dimanche 30 novembre 2014

"Le vin est semblable à l’homme ; on ne saura jamais jusqu'à quel point on peut l’estimer et le mépriser, l’aimer et le haïr, ni de combien d’actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable" (Charles Baudelaire).

Je l'ai déjà dit, je ne bois pas de vin. Ni d'autre alcool, d'ailleurs. Ce qui ne m'empêche pas d'apprécier les histoires qui se déroulent dans ces mondes particuliers que sont la viticulture ou l'oenologie. C'est justement dans un vignoble que notre enquête (eh oui, polar, voilà ce que nous avons au menu, aujourd'hui) a commencé. Et, s'il n'est pas question que de vin, la dive boisson reste un élément central de notre intrigue. Malgré cela, il sera bien difficile d'y trouver la vérité, toute la vérité, contrairement au vieil adage latin. Il va falloir pour cela un enquêteur au top de sa forme, facétieux en diable et déterminé. Un portrait qui colle comme un gant à ce vieil ours d'Amédée Mallock, qui va devoir faire preuve de patience et de zénitude pour déchiffrer des situations apparemment indéchiffrables. "Les larmes de Pancrace" (en grand format au Fleuve Noir) ont des secrets profondément enracinés dans la terre bordelaise dont les fruits sont aussi mûrs que dangereux.





C'est un beau mois de juillet, chaud et ensoleillé, qui invite à la villégiature plus qu'aux activités du quotidien. Le commissaire Amédée Mallock a donc quitter son tout nouveau, tout beau quartier général, son équipe chérie et l'étouffante capitale pour aller prendre ses quartiers d'été à Andernos-les-Bains, sur le Bassin d'Arcachon.

Mais, à peine a-t-il le temps de se transformer en estivant et de profiter de la Dolce Vita aquitaine, qu'il reçoit un appel téléphonique qui va bouleverser tous ses plans. A l'autre bout du fil, un vieil ami, Gilles, déjà croisé dans les premières enquêtes de notre commissaire. Il est flic, lui aussi, il a fait partie de l'équipe Mallock il y a bien longtemps, avant de choisir de voler de ses propres ailes.

Des ailes qui l'ont conduit à Bordeaux, dans sa région natale, où il a grimpé les échelons, lui aussi. Mais, là, le voilà face à une affaire qui s'annonce bien épineuse, et dans laquelle Gilles pourrait se retrouver impliqué un peu trop personnellement, car il connaît tous les acteurs. Alors, un coup de main des amis ne serait pas de trop.

Même si Mallock ne rêve que de déjeuners en terrasse, de séances de bronzette et autres immersions dans l'eau d'une piscine ou d'un océan, il lui est difficile de résister à l'attrait du mystère. Surtout que Gilles lui affirme que celle que tout accuse n'a pas pu commettre le crime qu'on lui reproche. Dubitatif, malgré tout, Mallock se dit que, quoi qu'il prouve, cela soulagera son ami. Et puis, tout cela va l'emmener dans un vignoble, ce qui n'est pas pour déplaire à ce bon vivant...

En effet, c'est dans un domaine viticole renommé que s'est déroulé le drame. Jean de Renom, le maître des lieux, a été tué par balles sur le perron de sa propriété. Seule personne présente, sa jeune et ravissante épouse, Camille Corneille de Renom, a prévenu la police dans un état de nerfs proche de l'hystérie et ne semble se souvenir de rien.

Sauf que les premiers éléments de l'enquête se concentrent sur elle. Et les premiers indices que Mallock va mettre au jour vont accentuer l'impression : Camille Corneille de Renom, héritière du domaine viticole du même nom, celui qui fournissait du vin au Pape lorsqu'il siégeait à Avignon, sept siècles plus tôt, pourrait bien avoir occis son époux...

Là où la chose se complique, c'est que Camille n'est pas n'importe qui. Plus exactement, c'est sa mère qui est une personnalité en vue. Sophie Corneille est une figure politique en vue, au plan régional mais aussi au plan national. On lui promet même un destin présidentiel à plus ou moins long terme... C'est dire que les deux policiers, bientôt alliés à un magistrat droit dans ses bottes, vont devoir évoluer dans un champ de mines...

Un contexte immédiat difficile, propice à l'agitation médiatique et à la pression politique, tout ce qu'adooooore ce bon vieux misanthrope de Mallock, qui n'aime rien moins qu'on vienne lui piétiner les arpions, surtout sans demander pardon. On le cherche ? On va le trouver. Son esprit provocateur va rapidement le pousser à découvrir coûte que coûte ce qui s'est passé, sans se soucier de réputation et même de convenances.

Et surtout, il va se pencher sur le passé d'une maison marqué de longue date par les morts mystérieuses... Dans l'entourage récent des Corneille de Renom, on a une fâcheuse tendance à mourir avant l'âge et dans des conditions souvent étranges, parfois violentes... Comme si pesait sur cette famille une malédiction...

Celle que la légende attribue à Pancrace d'Armuth, fondateur du vignoble, au XIVe siècle ?

J'ai pris mon temps pour revenir vers Mallock, l'auteur et le personnage. Mais ce n'était pas oar réticence, car notre première rencontre, à la lecture du "Cimetière des hirondelles", avait été très bonne. Non, il fallait la conjonction d'un moment, d'une envie, et ce temps est venu dernièrement. Dans un contexte très différent, puisque cette enquête repose entièrement sur les épaules pas vraiment frêles du commissaire.

Bien sûr, les personnages qui l'entourent sont importants, mais les membres de Fort-Mallock ne font que de brèves apparitions, apportent des éléments forts, mais tout le processus de maturation qui va aboutir à la résolution de l'énigme. Rien ne va le faire dévier de son objectif et c'est un vrai duel qui va s'engager.

On assiste à une sacrée partie de poker menteur, ou comment l'enquêteur doit trouver les éléments pour démanteler le plan adverse et montrer, comme souvent, que le crime parfait n'existe pas. Dans "les larmes de Pancrace", c'est un Mallock qui fait fonctionner ses cellules grises à la façon d'un Poirot, mais aussi qui recours aux substances narcotiques pour délier son inconscient et son intuition, comme un Sherlock Holmes.

Tout y passe, des techniques de police scientifiques les plus pointues aux bluffs les plus éhontés, les pièges tendus et les hypothèses qu'on essaye de vérifier en prêchant le faux pour obtenir quelques certitudes. Un arsenal que Mallock maîtrise à merveille, sa roublardise naturelle faisant le reste. On n'est pas dans les effets de manche, mais le commissaire sait se montrer narquois jusqu'à exaspérer son monde. Une arme fatale.

Il faut dire que ce que découvre petit à petit Mallock, après moult investigations, et pas mal d'esbroufe, est juste diabolique. Mais ce n'est pas tout. J'ai évoqué Pancrace, je n'en dirai pas plus, si ce n'est que le lecteur, en parallèle, découvre le contexte de cette fameuse malédiction qui frapperait les lieux et expliquerait aussi pourquoi le vignoble des Corneille de Renom, s'il a le statut de grand cru, n'a jamais produit un très grand vin...

Cette partie, aussi historique qu'elle est romanesque, m'a passionné, au point que je me suis même dit que cette histoire aurait pu faire un livre à elle seule. Un splendide thriller historique qui aurait pu mêler foi, croyances, superstitions, pouvoir, géopolitique, vengeance, rédemption, déformation pour accoucher d'une légende qui fait frissonner lors des veillées au coin du feu...

Tous les ingrédients sont là aussi pour apporter une touche d'effroi dans cette affaire. Car, cette rude période n'était peut-être pas l'obscur Moyen-Âge qu'on veut parfois nous imposer en oubliant tout le reste, voire en déformant la réalité, il y a tout de même matière à installer quelque histoire pleine de violence, de cruauté, mais aussi le destin qui s'en mêle.

Le destin de personnage dont la mémoire collective n'a pas toujours conservé les noms. Seul Pancrace a traversé les âges, parce que fondateur du domaine et inspirateur de cette activité viticole qui a fait, fait toujours et fera encore longtemps la réputation des Corneille de Renom. Ce que l'on découvre des événements de cette époque, avec nos yeux si pleins de scepticisme d'homo sapiens du XXIe siècle, frappe alors de plein fouet.

C'est difficile de vous parler de ce polar qui ne repose pas sur un rythme effréné, des poursuites, de la bagarre, des rebondissements incessants. L'action rebondit, oui, elle avance par palier, élément après élément, ou plus exactement, strate par strate, à l'image d'un archéologue mettant au jour des vestiges à l'aide de sa truelle et de sa brosse.

Il creuse jusqu'à rencontrer un nouvel élément qu'il dégage avec précaution, époussette, nettoie, remet dans son contexte, associe à ses autres découvertes et en fait la pièce d'un puzzle qui devrait, finalement, permettre non seulement de comprendre qui a tué Jean de Renom de sang-froid, et pour quelles raisons inavouées ou inavouables.

Je marche moi aussi sur des oeufs, parce que j'aimerais aborder de front certains aspects mais j'ai peur qu'en faisant cela, j'ouvre trop de pistes pour comprendre un peu trop rapidement de quoi il s'agit. Une thématique en particulier, qui est certes à considérer avec le recul d'une lecture romanesque, d'une fiction, mais pose un regard que je trouve assez juste sur certains maux bien français dont nous ne parvenons décidément pas à nous défaire.

Un mot sur le juge d'instruction, Max Balester, qui apparaît dans le courant de l'histoire et se révélera un allié précieux pour Mallock, et réciproquement. Pas pour évoquer sa passion secrète pour les gerbilles, non, mais parce qu'il m'a fait penser à un autre juge de fiction qu'il m'arrive de croiser (et pour qui je m'inquiète ces temps-ci...) : le juge François Roban, l'un des personnages les plus intéressants, à mes yeux, de la série "Engrenages".

Tous les deux sont intègres et indépendants, imperméables aux pressions, mais capables aussi de jouer avec le système, les procédures et la loi, quand il est nécessaire, parce qu'il faut aussi savoir employer la ruse et s'accommoder avec les stricte éthique, pour jouer selon les règles du jeu qu'imposent des adversaires qui ne s'embarrassent guère de morale.

Certes, on pourra trouver, mais n'est-ce pas bien souvent le cas, qu'il enquête un peu, beaucoup, à charge. Il n'empêche que son objectif, malgré les écueils, est d'aller à la recherche de la vérité. Dick Wolf, lorsqu'il a créé sa fameuse franchise de séries télés, les a appelées "Law and order", la loi et l'ordre, qui, aux Etats-Unis, fonctionnent en symbiose.

Ce n'est pas franchement le cas chez nous, alors que, pourtant, les missions sont complémentaires et les buts communs. Curieux, tout cela... Ou suis-je juste un grand naïf ? Cette complicité pleine d'un certain mauvais esprit m'a ravi et ce juge, bizarre de dire ça, quand même, plutôt sympa, on aurait bien envie de le revoir dans une prochaine enquête...

J'en fini presque comme j'ai commencé, en vous parlant de ce personnage à multiples facettes qu'est le commissaire Amédée Mallock. Bourru, pas commode, ours mal léché, solitaire, insolent, casse-pieds, insaisissable, gourmand, cordon-bleu, ami en or, fidèle à ses idées comme à ses proches, loyal et même, quelquefois magnanime. Bref, un gros coeur comme ça pour qui sait le connaître, l'apprivoiser.

Et une férocité de pitbull pour qui marche sur ses plates-bandes ou lui manque de respect... Là, on peut craindre le pire, Mallock n'a rien à perdre, et il en a parfaitement conscience. Ses exploits passés lui ont valu quelques protections et, de toute façon, il lui importerait peu d'être poussé dehors. Dit-il. On peut ne pas y croire une seconde.

Mallock, c'est aussi un énorme orgueil sur pattes. Un sentiment qui est un moteur, mais qui pourrait aussi être parfois un handicap. Dans "les larmes de Pancrace", il n'hésite pas à se montrer arrogant, donneur de leçon, agaçant... Mais c'est fait avec talent, audace et un vrai sens de la théâtralité qui font qu'on le pardonne, finalement.

Une scène, en particulier, dans un parc, ceux qui ont lu le roman comprendront à quoi je fais allusion, relève de la prestidigitation et de l'entourloupe pure et simple. Le plantigrade irascible se transforme alors en faune, espiègle et bondissant. Impressionnante métamorphose qui montre, allez, lâchons-nous, qu'il kiffe grave son rôle d'empêcheur de tourner en rond et que sa raison d'être, c'est aussi d'empêcher les coupables de dormir en leur chatouillant métaphoriquement les orteils quand ils essayent de dormir sur leurs deux oreilles.

J'ai apprécié la complexité de cette enquête mais aussi la mécanique du crime et celle, parallèle, qui va mener à sa résolution. C'est complètement dingue et pourtant imparable. On y découvre des choses très étonnante et on finit par penser, en refermant le livre, que mettre de l'eau dans son vin peut vraiment être dangereux pour la santé...

jeudi 27 novembre 2014

"Tu as l'air d'avoir un talent naturel pour attirer les emmerdes, je trouve ça fabuleux !"

J'aime bien cette phrase et elle caractérise parfaitement un personnage que nous avons déjà évoqué sur ce blog. Voici, après l'oppressant et stressant "Territoires", un roman noir beaucoup plus léger, dans le fond comme dans la forme. La lecture récréative, si je puis dire, car on retrouve souvent cet adjectif accolé à des substances interdites dont il est beaucoup question dans notre roman du jour. Vous avez envie de vous marrer sans vous prendre la tête, ce livre est écrit pour vous ! Après "les talons hauts rapprochent les filles du ciel", Olivier Gay met une deuxième fois en scène son loser magnifique, Fitz, dans un milieu qui fait fantasmer : celui des concours de beauté et des castings de mode. "Les mannequins ne sont pas des filles modèles" est disponible au Masque en grand format, en ce qui me concerne, mais également en poche depuis quelques semaines.





A peine remis de ses récents déboires et nanti d'une "magnifique" cicatrice, Fitz a repris sa vie de noctambule vendeur de cocaïne dans les boîtes à la mode de la capitale. Et il n'est plus question, mais alors plus question du tout de jouer les enquêteurs, c'est vraiment trop dangereux et Fitz est bien trop malchanceux pour ça.

Flanqué de ses deux fidèles amis, Deb et Moussah, enfin, de ses gentils parasites toujours en demande d'un peu de poudre à se mettre dans le pif, Fitz fait des affaires, pépères. Enfin, ces derniers temps, il voit plus souvent Deb que Moussah, car son videur d'ami est amoureux. Eh oui, tout arrive. Et c'est réciproque, en plus !

Moussah, qui plus est, ne file pas le parfait amour avec n'importe qui : Cerise, sa chère et tendre (et plus si affinités, et il y a manifestement souvent affinités), gagne sa vie comme mannequin. Et, si vous permettez cette vanne fitzienne, vu son physique particulièrement avantageux, Cerise doit assurer dans son boulot (oui, celle-là, je la rends volontiers à César Gay...).

Et il est mimi, le gros nounours de Moussah, en amoureux transi ! Jusqu'au jour où... il vient retrouver Fitz en catastrophe. Car la belle Cerise a soudainement disparu. Pas vraiment une surprise pour le dealer qui, certainement un peu jaloux aussi, ne voyait pas cette idylle s'éterniser. Mais Moussah est certain que sa belle ne l'a pas plaqué sans prévenir.

Pour lui, c'est clair, il est arrivé quelque chose à la jeune femme, et quelque chose de grave. Un enlèvement, ou pire ! Il faut ab-so-lu-ment que Fitz lui file un coup de main, qu'il remette sa casquette de d'enquêteur, même si, question points communs avec Sherlock Holmes, la coke, ça fait léger, surtout quand on la vend alors que le détective la consommait...

Réticent, parce que sa dernière expérience a surtout failli lui coûter la vie. Mais, d'un autre côté, la seule piste que possède Moussah pour faire débuter l'enquête, c'est ce que s'apprêtait à faire Cerise quelques jours plus tard : participer à un concours pour intégrer une agence de mannequins et décrocher un contrat lucratif.

Concours + mannequins... Vous entendez les méninges de Fitz tourner en rond, telles un hamster dans sa roue ? Vous sentez la chaleur monter d'un cran pendant que ses hormones se mettent à bouillir ? Vous sentez ce picotement qui se manifeste à l'idée de se retrouver dans la même pièce qu'une cohorte de filles canons, remonte le long de l'échine et va redescendre rapidement vers... hum, restons-en là, si vous permettez...

Allez, malgré ses bonnes résolutions, et vraiment parce que c'est Moussah, Fitz accepte de mener l'enquête pour comprendre pourquoi Cerise a aussi brusquement disparu. Avec une idée évidente : elle avait toutes les chances de remporter n'importe quel concours. Sa beauté était juste prodigieuse et, contrepartie, elle avait tout pour attiser les jalousies de concurrentes possédant des canines de longueur déraisonnable, sans pour autant altérer l'harmonie de leur visage de chipies...

Les yeux écarquillés, Fitz n'en revient pas : ce concours n'a pas grand-chose à voir avec ce qu'il imaginait, bien moins sexy, finalement, que dans ses rêves les plus... fous. Et surtout, cette ambiance de compétition exacerbée où chacune semble prête à tout pour décrocher un ersatz de gloriole sur papier glacé ou en 4 par 3... Dans le meilleur des cas...

Eh oui, les petites filles modèles n'ont rien d'enfants sages comme des images. Et les malheurs, n'en doutez pas une seconde, ne sont pas pour Sophie, mais pour Fitz, l'aimant à emmerdes... La mission fastoche dans un milieu rose bonbon sucé plein de paillettes, de blush, de gloss et de bombes de laque est une sacrée chausse-trappe. Et Fitz n'a vraiment rien à gagner à se fourrer dans de tels ennuis...

A part les beaux yeux d'Aurélie, évidemment...

Aurélie ? Ah oui, je n'en avais pas encore parlé. Et je ne vais pas en parler plus. Et toc. Laissons ce brave Fitz se liquéfier devant la demoiselle en question. et parlons de cette deuxième enquête dans le monde impitoyable de la mode. Une intrigue assez classique, mais c'est la manière de l'enrober, de la mettre en mots qui est le plus intéressant.

La manière de jouer avec ses personnages et de transformer cette enquête en une espèce de pièce de boulevard complètement loufoque où plus personne ne contrôle grand-chose de ce qui se passe. Olivier Gay, c'est certain, a le sens de la situation. Pas seulement pour mettre ses (anti-)héros en danger, mais pour les plonger dans un inconfort équivalent à s'asseoir sur une pelote d'épingles en devant absolument conserver le sourire de la Joconde.

On s'amuse parce que l'auteur a le sens de la formule et son personnage, celui de l'autodérision. Il faut dire que Fitz, John-Firzgerald, de son prénom véritable, en a eu rapidement besoin dans la vie. Et aussi, parce que ce grand dadais est le roi des maladroits. Le genre qui contourne la peau de banane sur le trottoir pour se prendre le pot de fleurs sur le coin de la tronche... Ou vice-versa.

Attiré comme une phalène par une lampe halogène, Fitz rapplique au pays des merveilles et des mensurations parfaites. Mais, toujours comme ladite phalène, c'est avec le risque de salement se brûler les ailes, et la tête, et la queue... euh, alouette ! Et l'alouette et la linotte sont de lointain cousins, alors... Alors, on imagine bien qu'après les périls, suivra le "va, je ne te hais point", à tête de litote.

Je me suis énormément amusé avec la description cheap de chez cheap de ce monde des castings pour princesses sorties tout droit de contes de fée qu'on leur a racontés depuis leur tendre enfance et ambitionnant désormais de devenir reines de beauté. Il y a quelque chose de pathétique dans cette démarche tant elle semble devenue commune et ne sacre plus vraiment d'exception.

Il y a beau avoir peu d'élues par rapport au nombre des candidates, il y a désormais bien trop de jolies frimousses étalées au mètre carré, des pages de magazine au panneaux publicitaires, en passant par les écrans de télé, de ciné, d'ordi, de portables, de tablettes et même les écrans de tutti quanti... Partout, les canons de la beauté contemporaine s'exp(l)osent et l'oeil frise, mais surtout l'overdose...

Trop, c'est trop, n'en jetez plus ! Elles sont belles, charmantes, sexy, tout ce que vous voulez, elles sont là, dans cette salle des fêtes défraîchie à attendre leur tour, c'est déprimant. On n'est loin du rêve, des marches de Cannes, des unes de Elle et des contrats avec des zéros en nombres longs comme leurs jambes...

Et on se dit qu'elles auraient bien mieux à faire que de se précipiter, tête baissée, dans ce miroirs aux alouettes (encore elles !!)... C'est là que j'en viens à LA référence qui tue et qui va me griller pour longtemps (mais promis, je l'ai vu lors d'un long voyage en bus, si, si, où dans un avion volant au-dessus de l'Atlantique ou... pfff, laissez tomber...).

En fait, dans cette seconde aventure, Fitz, c'est un peu Sandra Bullock dans "Miss Détective" (ah, ben oui, ne venez pas vous plaindre, j'avais prévenu, oh !)... Le chien dans le jeu de quilles en forme de charmantes demoiselles, l'éléphant dans le magasin de peaux de porcelaine... Pour ceux qui y verraient un spoiler déguisé, non, Fitz ne va pas s'infiltrer en se déguisant en miss... Vous pouvez respirer !

Mais, j'ai retrouvé ce même mélange de kitscheries bon marché, de prêt-à-tout pour arriver au prêt-à-porter, de situations foutraques et de n'importe quoi totalement assumé qui fait aussi, parfois, mon bonheur, je le confesse (oui, pour ma faute, ma très grande faute, je ferai deux Pater et trois Ave...). Mon bonheur simple de lecteur qui, au milieu de romans sombres, sinistres et violents, a aussi besoin d'un peu de rigolade sans prétention.

Allez, vous voulez une autre référence ? Je l'avais déjà en tête en lisant la première histoire, mais, là, elle est revenue avec force, sans doute en raison du milieu dans lequel tout cela se déroule et d'une tendance plus marqué au "brand-dropping". Oui, lorsqu'il ne me fait pas penser à Sandra Bullock (mon imagination est plus souple que moi, elle pratique sans aucun mal le grand écart facial), Fitz me rappelle... Patrick Bateman.

Oui, l'American Psycho de Brett Easton Ellis ! Là encore, il me faut préciser quelque chose. Si vous placez Bateman sur un cercle, tracez une droite passant à la fois par la position du golden boy cinglé et le centre dudit cercle. Poursuivez jusqu'à couper une nouvelle fois le cercle. Oui, enfin, en gros, allez à l'autre bout du diamètre du cercle... et vous trouvez Fitz.

Le même soin de sa petite personne les relie et les références incessantes aux fringues et accessoires portés pour briller en société, afficher son rang et sa réussite. Après, ça diverge, oui... Bateman n'a pas ce côté loser magnifique de Fitz. Il est simplement dément. Alors que notre dealer parisien a la tête bien posée sur ses épaules, mais se laisse attirer par la moindre oeillade et mener par le bout... du nez.

Plus sérieusement, Fitz, c'est l'anti-Bateman, parce qu'on sait qu'il sera toujours du côté des ennuis, qu'il en prendra plein la figure pendant 350-400 pages et que nous, nous ricanerons bêtement, interjectant des trucs lourdement intellos du genre "ah, le con !" ou "mais qu'il est con, ce con"... Vous comprenez mieux ma réticence à ne pas interjecter trop souvent à voix haute...

Fitz, Deb et Moussah, ce sont les pieds nickelés des beaux quartiers. Les Ribouldingue, Croquignol et Filochard du Paris-by-night qui sniffe et qui pétille. On a du mal à croire que leur situation se sera améliorée à la fin du livre, mais on est certain qu'avant d'en arriver là, ils auront eu leur content de galères et d'aventures.

J'arrête là mes délires et je vous laisse avec ou sans Fitz. Du roman noir qui ne se prend pas au sérieux, qui ne révolutionne rien, mais qui vous assure quelques heures de détente bien venues. On ne lésine pas sur les personnages, gentiment caricaturaux, parfois, mais ce n'est pas grave, on attend de connaître la nature de la prochaine tuile qui tombera sur le coin de la figure de Fitz.

Et on s'attend à le retrouver fort dépité et fort dépourvu en fin de compte. Essayant de tirer des leçons de tout ça, jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y reprendrait plus, mais n'étant pas dupe une seconde que les prochains cils allongés au mascara dernier cri qui papillonneront juste ce qu'il faut le feront replonger...

Mais, là, c'est une autre histoire.

mardi 25 novembre 2014

"La politique épouvantait comme une drogue dangereuse" (Emile Zola).

Quand on a aimé un premier roman, on attend l'auteur au tournant : saura-t-il poursuivre sur sa lancée, progresser, se renouveler, nous surprendre encore ? Bref, ressentira-t-on le même frisson à la lecture du deuxième roman que lors de la lecture du premier ? Ces questions se posent encore plus fortement lorsqu'il s'agit d'une série, avec des personnages récurrents, qu'on est heureux de retrouver mais qu'on a envie de voir évoluer. Voilà ma situation lorsque j'ai ouvert "Territoires", d'Olivier Norek, publié en grand format chez Michel Lafon. Après le très intéressant "Code 93", retour en Seine-Saint-Denis pour un nouveau polar hyperréaliste qui plonge au coeur des problématiques de ce département si spécial. Personne n'est épargné, dans ce roman, et, le plus effrayant, c'est sans doute d'en sortir en se disant que ça se passe probablement de cette façon par endroits...





Malceny est une commune de Seine-Saint-Denis, le 9-3, comme on dit désormais. Une commune typique de ce département mitoyen de la capitale et pourtant aux antipodes de la Ville Lumière. On y trouve des quartiers pavillonnaires qui voisinent avec ces fameuses cités qui sont, dans l'inconscient collectif, désormais, la nouvelle porte de l'enfer.

Dans ces cités, règne en effet une économie parallèle, celle de la drogue, qui se vend au coin de la rue, quasiment au vu et au su de tous. Des bandes de gamins, parfois très jeunes, commercent librement. Qui les fournit, voire les commandes ? Personne n'en sait rien. Et, quand le zèle policier frappe, parfois, surtout pour des questions d'image, ce sont ces sous-fifres qui trinquent.

Seulement voilà, en cet été caniculaire, en quelques jours, on retrouve les corps de quelques-uns des dealers les plus influents de la cité de Malceny. L'un d'entre eux a même été salement torturé avant de s'étouffer dans son propre vomi. Une mort de rock star, mais sans le décorum... Que se passe-t-il à Malceny ? Une guerre de territoire, du genre de celle qui fait rage à Marseille, a-t-elle débuté ?

Les stups sont évidemment directement concernés, mais la Crime aussi, puisqu'il y a eu morts violentes. Et le groupe de Victor Coste, qui attend de partir en vacances, n'a pas super envie de se retrouver avec ce dossier qui sent franchement mauvais sur les bras. Mais, le groupe concurrent a de telles méthodes que le capitaine, intègre et épris de justice, ne veut pas perdre la situation des yeux.

Voilà donc une affaire bien compliquée, avec différents services de police sur le coup et, pour corser un peu les choses, quelques rivalités internes. Et, pendant ce temps, les assassins, que l'on découvre avec une certaine surprise, mais je n'en dis pas plus, continue leur prise de contrôle des lieux. Qui sont-ils, pour qui travaillent-ils ? Il est un peu tôt pour en parler...

Mais, on les suit, y compris dans leur visite chez les personnes qui, bien malgré elle, ont été "recrutées" par les bandes. Ici, on ne rançonne pas, non, on a des méthodes plus utilitaires et on planque la came, le pognon, des armes, aussi, chez de braves gens sans histoire, en tout cas, certainement pas celles qu'on imaginerait complices des trafics et, sous la menace, on les contraint à travailler pour les bandes...

C'est le cas de Jacques, vieil homme à la retraite, veuf et solitaire, qui n'a que son chat comme compagnon, paraît vivre en dehors des histoires qui agitent la cité mais qui, chez lui, cache régulièrement ce qu'on vient lui confier. Et comme le territoire est en train de changer de mains, le sort de Jacques aussi... La routine est en péril, d'autant que les nouveaux tauliers sont du genre énervé, et Jacques ne se sent plus vraiment en sécurité...

Pendant ce temps, l'enquête piétine. Quand un nouvelle acteur vient mettre son grain de sel : on la surnomme la Reine. Andréa Vespérini est la maire de Malceny et elle fait partie de cette race d'élus qui entend bien rester en poste le plus longtemps possible. Son ambition reste locale mais avec un enracinement profond, base d'une dynastie électorale naissante.

A partir de là, Coste et son équipe, toujours aussi soudée, toujours aussi iconoclaste, toujours aussi borderline avec les procédures, va se retrouver embarquée dans une enquête dont elle ne voulait pas mais qui va l'accaparer. Et le capitaine et ses acolytes, Sam, Ronan et Johanna, désormais parfaitement intégrée au groupe, ne sont pas au bout de leurs surprises. Le lecteur aussi.

Après "Code 93", où l'on découvrait des pratiques pas "jolies-jolies", rebelote avec ce "Territoires" qui nous permet de retrouver la même équipe de choc du SDPJ93. Avec quelques éléments nouveaux, dans le décor. D'abord, on est ouvertement confronté au trafic de drogue, ici, essentiellement du cannabis, ensuite, la politique, qui planait sur la première enquête, fait irruption dans la seconde.

Et quelle irruption ! Ah, Mme Vespérini, c'est quelque chose ! Les canines qui rayent le parquet, l'autorité chevillée au corps, la Dame de Fer du 93, gant de velours compris, le sourire Ultra-Brite et le poignard bien aiguisé prêt à se planter dans n'importe quel dos. L'élu proche du peuple, mais qui ne bosse finalement que pour elle.

Le portrait est saisissant, dès l'apparition du personnage dans l'histoire, et ce surnom de Reine lui va comme une robe haute couture, tant elle se conduit en monarque absolu. Pour une élue de la République, voilà des façons bien peu orthodoxes. Sauf que, dans l'histoire, elle a de quoi s'inquiéter et qui ne le serait pas quand une guerre entre dealers menace sur sa commune ?

Mais la présence (l'omniprésence ?) de Mme le Maire n'est pas le seul élément auquel vont devoir se frotter les forces de l'ordre à Malceny. Les tensions sont fortes, la moindre étincelle peut enflammer les quartiers et avec cette chaleur... Comme à Clichy-sous-Bois ou à Villiers-le-Bel, les émeutes peuvent se déclencher sans prévenir et la situation devenir rapidement incontrôlable...

La qualité des romans d'Olivier Norek tient évidemment à son expérience de flic sur le terrain, au sein de ce même SDPJ93. Le réalisme, parfois cru, parfois ultra-violent, souvent dérangeant, parce que touchant à des questions extrêmement délicates, est une des clés de l'efficacité de ce polar. On y voit tout ce qui gangrène les quartiers et tout ce qui, peu à peu, infuse, et gagne l'ensemble de la société.

Les préjugés, les idéologies, les amalgames. Les torts sont partagés, je ne vais pas ouvrir ici un débat sur les politiques de la ville suivie depuis un demi-siècle maintenant dans notre Douce France, il y a évidemment des voyous, des violents, des personnes prêtes à tout pour conserver leur business et le train de vie qui va avec.

Mais, il y a aussi tout ceux que cette situation peut servir, et je ne parle pas que de vilains mafieux assoiffés de sang et d'argent. Comme souvent, le crime profite à beaucoup de monde. Les bénéfices se divisent certainement, mais les réclusions sont toujours pour les mêmes, tandis que d'autres prospèrent tranquillement.

Le décor n'est pas franchement idyllique, mais son envers, où nous entraîne l'enquête de Coste mais surtout la narration de Norek, est carrément dégueulasse. Plus on avance, plus on y voit clair et plus mal on se sent. Parce que le gigantesque piège urbain est bien plus que cela encore et l'on se demande combien de braves gens sans histoire, sans souci, ni tort, sont écrasés sous cette chape alors qu'ils ne demandent qu'à vivre sereinement.

Olivier Norek est un malin, tous ses personnages brouillent les codes, les valeurs établies, la logique de notre esprit un peu trop cartésien. Ou étriqué, allez savoir. En lisant "Territoires", j'ai repensé à un roman que j'ai lu il y a longtemps. Au siècle dernier, dites donc ! Ca s'appelait "Clockers", de Richard Price, et Spike Lee l'avait adapté pour le grand écran. Un polar dans lequel un des personnages centraux est un ado chef d'un groupe de guetteurs et de petits dealers, menu fretin du système.

A Maceny, les "clockers" ont des soucis à se faire, parce que ce qui se prépare dans la cité est impitoyable et mené par ceux qu'on s'attendrait plutôt à voir au rang des victimes ou parmi ceux que le destin pousse à choisir le mauvais chemin. Oh, certainement, on en trouve, des comme ça, dans 'Territoires", mais un des personnages les plus importants de l'histoire est d'un tout autre métal.

Ah, je ne peux pas vous parler plus de lui, ce serait lever un coin trop important du voile. Ce serait dissiper un certain effet de surprise. Mais le coup porte au plexus. Parce que, contre ça, que peut-on faire, de toute façon ? Que faire lorsque la violence est presque un jeu, un amusement féroce et sadique, une forme de terreur imposée à autrui, sans aucun état d'âme ?

Un détonateur ambulant jeté dans une poudrière, voilà ce qu'on a là. Et, tout autour, des gens qui s'amusent à craquer des allumettes, sans même se rendre compte du danger. Ou pire, en en ayant parfaitement conscience... C'est "le salaire de la peur", cette histoire, avec une sacrée cargaison de nitroglycérine qui risque de péter à chaque seconde...

Mais ce ne sont pas les seuls personnages déroutants de ce roman. Chaque nouvelle rencontre va s'accompagner de quelques surprenantes découvertes ou de zones d'ombre qui, une fois éclaircies, modifient le regard que l'on porte sur les choses, oblige le lecteur à revoir des positions initiales bien tranchées. Les apparences, toujours les apparences... Ne jamais s'y fier !

Ne vous attendez pas forcément à une construction classique de polar avec une enquête linéaire. Non, entre les événements eux-mêmes, les choix de Coste et les questions de procédure, cela donne des points de vue assez différents et aussi pas mal d'impuissance et de frustration accumulées. On comprend mieux la difficulté d'être flics dans un tel contexte.

Là encore, toutefois, Olivier Norek vient vite nous refroidir. Déjà très critique dans "Code 93" sur ce qui fut son administration de tutelle, il remet ça dans "Territoires", en mettant en exergue les erreurs, les fautes, les gestes ou les mots émanant des policiers, de quelques services que ce soit, et qui viennent mettre de l'huile sur le feu.

Coste est ses hommes, parce qu'il le faut bien pour le récit, même si on pourrait parfaitement imaginer une sorte de "The Shield" à la française du côté de Malceny, sont un îlot d'intégrité dans un océan de compromissions en tous genres. Et, franchement, c'est sans doute cela qu'on retient de plus flippant dans cette histoire.

"Code 93" évoquait des sujets qui ont été avérés peu de temps après la sortie du livre, bien caché son le mot roman. Depuis, forcément, j'ai tendance à croire que, derrière le trompe-l'oeil de la fiction, ce que nous montre Olivier Norek pourrait bien être un peu plus qu'imaginaire. Et le fait qu'il choisisse pour cadre de son deuxième roman une commune fictive ne fait que renforcer ce malaise qui s'instille au fil des pages. Comme s'il risquait de froisser des susceptibilités et même plus...

Mais restons-en là, si vous le voulez bien. En tout cas de la trame du polar lui-même. Parce qu'il nous faut dire un mot des personnages principaux. Pardon, du personnage central : Victor Coste. Le loup solitaire avait desserré les sangles de son armure à la fin de "Code 93" et s'était engagé, prudemment, certes, mais vaillamment, dans une relation, si, si, qu'on pouvait qualifier d'amoureuse.

Au-delà de l'enquête qu'on attendait de découvrir, c'est aussi cette question qui alimentait le suspense et l'impatience de voir paraître un second roman à cette série. Et on n'est pas déçu du voyage ! Norek n'est pas Thilliez, qui martyrise allègrement ses flics. En tout cas, il ne l'est pas encore. En revanche, il semble bien décidé à faire de Coste un indécrottable solitaire.

On est loin d'avoir encore pu explorer toutes les failles de ce personnage attachant malgré la dureté qui émane de lui et sa difficulté à relâcher la pression. Il faudra sans doute encore quelques aventures pour qu'il se livre à nous, d'une façon ou d'une autre, que l'on comprenne ce qui le retient prisonnier à ce point. Oui, son quotidien fait de peur, de rage, de violence et de sang n'est pas franchement le décor qu'on attend pour y vivre un bonheur sans tache.

Mais, ce brave gars, il fait mal au coeur ! Ce n'est pas qu'il soit asocial, non, au contraire, c'est un sacré meneur d'homme, le genre de mec avec qui on partirait à la guerre sans arrière-pensée. Il a la confiance entière de son groupe, jusque dans les entorses et les coups tordus qu'il lui arrive d'imaginer. Marginal, au sens "belmondien" du terme.

Il est juste incapable de laisser percer l'homme sous la carapace du flic. Il étouffe même sous ce poids, qu'il accepte pourtant parce que c'est son essence, parce qu'il croit encore pouvoir être utile. Jusqu'à quand ? Finira-t-il comme son ami, qui a quitté la région parisienne dans "Code 93", pour un poste moins exposé quelque part dans une province plus calme ?

Ou bien, tel Olivier Norek, dont on ne peut croire qu'il n'est pas l'alter ego, déchirera-t-il sa carte tricolore pour passer à tout autre chose ? Enfin, pas vraiment autre chose. Disons plutôt, à la même chose, mais exprimé très différemment, et sans se poser la question du droit de fermer sa g... pardon, du droit de réserve...

On pourrait penser Coste monolithique, il ne l'est pas. Handicapé social et sentimental, oui, c'est évident, encore plus à la fin de "Territoires". Irrécupérable ? J'ose encore croire que non, il faudra attendre la prochaine enquête soumise à l'un des deux groupes de la Crime du SDPJ93... En espérant que la nouvelle fonction de co-scénariste de la série "Engrenages", dans lequel Olivier Norek devrait se sentir comme un poisson dans l'eau, ne lui mangera pas trop de temps pour l'écriture romanesque.

samedi 22 novembre 2014

"On n'est pas toujours le fils de son père, mais on est toujours le père de son fils" (Louis Dumur).

J'ai un peu tardé à vous parler de notre roman du jour. Parce que je ne voulais pas l'écrire avant de rencontrer son auteur lors d'un café littéraire le weekend dernier. Mais aussi, et ça m'arrive quelquefois, parce que j'ai peur de ne pas lui rendre hommage. Allez, je vous sais indulgents, amis lecteurs de ce blog, vous saurez sans doute apprécier ce roman à sa juste valeur. Un roman fortement autobiographique, mais un véritable roman. Un livre bouleversant, surtout, construit autour de quatre personnages dont la vie s'est arrêté à la mort d'un cinquième... Pour son premier roman, "Toute ressemblance avec le père" (en grand format chez Lattès), Franck Courtès parle de son père, brutalement disparu et retrace la vie d'une famille qui, comme une pendule, semble s'être arrêtée au moment de ce coup du sort. Une famille, et pas seulement elle.





Mathis est encore un enfant quand sa soeur, Vinciane, vient le réveiller en pleine nuit. Ensommeillé, il ne comprend pas tout de suite ce qui se passe, mais la vérité va vite le frapper avec une terrible violence : son père a été tué dans un accident de voiture, percuté par un chauffard, ivre et défoncé... Le monde de ces enfants, et de leur mère, Mireille, vient de s'écrouler.

Sans leur époux et père, la vie continue, pourtant. Mireille s'est emmurée dans le passé, vivant dans son appartement comme dans un mausolée. Comme si elle attendait le retour de son défunt mari d'une minute à l'autre. Seule de violentes colères qui surgissent, parfois, viennent faire remonter le souvenir et la réalité inéluctable, l'absence terrible.

Vinciane, au contraire, ne cherche plus qu'à fuir. Fuir l'appartement familial, fuir Paris, fuir la France, fuir son époque (elle devient archéologue), fuir sa vie. Elle aussi bout de colère mais c'est vers sa mère qu'elle la dirige, cette femme qu'elle juge dure, égoïste, qui ne l'a jamais aimée. En perdant son père, elle s'est retrouvée à la merci de cette mère qui l'ignorait, en manque de l'amour d'un père dont elle était bien plus proche.

Et puis, il y a Mathis, qui est le personnage central du roman. Timide, réservé, il a grandi dans l'ombre paternel, voulant lui ressembler, non, pardon, voulant être à la hauteur de l'homme de la famille disparu trop tôt. A la hauteur de l'image qu'il se faisait de lui. Et cela lui pèse, au point d'en faire un jeune homme puis un adulte qui n'a jamais été mûr.

Son père était un homme à femmes, a-t-il entendu quand il était gamin ? Alors, lui aussi se consacre à la séduction, puis il abandonne ses conquêtes, incapable de s'attacher, d'aimer, juste plaire, plaire et encore plaire... De ses premiers émois adolescents à sa vie de célibataire qui ne tient pas en place, on suit Mathis et l'on ressent sa douleur.

Un garçon se construit souvent en reflet ou en opposition à son père. Laissé seul très tôt par ce deuil jamais assimilé, entouré par deux femmes à couteaux tirés qui le replongent sans cesse dans l'absence du père, il a grandi comme une herbe folle, un peu dans tous les sens. A la fois choyé par sa mère et sa soeur, il n'a pas manqué d'amour, non, son manque est ailleurs.

Il se cherche, inlassablement, sans se trouver vraiment, sans trouver sa voie. Personnellement, mais aussi professionnellement et surtout sentimentalement. Et lui aussi est paralysé par une colère sourde qu'il ne parvient pas à évacuer, à libérer. Une colère contre le sort qui l'a privé de l'indispensable référent sans lequel il ne se sent nulle part à sa place.

Mathis est toutefois le plus lucide des trois membres de cette famille meurtrie. En tout cas, il a conscience de ses lacunes et de ses soucis, tandis que sa mère et sa soeur sont dans un terrible déni qui les handicapent lourdement, car elles non plus ne peuvent construire une existence cohérente, libre, saine... Oserais-je écrire : heureuse ?

Mathis, lui, essaye, expérimente, vit, avance, change de direction, bifurque, revient, repart de l'avant, fait demi-tour, tourne en rond... Quoi qu'il fasse, ce n'est jamais assez bien. Assez bien pour rendre fier l'absent. Jamais Mathis n'entendra son père lui dire sa fierté, quoi qu'il entreprenne, quoi qu'il réalise. Mais là où le fils se trompe, c'est qu'il n'est pas la cause de ce silence.

Les plus attentifs d'entre vous auront remarqué que j'ai évoqué quatre personnages. Oui, il faut aussi évoquer celui qui n'appartient pas à la cellule familiale mais qui, lui aussi, a cessé de vivre depuis l'accident. C'est le chauffard. Lui aussi, on le voit évoluer. On le voit se fustiger, se punir, se détruire peu à peu. Son arme ? L'alcool. Son châtiment : une effroyable solitude volontaire.

Un mauvais bougre cet homme ? Sans doute pas. S'il avait su se maîtriser, ne pas abuser de l'alcool, de la drogue, alors, ce jour-là n'aurait-il pas grillé ce feu et... Mais lui non plus ne peut revenir en arrière et la culpabilité le ronge. En cela, sa sincérité et sa douleur le rachètent (un peu) aux yeux du lecteur. Mais de pardon, point.

Je me rends compte de deux choses, à ce point du billet : je suis entré directement dans le billet, sans vraiment passer par la case résumé ; et j'ai oublié un dernier personnage-clé. Pour la question du résumé, c'est simple, on est dans le récit d'une vie, avec une chronologie déstructuré, il n'est pas évident de raconter "Toute ressemblance avec le père".

On suit Mathis, qui est vraiment le fil conducteur, à travers son enfance, son adolescence, son âge d'homme, jusqu'à l'époque actuelle où sa quarantaine devient pesante, parce qu'il n'a plus vraiment la possibilité de rester l'enfant qu'il n'a jamais cessé d'être. Il a pris conscience qu'enfin, il devait se prendre en main, sortir de cet engourdissement qui l'empêche de grandir, dans tous les sens du terme.

Le 5e personnage, là, c'est bien plus simple. C'est le père lui-même. Omniprésent. On n'est pas à Manderley, on ne parle pas de Rebecca, mais on a bien un fantôme. Les différents protagonistes sont littéralement hantés par le défunt. C'est lui le revenant, mais ce sont les vivants qui ne trouvent pas le repos. Joli paradoxe.

Quand je parle de hantise, soyons clair : je parle au sens strict. Mathis, Mireille, Vinciane et Thierry, le chauffard, sentent en permanence la présence du mort par-dessus leur épaule. En fait, chaque situation du quotidien, aussi surprenante, inquiétante, bizarre, inexplicable soit-elle, est interprétée à l'aune de la disparition du père.

Du passeport qu'on retrouve au frigo au papier qui a mystérieusement quitté le portefeuille qu'il ne quitte pourtant jamais, en passant par ce chien effrayé au point de se perdre dans son propre jardin, ces tables qui volent ou cette présence qu'on ressent, tout devient manifestation de ce fantôme. Et cette présence irrationnelle devient la cause de tous les maux, de cette paralysie qui maintient les personnages dans leur prison mentale.

Je dois dire que cette première partie du roman est assez troublante et impressionnante, parce que le lecteur partage le sentiment des personnages : il est là ! Il rôde, il hante ! Mais pourquoi ? Que veut-il ? Qu'attend-il des vivants ? Vient-il leur prodiguer des bienfaits ou les tourmenter pour leurs imperfections ? Pire, se moquer d'eux, lui qui était si différent de la manière dont le voyaient ses proches...

Ces "phénomènes", indépendamment, ne seraient que des étourderies, des gestes faits sans y penser, des frayeurs enfantines, des trucs dont on rigole ensuite au coin du feu... Mais là, non. L'auto-persuasion est au travail et chacun est sûr et certain que le fantôme de cet homme qui manque tant est à l'origine des craintes et des névroses des uns et des autres. Jusqu'à quand ? Qui saura rompre ce qu'il est bien trop commode de prendre pour une malédiction ?

La démarche personnelle de Mathis est la deuxième partie du roman, je ne vais pas trop entrer dans les détails, il faut vous laisser découvrir cette quête. Mais elle passe par une plongée érémitique tout à fait intéressante, une introspection sauvage, sans aucune contrainte extérieure, une expérience libertaire en guise d'outil de libération. Un exorcisme par la nature, rude sans être hostile, mais où l'on se sent tout petit, finalement.

Mathis va enfin, dans cette expérience si particulière, se révéler à lui-même, mettre le doigt sur ce qui clochait jusque-là. Et surtout, la voie à suivre va lui apparaître. Sa vocation, celle qui, sans doute, était tapie en lui depuis bien longtemps mais inenvisageable tant que le père n'était pas mort. Pour de bon. Oui, je sais, mes mots sont terriblement violents. Et il est plus facile de dire cela de cette manière, car je ne suis pas Mathis. Franck Courtès ne le pense pas ainsi, j'imagine.

Alors, changeons le mot mort. Et, puisqu'on évoque les esprits, les fantômes, parlons de repos. Et si ce qu'attendait ce fantôme pour enfin retourner dans les limbes et n'en plus sortir, c'était de voir Mathis accomplir ce qui n'a pu l'être pour lui ; de le voir transmettre. Car, finalement, tout est là, une affaire de transmission de génération en génération.

On ne parle pas que de gènes. L'une des scènes les plus troublantes du roman, pour moi, est celle où Mathis, peu de temps après l'accident qui a emporté son père, croit le voir dans une vitre. Il sursaute puis se reprend : c'est son reflet qu'il a pris pour le visage de son père disparu... Prise de conscience de cette ressemblance purement physique qui accroît le complexe de l'ado, celui de ne pas être à la hauteur du modèle...

Je m'en voudrais dans ce billet de n'évoquer que la relation au père. Certes, elle est le moteur de ce roman, elle en est la cause, l'embryon. Mais la relation de Mathis avec sa mère, concrète, évolutive, est aussi très intéressante. Vinciane a sans doute raison, Mathis est le fils préféré. L'incarnation du père. Pas au point, je pense, que Mireille n'aime pas sa fille ou la délaisse, mais la tendresse de cette femme pour son fils est indéniable.

Et réciproquement. Même s'il ne se l'avoue pas, Mathis aime cette femme vieillissante qu'il voit peu mais régulièrement. Qui l'agace prodigieusement quand il passe quelques minutes avec elle, mais qui va, par de simples gestes, lui prodiguer son amour immense. Dans cette famille, et rien ne dit qu'il en aurait été autrement sans l'accident, le mal qui se métastase, c'est le non-dit.

On ne se parle pas, on ne dit pas ce qu'on a sur le coeur, on intériorise tout, non, on laisse tout s'enkyster et pourrir au fond de soi. On affronte individuellement le mal qui ronge tout, alors que l'union ferait la force. En cela, la famille de Mathis rappelle, dans un contexte proche mais sensiblement différent, la famille présentée par Delphine Bertholon, dans "Grace". Ce cercle familial est devenu un pentacle dont on ne peut sortir et c'est cela qui doit être rompu.

"Dans ma famille, ça n'avait été qu'orgueil et dévastation ; dans celle de Béatrice, il n'y avait qu'amour et respect", dit Mathis/écrit Franck. Phrase fondamentale pour le lecteur que je suis. Prise de conscience du défaut de la cuirasse, de l'erreur de jugement première, pierre angulaire du malentendu familial.

Et pourtant, de l'amour, il y en a, dans cette famille, on ne peut pas dire le contraire. Mais, il est diffus là où il devrait exploser, il est nébuleux là où il devrait être clairement énoncé, il est alternatif alors qu'il devrait être continu. La mort du père a détruit le ciment familial. Peu importe que ce père ait été coureur, imparfait, énervant, sans lui, Mireille, Vinciane et Mathis sont désunis. C'est cet amalgame qu'il va falloir reformer.

Je crois que je pourrais encore parler longuement de ce livre qui m'a beaucoup touché, comme m'ont beaucoup touché la rencontre et l'échange avec Franck Courtès samedi dernier. Sa dédicace m'a fait rougir, je ne vais pas me gêner pour essayer de prendre ma revanche à travers ce billet et à mon tour, l'embarrasser.

J'ai aimé ces personnages fragiles et malheureux, tous, malgré leurs défauts. J'ai aimé la narration de ce roman, qui alterne les points de vue et brouille les pistes. Car, après tout, ce que l'on sait, on le constate à travers les yeux et les certitudes des uns et des autres. Le drame de cette famille a créé des faux semblants qui ont été érigés en vérités, en évidences.

Mathis se dessille dans le cours du roman, c'est lui qui, pour diverses raisons, peut-être grâce aux deux enfants de sa meilleure amie, Béatrice dans une scène tout en pudeur, en signes, en évocations discrètes, fait basculer l'existence de cet homme qui n'a jamais vécu qu'au jour le jour. Ensuite, C'est un autre Mathis qu'on accompagne sur son chemin de Damas.

J'ai rapidement parlé de la narration, il ne faut pas oublier un élément : Mathis, comme Franck, et réciproquement, est photographe de profession. La composition des scènes, les images, les descriptions, mais aussi le regard posé sur les différents personnages, est empreint de cela. Rien n'est laissé au hasard, Franck Courtès nous donne à voir et c'est aussi une des richesses de ce livre.

La puissance de "Toute ressemblance avec le père" tient, en partie, à son caractère autobiographique et à la sincérité qui s'en dégage. Ce qui est la réalité et ce qui est la part purement romanesque ? Tout se marie si bien qu'on l'oublie, et cela aussi est une grande qualité de ce premier roman. Oui, un vrai romancier est né et on le suivra avec attention à l'avenir.

mardi 18 novembre 2014

"Ma mère avait ce rêve, qu'ici en Crète tout serait enfin pur, enfin beau".

Ah, ah, le mot magique est là : la Crète ! Promesse d'un voyage ensoleillé, de plages magnifiques, d'eau d'un bleu saphir et chaude, mais chaude ! Oui, c'est vrai, mais, à travers notre livre du jour, c'est à un drame familial aux airs de tragédie antique que je vous invite en fait. Des personnages hantés par leur passé, rongé par la culpabilité, une menace larvée, un décor de rêve... Du classique, dites-vous ? Oui, sans doute, des ingrédients classiques, c'est vrai, mais cuisinés de telle façon qu'on se laisse emporter et qu'on entre en empathie avec le couple central de cette histoire, et les personnages qui les entourent. Bienvenue "Chez Samira", cadre principal du nouveau roman de Corine Jamar, "On aurait dit une femme couchée sur le dos (ses longs cheveux de pierre descendant jusque dans l'eau)", publié aux éditions du Castor Astral. Avec, également, un bel hommage à un des monuments du cinéma mondial, dont la musique résonne encore au point d'être considérée par beaucoup comme de la musique traditionnelle...





Samira est Française, mais elle est venue vivre en Crète en compagnie de sa meilleure amie, Claudie, du conjoint de celle-ci et de leurs enfants. Manifestement, ce choix n'est pas simplement un changement de cap, mais on devine qu'il y a eu des raisons à cet exil, même ensoleillé. Et, puisqu'il s'agit de vacances à durée indéterminée, il faut gagner sa vie.

Cela va passer par l'installation d'une cantine sur une plage de l'île. Samira et ses amis la tiennent, ainsi qu'un homme du cru, Eleftheros, dont la Française est tombée amoureuse. Ils ne tardent pas à se mettre en couple et à se marier. Il est pêcheur, brut de décoffrage, taiseux, ombrageux, mais aussi fidèle et prêt à tout pour sa belle.

Ah, que je n'oublie pas un élément-clé : la cantine de Samira et de ses amis ne se trouve pas n'importe où. La plage où elle se dresse se trouve à deux pas de l'endroit où fut tourné "Zorba le Grec", de Michael Cacoyannis, avec, en particulier, Anthony Quinn, dans le rôle titre. Le lieu est idyllique, entre mer et montagne et c'est ce décor qui donne son titre au roman.

A l'époque où la cantine a ouvert, on était toutefois encore loin du tourisme de masse. La nature n'a pas encore attiré la convoitise des promoteurs immobiliers et si quelques magasins commençaient à porter le nom de Zorba pour attirer le chaland, l'endroit était encore authentique, peu fréquenté et même plutôt calme...

Calme, au point que les affaires ne marchent pas fort. Samira, qui entend faire sa vie ici, maintenant qu'elle est avec Eleftheros, décide d'employer les grands moyens : elle demande avec fermeté à Claudie de prendre sa petite famille sous le bras et d'aller voir ailleurs si la Méditerranée est plus bleue. En un mot comme en cent : elle les chasse.

Moins de bouches à nourrir et, petit à petit, plus de monde dans le coin. La cantine de Samira et Eleftheros va doucement décoller jusqu'à devenir un endroit fréquenté régulièrement, rentable, reconnu et autour duquel une clientèle d'habitués va se retrouver, souvent au moment des vacances d'été, mais aussi le reste de l'année.

A l'image de cet homme, Walter, qui travailla sur le tournage de "Zorba le Grec" et a trouvé l'endroit tellement magnifique qu'il est venu s'y installer. Il faut dire que ce lieu l'a si bien inspiré qu'il a eu un Oscar pour son travail sur le film de Michael Cacoyannis. Présent au quotidien, et malgré la jalousie que cela déclenche chez Eleftherios, Walter devient peu à peu le meilleur ami de Samira, son confident, son conseiller.

Tout va pour le mieux dans le meilleur du monde, allez-vous me dire ? Ce serait presque le cas, si Samira n'était pas hanté par ce passé qui l'a poussé à mettre de la distance avec son pays, sa famille ; si elle ne s'en voulait pas énormément d'avoir mis un terme à son amitié avec Claudie ; si un autre événement dramatique n'était pas intervenu, un soir, sur cette même plage, qui l'oblige à garder pour elle un terrible secret...

Oui, cela fait beaucoup de choses à porter pour une jeune femme. Et cela se ressent, elle est tourmentée, inquiète, malheureuse, malgré l'harmonie de son couple et l'amitié de Walter. Allez savoir s'il y a un lien de cause à effet, mais, malgré leur désir de devenir parents, Samira n'arrive pas à tomber enceinte...

L'orage gronde, au paradis. Chacun des personnages, en particulier ceux qui ne sont pas originaires de Crète, qui ne sont pas nés sur cette terre, n'y ont pas grandi, ont tous atterri là avec divers maux, diverses épreuves, passées ou en cours, qui en font des êtres blessés, en quête de guérison ou de rédemption. Mais, les grandes douleurs sont muettes, dit-on, et chacun garde pour lui sa hantise.

D'une certaine manière, les Crétois ont eux aussi des soucis, mais on les connaît. La famille d'Eleftherios est aussi assez particulière, de son père manchot et violent, à ses frères, qui sont loin d'avoir une conduite irréprochable. Mais, pas question d'intérioriser. Ici, on s'affronte, on se confronte, devrais-je plutôt écrire. Et, si l'on ne résout pas les problèmes plus aisément, on crache sa colère à la figure de l'autre.

Autour de la cantine, chacun va devoir régler ses propres problèmes, avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur ce microcosme. Chacun va devoir mettre carte sur table et se dévoiler pour que les drames ne se multiplient pas, pour qu'enfin, la sérénité revienne sur cette plage immuable sous le soleil de plomb et léchée par les vagues.

Il y a un dernier élément, qui est un trouvaille, mais aussi une idée pleine d'originalité. Malheureusement, je ne peux pas en parler ici. Eh oui, je suis comme ça, parfois je me montre terriblement cruel. Je plaisante, mais je dois dire que ce narrateur (oh, rassurez-vous, on comprend vite qui il est, ce qui manque et explique mon silence est ailleurs) permet d'envisager l'histoire sous un angle complètement différent.

Et ce n'est pas le seul exemple. Le plaisir qu'on prend à lire ce roman tient beaucoup à tous les personnages, qu'ils soient positifs ou négatifs. Samira en tête. Elle est discrète, sans doute, pas vraiment quelqu'un d'extraverti, au contraire, même, mais cela ne l'empêche pas d'avoir du caractère et de savoir ce qu'elle veut.

Son parcours, que l'on comprend au cours du roman, mais aussi tout ce qui peut lui arriver sous nos yeux ne font pas oublier les torts qu'elle peut avoir, en particulier vis-à-vis de Claudie, mais sa culpabilité, si elle ne la rachète pas complètement, lui donne de l'humanité, de l'épaisseur. Mais elle est l'âme de cette cantine, de cette plage... De ce livre.

Face à elle, Eleftherios est un personnage étonnant. Un bloc. Et pourtant, plein de faille. Un taciturne mais qu'il ne faut pas venir chatouiller. Lui aussi a sa croix à transporter. Et comme Samira, elle est familiale. Sauf que lui vit toujours sur ses terres de naissance et on se dit que, s'il devait les quitter, il dépérirait, inexorablement.

Quand je dis ses terres, ce sont ces montagnes, cet arrière-pays qu'il connaît comme sa poche, ses beautés, mais aussi ses pièges et ses dangers. Cette femme couchée sur le dos, dont les cheveux plongent dans l'eau, pourrait être une sirène qui attire pour mieux frapper le curieux. Eleftherios sait résister à son chant, parce qu'il en connaît les dangers.

Mais, quand je parle de terres, ce serait restrictif. Eleftherios est un homme de la mer. Issu d'une famille de pêcheur, c'est presque l'eau de la Méditerranée qui coule dans ses veines. Et, comme il a appris à domestiquer la terre, il a également apprivoisé la mer. Il la connaît, la ressent, la dompte et ne la craint pas, comme tant d'autres. On aurait tant à apprendre d'Eletherios !

Et puis, comment ne pas évoquer Walter ? Walter L., pour être précis. Bon, je suis toujours un gros curieux, cette initiale muette m'a mis la puce à l'oreille, il s'agit bien d'un personnage réel, du fameux chef opérateur oscarisé pour "Zorba le Grec". Je ne suis pas allé plus loin, je ne sais pas si Corine Jamar imagine son existence ou utilise des éléments réels aussi.

Peu importe, en fait, ce personnage est magnifique dans tous les cas. Un homme profondément seul, se dit-on. Pas vraiment le genre de retraité qui se retire au soleil pour couler d'heureux vieux jours. Non, derrière sa jovialité, sa gentillesse, son affection (en tout bien tout honneur) pour Samira, on sent bien que se cachent des fêlures...

Et on va, pour lui aussi, les découvrir peu à peu. Comprendre que ce vieillard débonnaire et modeste, capable d'offrir sa statuette à Samira pour qu'elle décore sa cantine avec, a connu un drame dans sa vie qui continue à le tourmenter. Il aurait pu choisir la gloire, discrète, c'est vrai, un technicien, même couvert de récompenses, ne fait pas la une, mais en tout cas une reconnaissance probablement bien supérieure.

Au contraire, il a choisi cette retraite. C'est le mot qui me vient au fil des lettres que je tape et je prends conscience d'un coup des sens différents qu'il recèle. Je les assume, il y a aussi bien dans l'attitude de Walter, cette volonté de quitter la vie active, cette envie de se retirer du monde comme pour chercher un sens à son existence, et même, d'une certaine façon, une débandade (je parle au sens figuré, là).

Auprès de Samira, et même d'Eleftherios, malgré leurs relations parfois tendues et quelques désaccords de fond, il parvient enfin à oublier tout cela. A couvrir ses blessures à vif d'un baume d'amitié qui apaise et fait du bien, même s'il ne suffit pas à guérir. La statuette est l'emblème d'une certaine vanité, dans laquelle semble s'être incarnée sa culpabilité.

Oui, j'ai aimé ce personnage. Plus que la plupart des autres présents dans ce livre. J'aurais aimé pouvoir m'accouder au comptoir de la cantine de Samira et lui offrir un verre, pardon, le partager. Et l'écouter raconter ses anecdotes hollywoodiennes qui donnent du rêve, sa carrière derrière les caméras mais aussi celles de ces stars qui nous sont familières autant qu'elles sont lointaines.

Enfin, comment ne pas être sensible à ce décor de carte postale ? Que j'aurais aimé connaître cet endroit, qui n'existe plus tel quel aujourd'hui ! Voir cette montagne avec cette forme si particulière, voir cette mer étale qui peut devenir méchante, entendre son grondement le soir, s'y plonger... Sentir le vent sur la peau, la brûlure du soleil. Grâce à ce roman, j'ai fait tout cela, en imagination, en tout cas.

Et puis, parce que le lieu l'inspire forcément, il y a quelque chose de tragique et de légendaire dans cette histoire. Une tragédie antique, évidemment, dans laquelle vie, amour et mort se côtoient, s'entrelacent, s'opposent et se complètent, indissociables de toute existence humaine, c'est vrai, mais le dosage n'est pas toujours le même.

Légendaire, presque mythologique, entre ce lieu, nature remplie de divinités assoupies qu'il ne faut pas éveiller, entre ces personnages livrés à leur destin, cherchant à l'accepter parce qu'il est impossible de s'en défaire, et la narration, on y revient, qui apporte ce soupçon de... magie, qui va bien. Oui, la rationalité peut s'effacer dans ce coin de monde si spécial où l'on peut, peut-être, tordre le cou au destin une bonne fois pour toute.



lundi 17 novembre 2014

"On ne se rend pas compte de tout le travail qu'il faut faire sur soi pour traverser trois pages de journal, pour passer du fait divers à la rubrique culture".

Je suis, vous vous en êtes rendu compte, un lecteur de romans, essentiellement. Mais, comme pour "la disparition du nombril", d'Emilie de Turckheim, dont nous avons récemment parlé, voici un autre livre qui est un récit autobiographique, servi par un style qui rend cette lecture aussi agréable qu'un roman. Depuis que Nan Aurousseau est revenu à l'écriture, au milieu de la précédente décennie, je suis régulièrement ce qu'il propose. Ses romans se sont nourris de ses expériences, mais, depuis "Quartier Charogne", désormais disponible en poche, c'est son existence peu commune qu'il nous raconte. "La ballade du mauvais garçon" est sortie cet automne aux éditions Stock et, outre l'hommage à Jean-Marc Roberts, fondateur de cette maison et éditeur d'Aurousseau depuis près de 10 ans, c'est aussi une magnifique histoire de rédemption et une plongée dans l'horreur de l'univers carcéral français.





Lorsqu'en 2005, Nan Aurousseau reçoit un télégramme de Jean-Marc Roberts lui annonçant qu'il va publier son roman "Bleu de chauffe", il vit dans l'Allier dans un dénuement quasi total. Il est tellement dans la dèche qu'il n'a pu envoyer son manuscrit qu'à cette seule maison d'édition et il attend qu'on lui coupe incessamment sous peu l'électricité.

Après avoir réalisé que ce n'est pas un canular, Nan Aurousseau oscille entre deux sentiments : la joie de voir ses mots devenir livre et le soulagement, car on lui promet un à-valoir qui devrait retarder un peu les échéances néfastes qui s'accumulent au-dessus de lui. Presque 40 ans ont passé entre le gamin de "Quartier Charogne", tombé dans la délinquance, et cet homme que Jean-Marc Roberts va sortir de l'ornière.

"La ballade du mauvais garçon", c'est le récit, non chronologique, de ces décennies de vie en marge de la société. Une mise à l'écart souvent volontaire, mais parfois forcée, et pas dans les meilleures conditions. Mais c'est aussi la parcours d'un homme de conviction, intègre, même si on lui colle l'étiquette de voyou, intransigeant et courageux, avec, chevillée au corps, une volonté d'airain.

Petit voleur dès l'adolescence, Nan rejoint bien vite un petit groupe bien plus violent avec qui il va participer à des coups plus important que ses petits cambriolages. Mais surtout, à l'image de Jacky le Bordelais, ces nouveaux complices sont prêts à tout pour arriver à leurs fins, y compris à recourir à l'usage des armes et à laisser des corps derrière eux.

Cette bande, c'est elle qui va faire plonger le jeune Nan, qui a déjà connu les maisons de correction, vers la prison. Maisons d'arrêt, puis centrales, parce qu'il sera condamné à une lourde peine. Le plus ironique, c'est qu'il a été pris dans une affaire à laquelle il n'était pas mêlé. Mais son pedigree n'a pas joué en sa faveur...

Bref, case prison, pour un jeune homme écorché vif, révolté depuis toujours, voyou et fier de l'être, mais aussi respectueux de valeurs qui sont les siennes, c'est vrai, incompatibles pour certaines avec l'ordre, la loi ou la société, rayez les mentions inutiles, mais qui en font un mec droit. Pas le genre à trahir, dénoncer, mais pas non plus à accepter n'importe quoi, de la part des prisonniers comme de l'administration.

Mais, "la ballade du mauvais garçon" n'est pas seulement un récit carcéral, même si cette dimension tient une place importante dans ce récit, nous y reviendrons. Car, le plus dur est peut-être ce qui suit : retrouver une place dans une société qui ne veut plus vraiment de vous et que Nan Aurousseau continue lui-même de rejeter avec force.

Sa bonne fée s'appelle Marie Laborde. Une belle histoire d'amour, un enfant, mais aussi des livres et des scénarios. Avant que les démons de Nan Aurousseau le reprenne. Oh, pas la récidive, non, c'est peut-être d'ailleurs ce qui rend ce personnage fascinant, mais une certaine asociabilité qui le rendait tout bonnement invivable.

A cette époque, dans ce tournant des années 70-80, ce n'est pas en écrivain que se rêve Nan Aurousseau, mais en cinéaste. Un cinéma d'auteur, underground, très personnel, fait de bric et de broc, avec un coup de main des amis, presque clandestinement. Malgré tout, cela va lui ouvrir des portes et lui permettre de faire des rencontres.

Anne-Marie Berri et son époux, Claude, en premier lieu. La première sera d'une aide fondamentale pour que les projets de Nan Aurousseau prennent tournure. Le second, lui, a droit à un portrait sans concession, qui apporte un peu de sourire dans un récit bien sombre. On croise aussi Gainsbourg, Mocky, Marie Trintignant, Jacques Higelin et d'autres personnalités du monde du cinéma et de la musique.

Autant d'anecdotes savoureuses mais aussi une vocation contrariée et de nouvelles déceptions, de nouvelles raisons de se sentir révolté. Nan Aurousseau, même en fréquentant ces personnalités, ne fait pas partie du star system et ne bouffe pas moins de vache enragée pour autant. Surtout, encore une fois, son idéal va se heurter à l'institution établie, inébranlable.

Enfin, la vie de Nan Aurousseau, c'est aussi la rue. celle qu'il a connue de près, dans les squats, qu'il a assidument fréquenté dans les années 80, dans ce fourgon J5 qui représentait son monde à lui dans les années 90. Pas de déchéance, chez Nan Aurousseau, non, une immense fierté, un orgueil aussi, peut-être démesuré, qui le pousse à vivre toujours à l'extérieur de cette société qu'il a toujours détestée.

Voilà plantés les décors de cette ballade d'un mauvais garçon devenu un écrivain à suivre. Toujours ours, toujours en marge, toujours solitaire, mais toujours avec au coeur cette passion flamboyante. Le récit est écrit avec la même gouaille que ses précédents livres, même si, de par les thèmes abordés, lourds, violents, il y a peu de place pour l'humour.

Mais, il y a un élément dont il faut absolument parler, parce que c'est vraiment le moteur de ce deuxième volet du cycle autobiographique de Nan Aurousseau : son combat pour l'éducation dans les prisons. Pas ces derniers temps, depuis qu'il a acquis une certaine notoriété grâce à ses livres, non, mais depuis toujours, depuis le moment où il s'est retrouvé du mauvais côté des murs.

Se cultiver, faire des études, passer des examens, obtenir des diplômes... Grâce à un visiteur de prison, le jeune Nan Aurousseau va se prendre de passions pour l'apprentissage. Il n'espère pas en tirer des réductions de peine, non, il veut se lancer dans une démarche qui lui permettent de ne plus retomber dans ce qu'il a connu auparavant.

Malgré sa bonne volonté, sa motivation, son courage, aussi, cela va s'avérer bien plus difficile qu'il n'y paraît. On est au début des années 70, rien n'est encore vraiment prévu pour cela. On préfère envoyer les détenus à l'atelier où il fabrique des objets manufacturés pour des rémunérations dérisoires, indignes...

Même payées à un tarif juste, Nan Aurousseau rejetterait ces tâches. Le salariat, il est allergique à l'idée même. Pas de patron, ni dieu, ni maître, juste être libre. Et la culture, les livres, la littérature, l'histoire, les sciences, tout ce qui va l'aider à combler le vide abyssal de son existence, dont il prend alors conscience, peuvent l'aider à atteindre cette liberté.

Pour cela, il va devoir combattre les idées reçues, mais aussi une administration monolithique et sclérosée, dirigée par des brutes dont le sort des détenus paraît souvent être le cadet des soucis. Nan Aurousseau a une réputation, un casier lourd, évidemment, difficile d'inspirer confiance... Mais il a aussi une volonté incroyable d'arriver à ses fins et de ne plus jamais risquer de se retrouver derrière les barreaux.

Le chemin est semé d'embûches, personne ne lui fera de cadeaux, ni parmi ses codétenus, ni parmi les responsables pénitentiaires qui vont, a-t-on l'impression, tout faire pour ruiner ses projets et lui imposer à autre chose. Comme pour pousser cette tête brûlée, ce réfractaire, ce révolté permanent à rechuter. Nan Aurousseau, c'est Sisyphe : proche du sommet de la montagne, il doit repartir du bas.

Cette quête, c'est un combat. Il y est en pointe, au point de franchir encore les limites de la légalité. La mutinerie, même si elle rallonge le temps passé à l'ombre, est souvent un bon outil pour obtenir ce que l'on veut. Nan Aurousseau n'hésite pas, il montre de vraies qualités de meneur d'hommes, mais pour une cause qui lui semble juste, utile. La fin justifie les moyens, et c'est tout.

On est quelques années avant le combat lancé par Jacques Mesrine contre les QHS, les Quartiers de Haute Sécurité. Aurousseau n'est pas aussi médiatique que l'ennemi public n°1, on évoquera les révoltes et, si les avancées mettront du temps à se mettre en place, c'est plus par la persévérance de Nan Aurousseau que par ses coups d'éclats, comme lorsqu'il réussit à faire plier le directeur de la prison de Loos, près de Lille, pour qu'y soit installée une salle de classe.

Au-delà de tout jugement moral, il y a dans le parcours de cet homme quelque chose qui force l'admiration. Dans ses choix de vie, qu'on peut ne pas partager, dans ses décisions, ses actes. Il y a chez ce garçon un grande humanité, malgré une profonde misanthropie, un côté solitaire indécrottable.

Il ne mâche pas ses mots, dit ce qu'il a à dire, avec franchise, accepte et encaisse les coups du sort. Pas de remords, c'est certain, sans doute des regrets, en nombre, mais dont il fait abstraction. Parce qu'il avance, toujours. A son rythme, contre vents et marées, contre une société qui avance bien souvent plus lentement encore, contre les préjugés, sans doute, également.

Il a choisi, comme dit plus haut, de déstructurer complètement son récit. Pas de chronologie, comme dans "Quartier Charogne", on a l'impression, qui peut dérouter, je le conçois, mais que j'ai trouvée intéressante, d'un carnet de souvenirs jetés sur le papiers comme ils viennent. Comme si Nan Aurousseau esquissait son auto-portrait en passant d'un coin à un autre de la toile, puis revenant là où il a entamé l'ébauche.

Il y a chez Nan Aurousseau quelque chose de ces bandits au grand coeur, dont le cinéma des années 70 a fait son beurre. Un voyou à l'ancienne, qui parle de la Mentale, ne parle pas de code de l'honneur, mais l'applique à sa façon. Attention, il ne renie rien de son passé, a conscience de la gravité de certains de ses actes, mais il est aussi, de mon point de vue, férocement attachant.

Le cliché est facile : un vrai personnage de roman... Oui, bon, voilà, c'est écrit, hein... Mais, justement, il explique aussi sa démarche littéraire : délaisser le roman, dans lequel il a mis beaucoup de lui pour raconter des histoires imaginaires, pour le récit autobiographique dans lequel il met ses tripes, ses (dés)espoirs, sa colère, son dégoût, aussi...

Sans oublier de la tendresse quand il évoque sa famille, celle qu'on découvrait dans "Quartier Charogne" et avec qui les liens n'ont jamais été rompus malgré tout. Une famille nombreuse, modeste, qui a galéré aussi de son côté. Mais une famille, une vraie, soudée autour de la mère. Une famille qu'il a pris soin de toujours laisser en dehors de sa vie de voyou, sans jamais l'oublier.

Il me semble que ce projet autobiographique était prévu pour être un triptyque. Ceci est le deuxième volet. On comprends aussi quel attachement profond reliait Nan Aurousseau à Jean-Marc Roberts, disparu au printemps de l'année dernière. Peut-être cela changera-t-il bien des choses. Ou peut-être, comme cette "ballade du mauvais garçon", l'auteur se placera-t-il encore sous la houlette posthume de cet éditeur qui sut instaurer quelque chose de rare chez Aurousseau : la confiance.

Il faudra au lecteur fidèle patienter pour le savoir...

mercredi 12 novembre 2014

"Chez la femme tout est une énigme ; mais il y a un mot à cet énigme : ce mot est grossesse" (Friedrich Nietzsche).

Pas trop de suspense sur le sujet de notre livre du jour, avec ce titre, n'est-ce pas ? Eh oui, nous allons parler d'une femme enceinte. Pardon, je reformule, nous allons écouter parler un femme enceinte. Dans son dernier livre, Emilie de Turckheim nous propose un journal dans lequel elle raconte cette expérience si particulière. Mais, comme nous avons là une jeune femme entière, une vraie nature, un caractère plein de fantaisie faisant fi des conventions, ce journal va au-delà du simple exercice de diariste. "La disparition du nombril", publié aux éditions Héloïse d'Ormesson, tient autant de l'auto-fiction et même peut-être du roman que du récit quotidien des événements et des impressions. Bienvenue dans la vie d'Emilie de Turckheim, attachez vos ceintures, il y a des risques de turbulence et de plonger en pleine folie douce...





Un 15 août. Jour où l'on fête la montée au ciel d'un vierge, une autre femme était aux anges : son test de grossesse venait de réagir positivement. Emilie, déjà maman un petit Marius, né 15 mois plus tôt, attend un heureux événement ! Et c'est cette période d'environ 9 mois qu'elle a décidé de raconter dans un journal.

Enfin, plus exactement, c'est sa vie, ses aléas, ses surprises, bonnes ou moins agréables, le monde tel qu'il va et, en son sein, le monde d'Emilie et du bébé qui se développe dans son ventre, les deux n'allant pas toujours ni dans le même sens, ni au même rythme, que nous découvrons. Si vous n'avez jamais rien lu d'Emilie de Turckheim, préparez-vous à être gentiment décoiffé !

Au cours de cette période pas ordinaire, Emilie, qui vit "depuis 27 ans dans la cocotte hormonale d'une sixième semaine de grossesse", va sans cesse passer du rire aux larmes, mais avec un net avantage pour les émotions positives. Elle ne se décourage pas, ou rarement, affronte les événements avec une humeur égale et souvent joyeuse. Même les mauvaises nouvelles, nous y reviendrons.

Il faut dire que Emilie n'a pas vraiment le temps de s'ennuyer. Elle bosse à sa thèse et utilise ses recherches pour une étude destinée à une association de lutte contre le sida, elle est visiteuse de prison et va  poursuivre le plus longtemps possible cette activité, elle pose nue pour des apprentis peintres dans un cours. Et, euh... ah oui, elle essaye d'écrire aussi.

Et puis, il y a la vie personnelle, aussi. Jeune maman d'un premier enfant (à ce propos, deux ans d'écart entre la naissance des deux bébés, ça vous paraît bien, pas bien ? Le débat fait rage pendant ces 9 mois...), femme amoureuse et libre, qui se moque bien du regard qu'on peut porter sur elle et vit selon ses choix, ses envies.

Emilie profite de ces mois pour se raconter, nous parler de sa vie sentimentale mais aussi de sa vie sexuelle, plus agitée encore. Oui, pour ceux qui pensent encore que le papa plante une graine, que les garçons naissent dans les choux et les filles dans les roses, là, le démenti est cinglant... Mais, la sensualité est l'une des facettes de la personnalité d'Emilie et, en ces temps où les sens sont exacerbés, quoi de plus logique ?

On voyage, aussi, pas seulement dans le temps, mais dans l'espace. Une vraie nomade, cette Emilie, avant que la vie de famille ne la rattrape. Désormais, les voyages, de durée variable, sont pour l'agrément, comme ce séjour au Japon, sans doute le dernier trajet au long court avant que la famille s'agrandisse...

Et, finalement, il y a un côté carnet de voyage aussi, dans "la disparition du nombril". Un périple de 9 mois, avec pour point de départ ce trait bleu, apparu presque par miracle sur ces étranges objets (oui, je suis un mec, ça se voit tant que ça ?) que sont les tests de grossesse et qui va s'achever par l'apparition d'un petit être aux cheveux bruns et qui crie fort...

Le guide, c'est cette jeune femme dont le corps change (ce n'est pas saaaaale, comme disait l'autre) et qui voit aussi les regards qu'on porte sur elle changer. Comme si être enceinte, devenir mère faisait entrer dans un monde différent. Il est amusant d'ailleurs de voir comment les peintres pour qui elles posent, et avec lesquels elle n'a qu'un contact indirect, envisagent cette grossesse dans leur travail. Ami psy, je crois que tu as encore de beaux jours devant toi, il y en a de l'inconscient, là-dedans !

J'ai l'impression d'écrire ce billet un peu à la va-comme-je-te-pousse, mais il est clair qu'on est dans un récit très déstructuré, avec un cordon ombilical comme unique fil conducteur pas dans un roman classique. Pourtant, l'écriture d'Emilie de Turckheim rend le livre bien différent des récits autobiographiques qui pullulent en librairie et qui ne sont pas vraiment ma tasse de thé.

Emilie de Turckheim ne témoigne pas. "La disparition du nombril", ce n'est pas "Moi, Emilie, 27 ans, mère de famille, écrivain et enceinte". Non, la manière même dont elle choisit de raconter cette expérience personnelle, avec ce style si particulier auquel elle a recours dans son oeuvre romanesque, qui elle-même s'inspire beaucoup de sa vie. Vous me suivez ?

J'avais évoqué sur ce blog "Une sainte", son précédent livre, véritable fiction utilisant des pans de sa vie, en particulier son expérience de visiteuse de prison, et j'avais été scotché par la folie, la fantaisie, la poésie et l'optimisme qui se dégage de cette écriture. Ici, je l'ai retrouvé, dans un contexte totalement différent, en tout cas, sur le plan littéraire.

Jusqu'ici, Emilie de Turckheim écrivait des romans, incontestablement, enfin, je l'espère, vu ce qu'on y trouve quelquefois, mais fortement autobiographiques. Là, c'est une autobiographie, une tranche de vie, mais que l'écriture de son auteure nourrit comme une (auto-)fiction. Et franchement, ça marche. On s'attache à cette jeune femme qui n'a pas de tabou et semble toujours positive. Et on la soutient.

Parce que non, tout n'est pas rose. Oh, il y a les petits désagréments, physiologiques, comme cette nausée, inséparable compagne, ou sociaux, comme dans le bus, où le tandem poussette/grossesse fait des étincelles. Les questions qui font débat, comme le futur prénom. Et puis, il y a les grosses inquiétudes, le vilain coup dur qui taraude, l'épée de Damoclès qui a pour nom ""trisomie 21".

C'est sans doute le passage qui m'a le plus marqué. Bon, bien sûr, c'est mon ressenti que je vous donne là et je ne vais pas m'étendre trop longtemps. Mais, cet épisode est si plein de douceur, de pudeur, d'amour et d'humanité qu'il redonne foi. Que dire ? Que faire dans une situation pareille ? Quel choix prendre ?

Faut-il infliger à cet être en devenir une vie qui sera compliquée, à plus d'un point de vue, à un être intrinsèquement fragile ? Ou bien faut-il faire abstraction de cela, parce que, quoi qu'il arrive, cet enfant sera le plus beau et le plus choyé des bambins ? Je n'ouvre pas de débat, je n'ai pas de réponse à cette question et je n'aimerais pas être confronté à ce choix.

Comme tous les thèmes abordés dans ce livre, celui-ci aussi est vu par le prisme de l'autre, et pas seulement dans une démarche égocentrée. Qu'il est facile d'avoir un avis quand on n'est pas celle qui est directement concernée ! Quant à Emilie elle-même, on sent l'inquiétude, la souffrance, aussi, je n'en doute pas, mais sa personnalité extravertie, ébouriffante, prend le dessus, donne le change...

Mais que ces jours d'attente ont dû paraître long, ont dû être dur à vivre... Aucun moment de faiblesse, pour autant, aucun doute chez cette femme aux apparences fofolles et perpétuellement enjouées, qui est en fait bien plus profonde que doivent le croire les inconnus qui la voient passer. Quelle force et quel caractère !

Il y a tout de même un personnage qui est en retrait : le père. Pardon, loin de moi l'idée de m'immiscer dans la vie privée de cette famille, mais c'est vrai que le géniteur, un des rares personnages dont on ne connaît pas le prénom, il est juste appelé F., comme dans un récit licencieux du XVIIIe, est finalement très peu évoqué dans ce journal.

Comme si sa tâche principale avait été rempli avant que le journal ne commence. Oui, la petite graine, tout ça, enfin, bon, je ne vais pas vous faire un dessin... "La disparition du nombril", c'est vraiment l'aventure personnelle d'une mère face à son ventre et à la "petite prune" qui s'y développe. La relation symbiotique de ces deux êtres qui, quelque part, fait du père un spectateur parmi d'autres...

Là encore, c'est ma lecture, je tiens à le préciser. Je suis pour la paix des ménages ! Mais cette mise en retrait du père doit travailler mon ego surdimensionné de mâle (pas franchement) dominant. Cette distance, en tout cas telle que je l'ai ressenti à la lecture du livre, m'a troublé. A tort ou à raison. Peut-être parce que j'aurais voulu lire son journal à lui aussi, en parallèle.

Voilà, c'est une lecture différente de celles que nous partageons d'habitude, assez loin également de mes inclinations livresques courantes. Mais je me suis laissé porter, sans doute grâce à l'écriture d'Emilie de Turckheim qui nous transmet des émotions et de la puissance à chaque ligne. Vous la croyez déconneuse, cinglée, à l'ouest, pas dans les normes ? Oui, et alors ?

Bien au contraire, Emilie de Turkheim fait souffler un vent de fraîcheur sur ses lecteurs. Et elle apporte un regard non pas insolite, mais singulier sur cette période qui peut apparaître naturelle et ordinaire, mais ne l'est en aucun cas. Là encore, je ne suis sans doute pas le mieux placé pour dire cela, mais sans doute bien des mères se reconnaîtront dans ce parcours, en tout cas dans le fond, même si la forme, elle, est estampillé Turckheim.

On ressort de cette lecture avec un sourire grand comme ça, des papillons bleus et roses (et de plein d'autres couleurs, pas d'amalgame ni de théorie du genre ici, enfin !) plein les yeux et l'envie de régresser stupidement pour faire risette, grimaces et gouzigouzigouzis à un petit (ou une petite) d'homme qui deviendra grand(e)...

Oui, je suis un lecteur gâteau et je le revendique. La vie, si elle est racontée de façon originale comme à travers la plume d'un véritable écrivain, et c'est ce qu'est, incontestablement Emilie de Turckheim, prend alors une toute autre dimension. On voit écrit le mot "journal" sur la couverture de "la disparition du nombril", mais on le lit comme un roman et ça fait un bien fou !

lundi 10 novembre 2014

Si vous n'êtes pas un zombie, "vous ne pouvez pas comprendre !"

Le zombie est à la mode. J'allais écrire qu'on le croise à tous les coins de rue, mais, en fait, euh... la formule pourrait prêter à confusion. Plus sérieusement, les zombies sont à lire, à voir au cinéma ou en DVD, sur grand ou petit écran, ils défilent dans les rues et font même phosphorer les philosophes et les sociologues, comme le Québécois Maxime Coulombe. Il y a des zombies dans notre livre du jour. Pire, même le narrateur en est un. Et ce roman, drôle et féroce, qui ne néglige pas d'autres émotions, en particulier dans sa partie finale, est une satire de la société américaine contemporaine finement observée. Et comme les titres longs sont à la mode en France, ça nous donne "Comment j'ai cuisiné mon père, ma mère... et retrouver l'amour", roman signé par S.G. Browne, auteur déjà publié dans la Série Noire. Pas vraiment une surprise, vu son style. Un livre désormais disponible en édition de poche chez Folio SF.





Lorsque Andrew se réveille en pleine nuit dans une cuisine sur laquelle paraît avoir passé un ouragan et qu'il découvre dans le réfrigérateur et le congélateur ce qu'on ne devrait pas y trouver en temps normal, il se dit que l'abus d'alcool est vraiment dangereux pour la santé, mais pas la sienne. Oh non, dans son état, il ne risque plus grand chose...

Car, depuis 4 mois, Andrew est un zombie. Ne lui demandez pas pourquoi, comment, il n'en sait fichtre rien. Le fait est qu'il a eu un terrible accident de voiture, que sa femme et lui sont morts, mais qu'il est le seul des deux à s'être réveillé. Et pas dans sa meilleure forme, abîmé de partout, la jambe en vrac et incapable de s'exprimer autrement que par onomatopées et borborygmes...

Il n'est pas seul, dans ce cas, à revenir d'entre les morts. Enfin, plus exactement, à rester mort, mais en étant vivant. Ils sont même assez nombreux dans ce cas, contraints de vivre dans leur famille, qui, la plupart du temps, les cachent ou les malmène, maltraités lorsqu'ils sortent sur la voie publique, susceptible d'être arrêtés et envoyés à la fourrière au moindre coup d'oeil de travers. Comme des animaux.

Depuis quatre mois, Andrew vit ce calvaire. Sa fillette a été emmenée loin de là, chez des parents, et il lui est impossible de la voir. Il est contraint de vivre aux crochets de parents complètement dépassés, un père qui crache sa haine et son dégoût, une mère qui a préféré sombrer dans une douce folie plutôt que d'affronter cette sordide réalité.

Cloîtré dans la cave, il ne partage que quelques rares moments avec ceux qui lui ont donné la vie et doivent prendre en charge sa mort, désormais. Andrew passe sa vie vautré devant la télé, pour couvrir les commentaire désagréables de son paternel, en vidant consciencieusement les bouteilles de vin qui sont entreposées là, sans ressentir ni goût, ni ivresse, et en suivant un régime alimentaire à transformer en zombie le Dr Dukan.

Il mange et boit pour tuer l'ennui, car ni le goût, ni l'énergie qu'engendre l'alimentation ne touchent ces êtres. Leurs seuls besoins concernent la dégradation lente mais sensible de leur corps, qui poursuit sa décomposition, aggravée par l'air libre. Leur seule "nourriture" est celle qui retarde cette déliquescence... Et bon, finalement, quitte à bouffer des trucs au formol, autant ne rien sentir...

Et, en dehors de cette cellule familiale, le mot "cellule" étant à prendre au sens carcéral du terme, Andrew ne fréquente plus que des zombies, au sein d'une espèce de groupe de parole où l'on évoque sa situation, ses problèmes quotidiens, comment on s'est retrouvé dans cet état et comment se comporter en société. Le seul humain extérieur qu'il voit, c'est un psy, que son cas effraye plus qu'il ne fascine...

Bref, c'est pas la joie. Et Andrew qui, de son vivant, n'était pas vraiment du genre forte tête, se retrouve, devenu zombie, presque rebelle malgré lui. Un rebelle sans cause, pour reprendre le titre original d'un film mythique. A moins que, petit à petit, dans son esprit mort-vivant, ne commence à germer d'étranges idées.

Je ne vous ai pas tout dit, il y a évidemment quelques surprises que nous réserve la mort-vie d'Andrew, je vais vous les laisser découvrir. Mais, quand je parle de projets et de rébellion, c'est parce que ce brave... "être-qui-fut-un-homme" en a assez du traitement que subissent les zombies, la véritable ségrégation dont ils font l'objet. Et il voudrait bien que ça change.

Le souci, c'est que tout ce qui change dans la vie d'Andrew a des causes... et des conséquences. Et que tout cela va prendre une dimension tout à fait surprenante. Andrew, fils aimé, "défunt-mais-pas-vraiment" haï, créature putréfiée, claudicante et pas belle à voir, sans avenir, ou plutôt avec un avenir bien trop long pour son état, va se découvrir une véritable raison de mort-vivre... Et ses amis avec lui.

Je dois dire qu'en attaquant ce roman, je ne savais pas trop à quoi m'attendre. Moi, les modes... Comme disait Jean Cocteau, c'est ce qui se démode. Alors, comme je n'avais pas multiplié les lectures vampiriques, je ne me suis pas jeté sur les lectures zombiesques. Mais, je ne partais pas non plus avec un préjugé négatif, non, simplement de la curiosité.

Et je me suis d'abord énormément amusé. S.G. Browne ne fait pas dans le côté série Z, avec des humains qui doivent se sauver alors que sévit une quelconque épidémie et qu'en plus, ils risquent de se faire bouffer par leur prochain, un poil en décomposition, il est vrai. Non, le parti pris est tout à fait différent dans ce roman (pardonnez-moi, je ne vais pas redonner le titre à chaque fois...).

Déjà, faire du zombie le narrateur de l'histoire et donc un être... euh... pensant, oui, c'est le mot. Ne débattons pas sur sa conscience, son sens moral, sa vision du bien et du mal, ce n'est pas le sujet. Ou plutôt, c'est en plein dedans et il faut donc se montrer prudent en les évoquant. Le zombie n'est pas juste une menace, un gros protozoaire sur pattes, qui perd un morceau de lui de temps en temps et doit avaler quelques kilos de chair humaine chaque jour pour sur-mourir-vivre.

Chez S.G. Browne, il se mêle à la société, comme dans la mini-série britannique "In the flesh", par exemple, ou dans les écrits de Leandro Avalos Blacha, dont nous avons déjà parlé ici. Il est toléré, craint, sans doute, certainement pas ignoré ou intégré. Non, c'est un paria, un intouchable, parce qu'il y a quelque chose qui rappelle cette caste de la société indienne.

Et l'auteur joue à merveille avec tout cela : avec la sensibilité des zombies, bien différente de celle des vampires, qui sont toujours un tantinet obsédés sexuels, ici, on est presque fleur bleue, bon, fanée, la fleur, hein ; mais aussi avec cette position sociale qu'on leur impose, qui en font non seulement des objets de moquerie, mais aussi des êtres qu'on peut agresser impunément et encrister dans des cages, avec des animaux errants...

Mais il y un coeur qui bat dans cette poitrine décharnée et pourrissante ! Pardon, je m'enflamme, évidemment, non, c'est plus compliqué. Reste que les zombies de Browne ne sont finalement pas si loin de nous, dans leurs besoins, leurs aspirations, leurs... rêves, leurs... sentiments. Même si c'est sans doute plus facile à dire dans son canapé que si on se retrouvait face à eux pour de bon.

Oui, Andrew et ses ami(e)s sont peut-être finalement bien plus vivants que morts. La physiologie est une chose, mais ce qui fait notre être peut-il disparaître comme ça, lorsqu'on décède ? Ne pourrait-on pas revenir, même sous forme quelque peu écoeurante, avec son caractère et sa personnalité, elle aussi un peu abîmée, mais en état de fonctionner ?

Autour d'eux, une société qui en fait facilement des boucs-émissaires, peut-être pour exorciser sa peur. Ils sont bien gentils et dociles, ces zombies-là, alors autant en profiter. Puisqu'ils nous dégoûtent, ne leur épargnons rien ! Frappons-les, volons-leur des membres, balançons-leur de la bouffe à la figure, faisons des expériences dessus !

A travers cette ségrégation (j'utilise le mot à dessein, car cela ressemble véritablement à cela), Browne croque les dérives d'une société américaine d'ultra-consommation, de gaspillage, puritaine, intolérante, violente, ultra-médiatisée, confondant politique et spectacle... Déclinante, décadente... Tous ces aspects, Browne les met en relief à travers ce que font ou subissent les zombies au long de cette histoire.

Une histoire qui démarre piano mais va ensuite crescendo jusqu'au bouquet final. Je ne vais pas mentir, je me suis fait avoir en beauté, je ne m'attendais pas du tout à ce qui allait se passer sous mes yeux. La scène charnière est cette scène d'ouverture, ce réveil nocturne sérieusement envapé et la découverte d'Andrew qui vient attiser un peu plus l'étincelle qui grandit en lui.

La première partie est drôlissime parce qu'on suit ces zombies dignes du "Brain Dead" de Peter Jackson ou de "Shaun of the dead". Ah, Andrew m'en voudrait de faire référence au cinéma, lui qui ne voue pas une grande admiration à George Romero, réalisateur de "la Nuit des morts-vivants" qui, aucun doute, a raconté n'importe quoi et détruit pour longtemps l'image du zombie dans l'opinion publique.

On découvre la petite communauté zombie au sein de laquelle évolue Andrew et la façon de chaque membre de vivre sa "zombitude" et l'état plus où moins déliquescent de son ex-enveloppe corporelle. Et il y a un sacré casting, dans cette petite bande, la belle Rita, qui ne laisse pas Andrew indifférent, Jerry le déluré, Tom le timide, Helen qui préside le groupe de parole, les jumeaux Zack et Luke, les plus inquiétants du lot, Ray qui vit dans un silo, dans une sorte de douce clandestinité...

On les découvre et on s'amuse, forcément, devant le jeu de caricatures que nous offre S.G. Browne. On s'amuse aussi devant les situations, certes peu glorieuses et flatteuses dans lesquelles ils les place. Mais on s'amuse aussi à leurs jeux presque potaches, par moment. La descente dans une maison de fraternité étudiante est à mourir de rire.

Mais, peu à peu, le ton change. Le rire se fait moins burlesque ou décalé et commence à jouer sur d'autres stéréotypes, qui reposent finalement plus sur les vivants à 100% que sur les morts-vivants eux-mêmes. La satire prend une direction tout à fait différente, particulièrement intéressante et en utilisant un artifice narratif très malin et très finement exploité.

Petit à petit, le côté soft et propre sur lui (malgré l'odeur et les fluides, évidemment) du début du roman va s'effacer progressivement et... Ah non, je ne vais pas plus loin, désormais. Ne vous y fiez pas, "Comment j'ai cuisiné mon père, ma mère... et retrouvé l'amour" n'est pas une simple comédie romantique avec des zombies.

C'est bien plus profond, n'en déplaise à certains lecteurs dont j'ai lu les avis. C'est un livre d'une grande richesse, dans la construction, la forme et le fond. Il y a vraiment des scènes d'anthologie dans ce livre, qui seraient classiques dans des romans plus traditionnels, mais prennent un autre relief en y mettant en scène des zombies.

Et puis, il y a ce dénouement. Là encore, je n'ai rien vu venir. Mais je suis un lecteur assez primaire, au moins jusqu'à ce que j'aie lu la dernière ligne. Et la fin m'a soufflé, énormément plu parce que redoutable, implacable. Mais aussi, finalement, bien plus sombre que le reste du roman pourrait le laisser croire.

S.G. Browne n'a pas été auteur à la Série Noire pour rien : le mélange entre humour décapant et noirceur de l'histoire est efficace et, comme il se doit, on parle aussi énormément de nourriture, avec quelques recettes assez sympas à tester. Euh... en les mettant en conformité avec notre mode de vie plus traditionnel, à nous, (bons) vivants et bien portants, of course...

Je me suis bien amusé, donc, mais cette lecture est aussi stimulante pour l'intellect, avec cette critique de l'American Way of Life dans tout ce qu'il peut avoir de superficiel et d'imparfait. Une société qui exclut et stigmatise la différence et s'en prend à plus faible que soi. Une société peut-être bien aussi malade et pourrissante que les zombies eux-mêmes, allez savoir...