mercredi 31 octobre 2018

"Un type bien aborde le chaos avec sang-froid. Il fait ce qui est juste parce qu'il sait que c'est comme ça qu'on cause le moins de peine et que l'on meurt avec le moins de remords".

Il est des auteurs dont on sait qu'ils vont nous emmener au plus profond de la noirceur, que leur livre sera tout sauf tiède, qu'on en sortira avec l'estomac noué. C'est indéniablement le cas de Tim Willocks, qu'il signe un roman noir, un thriller ou une saga historique. Et c'est encore une fois le cas avec son dernier roman en date, sorti cet automne aux éditions Sonatine, "La Mort selon Turner" (traduction de Benjamin Legrand). Porté par un personnage de flic au bord de l'abîme, ce roman est un véritable western installé non pas aux Etats-Unis, mais en Afrique du Sud, à notre époque. Une "Nation arc-en-ciel" qui, un quart de siècle après la fin de l'Apartheid, doit toujours composer avec les démons du passé et des clivages raciaux et sociaux souvent étroitement liés. Bienvenue dans le vaste désert du Northern Cape, où les lois n'ont plus aucune valeur et la soif de justice peut rapidement se transformer en une colère vengeresse...


Un samedi soir, au Cap, en Afrique du sud. Dans un township, un des quartiers les plus pauvres de la ville, une adolescente tellement maigre qu'on dirait une fillette cherche de quoi manger dans les poubelles d'un bar assez minable. Pendant qu'elle farfouille dans les containers, des clients sortent de l'établissement et, manifestement, plusieurs d'entre eux n'ont pas bu que de l'eau...

L'un des hommes, un de ceux qui paraît le plus éméchés, monte à la place du conducteur d'un imposant 4x4, malgré les demandes de l'aîné du groupe, met le contact, enclenche une vitesse... Et la voiture part brusquement en marche arrière, arrêté par les énormes poubelles. Peu de dégâts sur la voiture, mais la gamine qui se trouvait là est en revanche bien mal en point.

Elle n'est pas morte, mais son corps a été écrasé par l'énorme voiture contre les containers à ordures. Peut-être aurait-on pu la sauver en appelant immédiatement les secours, mais celui qui semble être à la tête du groupe va en décider autrement. A cette heure-là, dans ce quartier, il n'y a pas de témoin, il décide donc de mettre les voiles au plus vite...

Le sergent Radebe Turner est le premier policier arrivé sur les lieux du drame. Pour la jeune fille, il est déjà trop tard. Sur elle, aucun papier, elle va sans doute rejoindre le cortège des morts anonymes qui remplissent les morgues des grandes villes sud-africaines, victimes de la violence qui fait rage dans le pays.

Mais, pour Turner, cette idée est intolérable ; il ne laissera pas ce drame impuni, quoi qu'il en coûte. Et, s'il ne sait rien de celle qui est morte là, au milieu des poubelles, pour avoir voulu se nourrir, il a trouvé des indices majeurs pouvant lui permettre de retrouver ceux qui l'ont tuée. Des preuves qui montrent qu'il s'agit d'un délit de fuite en bonne et due forme.

L'homme qui est dans le collimateur de Turner s'appelle Dirk Le Roux, un jeune homme de 24 ans qui doit débuter une prometteuse carrière d'avocat la semaine suivante. Mais, surtout, Dirk est le fils de Margot Le Roux, une richissime veuve qui se trouve à la tête d'un empire minier installé dans la province du Cap-Nord, une immense région en grande partie désertique, qui s'étend jusqu'aux frontières avec la Namibie et le Botswana.

Un jeune homme blanc, riche, influent a tué une fillette noire, pauvre, sans avenir dans un des coins les plus défavorisés du Cap... Même des années après la fin de l'Apartheid, cette affaire paraît jouée d'avance. Sauf pour le sergent Radebe Turner. A peine a-t-il quitté la scène de crime qu'il se rend chez son supérieur, le capitaine Venter, pour le mettre au courant de ses intentions.

Dirk Le Roux et ses compagnons de bringue ont semble-t-il précipitamment repris la route vers le Cap-Nord, Turner entend faire la route jusqu'à Langkopf, le fief des Le Roux, pour l'arrêter et le ramener pour qu'il soit jugé. Une décision qui s'accompagne d'une volonté si forte que Venter, malgré ses doutes, ne peut empêcher Turner de se lancer dans cette course-poursuite.

Mais Turner ignore où il va mettre les pieds : à Langkopf, les Le Roux sont rois et c'est la loi telle qu'ils la définissent qui s'applique. Avec Dirk, ce soir-là, se trouvaient son meilleur ami, Jason, mais aussi Hennie, son beau-père et homme de confiance de Margot Le Roux, également ancien mercenaire, et Simon, le chef de la sécurité des Le Roux.

Hennie et Simon, avec la bénédiction de Margot, qui ferait tout pour protéger ce fils qu'elle aime plus que tout, n'ont aucunement l'intention de laisser l'héritier trinquer pour cette funeste erreur. Et s'il faut pour cela se débarrasser d'un policier un peu trop curieux et téméraire, ce n'est pas la place qui manque dans les alentours de Langkopf...

Bientôt, entre le flic noir, à la détermination sans faille et l'intégrité inoxydable, et la famille Le Roux, la guerre est déclarée. Et ne croyez pas que le fait de se retrouver seul contre tous effraie Radebe Turner. Il réclamait justice pour cette enfant morte si bêtement, mais dans ces conditions, se lancer dans une véritable vendetta n'est pas un souci...

"C'est le Far West, ici...", constate Turner au cours de son voyage dans le Cap-Nord, et on ne peut pas lui donner tort. Même le décor contribue à cette impression : Langkopf, bled perdu au milieu de nulle part, en plein désert, on se croirait effectivement revenu au temps des pionniers, de la conquête de l'ouest et des ruées vers l'or.

Le côté western, c'est aussi cette famille qui règne, il n'y a pas d'autre mot, sur son territoire, nourrissant tout le monde et ayant tout le monde à ses ordres en retour. Même le flic vétéran qui a quitté la grande ville et ses dangers pour s'offrir une pré-retraite pépère dans cet endroit où l'on attend surtout de lui qu'il n'en fasse pas trop...

Soyons franc, en soi, la trame de "La Mort selon Turner" est ultra-classique, un western, un justicier solitaire, une famille puissante et déterminée à le rester, une loi du plus fort qui s'écrit à coups de flingues... Oui, dit ainsi, c'est ultra-classique, mais en y regardant de plus près, on se rend compte que Tim Willocks n'a pas mis en scène une histoire si classique que cela.

On pourrait croire à un manichéisme de bon aloi, vu le contexte : une pauvre noire victime d'un riche blanc, dans la droite ligne de la période d'Apartheid. Mais il s'agit d'abord d'un accident et tout concorde à faire de Dirk un portrait très élogieux, bien loin de l'Afrikaaner professant la suprématie blanche, même lorsqu'il n'a pas abusé de la bouteille.

C'est plutôt l'entourage de Dirk, le souci. En particulier ce Hennie, qui correspond déjà beaucoup mieux au méchant qu'on s'attend à croiser dans un tel contexte. Violent, sans scrupule, manipulateur et pas franchement motivé par le sort de son prochain. Et surtout, il a l'oreille d'une Margot Le Roux qui est prête à tout pour aider son fils.

Et puis, il y a Turner. Franchement, si on ne le savait pas flic, c'est probablement le personnage qui ficherait le plus les jetons dans ce roman. A commencer par son regard, des yeux verts qu'on remarque aussitôt, d'une froideur à vous figer le sang dans les veines. Et tout, dans son attitude décidée, dans sa démarche, dans son côté imprévisible, vous fait passer un frisson dans le dos...

Mais, c'est un flic, sans doute pas un flic comme les autres, mais tout de même un flic. De Turner, Venter dit : "il hait la police. Il méprise les flics. C'est pour ça qu'il en est devenu un". Et, malgré cette haine que décrit son supérieur, c'est un excellent flic, qui fait surtout preuve d'une intégrité absolue, dans un pays où la corruption est partout.

Froid comme une lame, ne ressentant pas la peur, débrouillard et fine gâchette, "il n'est pas n'importe quel flic, c'est le flic de vos cauchemars" (dixit Venter une nouvelle fois). Attention, le cauchemar de ceux qui ne respectent pas les règles, qui les méprisent, même, du haut de leurs privilèges. Ceux que leur confère la couleur de leur peau, par exemple.

Turner, c'est une boule de colère, une tornade alimentée par l'injustice extrême subie par les populations noires d'Afrique du Sud depuis si longtemps. Turner, c'est un homme qui en a marre du fonctionnement de ce monde et a décidé de faire un exemple. Turner, c'est un garçon qui n'a plus rien à perdre, mais qui connaît ses forces ; et les faiblesses des autres.

C'est un magnifique personnage, à la fois impitoyable et fragile, le corps et l'esprit blindés pour pouvoir continuer à avancer, malgré tout. Un policier intègre, oui, mais qui devient dans cette histoire un justicier décidé à appliquer ses propres règles. Et finalement, de jouer avec les mêmes armes que les adversaires qu'il va devoir défier.

Je ne peux pas évoquer les personnages de "La Mort selon Turner" sans évoquer les deux personnages féminins qui occupent une place importante dans le livre. D'abord, Margot Le Roux, personnage bien plus complexe qu'il n'y paraît là encore. On imagine volontiers une Charlize Theron dans ce rôle, celui d'une femme qui ne vit pas la vie dont elle rêvait étant jeune.

Mais, lorsqu'elle s'est retrouvée à la tête de l'entreprise familiale, elle a accepté de ranger définitivement ses rêves au placard pour endosser le costume de patronne intraitable. C'est aussi un personnage ambivalent, mue par des sentiments nobles, mais faisant pour cela des choix plus que contestables sur le plan moral.

Eh oui, on est toujours entre deux, à cheval sur la limite entre le bien et le mal, que chacun enjambe, traverse dans un sens et dans l'autre (en tout cas de son point de vue, et parfois de celui du lecteur) en fonction des événements. Tim Willocks brouille tout cela avec grand talent, pour simplement mettre face à face des êtres humains espérant agir au mieux pour les leurs.

Autre personnage féminin, Imi. Une jeune femme noire qui vit à Langkopf et que rencontre Turner dès son arrivée. Ah, vous croyez me voir arriver, mais ne vous emballer pas, son rôle est tout autre. Sauf que je ne vous le révélerai pas ici, car il va apparaître petit à petit, essentiellement à travers son rapport à la famille Le Roux.

Elle est certainement le personnage le plus candide du roman, au sens positif du terme. En tout cas, celle qui a l'âme la plus pure, plus encore depuis que Dirk est monté dans son 4x4 après avoir trop arrosé la soirée... Malgré des différences évidentes, son destin peut faire penser à celui de Margot au même âge, du moins dans sa trajectoire. Son avenir pourrait être un enjeu.

"La Mort selon Turner" est un roman très sombre, malgré le soleil brûlant du Cap-Nord, très violent, mais ce n'est pas surprenant lorsqu'on connaît le travail de Tim Willocks. Il y a pourtant au coeur de cette histoire un passage comme on en lit rarement et qui risque de vous faire faire la grimace et même un peu plus.

Je ne vais pas vous la raconter, mais j'ai rarement lu un truc pareil et je ne me suis rarement senti aussi peu à l'aise face à cet épisode. Non, n'insistez pas, vous n'en saurez pas plus, imaginez simplement une version gore de "McGyver", et vous aurez une (toute petite) idée de ce qui vous attend. Je ne sais pas où Tim Willocks puise (le mot est choisi) son inspiration, mais ça ne doit pas être beau !

Il signe là un thriller sous tension permanente, porté par le personnage de Turner et sa lente évolution, du représentant de la loi jusqu'au justicier. Et du simple rapport entre un camp du bien et un camp du mal, il dévie pour proposer une galerie de personnages capables de susciter (à quelques exceptions près, il ne faut ps exagérer) l'empathie et même la sympathie.

Son intrigue est une boule de neige, d'abord minuscule, et qui va grossir jusqu'à prendre des proportions dignes d'une avalanche. Du genre dévastatrice... Car, encore une fois, à l'origine de tout, il y a un accident et un événement, certes dramatique, mais qui aurait pu être classé rapidement. Mais, en choisissant la fuite, le clan Le Roux a enclenché la machine infernale.

C'est extrêmement visuel, en particulier dans les scènes de castagne évidemment, mais pas uniquement. Les décors sont très importants, et particulièrement les paysages arides du Cap-Nord, et contribuent à cette dimension cinématographique captivante. La chaleur est écrasante et l'on ressent vite son poids, difficilement supportable.

On retrouve comme souvent avec les personnages qu'imagine Tim Willocks, des caractéristiques qui lui ressemblent. Dans sa bio, on lit qu'il est chirurgien et psychiatre de formation, par exemple, ou encore qu'il est ceinture noire de karaté. Autant de compétences qui apparaissent, en particulier chez Turner, dont le calme glacial et les techniques de combat rappelle les disciplines martiales.

Un dernier mot sur le titre du roman, qui a apparemment changé au dernier moment. Les premiers services presse portaient semble-t-il le titre "l'Affrontement", mais lors de la mise en vente, c'est "La Mort selon Turner" qui apparaissait sur la couverture. Laissons ces questions éditoriales, c'est plus le titre original qui nous intéresse : "Memo from Turner".

Ce mémo, on le découvre dès le prologue du livre, avec des éléments contextuels qui plantent immédiatement le décor. On en découvrira l'intégralité bien plus loin, mais surtout on comprendra toute l'importance de ce message (dont j'ai extrait la phrase de titre de ce billet). C'est d'ailleurs assez amusant de voir comment, à travers ce mémo, Willocks introduit des éléments de modernité dans son univers de western apparemment très traditionnel.

Mais, si je parle de ce titre, c'est parce qu'il y a derrière une référence que je n'imagine pas être un hasard. "Memo from Turner" est le titre d'une chanson, enregistrée en 1970 par Mick Jagger, sans les Rolling Stones, mais avec Ry Cooder, pour la BO du film "Performance". Pour la petite histoire,  le texte de la chanson fait référence à un roman de William Burroughs, "la Machine molle"... Eh ouais, on en apprend des choses, par ici !



"Comment quatre cents personnes peuvent-elles se faire massacrer sans que quiconque aille y regarder de plus près ?"

Décidément, beaucoup de romans évoquent la question yougoslave, ces temps-ci. Après avoir évoqué le dernier roman de Jérôme Ferrari, le premier roman de Marco Magini sur le terrible massacre de Srebrenica ou encore le polar du duo Schünemann/Volic où la question du Kosovo est centrale, voici un thriller judiciaire américain par un des maîtres du genre. Cette fois, direction la Bosnie pour une affaire dramatique, dont les conséquences pourraient être énorme. Dans "Représailles" (paru aux éditions Lattès ; traduction de Philippe Bonnet), Scott Turow traite diverses questions très fortes : les tensions qui demeurent sur les territoires de l'ex-Yougoslavie, la question des Roms, qui n'intéresse pas grand-monde, la CPI et ses pouvoirs si limités, la traque presque impossible des criminels de guerre ayant organisé et encouragé le nettoyage ethnique. Un roman où tout est imaginaire et pourtant terriblement plausible, porté par des personnages très intéressants. Avec un invité surprise : les Etats-Unis, sur la sellette dans ce dossier...


Bill Dix Boom avait une vie presque parfaite : une famille, un travail qui le passionnait, une belle maison... Avocat depuis près de 15 ans dans un cabinet du comté de Kindle après y avoir été procureur en début de carrière, il était marié, père de deux enfants. Et puis, au tournant de la cinquantaine, il a tout envoyé balader...

Il s'est séparé de son épouse, provoquant de grosses disputes avec ses enfants, désormais adultes, puis il a démissionné de son poste. Et il est même encore allé plus loin : pour faire vraiment table rase de ce passé qu'il ne supportait plus, il accepte la proposition de Roger, son ami de longue date : quitter également son pays pour accepter un poste de juge à la Cour Pénale Internationale, à La Haye.

On peut difficilement faire changement de vie plus radical, mais un élément extérieur a joué dans le choix de rejoindre les Pays-Bas : la famille de Bill est originaire de ce pays, ses parents, disparus peu de temps avant son changement de cap, ont émigré avant sa naissance et n'ont jamais vraiment évoqué leur existence avant leur traversée de l'Atlantique.

Pour Bill, il s'agit d'une sorte de retour aux sources, mais s'il ignore s'il pourra retrouver les traces de sa famille dans ce pays. On sent chez lui une hésitation, peut-être une crainte de ce que cela pourrait lui apprendre... Mais, à son arrivée, peu de temps pour la généalogie, car il se retrouve avec sur son bureau un dossier fort délicat...

En 2004, dans un village de Bosnie, aurait eu lieu un terrible massacre : quatre cents personnes auraient été ensevelies vivantes dans un ancien puits de mine qu'on a rebouché à coup d'explosifs. En fait, les habitants d'un camp de réfugiés proches du village, tous des Roms qui avaient dû quitter le Kosovo cinq ans plus tôt, poussés à l'exil par les tensions ethniques...

Et c'est sans doute la raison principale pour laquelle cet événement horrible a pu passer aussi longtemps inaperçu : le sort des Roms n'intéressent personne à travers le monde. Mais voilà qu'un témoin s'est présenté à la CPI pour raconter ce qu'il a vu, plus de dix ans auparavant, et raconter les circonstances de ce qui est, manifestement, un effroyable crime.

Ferko Rincic n'est pas seulement le premier témoin à se manifester, il est, selon ses dires, l'unique survivant. A ses côtés, Esma Czarni, une avocate londonienne d'origine rom elle-même qui a pris fait et cause pour cette communauté chassée de partout, négligée par tous les Etats, et de très longue date. En portant plainte à la CPI, elle espère sensibiliser au sort de ces parias.

Reste à savoir qui a pu commettre un tel crime, car les informations de Ferko ne vont pas aussi loin. A vrai dire, elles sont même très incomplètes dans ce domaine : il évoque bien des uniformes, mais sans plus, il évoque des mots en langue bosniaque, mais avec un accent particulier... Bref, le témoignage est aussi important qu'il reste flou.

Une enquête difficile s'annonce pour Bill, et pas uniquement parce qu'il ignore à peu près tout de la situation de la région des Balkans, des forces en présence, des liens tacites entre des communautés opposées de longue date... Mais il est opiniâtre, décidé à montrer ce qu'il sait faire au sein de sa nouvelle structure.

Et puis, un autre élément va bientôt lui donner un supplément de motivation : non loin du camp de réfugiés où vivaient les victimes, se trouvaient des bases américaines installées depuis l'intervention de l'OTAN sur le théâtre yougoslave. Et, si la logique voudrait que le massacre ait été perpétré par des Tchetniks, les terribles paramilitaires serbes, des GI's pourraient être impliqués...

Soudain, Bill Dix Boom se retrouve pris au piège : en tant qu'Américain, il sait qu'il n'a plus le droit à l'erreur : s'il ne découvre pas la vérité, on dira qu'il est juge et parti s'il favorise les soldats US ou qu'il est un traître s'il les montre du doigt... Peu à peu, il comprend que, dans sa volonté de tout changer, il a été bien naïf et a peut-être accepté ce poste un peu trop vite...

Depuis le formidable "Présumé innocent", Scott Turow, ancien procureur adjoint des Etats-Unis à Chicago devenu écrivain après avoir démissionné, s'est imposé comme un des grands noms d'un genre qu'on peine, hélas, à transposer en France : le thriller judiciaire. Originalité : la plupart de ses romans forment un cycle, mais pas une suite.

Chaque livre met en scène des personnages différents, travaillant dans le comté fictif de Kindle, un lieu qui s'inspire ouvertement de Chicago, la ville d'origine de Turow et celle où il a fait sa carrière d'avocat. D'un livre à l'autre, on peut voir passer des personnages des précédents romans, mais sans qu'il y ait de véritables personnages récurrents.

Pour la première fois, dans "Représailles", un de ses personnages s'éloigne de Kindle County et même du droit américain pour s'intéresser au droit international. C'est l'occasion pour Scott Turow d'évoquer la Cour Pénale Internationale et son fonctionnement, sachant que les Etats-Unis n'ont jamais ratifié le statut de Rome, signé en 1998.

On sait très bien que les USA craignent que certaines de leurs activités sur les théâtres extérieurs puissent tomber sous le coup de la CPI. Que l'organisme agisse comme un outil de pression politique et pas uniquement comme une structure judiciaire. C'est dans ce contexte aussi que s'inscrit la trame de ce roman, dans laquelle sont impliqués des Américains.

On mesure alors l'un des enjeux de cette affaire, qui est déjà comparée dans le roman au massacre de My Lai, lors de la guerre du Vietnam. On est face à un crime de guerre et ses auteurs pourraient finir devant la CPI. Ce que les autorités américaines voudraient, si l'hypothèse s'avérait exacte, certainement éviter. Et cela déclencherait certainement ce qu'en droit international on appelle communément un beau bazar. Ou un sérieux incident diplomatique, je ne sais plus.

L'alternative, ce serait une action des paramilitaires serbes, ce qui serait nettement plus politiquement correct, il faut le reconnaître. D'autant que, au-dessus de ces Tchetniks, ces impitoyables combattants nationalistes, plane l'ombre de l'insaisissable Laza Kajevic, un des criminels de guerre les plus recherchés au monde, ancien chef des Serbes de Bosnie.

A ce point du billet, quelques explications contextuelles : j'ai évoqué Kindle County, de la même manière, le village où a eu lieu le massacre au coeur du livre est sorti de l'imagination de Scott Turow. Tout comme le massacre lui-même. En revanche, la présence des camps américains aux alentours est une réalité.

Cela explique que l'auteur ait fait le choix de créer son personnage de criminel de guerre serbe. Pour autant, il ne l'a pas fabriqué à partir de rien, car même si sa biographie diffère en de nombreux points, certains éléments, en particulier physiques, mais pas seulement, font penser au tristement célèbre Radovan Karadzic, qui fut président de la République serbe de Bosnie au lancement de la guerre.

A travers cette histoire, qui reste un roman et même un thriller judiciaire (il y a donc son lot de rebondissements, de retournements de situations, d'action, d'amour et de trahison), c'est aussi l'occasion pour Scott Turow d'évoquer le fonctionnement de la CPI. Et particulièrement le décalage entre le rôle qui lui revient et les moyens dont elle dispose.

"A la CPI, on a de grandes responsabilités, mais aucun pouvoir", dit un des personnages à Bill en préambule d'un topo lucide mais désenchanté sur cet organisme. Et il met en particulier en évidence un déficit certain d'autorité, qui n'est pas sans rappeler la situation de l'ONU, d'ailleurs. Difficile de ne pas dresser un parallèle avec "Comme si j'étais seul", de Marco Magini, malgré la différence de contexte.

Comment lutter contre des criminels de guerre ayant le sang de milliers de victimes sur les mains avec les moyens du bord, simple émanation des lois internationale, mais sans personne pour assurer l'ordre nécessaire pour les faire respecter. Enquêter en milieu très hostile sur des questions qui fâchent tout le monde sans véritable couverture policière ou militaire, ce n'est pas évident.

A travers l'enquête de Bill, qui cherche à étayer les déclarations de son témoin vedette par quelques faits concrets, on mesure la difficulté de la tâche qui incombe aux juges de la CPI et le temps qui passe entre la commission des actes et la tenue des procès... Et l'on se dit qu'un magistrat moins romanesque que celui-là a du souci à se faire pour arriver à quoi que ce soit.

D'ailleurs, il suffit de regarder l'histoire récente : certes, les principaux criminels de guerre serbes ont été arrêtés et déférés devant la CPI, mais après de longues cavales, soutenus par de puissants alliés, politique et religieux, et bénéficiant aussi sans doute de la mansuétude de certains pays occidentaux, qui auraient sans doute pu les retrouver bien plus tôt...

Scott Turow va toutefois un peu plus loin : il élargit le cadre de son histoire à la vie quotidienne de ceux qui travaillent à la CPI. La Haye est finalement une petite ville, tout le monde connaît tout le monde et se côtoie, même lorsque les intérêts professionnels s'opposent. On suit la vie de Bill dans cette ville et ce pays qu'il découvre et ses rencontres.

Une vie aux antipodes de celle qui était la sienne à Kindle, un rythme bien moins stressant malgré les enjeux. Là encore, le décalage est flagrant, troublant même, une sorte de dolce vita qui s'oppose à l'horreur des cas traités par la CPI... Et une quête plus personnelle que mène Bill, celle de ses origines, de son passé familial.

Enfin, "Représailles" est un roman dont l'un des thèmes forts est la situation des Roms, en Europe de l'est, mais finalement à travers le monde, puisque partout, ils sont plus sûrement rejetés qu'accueillis. Scott Turow évoque l'histoire de ce peuple qui a toujours souhaité vivre en marge des sociétés officielles, ce qu'on ne leur a jamais pardonné.

Le point de départ est terrible : 400 Roms assassinés d'une manière sordide, et... rien. Entre 2004 et 2015, personne n'a semblé s'inquiéter de la disparition soudaine de tout un camp de réfugiés, et le fait qu'il s'agisse de Roms n'y est sans doute pas pour rien. On se rend compte de cette animosité que suscite cette communauté partout où elle passe et il faut passer au-dessus de ces préjugés pour découvrir la vérité.

Le personnage d'Esma, riche, séduisante, charismatique, puissante, est un porte-parole idéal pour cette cause. Elle, on l'écoute. Et parce qu'elle soutient Ferko, on lui prête attention en oubliant pour une fois qu'il appartient à un peuple honni... L'image est encore une fois bien plus forte que le simple concept de vérité dans cette société hyper-médiatisée.

Puisque j'évoque Esma, terminons ce billet en parlant des personnages marquants du livre. Bill est le personnage principal, mais il rentre plutôt dans la catégorie antihéros. C'est un avocat et, même s'il ne rechigne pas à se rendre sur le terrain, quitte à se mettre en danger, ce n'est pas non plus l'archétype du héros sans peur et sans reproche ; il fait juste son job.

Esma est déjà plus intéressante. Dans un roman noir, elle serait certainement la femme fatale. Mystérieuse et redoutable, rien ne peut l'empêcher de mettre en oeuvre le projet qu'elle s'est donné, la cause des Roms. Dans ce grand théâtre qu'est la justice, où chacun sert un camp particulier, où des alliances se font et se défont, il vaut mieux l'avoir avec soi...

L'autre personnage marquant, c'est Attila... Dans un univers qu'on imagine volontiers très masculins, entre magistrats et militaires, elle apparaît comme une espèce d'électron libre, au caractère bien trempé, connaissant tout le monde et connue de tous, capable de trouver au milieu de nulle part ou presque le truc dont vous avez besoin. Une factotum qui a fait des affaires dans ce bourbier des Balkans...

Là, je ne dresse qu'n portrait rapide, vous verrez en lisant le roman, qu'en plus de cela, elle est loin de passer inaperçue et que, lors de leur première rencontre, Bill s'est trouvé fort surpris de la voir devant lui... Ajoutez une gouaille et, à sa manière, un vrai charisme, pas du même genre que celui d'Esma, cependant, et vous aurez une petite idée de ce personnage qu'on garde en mémoire.

Comme souvent, ce billet veut couvrir tant de choses qu'il donne l'impression de partir dans tous les sens. Mais, il faut reconnaître à "Représailles" une vraie richesse de fond, autour de l'enquête centrale et de ce qui va en sortir. La mécanique est d'une remarquable précision, emmenant le lecteur sans cesse dans des directions inattendues.

Bill Dix Boom voulait du changement, il n'est pas déçu du voyage, tant ce premier dossier va lui donner du fil à retordre et le placer au coeur des événements. Ou plus exactement une pièce sur un échiquier à qui on ne laisse pas sa liberté de mouvement, mais qui entend bien la prendre, coûte que coûte. Parce que sa mission est la quête de la vérité, de vérités, même, pas toutes bonnes à dire...

mardi 30 octobre 2018

"C'était un si beau pays ! C'est comme si tout avait été réduit en miettes, puis remué énergiquement sans qu'on n'arrive jamais à remettre les choses en place correctement".

Et le beau pays en question, c'est le Kosovo, Etat indépendant depuis 2008, dont la jeune existence n'a rien d'un long fleuve tranquille. Ce territoire coincé entre la Serbie et l'Albanie (il y a aussi des frontières moins problématiques avec le Monténégro et la Macédoine) et son statut complexe sont au coeur de notre roman du jour, mais aussi toute l'histoire récente des Balkans, bouleversée par la guerre en Yougoslavie, dont les conséquences se font toujours sentir. "Couleur pivoine", du journaliste allemand Christian Schünemann et de la professeur serbe Jelena Volic (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson ; traduction d'Odile Demange), est la deuxième enquête de la criminologue Milena Lukin. Une fiction, c'est vrai, mais qui s'inspire de nombreux éléments réels, qu'il s'agisse du fait divers qui lance l'intrigue, ou des questions géopolitiques qui y sont soulevées. Une bonne façon de se renseigner sur ce coin d'Europe, qui reste encore une poudrière même si elle ne fait plus aussi régulièrement la une de l'actualité...



Milos Valetic et son épouse Ljubinka ont pu, grâce à un programme piloté par l'Union Européenne, regagner le Kosovo, qu'ils avaient dû fuir une quinzaine d'années plus tôt, lorsque la situation entre les populations d'origine serbe et albanaise s'était sérieusement dégradée. Pour survivre, il leur avait fallu partir en catastrophe, direction Belgrade, où on ne les attendait pas franchement à bras ouverts.

C'est sans doute pour cela qu'ils ont rapidement accepté de rentrer dans leur région natale, désormais indépendante sous le nom de Kosovo. Ils ont accepté de se réinstaller à Talinovac, une petite ville où ils ne s'attendaient probablement à des conditions aussi spartiates : un maison en ruines, isolée, sans eau courant ni chauffage...

Dur retour à la réalité, mais malgré les difficultés rencontrées depuis qu'ils ont remis les pieds au Kosovo, le couple tient bon et espère vite reprendre la vie la plus normale possible. Mais ils n'en auront pas le temps : c'est dans cette maison qu'ils sont assassinés. Une véritable exécution qui va aussitôt raviver les tensions nationalistes.

A Belgrade, la presse à scandale n'a pas tardé à s'emparer de l'affaire pour souffler sur des braises jamais complètement éteintes. Entre les voisins, Serbie et Kosovo, la situation reste plus que délicate et ce genre d'histoire pourrait remettre le feu aux poudres. D'autant que l'enquête menée par la police kosovare n'a pas l'air d'avancer bien vite.

Milena Lukic, criminologue à Belgrade, dont le travail a eu longtemps trait aux crimes contre l'humanité commis pendant les conflits yougoslaves, a entendu parler de cette histoire, comme tout le monde, sans plus. Jusqu'à ce qu'elle rende visite à son oncle à l'hôpital. Miodrag avait bien connu Ljunbinka, la femme assassinée. Il était profondément amoureux d'elle dans sa jeunesse...

Emue par la tristesse de son oncle, Milena décide de s'intéresser d'un peu plus près à cette histoire. Et elle se lance dans une enquête hors de tout cadre légal : elle n'est pas membre de la police, elle est une universitaire. Et, de toute manière, même si elle était flic, on ne l'autoriserait certainement pas à traverser la toute jeune frontière pour aller mettre son nez dans une affaire aussi brûlante.

Alors, avec l'aide de son ami avocat, Sinisa Stojkovic, qu'aucune affaire, même la plus improbable, la plus désespérée, ne fait reculer, elle commence à se renseigner. Mais elle compte aussi rencontrer les membres de la famille des victimes, et en particulier leurs enfants, qui n'ont pas suivi leurs parents dans leur voyage de retour et vivent encore à Belgrade ou aux alentours.

Pas sûr que cela soit suffisant pour comprendre ce qui s'est passé au Kosovo. Sans accéder à la scène de crime, sans en prendre le pouls, il est bien difficile d'assembler les pièces du puzzle. Mais sera-t-il possible pour la criminologue d'aller à Talinovac ? Une telle visite, dans un contexte si hostile aux Serbes, serait fort dangereux...

Faisant preuve de son obstination et de sa curiosité coutumières, Milena se retrouve vite embarquée dans une enquête qui paraissait vouée à l'échec, mais qui laisse paraître des éléments bien peu reluisants en Serbie. Car les enjeux autour des relations entre les deux pays sont bien plus considérables que les simples nationalismes, toujours prompts à s'enflammer...

Au départ de ce roman, il y a ce double meurtre. Jelena Volic et Christian Schünemann ne l'ont pas inventé, il s'agit d'un véritable fait divers, qui a eu lieu à l'été 2012, exactement là où s'ouvre le roman. Il suffit d'ailleurs de taper sur un moteur de recherche le nom de la ville où cela se déroule pour trouver des articles et des photos.

Bien sûr, le double meurtre du livre n'est pas tout à fait celui qui a eu lieu en 2012, les deux romanciers s'en sont emparés et l'ont remodelé pour les besoins de leur fiction. Cette affaire reste à ce jour non élucidée et "Couleur pivoine" n'est pas un roman voulant proposer une hypothèse ; c'est une pure fiction prenant pour point de départ une affaire, et rien de plus.

L'objectif des deux auteurs, c'est d'utiliser ce double meurtre et l'émoi qu'il a suscité, en Serbie comme au Kosovo, pour s'intéresser à la situation actuelle entre les deux pays, quinze ans à peine après l'expulsion de 220 000 personnes, essentiellement Serbes, mais appartenant aussi à d'autres minorités ethniques, comme les Tsiganes, par les autorités kosovares.

Deux voisins qui restent à couteaux tirés, des nationalistes à l'affût de la moindre occasion d'enflammer les opinions publiques, au risque de relancer les violences... Pas besoin d'avoir suivi au jour le jour les événements de ces dernières années pour percevoir tout cela. Reste à savoir si le double meurtre entre dans ce cadre-là, ou s'il y a un autre mobile à cet acte.

Un élément m'a frappé pendant que je lisais le roman : en suivant Milena Lukic, le lecteur est amené à découvrir la ville de Belgrade, des rues, des monuments marquants de la capitale serbe. Et, lorsque l'on regarde qui sont les personnes qui ont donné leur nom à ces artères, qui sont les personnes statufiées, à quoi correspondent les bâtiments, une évidence : on peut facilement les mettre au service de la cause nationaliste.

On pourrait croire qu'on a que le point de vue serbe, mais de la même façon, on va obtenir quelques éléments du côté kosovar qui vont exactement dans le même sens. Ainsi, vous êtes-vous peut-être interrogé sur le titre de ce roman, "Couleur pivoine". Pourquoi le choix de cette fleur si particulière qui n'est pas forcément la première à venir à l'esprit quand on pense à une fleur rouge.

Avant de répondre, un rappel : "Couleur pivoine" est la deuxième enquête de Milena Lukic après "Couleur bleuet", déjà paru aux éditions Héloïse d'Ormesson et chroniqué sur ce blog. Bleu, rouge, on peut avancer sans peur de se tromper que la troisième enquête aura dans son titre une fleur blanche, ce qui viendra compléter le drapeau serbe. Pourquoi pas le muguet ?

Voilà pour les couleurs. Mais cela ne nous dit pas pourquoi la pivoine, et pas le coquelicot ou l'anémone, par exemple. La réponse, on la trouve dans le cours du roman : la pivoine y apparaît comme un symbole fort pour le Kosovo. Et, là encore, avec une dimension historique et nationaliste claire, puisqu'elle fait référence à une fameuse bataille, la bataille du champ des merles ou de Kosovo Polje.

Je ne vais pas vous donner ici un cours d'histoire, mais cet événement guerrier, qui s'est déroulé en 1389, est déjà un tournant dans l'histoire commune des pays qui deviendront au tournant du XXIe siècle, la Serbie et le Kosovo. Encore une fois, pas besoin d'être un historien chevronné, le simple récit de cette bataille suffit pour comprendre l'importance qu'elle revêt encore de nos jours...

Si on ne s'en doutait pas encore, c'est donc une affaire très politique et très dangereuse qui va passionner Milena Lukic. Un jeu de billard à plusieurs bandes, la Serbie et le Kosovo en premier lieu, évidemment, leurs voisins directs, on l'imagine, car, en cas de nouvelle flambée de violence, c'est toute la région des Balkans qui seraient sur des charbons ardents.

Et puis, il y a l'Union Européenne, tête de pont d'une communauté internationale tellement bienveillante, tellement prête à tout pour que tout le monde, sur le territoire de l'ancienne Yougoslavie, vive dans la paix, l'harmonie et le bonheur universel... Une mission menée avec une prodigalité légendaire, l'argent cautérisant toutes les plaies, c'est bien connu.

C'est le moment d'évoquer les auteurs de cette série, un journaliste allemand, Christian Schünemann et son alter ego, Jelena Volic, professeur de littérature allemande, qui partage sa vie entre Belgrade et Berlin. Si je l'évoque, ce n'est pas pour rien : Milena Lukic elle aussi est tiraillée entre ces deux pays, mais pas pour les mêmes raisons.

Son ex-mari, le père de son fils, a quitté la Serbie pour l'Allemagne, où il a refait sa vie. Où il mène surtout grand train, quand Jelena vivote avec son mince traitement d'universitaire, logeant dans un appartement pas bien grand, avec sa mère et son fils. Sans doute pourrait-elle faire le même genre de choix, mais son attachement à la Serbie est profond, malgré le regard critique qu'elle porte sur la gouvernance du pays.

Mais l'Allemagne est également présente à travers le personnage de son ambassadeur à Belgrade, Alexandre Kronburg. Déjà croisé dans "Couleur bleuet", il n'est pas un personnage central de cette série. Il est, disons, la tentation occidentale, si je puis dire. Car il semble qu'il ne soit pas indifférent au charme de Milena (et réciproquement...).

Entre eux, une espèce d'allégorie du jeu diplomatique que se livrent la Serbie et l'Union Européenne depuis quelques années. Si la Croatie et la Slovénie ont déjà rejoint l'UE, la Serbie, considérée comme responsable de l'explosion de la Yougoslavie, n'y est toujours pas entrée. Mais, elle est clairement candidate et les pays européens n'y sont sans doute pas hostiles.

Ce qui ne rend pas pour autant le processus d'adhésion simple. Comme on l'a vu, la situation entre les pays des Balkans reste très tendues. L'idée de poursuivre l'intégration des Etats de la région au sein de l'UE n'est pas illusoire, mais la crainte que tout s'enflamme une nouvelle fois est certainement un frein. Il faut des assurances, et c'est en particulier aux Serbes de les fournir.

La question du Kosovo, dont l'indépendance a été reconnue par une majorité de membres de l'UE, mais pas par tous (cinq Etats membres s'y sont opposés), fait logiquement partie de ces sujets qui cautionneront l'entrée ou non de la Serbie au sein de l'UE. Une situation qui peut vite basculer, lorsqu'un événement comme le double meurtre de Talinovac se produit...

Alors, bien sûr, "Couleur pivoine" est un polar très politique, mais ne soyez pas effrayé si ce n'est pas votre truc ou si vous avez peur de vous y perdre. L'objectif du duo Schünemann/Volic, c'est justement d'apporter des éléments pour mieux appréhender une situation complexe, parce qu'il y a quelque chose d'un jeu de mikado dans cette région : on touche à quelque chose, tout risque de s'effondrer.

C'est ainsi, le sort de la Serbie et du Kosovo sont sans doute inextricables, et tant pis pour les nationalistes qui voudraient tout clarifier à leur façon. Radicale, la façon. On pourrait ajouter la frange kosovare qui espère un rattachement prochain de leur Etat à l'Albanie... Bref, avant que tout se normalise, l'eau de la Save aura coulé un moment sous les ponts de Belgrade.

Quant à Milena Lukic, elle s'affirme comme une enquêtrice pas comme les autres. Elle ne paye pas de mine, c'est vraiment l'antihéroïne par excellence, ce n'est même pas un flic, elle n'a pas d'arme, juste son intuition en bandoulière et un entêtement admirable, quels que soient les périls qui se présentent à elle. Une vraie idéaliste qui réussit à ne pas être naïve.

Elle sait parfaitement que la situation de son pays ressemble à un panier de crabes et qu'on ne peut se fier qu'à un minimum de personnes. Qu'il y a des intérêts puissants à l'oeuvre et qu'elle ne pèse pas lourd face à eux. Elle tient quasiment un rôle de lanceuse d'alerte, d'empêcheuse de tourner en rond. Et ça lui va parfaitement.

Elle est Serbe, sans être patriote, au sens extrême où on peut l'entendre, elle fait partie de ce pays et y est attachée. Elle doit faire avec l'histoire des Balkans, jusqu'à la période la plus récente, ces guerres qui ont ensanglanté ce qui fut la Yougoslavie. Dans le roman, elle exprime son regret de cette situation, de ces erreurs qui ont déchiré un pays et les populations qui le composaient.

Le regret de voir où tout cela a mené les différentes composantes, dont certaines peinent encore à se remettre des dégâts causés. Des regrets qu'elle exprime en réponse à la phrase que j'ai placée en titre de ce billet et qui en dit si long... Ceux qui veulent remettre les choses en place sont sans doute loin d'être majoritaires et de nouvelles secousses, répliques du séisme d'origine, se chargent sporadiquement de chambouler encore ce qui est remis en place...

"Le métier d'un flic, c'est de mentir".

ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE TROISIEME TOME D'UNE SERIE.

- Le billet sur "L'Affaire Léon Sadorski".
- Le billet sur "L'Etoile jaune de l'inspecteur Sadorski".

Et, pour le flic dont nous allons parler, le mensonge est le moindre des péchés, croyez-moi. Simplement, il en accumule une telle quantité, en particulier dans ce tome-ci, qu'il risque de finir par s'y noyer... Pour ceux qui ont déjà fait connaissance de l'inspecteur principal adjoint Léon Sadorski, vous voyez certainement ce que je veux dire. Mais, avec ce troisième volet, on franchit plusieurs paliers d'un coup dans le mensonge, mais surtout dans l'ignominie et la violence. Dans "Sadorski et l'ange du péché", de Romain Slocombe (en grand format dans la collection "La Bête Noire" des éditions Robert Laffont), "le pire des salauds, le meilleur des enquêteurs, pour reprendre l'accroche de la quatrième de couverture, poursuit sa descente aux enfers, en essayant de se raccrocher à ce qui pourrait peut-être le sauver un jour. Et l'on a l'impression que, petit à petit, il perd le contrôle des événements, alors que la guerre semble sur le point de basculer... C'est surtout un roman dans lequel Sadorski se trouve confronté à sa plus grande faiblesse : les femmes.


Au printemps 1943, l'Inspecteur Principal Adjoint Léon Sadorski poursuit inlassablement la mission qui lui est confié : traquer les juifs et les résistants. Sa réputation dans ce domaine n'est plus à faire, mais pourrait être sérieusement remise en cause si l'on apprenait qu'il cache chez lui la jeune Julie, dont les parents ont été arrpetés en raison de leur confession juive.

Depuis les événements de l'été précédent, et en particulier la rafle du Vel d'Hiv, la position de Sadorski est un peu moins tranchée qu'auparavant, même si les raisons qui l'ont poussé à héberger Julie n'ont rien de franchement altruiste : un désir malsain pour cette jolie adolescente que le flic refrène à grand peine.

Par ailleurs, les rumeurs concernant l'évolution de la guerre sur le front de l'est font état des difficultés croissantes rencontrées par les armées nazies. Et si le vent venait sérieusement à tourner ? Et si les Alliés finissaient par prendre le dessus ? Sadorski n'est certainement pas un idiot et il sait que ses activités depuis le début de l'Occupation ne lui vaudront pas les félicitations en cas de défaite des nazis...

En témoigne la lettre anonyme qui ouvre le roman, adressée à Mme Sadorski, directement à leur domicile, et qui dresse un portrait fort peu flatteur de l'IPA avant de le menacer ouvertement de mort. Un courrier revendiqué par d'autres policiers qui n'apprécient pas la conduite des éléments que dirige Sadorski à la préfecture et les actions violentes qu'il autorise.

Léon se sent insulté par les insinuations de cette lettre, qui le qualifie de poivrot et de brute, et le voilà qui se méfie de tout et de tous. On le convoque alors pour lui parler d'une nouvelle affaire : un certain Rainblot, Charlemagne de son prénom, eh oui, a un tuyau à leur refiler. Certainement un trafic juteux ayant pour cadre un bistrot du XXe arrondissement.

Mais, là où ça concerne Sadorski, c'est que la cheville ouvrière de ce trafic serait une femme juive, Mirla Wasserman, qui arriverait de Lyon munie de faux papiers... Selon Rainblot, la rencontre est imminente et il pourrait y avoir un joli coup de filet à faire. Les ordres sont les ordres, Sadorski va se renseigner et mettre en place une souricière.

Avec une petite idée en tête : eh oui, toujours dans l'idée que le vent pourrait bientôt tourner, Sadorski se dit qu'il faudrait peut-être mettre quelques noisettes de côté pour l'avenir. Ce trafic présumé de métaux précieux pourrait lui être fort utile : y mettre un terme et arrêter Mirla Wasserman seraient bon pour ses états de service et qui sait s'il ne pourrait pas se mettre dans la poche une partie du trésor...

Il est comme ça, Sadorski, intraitable et malin, sachant tirer profit de sa position et de la peur qu'il inspire en ces temps troublés. Et voilà comment, en se rendant dans le XXe, il va conclure, sur un quai de métro, une autre affaire prometteuse : un simple contrôle d'identité pour quelques mots lâchés malencontreusement, et voilà une jeune femme sous sa coupe.

Une vendeuse à la Samaritaine, c'est parfait, il va pouvoir couvrir sa chère et tendre épouse de cadeaux. La jeune femme n'a pas le choix : ou elle accepte de détourner de la marchandise pour lui, ou il la ramène à la préfecture... Exactement le genre de situation qui le grise et le fait se sentir puissant. Et en plus, la demoiselle est charmante, alors...

C'est alors que des soldats allemands débarquent dans l'immeuble où vit Sadorski. Leur objectif : l'appartement où vivaient les parents de Julie. La raison de cette soudaine visite : une lettre anonyme professant un antisémitisme d'une violence inouïe. Le genre de courrier de dénonciation que reçoit régulièrement l'IPA. Sauf que, d'habitude, elles ne le mettent pas lui-même en danger...

Pour éviter toute mauvaise surprise, il va devoir la jouer fine. Enfin, fine, c'est pas franchement le mot, vous le verrez. Une enquête en parallèle, parfaitement officieuse, afin de retrouver la personne qui a rédigé la sinistre lettre, afin de régler cette question discrètement. Et rapidement éloigner les soupçons nazis de son paisible immeuble...

Il n'imagine pas encore que cette histoire va le mener dans un monde qui semble vivre hors du temps et du contexte difficile de l'Occupation : celui du cinéma. Aux Buttes-Chaumont, dans ces gigantesques studios où l'on tourne jour et nuit, il va rencontrer une jeune actrice, au talent prometteur. Et au ravissant minois... Hortense Gutkind...

Yvette, son épouse, Julie, qu'il désire tant, Mirla, sa cible prioritaire, Germaine, la jeune vendeuse qu'il entend escroquer et plus si affinités, Hortense, si séduisante, un peu trop au goût de la femme qui l'a dénoncée comme juive... Autant de visages féminins qui croisent le chemin de Léon Sadorski à cette période... Pour le meilleur, mais aussi pour le pire...

Avant d'aller plus loin, petites précisions : tout ce que je viens de vous raconter ne se déroule pas simultanément, mais toutes ces rencontres et ce qu'elles vont entraîner forment la trame de ce troisième volet. Et vont contribuer largement à la descente aux enfers de l'Inspecteur Principal Adjoint Léon Sadorski.

Il y a d'ailleurs un petit truc surprenant dans le choix du titre, car on aurait parfaitement pu mettre l'expression "Ange du péché" au pluriel. Elles sont autant de tentations pour un Léon Sadorski un peu trop sûr de lui, de son pouvoir, de la séduction qui en découle. Et lui est un démon. Ou un damné, dont les souffrances ne font que commencer...

Au-delà de cela, le pluriel serait raccord avec la référence à laquelle il renvoie : "Les Anges du péché", premier long métrage du réalisateur Robert Bresson, justement en tournage à cette période. Le portrait que fait Romain Slocombe du réalisateur n'est d'ailleurs pas très flatteur. Cet épisode vaut aussi par la découverte d'un étonnant personnage, le Père Bruck, prêtre et co-scénariste.

La partie cinématographique que j'évoque ici n'occupe pas une grande place dans l'imposant roman de Romain Slocombe, mais elle est importante dans le tour que va prendre l'histoire. On pourrait même voir transparaître un parallèle entre la trame de ce film, qui se déroule dans un couvent, et l'intrigue de ce roman, même si Sadorski n'a franchement rien d'une nonne...

Cet épisode se déroulant en plein tournage constitue aussi un élément de contexte comme il en faut pour faire vivre une époque aux lecteurs de romans historiques. On le sait, dans cette série installée en pleine Occupation, Romain Slocombe mêle régulièrement à son intrigue fictionnelle des événements réels, qui vont influer sur le destin de l'IPA Sadorski.

C'est encore le cas dans ce troisième volet. Il y a donc le tournage de ce film, il y a également un autre événement qui sert de décor au final du livre, on n'en parlera donc pas en détails ici. Je me bornerai à dire que cela donne une scène particulièrement impressionnante, surréaliste aussi dans l'impression qu'elle donne que, pendant l'horreur, le spectacle continue...

Une scène finale effroyable, qui se termine comme un cauchemar lorsqu'on se réveille. Pour le lecteur, c'est la fin du livre, mais pour Sadorski, ce n'est sans doute que le début de son cauchemar... Un point d'orgue à un troisième volet qui s'avère particulièrement violent, même en comparaison avec les deux premiers tomes déjà musclés dans ce domaine.

Il y a la violence du contexte, bien sûr, la peur des arrestations et même des déportations, la pression croissante de l'occupant, les attentats de la résistance, les privations... Et puis, il y a la violence des mots. Ceux qui vont frapper l'esprit, peut-être pas si obtus qu'on pourrait le penser, de Léon Sadorski, lorsqu'un officier SS va lui raconter par le menu son expérience en Europe de l'est.

Pendant ce passage, on se demande si on n'a pas quitté sans s'en rendre compte la série de Romain Slocombe pour débarquer dans la première partie des "Bienveillantes", de Jonathan Littell. C'est toujours aussi dur à lire, cette monstruosité portée par un personnage qui en jouit. Il y est question de culpabilité, mais c'est un sentiment qui n'effleure pas celui qui raconte ici.

Son interlocuteur, en revanche, est ébranlé, même s'il ne veut pas le montrer. Déjà touché par ce qu'il a vu lors de la rafle du Vel d'Hiv, sensible au sort de Julie (même si c'est poussé par de bas instincts), il réalise soudain ce qui attend les juifs qu'il traque sans relâche simplement parce qu'ils sont juifs... Et soudain, ses certitudes ne sont plus aussi solides.

Oh, vous n'allez pas voir Léon Sadorski se métamorphoser d'un seul coup en héros du bien, faut pas pousser. Non, cette prise de conscience est très égoïste : tout ce qu'il a fait risque de lui retomber bientôt dessus, surtout si la guerre ne tourne pas en faveur des nazis... Si la France est libérée et qu'on règle les comptes de l'Occupation, il ne sera pas aux meilleures places...

Une situation qui va déboucher, là encore, sur une féroce spirale de violence, dont on se demande s'il elle n'est pas plus désespérée que raisonnable. Et n'est-il pas déjà trop tard, de toute manière ? Que vaut l'âme de Léon Sadorski en ce printemps 1943, ou pire, sa tête ? Sa valeur n'est-elle pas furieusement à la baisse ?

Pour les lecteurs qui croyaient encore qu'une rédemption était possible pour Léon Sadorski, l'espoir diminue sérieusement. J'ai lu à plusieurs reprises que "Sadorski et l'ange du péché" était le dernier volet de la série. J'aimerais croire, même si je n'en suis pas certain, qu'on retrouvera encore l'IPA Sadorski, car même pour lui, le laisser ainsi, c'est presque inhumain !

Et parce qu'il reste encore un certain nombre de questions en suspens, concernant des personnages de l'entourage de Léon Sadorski. Il manque encore l'hallali, inévitable à ce point. Les moments qui boucleront la boucle et scelleront le sort d'un salaud, d'un être bien peu aimable, même s'il n'est pas un monstre sans sentiment ni scrupule.

D'un menteur si prolifique qu'il finit par s'embourber dans ses propres inventions... Le métier d'un flic a beau être de mentir, et Sadorski a beau être un professionnel très compétent dans les deux domaines, il a franchi là un point de non-retour. Vivre avec toutes ces histoires revient désormais peu ou prou à jongler avec des tronçonneuses en marche.

Sans même parler de la culpabilité. Car oui, Sadorski est ce qu'il est, mais il y a en lui quelque chose qui résiste à la noirceur et au mal... Et c'est justement là que ça le grattouille furieusement, maintenant. Qui fait de lui un être humain malgré tout. Mais il est trop tard pour s'en rendre compte et espérer en tirer avantage...

dimanche 28 octobre 2018

"Cet homme était prisonnier d'une névrose cambrioleuse cyclothymique. Seul le vol l'exaltait, il dépérissait le reste du temps".

Dans deux de ses derniers romans, "Madame la Marquise et les Gentlemen cambrioleurs" et "Seules les femmes sont éternelles",  Frédéric Lenormand multipliait les clins d'oeil à Maurice Leblanc et au plus célèbre de ses personnages, Arsène Lupin. Il n'est donc pas très surprenant de découvrir en cet automne que celui qui a déjà redonné vie au Juge Ti s'est lancé dans un sacré challenge : écrire un roman mettant en scène le plus attachant des voleurs, l'insaisissable Arsène, as du déguisement aux personnalités multiples. "Le Retour d'Arsène Lupin" est sorti récemment aux éditions du Masque, et met en scène un Lupin dans une position inattendue, puisqu'il est en pleine dépression, en pleine remise en question... Frédéric Lenormand reprend une des plus célèbres séries de la littérature policière et y imprime sa marque. Avec son humour et son sens des situations improbables, mais avec une tonalité plus sombre que celle qui préside, par exemple, à sa série impliquant Voltaire.



En cette année 1908, Arsène Lupin devrait se réjouir. Il vient de réussir un énorme coup au nez et à la barbe de son meilleur ennemi, Ganimard : un vol magistral, avec évasion intégrée dans le scénario... Non seulement il est reparti avec un vrai trésor qu'un riche Indien venait exposer à Paris, mais en plus, il a tellement écoeuré Ganimard que celui-ci a décidé de prendre sa retraite.

Et pourtant, Lupin ne savoure pas ce succès retentissant. Pire, il est en pleine déprime. A tel point qu'il a pris rendez-vous avec un spécialiste, le docteur Klouche, qu'il consulte depuis quelque temps. Un médecin compétent qui n'a pas eu besoin de longtemps pour définir le mal dont souffre le plus célèbre voleur de son époque.

Une névrose fort originale, puisqu'elle se caractérise par un besoin pathologique de voler. C'est la seule activité humaine dans laquelle il s'épanouit, au point, le reste du temps, de s'enfoncer dans ce mal-être qui l'a poussé à contacter le docteur Klouche. De la cleptomanie ordinaire à la cambriole comme un des beaux-arts, Lupin vit pour voler et vole pour vivre...

Comment sortir de ce cercle vicieux, alors ? Comment rompre avec cette solitude dans laquelle s'est enfermé Arsène, condition sine qua non de sa réussite ? Pour le docteur Klouche, il y a un moyen simple de lutter contre tout cela : l'abstinence ! Soigner le mal par le mal, en quelque sorte, puisqu'il s'agit de ne plus voler pendant quelques semaines. Plus rien, pas même un bonbon dans une épicerie !

Très vite, l'occasion de mettre sa volonté à l'épreuve se présente. Elle prend la forme d'une visite à l'agence Barnett et Cie, une des couvertures du gentleman cambrioleur, celle d'un policier, l'inspecteur Béchoux, qui n'imagine pas une seconde que celui avec lequel il traite régulièrement de ses affaires n'est pas juste un détective, mais l'ennemi public n°1.

Cette fois, il lui demande un coup de main, en vue d'un avancement. Béchoux connaît ses limites en temps que policier, mais il ne cracherait pas sur une médaille. Pour cela, il faut retrouver une perle noire, volée à une riche veuve, Mme Bovaroff, dont feu l'époux, Dieu ait son âme, a inventé un produit miracle, sobrement baptisée bovarine, et qui assure la fortune familiale pour plusieurs générations.

Peut-il résister à la compulsion qui le pousserait en temps ordinaire à retrouver la fameuse perle noire pour mieux l'escamoter ? Il ne pourra le savoir qu'en se rendant chez la Bovaroff, dans les quartiers chics de la capitale, là où le ban et l'arrière-ban des détectives parisiens se presse. Pour Barnett/Lupin, l'affaire est vite entendue et la perle rapidement rendue à sa propriétaire.

Oui, mais... Lors de cette visite, quelque chose a frappé le cambrioleur amateur d'art : au mur, un tableau de Delacroix. Ou plus exactement une copie d'un tableau de Delacroix, là où devrait trôner un original... A peine remise de la disparition de sa chère perle, voilà la Bovaroff bien déconfite. Et Barnett/Lupin mandaté pour une nouvelle enquête, à la recherche de "l'Autoportrait au gilet vert".

Avant d'aller plus loin, un mot sur l'oeuvre qui est au coeur de ce roman, puisqu'il ne s'agit pas d'une oeuvre imaginaire. Non, au contraire, c'est même une oeuvre que l'on connaît bien, enfin si l'on n'est pas un millenial, puisque "l'Autoportrait au gilet vert" de Delacroix a orné pendant des années les billets de 100 francs. Facétie de l'auteur...


Tout est dans la couleur du gilet, qui varie selon les copies qui semblent se multiplier dans Paris. Il n'y a pas que l'auteur qui est facétieux dans cette histoire, le copiste aussi, puisqu'il exerce son art avec talent, mais malice, n'oubliant pas de laisser sa marque discrète dans ces copies quasi parfaites. Pour Lupin, toutefois, ces signes sont un début de piste et vont le mener d'abord à Montmartre...

Mais le Delacroix et ses avatars n'ont pas fini de le faire courir dans tous les coins de la capitale. D'artistes en marchands d'art, de collectionneurs en proches de la famille Bovaroff, les suspects sont nombreux et les périls aussi. Car l'oeuvre volée semble porter malheur à ceux qui l'ont en main ou cherchent à l'accaparer. Un malheur du genre dont on ne se relève pas.

Ainsi se dessine une affaire délicate, dangereuse, mais captivante pour un Lupin qui en oublie quasiment ses problèmes. Le défi qui lui est ainsi lancé est à la hauteur de sa réputation et peu importe si, au final, il lui faudra rendre le chef d'oeuvre à sa légitime propriétaire. Il va tout faire pour mettre la main au gilet (vert) de Delacroix.

Comme dit en préambule, on retrouve tout ce qui fait le charme de la série originale, le voleur insaisissable, méconnaissable puisque jouant de ses nombreuses identités pour brouiller les pistes, une affaire pleine de piment où le voleur n'est pas celui que tout le monde croit, des rencontres avec des personnages qui n'inspirent guère confiance (et réciproquement), des crimes...

Mais, Frédéric Lenormand ne cherche pas à faire du Maurice Leblanc pour autant. Il imprime sa propre marque, son propre style, son humour également, même s'il l'use ici avec parcimonie, proposant un univers tout de même plus sombre que la série des Voltaire, par exemple. Lupin est un personnage carré, l'humour vient souvent du ridicule dans lequel il plonge ses adversaires et en plus, là, il est déprimé...

C'est un des aspects, je pense, où l'on attend au tournant Frédéric Lenormand : quel Lupin va-t-il nous offrir ? Sera-t-il plus proche de son Juge Ti, sobre, carré, réfléchi, ou de Voltaire, l'histrion philosophe qui, du moins jusqu'à sa plus récente enquête, ne donne pas toujours l'impression de maîtriser son sujet lorsqu'il traque un criminel ?

Ce nouveau Lupin est fidèle au modèle, en tout cas à l'image que je m'en faisais lorsque, adolescent, je dévorais les livres de Maurice Leblanc dans la collection "Club du Livre", des ouvrages eux-mêmes offerts à mon père lorsqu'il avait le même âge... Un personnage fascinant, puisqu'il incarne l'immoralité tout en étant, à chaque fois, du côté du bien, face à des criminels bien plus méchants que lui.

On retrouve dans "Le Retour d'Arsène Lupin" ce paradoxe, encore plus marqué ici, puisque sa thérapie lui impose de ne surtout pas voler, chose qu'il sait faire mieux que tout autre. Jamais son alter ego, Jim Barnett, le détective privé, n'a été aussi... vivant. Il n'enquête pas dans le but de tirer son épingle du jeu (et quelque objet précieux avec), mais pour la justice, eh oui, tout arrive, ma brave dame...

Sera-ce suffisant pour guérir ce vilain cafard qui lui trotte dans la tête ? Va-t-il rejoindre définitivement Tony Soprano au rang des dépressifs chroniques que leur activité professionnelle maintient dans la souffrance ou va-t-il trouver un remède à son mal, à son addiction pour le vol ? Pour cela, il va vous falloir lire ce roman, qui offre, allez, un début de réponse...

Il est amusant de voir, dans ce début de psychanalyse, apparaître une question qui traverse la série originale de Maurice Leblanc, sur laquelle on pourrait écrire (et on a peut-être déjà écrit) des thèses et des traités et qui est forcément bien présente dans ce roman : les liens compliqué, et ce depuis toujours, d'Arsène Lupin avec la gent féminine...

Séducteur, il l'est, cela fait presque partie de son personnage, de son attirail de gentleman cambrioleur. Amoureux, il l'est aussi souvent, et sans doute sincèrement. Mais aucune de ces histoires d'amour ne s'est bien terminé, et pas uniquement parce que la vie commune se marie mal avec celle de voleur recherché par toutes les polices du pays...

Eh oui, en faisant entrer un psy dans la vie d'Arsène Lupin, Frédéric Lenormand le place face à cette vérité : qu'il s'agisse de sa mère ou des femmes qu'il l'ont aimé, ces relations n'ont jamais été heureuses, ou alors de manière très éphémères... Voilà aussi peut-être ce qui pousse Lupin à s'isoler, à entretenir cette solitude qui joue forcément un rôle dans son état dépressif...

Et des femmes, évidemment, on en croise, dans "Le Retour d'Arsène Lupin". Mme Bovaroff, évidemment, mais qui n'est pas franchement à ranger dans la même catégorie que celles qu'on vient d'évoquer. En temps normal, il aurait visité son hôtel particulier proche du parc Monceau pour le vider de ses plus belles pièces.

En revanche, Clarisse Saint-Jeanne, la secrétaire de la riche veuve, Mona-Lisa (si, si, c'est bien son prénom) Visantini correspondent mieux à ce profil. Dans deux registres sensiblement différents, je ne vais pas en dire plus, si ce n'est que face à Mona-Lisa, Lupin me fait irrésistiblement penser au Charlot des "Lumières de la ville", face à Virginia Cherrill...

Et puis, il y a l'invitée surprise, dont le nom évoque tant de choses : Mata Hari. Evidemment, Frédéric Lenormand joue ici avec l'image sulfureuse que véhicule ce nom, en dresse un portrait tout à fait romanesque. Mais qui fait de la danseuse orientale, star de l'époque, un personnage parfait dans le contexte des aventures d'Arsène Lupin.

On songe au fil du récit à la Comtesse de Cagliostro, la Némésis d'Arsène Lupin, et l'on se dit effectivement que Mata Hari a l'étoffe de ce genre de personnage. Mieux, elle ressemble terriblement à Arsène Lupin, réunissant les mêmes qualités, les mêmes ambitions, la même roublardise... Je serais curieux de voir si ce roman devient le point de départ d'une série, si on la recroisera...

Vous verrez que Mata Hari n'est pas la seule personnalité historique à faire une apparition dans "le Retour d'Arsène Lupin". Frédéric Lenormand s'amuse avec la période et utilise le décalage qui existe entre ses personnages et ses lecteurs, qui eux, connaissent l'avenir. C'est donc un inconnu appelé à devenir célèbre que l'on croise ici, du côté des ateliers de Montmartre...

Il est à la fois excitant et inquiétant de se retrouver avec en main un roman ressuscitant un personnage aussi emblématique que peut l'être Arsène Lupin. Le pari est osé, même s'il ne faut sans doute pas chercher le jeu des comparaisons et accepter d'abord l'hommage qui est ainsi rendu. Frédéric Lenormand s'empare de ce héros avec tendresse et respect, c'est certain.

Il le cuisine ensuite à sa sauce, jouant d'emblée sur le décalage que va créer cette situation particulière, cette dépression qui ronge Arsène Lupin. Solitaire, individualiste, sans doute désabusé par ses mésaventures passées, cette nouvelle expérience va l'amener à plus d'altruisme, comme on le voit dans le final plein d'émotions de ce roman.

On le quitte en se disant toutefois que tout n'est pas encore résolu, et les failles de cet homme qui semble si sûr de lui, inoxydable et omnipotent, apparaissent brusquement pour lui donner une dimension très humaine. Et si nous nous étions trompés à propos d'Arsène Lupin et de son invincibilité ? S'il déguisait mieux ses échecs que les autres, mais en souffrait plus profondément ?

samedi 27 octobre 2018

"J’ai la certitude la plus absolue que Mlle Cook et Katie sont deux individualités distinctes, du moins en ce qui concerne leurs corps" (William Crookes).

Ce titre ne paye pas de mine, à première vue, mais vous allez comprendre ce choix au fil de notre billet. Il ne s'agit pas d'une phrase tirée de notre roman du jour, mais bien d'écrits de William Crookes, qui en est l'un des personnages centraux. Voici une histoire inspirée de faits réels, mais qui finit par s'en écarter, on y reviendra, autour d'un phénomène bien particulier : le spiritisme. Dans "Katie" (en grand format aux éditions Jacqueline Chambon ; traduction de Stéphanie Lux), la romancière allemande Christine Wunnicke s'intéresse à l'un des cas les plus fascinants et troublants, celui de Florence Cook, véritable célébrité à Londres dans les années 1870, et à celui qui va se passionner pour son cas, le physicien William Crookes. Mais elle en fait une espèce de comédie de moeurs, bien implantée dans cette époque particulière qu'est l'ère victorienne et offre au lecteur une réflexion sur la société du spectacle naissante, dans laquelle la science est vite surpassée par le sensationnel... Cela ne vous rappelle-t-il rien ?



Au début des années 1870, le spiritisme est en train de devenir une mode, à Londres comme dans toute l'Europe, et nombreux sont ceux, y compris parmi les figures intellectuelles et artistiques, à s'y adonner. Dans la capitale anglaise, les lieux où l'on fait tourner les tables et où l'on invoque les esprits se multiplient et certains médiums connaissent une vraie notoriété.

Parmi ces personnages, un nom commence à courir de salon en salon : Florence Cook. Cette adolescente, tout juste 16 ans, défraie la chronique dans les milieux spirites depuis quelques mois et on la considère déjà comme la plus fameuse médium "matérialisante" de son temps. Autrement dit, elle ne se contente pas d'invoquer un esprit, elle parvient à le faire apparaître aux yeux de tous...

Florence redoute d'être considérée comme un escroc, alors elle a mis au point un étrange protocole pour présider à ses séances, une espèce de mise en scène digne de celle qui rendront célèbre, quelques années plus tard, un certain Houdini : enfermée dans une espèce d'armoire, entravée de la tête aux pieds, elle laisse ensuite se produire un phénomène auquel elle ne comprend rien.

Issue d'un milieu modeste, Florence profite évidemment de cette notoriété naissante, mais ce qui se déroule est si... particulier que sa mère et elle-même se posent bien des questions. Craignant que tout cela ne dégénère, la mère de Florence prend alors contact avec un des grands scientifiques de l'époque, William Crookes, un physicien membre de la Royal Society.

Crookes est connu pour travailler sur les phénomènes paranormaux afin de leur trouver une explication rationnelle et scientifique. En ce qui concerne le spiritisme, en bon disciple de Michael Faraday qu'il est, son hypothèse est que le spiritisme est un phénomène de nature électrique, et c'est dans ce sens qu'il mène ses recherches.

Lorsque les Cook mère et fille débarquent chez lui, il voit là l'occasion de mener de nouvelles expériences grandeur nature à partir d'un sujet de premier ordre. Le hic, c'est qu'un esprit ne se manifeste pas forcément à la demande et que Florence sort épuisée des séances. Il est donc décidé que Florence va rester en pension chez les Crookes, le temps que le physicien puisse oeuvrer...

Florence découvre donc ce nouveau mentor, mais aussi son épouse, Nelly, qui vit presque en recluse et semble sempiternellement enceinte, et l'assistant du scientifique, le dévoué Mr Pratt. Il ne manque plus qu'un élément à cette histoire, on pourrait même parler de personnage, car c'en est bien un à part entière, oui, vous l'avez compris, il s'agit de l'esprit que fait apparaître Florence et qu'on appelle... Katie.

L'irruption de Florence et de Katie dans la vie des Crookes va considérablement chambouler leur existence, William et Pratt se passionnant pour Katie, tandis que Nelly va se lier d'amitié avec la jeune médium. On pourrait presque se croire dans une pièce de boulevard, avec un zeste de fantastique (ou du moins d'inexplicable).

Et le parallèle n'est pas fortuit : bientôt, le très sérieux scientifique qui pensait découvrir une cause rationnelle explicable par la physique aux manifestations spirites va se prendre au jeu de cette relation avec Katie et se convertir, jusqu'à laisser derrière lui son scepticisme et ses expériences pour se lancer dans une nouvelle carrière...

Avant d'aller plus loin, quelques précisions historiques : en dehors de Pratt, personnage imaginaire, les autres acteurs de ce livre ont bel et bien existé. William Crookes est un très grand scientifique, dont les travaux aboutiront à la découverte des rayons X. Et il est vrai qu'il a eu cette étonnante passion pour les phénomènes inexplicables, en particulier le spiritisme.

De même, Florence Cook a bel et bien été une figure de cette période victorienne, et avec elle, cet... esprit, appelons cela ainsi, baptisé Katie, dont les apparitions ont donné lieu à de nombreuses photos particulièrement impressionnantes (je n'en mets pas dans ce billet, mais on les trouve aisément, par exemple sur la page Wikipédia consacrée à Florence Cook).

Dans le roman, Christine Wunnicke raconte la très romanesque (et très brève) histoire de Katie, je vous la laisse découvrir. Dans la réalité, ce phénomène, ces... apparitions, appelons cela ainsi, restent inexpliquées. Il y a eu de nombreuses thèses, y compris celle d'un coup monté, mais comme en témoigne la citation en titre de ce billet, William Crookes, lui, a été convaincu par ce qu'il a vu.

Dans le roman, on voit son évolution se produire, celle du sceptique, fidèle aux préceptes de Faraday, et qui devient un véritable fan de Katie, jusqu'à se lâcher complètement, au risque de voir sa carrière scientifique remise en question. Et il est vrai que William Crookes s'est passionné pour le spiritisme, au grand dam de certains de ses collègues, jusqu'à s'engager dans des sociétés ésotériques.

Christine Wunnicke en fait une espèce de savant fou, d'abord obsédé par ses recherches, puis investi totalement dans la promotion, je ne vois pas d'autre terme, de Florence et de Katie. Elle le fait basculer du monde très confiné de la science à celui, en plein essor, du théâtre : après les expériences, il se lance... dans le spectacle. Avec un immense succès.

Quant à Nelly, elle apparaît, et cela ne manque pas de sel, comme une espèce de spectre hantant le domicile des Crookes. Son propre domicile, donc. Enceinte, toujours enceinte, elle ne sort jamais et erre dans les couloirs de cette maison trop grande et trop petite à la fois, comme si elle n'avait aucune raison de vivre. Jusqu'à sa rencontre avec Florence, qui semble lui redonner vie.

En s'intéressant à l'histoire de Florence Cooke et de son... alter ego, Katie King, Christine Wunnicke choisit de ne pas coller aux faits, mais d'utiliser cet épisode pour en faire une comédie, et même une comédie romantique. On s'amuse beaucoup en lisant ce livre, qui pourrait être très sombre, très inquiétant. Mais, quitte à flirter avec le roman gothique, la romancière décide de s'en moquer gentiment, d'en détourner les codes.

Elle transforme la maison des Crookes en une espèce de théâtre où s'animent ces personnages aux agissements étranges, le savant fou, le spectre enceint, la médium ligotée de la tête aux pieds, le spectre au passé pour le moins violent... Oui, je l'ai dit plus haut, il y a quelque chose, dans cette première partie, d'une pièce de boulevard.

Et, lorsqu'on sort de cette unité de lieu, c'est pour monter sur une scène, et pas n'importe où : une salle idéale pour un spectacle ésotérique : l'Egyptian Hall. Cette salle n'existe plus aujourd'hui, mais le choix de la romancière est en soi un clin d'oeil : elle se trouvait tout près de Burlington House, siège de la Royale Academie of arts, mais aussi de plusieurs sociétés scientifiques, auxquelles appartenaient William Crookes.

Spectacle et science... De mon point de vue, c'est le coeur de ce roman, le moteur de sa dimension satirique. Parce que les recherches très sérieuses du physicien ne pèsent pas lourd face à la fascination que provoque le spiritisme, en particulier dans ses manifestations les plus impressionnantes. Et en cela, on se dit que "Katie" est une critique très ironique de notre société contemporaine.

Dans son roman, Christine Wunnicke met en évidence, et William Crookes en est l'exemple absolu, le paradoxe d'une société où la science multiplie les découvertes et les avancées, dont les applications vont trouver leur application dans la vie quotidienne, et où, pourtant, on se passionne pour le paranormal, l'inexplicable, l'irrationnel...

J'évoque Crookes, puisqu'il est partie prenante du livre, mais on peut songer à Victor Hugo ou Arthur Conan Doyle, eux aussi adeptes parmi tant d'autres, des séances de spiritisme. Comme si cela pouvait apporter des réponses que la science, malgré sa puissance, ne peut fournir... Dans une société où le matérialisme gagne du terrain et rogne celui de la religion, il y a sans doute aussi un lien à faire.

Mais, la romancière allemande va plus loin : elle va faire de Katie une star des planches. Un phénomène qui dépasse celui des pièces confinées où se réunissent les sociétés spirites, et devient un objet artistique, spectaculaire. La vedette, c'est cet esprit qui apparaît et cabotine, dans une mise en scène d'où la science a bel et bien, elle, disparue...

Difficile de ne pas faire un lien avec notre société actuelle, où le spectacle semble s'imposer à tout le reste, où le buzz est devenu un enjeu bien supérieur aux actions politiques ou aux découvertes scientifiques, où les théories les plus farfelues trouvent sur les réseaux sociaux un terreau fertile, pour réapparaître, comme un virus qu'on ne combattrait plus par la vaccination.

Christine Wunnicke fait de cette histoire une farce acide, à la fois drôle, mais qui laisse un drôle d'arrière-goût. On oublie presque le côté fantastique de ce roman, tant Katie semble s'intégrer parfaitement dans ce petit monde, où elle devient le centre de l'attention. On s'amuse devant cette espèce de famille Adams bis, installée dans un décor idéal, celui du Londres victorien.

Une chose est certaine, il y a bien un esprit qui habite ce roman, celui de Christine Wunnicke, à la fois tendre et acerbe, mais toujours ironique. Elle joue avec ses personnages, avec le fantastique qui devient un ingrédient de comédie, avec des codes littéraires légèrement détournés. Puisque la raison ne peut donner de réponse claire, alors amusons-nous de cette situation qui plonge dans l'absurde.

vendredi 26 octobre 2018

"Il était une fois Alma, la petite fille qui causait avec Dieu".

En début d'année, après avoir lu le passionnant ouvrage de Thierry Poncet, "Zykë, l'Aventure", dans lequel il raconte sa relation professionnelle (et ses à-côtés) avec Cizia Zykë, je m'étais dit qu'il faudrait que j'en lise, justement, du Zykë. Si ce nom ne vous dit rien, sachez qu'il fut l'un des plus gros vendeurs de livres dans les années 1980 avec des récits d'aventures inspirés de ses propres expériences. Un baroudeur, costaud et provocateur, qui a ensuite voulu s'attaquer à la fiction, toujours avec l'aide de son secrétaire, sans connaître le même succès. Mais la passion de raconter des histoires a demeuré, jusqu'à ce dernier projet, qui semble tellement décalé : un roman historique mâtiné de fantastique. Une histoire qui trottait dans la tête de Zykë, qu'il a confié à Poncet, comme d'habitude. Mais, en 2011, le corps de Cizia Zykë l'a lâché. Et le projet a dormi quelques années, jusqu'à ce que Thierry Poncet lui redonne vie, le mette en forme et le fasse publier. Ainsi est née "Alma", paru aux éditions Taurnada. Sur une trame assez classique (sans doute pas tout à fait aboutie, en l'absence de son créateur), mais qui vaut par son étonnante narration, formidable hommage aux conteurs et à ceux qui font profession de nous raconter des histoires, nous, lecteurs difficiles et exigeants...


Alma est une ravissante petite fille, du genre à attendrir toute personne posant les yeux sur son joli minois. Et gentille, avec ça ! Oui, mais voilà, Alma est née en 1480, quelque part en Espagne, dans une ville dont on ne connaît pas le nom. Une ville où, comme dans tout le royaume à cette époque, la haine était le principal sujet de discussion.

Une haine savamment attisée par un clergé avide de pouvoir et de contrôle. Une haine visant de parfaits boucs émissaires, car le moindre malheur pouvait leur être attribué : les juifs. Or, Alma est née dans une famille de cette confession. Et, lorsque dans cette ville dont on a oublié le nom, on a décidé de se débarrasser de ces juifs porte-malheur, Alma n'a échappé au massacre que de justesse.

C'est finalement à Séville qu'elle a grandi auprès de sa tante, qui l'a recueillie alors qu'elle n'était encore qu'un fragile bébé. Devenue une jeune fille d'une douzaine d'années, elle va voir flamber de nouveau les démons antisémites, avec une virulence inédite : 1492, les Rois catholiques, la Reconquista. Et un personnage qui incarne les violences envers les juifs : Torquemada...

Alma vit alors au sein d'une des familles les plus en vue du quartier de la Juderia, réservé aux israélites, situé juste derrière l'imposante cathédrale de la ville. Séville, une des villes les plus prospères d'un pays qui est alors extrêmement riche. Une ville ouverte sur le monde grâce à son port, le plus important de la péninsule.

Et c'est pourtant là que l'intolérance, la folie humaine et la violence vont se montrer particulièrement inventives pour faire souffrir les juifs, les pousser à quitter le pays, à se convertir dans le meilleur des cas. Ou à mourir, pour les plus récalcitrants... Pas vraiment l'atmosphère idéale pour grandir tranquillement et se construire...

Mais Alma n'est pas n'importe quelle petite fille : elle a très tôt montré des talents bien peu ordinaires, dans des domaines assez variés. Elle semble surtout observer les événements avec une sérénité et même un sourire absolument désarmants. Comme si elle savait que rien ne pouvait lui arriver, comme si elle avait une parfaite confiance en un avenir pourtant bien sombre pour les siens...

Au point de penser que ce petit bout de femme pourrait bien être en contact direct avec Dieu. Oui, Dieu, en personne et en majesté. Avouez qu'au moment où l'on chasse et massacre les juifs pour imposer à tout le royaume d'Espagne une religion catholique au dogme particulièrement intransigeant, découvrir que Dieu pourrait avoir choisi comme relais une jeune juive, ça la fiche mal...

"Alma", c'est donc l'histoire de cette fillette extraordinaire, impassible dans le chaos qui se déchaîne, mais aussi de sa famille adoptive et de ses proches, qui vont devoir faire des choix pour leur avenir. Autour de la fillette, une galerie de personnages, pas tous très sympathiques, personne n'est parfait, hommes et femmes face au fanatisme et à l'arbitraire.

Mais également face à leur propre vie, leur propre avenir, leurs propres intérêts remis en cause par cette folie contagieuse. Homme pieux, femme d'affaires ambitieuse entendant développer son entreprise, artiste décidé à faire éclater aux yeux de tous son talent, jeune femme amoureuse faisant fi des différences et des religions... Tous sont embarqués dans ce tourbillon menaçant.

De l'autre côté, Torquemada, Grand Inquisiteur omnipotent et convaincu de faire ce qu'il faut pour accroître son pouvoir. Et tous ses sbires, qui ont bien enregistré le message de base et ont commencé à persécuter, traquer, molester, emprisonner, torturer, exécuter les juifs de Séville... Sans imaginer que celle qui va venir les défier ouvertement n'a que 12 ans et un sourire d'ange.

Ainsi raconté, tout cela semble bien sombre, bien dur, et ça l'est certainement. Pour être franc, l'histoire en elle-même aurait mérité d'être plus développée, mais rappelez-vous le contexte de la création de ce roman : la mort de Cizia Zykë a quelque peu raccourci le processus créatif, il a donc fallu s'y prendre autrement.

Chose assez drôle, il y a pas mal de points communs entre l'histoire d'Alma et celle que Raphaël Jerusalmy a raconté dans "La Rose de Saragosse", jusqu'à la présence dans les deux livres d'un abominable clébard, pouilleux et puant, mais d'une indéfectible fidélité (en revanche, celui de Zykë est nettement plus affectueux). Et pourtant, ce sont bien deux romans très différents au final.

D'abord, parce qu'il y a la mystérieuse Alma. On se pose énormément de questions sur elle, oh, les vilains sceptiques ! Est-elle est bien en contact avec Dieu lui-même ? Réalise-t-elle vraiment des prodiges ? On s'interroge aussi parce qu'elle parle très peu, et certainement pas pour expliquer ce qu'elle fait là exactement.

Et plus encore sur ses intentions, puisque l'on voit à peu près ceux des autres personnages, ses proches comme ses adversaires déclarés : jusqu'où va-t-on suivre Alma, dans cette si jolie ville de Séville en proie aux pires instincts que l'humanité sait produire ? Corollaire : Cizia Zykë a-t-il tourné mystique, en mettant en scène une espèce de mini-Christ au féminin ?

Il faut toujours avoir à l'esprit que Cizia Zykë n'a pas achevé ce roman avant sa mort et que Thierry Poncet, par conséquent, a mis en forme une histoire qui aurait mérité d'être peaufinée, approfondie. On a d'ailleurs en main un livre assez court, à peine plus de 200 pages, en comptant la présentation de Thierry Poncet qui explique la genèse du projet et rappelle ses liens avec Cizia Zykë.

La matière première du livre, en temps normal, aurait certainement été plus abondante. Je n'en sais rien, remarquez, mais j'aurais aimé un peu plus, et là je parle de la trame historique et fantastique, l'histoire d'Alma et des personnages qui gravitent autour d'elle. Mais, on va y revenir, ce manque va être compensé par la forme du récit, et en particulier sa narration.

Avant d'aborder ce sujet, un mot sur un des thèmes très forts développé dans "Alma" : la dénonciation du racisme, du rejet de l'autre, pas seulement de l'antisémitisme, d'ailleurs, mais de toutes les tentacules de cette pieuvre immonde. Racisme, mais aussi fanatisme religieux, des thèmes au combien d'actualité, on ne le sait que trop...

Il y a chez Cizia Zykë une volonté de relever sans cesse des défis, de ne jamais être là où on l'attend, de ne pas se contenter de ce qui est acquis, de ce qui est facile. "Alma" est le dernier exemple d'une carrière fulgurante qui ne s'est pas contentée d'exploiter un filon. Autrement dit : le baroudeur aurait pu écrire des récits de voyage dépaysants, musclés, violents, avec du sexe, des drogues (mais pas trop de rock'n'roll).

Pourtant, une fois installé, une fois l'argent engrangé et dépensé en quantité impressionnante, Cizia Zykë a voulu montrer que son talent ne se limitait pas à raconter sa vie. Il s'est alors lancé dans la fiction, sans d'abord trop s'éloigner de son domaine de prédilection, l'aventure dans des coins exotiques et dangereux, à la rencontre de personnages improbables et de situations précaires...

Puis, il a poursuivi les expériences, rêvant, en vain, de cinéma, seul la littérature lui a souri... Et, de fil en aiguille, il est arrivé à cette idée d'un roman historique se déroulant dans l'Espagne de la fin du Moyen-Âge, écrasée par la botte de l'Inquisition. Le petit plus, c'est l'aspect fantastique de cette histoire qui sert tout à fait, lorsqu'on y pense, le mode narratif choisi.

Ah, venons-en à ce point très particulier : oui, "Alma" est un roman historique, puisqu'il se déroule entre 1480 et 1492 dans l'Espagne des Rois catholiques. Mais, vous qui êtes intrigués par tout cela, soyez prévenus : la narration, elle, n'a pas grand-chose à voir avec ce que l'on appelle traditionnellement un roman historique.

Et pour cause : c'est Cizia Zykë en personne qui raconte l'histoire d' "Alma". Le colosse qui a traversé sa vie durant jungles et déserts se mue soudain en troubadour... Euh, un troubadour à sa façon (et sans la tenue, faut pas pousser). Oui, l'auteur d' "Oro" et de "Sahara" se dresse devant nous, s'adresse directement à nous, nous raconte la vie d'Alma avec sa gouaille, son style personnel.

Forcément, c'est un peu décalé, dans la forme, mais aussi dans les mots, les expressions, le style brut de pomme, et c'est finalement très agréable à lire. Cizia Zykë, à moins que ce ne soit Thierry Poncet rendant hommage à son ami, se met en scène, et le mot scène n'est pas anodin, tant il y a un côté one-man-show dans cette narration, et mène la danse avec humour et malice.

Il établit même une sorte de dialogue avec le lecteur, comme le ferait un acteur de stand-up avec ses spectateurs, autour d'un thème qui traverse le livre : le conteur. Les missions qui incombent au conteur pour captiver son public, ses petits trucs, la manière dont son imaginaire travaille pour donner vie à des histoires que l'on aura envie de lire jusqu'au bout.

Qui de mieux placé pour cela qu'un auteur (un tandem, allez, n'oublions jamais Poncet, l'homme de l'ombre) éminemment populaire (au grand dam d'un microcosme germanopratin qui ne l'appréciait guère, mais le craignait sans doute), lu par des milliers de personnes, à l'affût, du temps de sa splendeur, de chacune de ses nouveautés ?

Les affres, les douleurs du créateur, la nécessité de polir son histoire, de lui donner de la chair par certains détails apparemment sans importance, par la création d'un contexte, d'un univers, par le façonnage de personnages qui tiennent debout et suscite intérêt et même empathie. Exemples à l'appui, Cizia Zykë émaille son monologue de ces digressions à la fois théoriques et pratiques.

Une narration à l'esprit caustique, on imagine l'oeil qui frise de celui qui n'est pourtant plus là pour faire son numéro, qui vient contraster avec la noirceur du récit, rempli d'atrocités et de folie. Mention spéciale pour l'onomastique, en particulier le nom des personnages des "méchants", particulièrement soignés, d'une grossièreté assumée et très drôle.

Alors, bien sûr, si vous aimez les sagas historiques classiques, avec l'écriture qui va bien, pas sûr qu' "Alma" soit un livre fait pour vous. Le livre posthume de Cizia Zykë est en fait un conte sombre cruel, une fable grotesque racontée par un gentil bouffon, mu par un sarcasme qui s'adresse sans doute plus à ses détracteurs qu'à ses lecteurs, surtout les plus fidèles. Sans happy end pour faire glisser la (ou les ?) morale(s)...

jeudi 25 octobre 2018

"La mort n'est pas l'autre côté de la vie (...) C'est comme un somnifère. Tu t'endors après la douleur, puis il y a un rêve..."

Voici un roman parfait pour cette fin de mois d'octobre, mois de l'imaginaire. Car celui du romancier qui signe ce livre est pour le moins fertile, et surtout complètement frappadingue. Une belle et douce folie, joyeuse et romantique, par certains côtés, plus sombre et même inquiétante par d'autres, portée par une galerie de personnages, allant des plus touchants aux plus loufoques, en passant par quelques brutes, il en faut bien. Après Anna Starobinets (prix Imaginales pour "Refuge 3/9") ou Maria Galina ("L'organisation"), les éditions Agullo poursuivent leur travail autour de la littérature russe, par son versant décalé, car l'imaginaire se glisse dans la réalité pour nous parler de notre monde, de notre regard sur lui. Avec "Le Dernier Rêve de la raison", de Dmitri Lipskerov (traduction de Raphaëlle Pache), elles nous présentent un nouvel exemple de la vivacité de cette littérature où le merveilleux fait partie intégrante de l'histoire, jusqu'à la rendre surréaliste, et je n'utilise pas ce mot à la légère. Mais, ne nous y trompons pas : même si l'on rit énormément en lisant ce roman complètement fou, ce que nous donne à lire Dmitri Lispkerov n'est rien d'autre qu'une danse macabre...


Quel âge peut bien avoir Ilya Ilyassov ? Sur ses traits impassibles de Tatare, le temps qui passe ne semble laisser aucune trace. Et l'homme, fort peu disert, n'est pas du genre à se confier. Mais voilà plus de quarante ans qu'il occupe un emploi de poissonnier dans une ville perdue de Russie. Une profession qu'il exerce consciencieusement, à défaut de passion.

Plus de quarante ans qu'il arrive dans ce marché, qu'il s'acquitte de sa tâche et repart chez lui, sans avoir lâché plus de mots que nécessaire, sans se lier avec ses collègues, assez peu sympathiques, d'ailleurs, sans laisser d'autre impression que celle d'un poissonnier compétent... On ne sait rien de sa vie, on ne lui connaît pas de famille ni d'amis.

Seul un silure semble concentrer l'attention et même l'affection de l'homme. Il le garde sous son comptoir et le dorlote. En fait, Ilya a pour cette espèce, pourtant loin d'être la plus populaire, en raison de sa laideur, mais aussi de la dangerosité qu'on peut lui prêter. C'est le seul être sur cette terre qui semble provoquer chez cet homme monolithique une forme d'émotion...

Ce qu'ignorent tous ceux qui fréquentent quotidiennement Ilya, c'est que, toutes ces années, il n'a pu oublier le drame qui a marqué son adolescence, la mort d'Aïza, dont il était éperdument tombé amoureux. La jeune fille s'est noyée presque sous ses yeux et son corps n'est jamais réapparu. Détruit par cet accident, soupçonné de l'avoir tuée, Ilya a tout quitté pour atterrir là et ne plus en bouger...

Sa vie s'est arrêtée ce jour-là. Les décennies qui ont passé depuis ne sont qu'un sursis, une sorte de purgatoire qu'endure stoïquement Ilya. Désormais, il avance sans envie ni espoir, sans rien attendre des autres ou de lui-même. Désenchanté, presque désincarné, se moquant de ce que l'on peut penser de lui et ne cherchant pas à se rendre sympathique, il vit mécaniquement.

Jusqu'à la mort de son seul ami, le silure... Un événement bien triste, certes, mais pas de nature à changer le monde, pense-t-on. Le monde, non, mais le destin d'Ilya, en revanche... Une nouvelle fois, le mutique poissonnier voit son monde s'effondrer. Et voilà que dans la nuit qui suit, il se retrouve au bord de l'étang qui se trouve au centre de sa cité, plonge... et se transforme en silure...

Il manque beaucoup d'éléments dans le récit de la métamorphose d'Ilya, mais il vous faudra le découvrir par vous-mêmes. Personnages, éléments contextuels, petit à petit, se met en place tout ce qui va se développer au fil des chapitres suivants. Mais, ces éléments vont provoquer l'intervention du deuxième personnage central du livre : Vladimir Sinitchkine.

Tout récemment promu capitaine au sein de la police locale, Sinitchkine travaille au sein d'une équipe qui ne brille ni par sa compétence ni par sa motivation. Mais lui essaye de s'acquitter de son travail comme il le peut. Comme ce matin-là, lorsqu'il découvre près du fameux étang des traces manifestes de violence qui vont justifier l'ouverture d'une enquête.

Une enquête qu'il aurait certainement menée plus consciencieusement s'il n'avait pas eu l'esprit un peu ailleurs... Son problème, c'est son corps. Et même, plus précisément, une partie de son corps : ses cuisses. Malgré tous les efforts du policier, ses cuisses demeurent énormes à son grand dam. Et voilà que, à peine cette enquête entamée, elles se mettent à gonfler, gonfler...

Un vrai handicap auquel le pauvre homme ne comprend rien... Il ne maîtrise absolument pas cette soudaine augmentation de son tour de cuisse (attention, on parle de quelque chose digne du "Livre des records", pas d'un simple oedème) et personne ne semble comprendre d'où ça vient. Même si le phénomène rappelle étrangement une autre forme de grossesse...

Entre deux crises, Sinitchkine va se lancer dans cette enquête, tout en devant convaincre un monde incrédule qu'il y a bien matière à enquêter. Son cauchemar personnel vient de commencer, tout comme celui des autres personnages impliqués. Et ils ne sont pas au bout de leurs surprises, les événements étranges succédant aux événements inexplicables dans une folle sarabande...

Récapitulons : un poissonnier disparaît après s'être changé, une nuit, en poisson, et le policier qui mène l'enquête, sans même en connaître l'objet exact, a des cuisses gigantesques jusqu'à en être effrayantes... Et là, vous n'avez que le strict minimum de tout ce qui se déroule dans "le Dernier Rêve de la Raison".

On ne va pas suivre que ces deux personnages, Ilya et Sinitchkine, on croise aussi les voisins d'Ilya, deux sacrés zigotos, ces deux-là, que leur bêtise va précipiter dans une tourmente sans fin, chacun de leurs actes aggravant la situation ; des policiers aux origines arméniennes, plus gourmands que curieux ; les collègues d'Ilya, peu empressés de savoir d'où il vient...

On peut encore évoquer la pauvre épouse de Sinitchkine, désemparé devant la... maladie de son mari et qui voudrait par-dessus tout devenir mère, rêve qui s'éloigne jour après jour un peu plus ; les collègues d'Ilya, dont l'ignoble Petrov, dont la jalousie et la méchanceté sont le véritable détonateur de l'histoire... Et même d'étranges bambins sortis de nulle part...

Au fil des événements (et ne vous attendez pas à une enquête classique, je précise, même si j'imagine que vous vous en doutez déjà), nous allons apprendre à connaître cette mystérieuse petite bande, nous découvrirons le passé de certains d'entre eux tandis que leur avenir se joue. La construction du livre est une belle toile d'araignée où rien n'est anodin ou inutile.

Dans ce récit qui semble n'avoir ni queue ni tête, il y a pourtant bel et bien un ordre qui fait que chaque personnage impliqué va trouver à un moment où à un autre sa place. Entendez par-là qu'il va lui arriver des trucs aussi bizarres qu'une métamorphose ou que des cuisses qui enflent à vue d'oeil. Chacun ses soucis, même s'ils n'apparaissent pas toujours immédiatement...

Oui, l'imaginaire de Dmitri Lipskov sort clairement de l'ordinaire et sa folie générale ne doit pas faire perdre de vue la cohérence de l'ensemble, car tout finit par s'emboîter pour aboutir à une fresque déroutante, à la fois drôle et dramatique, pleine de fantaisie et de loufoquerie, mais aussi parfois nettement moins marrante et même violente.

J'ai évoqué le surréalisme dans le préambule de ce billet et je ne crois pas employer ce terme à la légère, comme c'est trop souvent le cas. Dmitri Lipskerov nous entraîne dans un univers où tout peut se produire, surtout le plus surprenant, le plus... incroyable. Certaines scènes pourraient sortir de tableaux de Dali ou d'une séance d'écriture automatique.

On pourrait aussi relier "le Dernier Rêve de la raison" au réalisme magique, qu'on associe désormais souvent à l'Amérique latine, mais qui est né en Allemagne et qui recoupe assez bien cette littérature russe, imprégnée de merveilleux, de fantastique, sans jamais quitter des yeux le monde réel, choisissant ce prisme pour mieux montrer du doigt ce qui ne fonctionne pas, ou mal.

Le lecteur peut faire le choix de se contenter d'une lecture au premier degré (même si je trouve qu'il aurait tort), mais, s'il accepte le parti pris du romancier et s'il accepte d'entrer dans son jeu, alors il doit s'affranchir de cette impression constante d'irrationalité pour voir ce que cela cache. A la fois dans le fond et dans la forme.

Dans la forme, ce sont des références constantes, littéraires mais sans doute pas uniquement (celle à Kafka est certainement la plus évidente, je ne les ai sans doute pas toutes repérées, d'ailleurs), une tonalité qui marie l'humour à la noirceur du monde dans lequel se déroule l'histoire et celle des comportements humains, bien peu reluisants...

Dans la forme toujours, il y a la volonté de fuir une réalité bien trop négative, violente, obscène, insupportable pour qu'on la montre de manière réaliste. Tout en insufflant ce merveilleux (terme général, car parfois, il ne l'est pas franchement), Dmitri Lipskerov dresse un portrait au vitriol de la société contemporaine russe, exactement comme Anna Staorbinets ou Anna Galina, déjà citées.

Oui, le cadre de ce roman est sinistre, entre misère, racisme, alcoolisme, violence, et autre joyeusetés que l'on voit apparaître au fil des pages, jusque dans le passé douloureux de certains personnages. Ce monde-là n'est pas aimable, et il ne va certainement pas aller en s'améliorant. Alors, mieux vaut en rire, s'en moquer, même si c'est un humour noir, tendant vers le cynisme et le grotesque.

Avant même d'entamer cette lecture, le titre du roman (dont la traduction française est fidèle, je crois) m'évoquait une oeuvre de Goya : "le songe de la raison engendre des monstres". Les monstres de Goya sont moins... bizarres que ceux que met en scène Dmitri Lipskerov, mais, après lecture, ce lien m'a paru assez pertinent, comme si le dernier rêve de la raison de cet homme était un cauchemar...


Et puis, il y a le fond. Bien sûr, on peut suivre les aventures des protagonistes comme une espèce de polar un peu étrange, mais il y a sous cette surface-là bien d'autres choses à aller chercher. Sur la question du bien et du mal, dont la frontière est par moments totalement brouillée, voire remise en cause (où vont se cacher la monstruosité et la bassesse, tout de même !).

Plus encore, il y a la question de la mort, abordée sur un plan métaphysique. La mort, dernier personnage de ce roman que j'évoquerai, car elle en est bien un. Du genre omniprésent, même si on ne la voit pas forcément tout de suite. C'est plus... compliqué que cela, et c'est même tout l'objet du roman et des phénomènes mystérieux qui s'y déroulent.

On perçoit dans cette vision de la mort quelque chose de presque mystique, qualifions cela ainsi. Un mysticisme plus spirituel que religieux, car il n'y a aucune évocation de ce genre dans le roman. Mais, une manière d'envisager la mort non comme un arrêt brusque, mais un passage plus en douceur. Un peu comme l'idée de cette vie qu'on voit défiler devant ses yeux...

C'est évidemment la perception que j'ai du roman, elle m'est propre, elle peut varier en fonction du lecteur. Mais il est clair que ce qui est fascinant dans ce livre, c'est ce mélange, cette émulsion entre le côté macabre du sujet et la folie douce et amusante qui règne et fait se mouvoir les personnages. Au milieu de tout cela, il ne faut pas oublier une dimension romantique puissante, à travers le personnage d'Ilya, incarnation de l'amour éternel.

Eh oui, il faut quand même bien une petite lueur d'espoir, au milieu de tout cela...