pas démentie. Mais, on comprend, à travers ce livre, qu'il n'en est pas de même du côté Agnelet et que l'union est forcée.

Peut-être suis-je influencé, mais lors de son témoignage devant la Cour d'Assises de Renne, Anne, l'ex-épouse de Maurice Agnelet, la mère de Guillaume, paraît terrifiée. Et réfute tout ce que dit son fils dans son témoignage, comme Thomas, comme Maurice. Guillaume ment, Guillaume affabule, selon eux...

Un terrible déni qui a frappé chaque membre du clan pendant longtemps, jusqu'à ce que Guillaume cède, au troisième procès, après 37 ans d'enquête. Mais, il n'a pas entraîné ses proches dans son sillage et passe pour le vilain petit canard, le traître... Sa mère l'accusera même d'être un garçon violent, cherchant à décrédibiliser ses propos.

J'ai évoqué la relation au père, la relation de Guillaume à sa mère est également, à un degré moindre, fascinante et déroutante. Cela témoigne de l'emprise de Maurice Agnelet sur son ancienne épouse. Et cela en fait, à mes yeux, mais je ne suis qu'un humble lecteur et spectateur, un personnage effrayant qui pourrait tout à fait avoir tué une femme, que ses raisons soient bassement pécuniaires, comme on le suppose, ou qu'il se soit débarrassé d'une personne qui s'accrochait.

Les Agnelet ont lavé leur linge sale devant les Assises, en tout cas, ils ont exposé leurs différends lors de cette journée comme le système judiciaire français en a connu peu dans son histoire. "La déposition", c'est véritablement le récit de cette implosion, de ce qui a mené à cette situation qui a suspendu le temps dans le prétoire.

C'est un livre glaçant, assez éprouvant, aussi, car on compatit avec cet homme qui se retrouve dans ce terrible engrenage malgré lui. De l'admiration envers son père lorsqu'il était enfant jusqu'à la méfiance, la défiance, près de 40 ans après, on suit ce véritable chemin de croix, marqué par l'étincelle du doute qui, petit à petit, gagne en ampleur.

Malgré tout, malgré la condamnation de Maurice Agnelet, très certainement suite aux mots de son fils, la vérité reste inconnue. Les Le Roux sont certainement soulagés de voir celui qu'ils ont poursuivi pendant toutes ces années enfin derrière les barreaux, mais peuvent-ils faire le deuil d'Agnès, volatilisée, jamais retrouvée ? Et saura-t-on jamais avec certitude ce qu'elle est devenue ?