mardi 29 juillet 2014

"Elle resta ainsi, les yeux fermés, croyant presque être au Pays des Merveilles, tout en sachant fort bien qu'il lui suffirait des les rouvrir pour retrouver la terne réalité" (Lewis Carroll).

A l'automne 2012, sortait le roman d'une jeune auteure de 24 ans qui redonnait vigueur au mythe du vampire pour le moins aseptisé par les modes actuelles. Morgane Caussarieu, avec "Dans les veines", balayait toute le côté rose dont on a paré le vampire pour le replonger dans le rouge, la couleur du sang, et le noir, celui du mal. A suivi un essai sur les vampires en Louisaine, "Vampires & bayous", qui s'avère finalement être une espèce de trait d'union entre "Dans les veines" et son nouveau roman, paru au début du mois de juin chez Mnémos, "Je suis ton ombre". Un conte vénéneux dont le personnage central est un enfant, un voyage entre réalité, rêve, récits anciens et mal-être adolescent. C'est encore une fois incroyablement sombre et assez glauque mais, croyez- moi, le développement n'est rien à côté d'un final qui, comme pour le premier roman, laisse pantois.




On l'appelle Poil de Carotte. Rapport à sa tignasse rouquine. Pas d'une grande originalité, tout ça. Mais, à y regarder de plus près, la comparaison avec le personnage de Jules Renard pourrait aller plus loin... En effet, Poil de Carotte est un des souffre-douleur de son école. Tout ça parce qu'il traîne avec David, le P'tit Gros, que personne n'aime.

Mais Poil de Carotte ne rêve que d'une chose : être un élève populaire. Enfin, dans sa tête, ça ne se formule pas ainsi. Ce serait plutôt : faire partie de la bande des forts et des craints, aux côtés de Timmy. Devenir son bras droit, prendre la place de celui qu'on appelle le Putois et montrer à tous les autres que, tout rouquin qu'il est, il en impose.

En imposer... Aux garçons, mais aussi aux filles. A Méli, surtout, qui n'a d'yeux que pour Timmy, mais que Poil de Carotte mange du regard dès qu'il le peut. En fait, c'est surtout un garçon qui entre dans l'adolescence et se sent très seul. Peu d'ami, à part David, et une vie de famille pas franchement réjouissante. On comprend peu à peu qu'un drame a frappé Poil de Carotte et son père, irrémédiablement enfermé chez lui.

C'est l'enfant qui se coltine toutes les tâches ménagères, ce qu'il fait avec entrain. Aider son père, aussi bien dans la maison que dans la cour, où ils élèvent quelques animaux de basse-cour et la jument Baudruche, qui est grosse, c'est finalement là que le garçon s'épanouit le plus. Se rendre utile, enfin...

Oui, le Poil de Carotte de Morgane Caussarieu a pas mal de points communs avec le Poil de Carotte originel, celui de Jules Renard. Comme cette solitude, cette impression de n'être aimé de personne, le fait d'être souvent corrigé et humilié par ses "camarades" de classe, les animaux, les échappées belles pour ne plus penser à tout ça... Sans oublier une certaine propension au sadisme qui ne demande qu'à se déployer.

Ce Poil de Carotte-là vit en Gironde. Pas loin d'une ferme qui a récemment brûlé, un endroit maudit, dit-on, sur lequel courent des bruits et rumeurs qui tiennent de la légende urbaine en milieu rural. On dit tellement de choses sur ceux qui vivaient là quand l'incendie à eu lieu ! De vrais croquemitaines !

Il y a aussi, dans les environs, un blockhaus, évidemment abandonné depuis longtemps, qui menace ruine mais que Poil de Carotte et David se verrait bien transformer en un endroit à eux, rien qu'à eux, impossible à prendre pour leurs ennemis, ceux qui ont détruit la cabane qu'ils avaient construite. Ceux de la bande à Timmy. Encore et toujours...

Et puis, voilà que se produisent des choses étranges, dans la vie de Poil de Carotte. Un chat noir qui apparaît et disparaît. Bon, vous me direz, c'est le propre de bien des chats. Mais celui-là a une manière de le faire qui vous fait passer un frisson le long de la colonne vertébrale. Et en plus, c'est un chat... qui parle !

En tout cas, il parle à Poil de Carotte, il l'a même guidé jusqu'à la ferme détruite, là où plus personne ne va, parce qu'on a peur de ce qui s'est passé, de ce qui pourrait se passer. Surmontant sa peur, Poil de Carotte va y entrer, y fouiner, y sentir une présence, inquiétante. Avant d'en repartir, en courant, la peur aux tripes, et de s'enfuir sans demander son reste, commettant au passage une terrible bêtise, il a le temps d'attraper deux choses...

Une cassette audio et un carnet, léchés par le feu et la chaleur, mais restés miraculeusement intacts. Ces deux objets vont maintenant accompagner la vie de Poil de Carotte. Et les changements, nombreux, qui vont s'y produire. Car, en même temps que ces deux objets ou que le chat, d'autres personnages vont commencer à faire irruption dans la morne vie de l'enfant.

A commencer par un autre gamin, du même âge ou un peu plus jeune que Poil de Carotte. A peu près aussi bizarre que le chat. Mais Poil de Carotte l'aime bien. C'est peut-être ce qui ressemble le plus à un ami. Plus encore que David. Et ce garçon-là va lui en présenter deux autres. Des jumeaux, ce qui résonne fort dans l'esprit du gamin.

Ces frères sont les protagonistes du récit raconté dans le cahier. Un récit que ne comprend pas tout de suite Poil de Carotte : où cela se passe-t-il ? Quand ? En Louisiane, il ne sait pas où c'est, et, apparemment, il y a un bon moment... La preuve, on a encore des marquis, des esclaves, une région marécageuse à peine vivable, des Indiens... Etrange...

L'imagination de Poil de Carotte, qui tournait jusque-là au ralenti, s'enflamme subitement, et la lecture de ces pages devient une vraie drogue. Il veut comprendre, savoir qui sont ces jumeaux, découvrir ce qui leur arrive, des destins manifestement aussi compliqués que dramatiques. Et plus encore mystérieux...

Le décor est planté. Morgane Caussarieu fait parler son Poil de Carotte comme un Poulbot, se souciant comme de sa première barboteuse de la grammaire. Un style qui tranche avec celui, bien plus classique, du mystérieux carnet. Il faut dire qu'entre les deux, il n'y a pas que l'époque qui diffère : la temporalité, la géographie, le milieu social, les malheurs qui frappent ces enfants, le côté aventureux de la vie des jumeaux par rapport à la triste existence de Poil de Carotte.

Tout ce qui arrive aux jumeaux, Poil de Carotte y assiste sidéré, les yeux écarquillés, comme s'il y était. Oui, il vit littéralement ces événements, au point parfois d'entrer dans le carnet et de sentir la Louisiane, ses odeurs, sa moiteur, sa faune, ses dangers... Guidé par l'étrange gamin qui ne lui en dit pourtant qu'un minimum, l'enfant s'évade enfin, se trouve une passion...

Et se métamorphose.

Un changement palpable. Une prise de confiance en lui. Sauf que ce changement profond, soudain, va s'exprimer de terrible façon. Les instincts refoulés du gamin depuis le drame vont ressortir. Et si la culpabilité reste présente chez l'enfant, ce n'est jamais qu'en réaction de ses actes. Il commet, et ensuite, il regrette.

Mais c'est déjà trop tard, et il est engagé sur un chemin qu'on ne peut rebrousser. Un chemin qui va le mener vers le mal. Absolu, violent, intense... Jouissif, aussi. En faisant tomber ses inhibitions, Poil de Carotte fait tomber les tabous, et pas seulement les siens. Il devient enfin le petit caïd qu'il rêvait d'être, prend sa vie en main, contrôle tout, devient le centre de l'attention...

Même si l'on comprend d'emblée, sans vraiment savoir pourquoi, que ce bonhomme, qui inspire de prime abord, plutôt la commisération, voire la pitié, a un côté sombre, son épanouissement fait froid dans le dos. Une plante vénéneuse qui fleurit, nourrie par un engrais effrayant qui a maturé longuement, si longuement...

Sans proposer une suite à proprement parler à "Dans les veines", Morgane Caussarieu y apporte, avec "Je suis ton ombre", une espèce d'éclairage. Il y a complémentarité entre ces deux romans. Sans doute faut-il les lire dans l'ordre de parution, mais ce n'est pas obligatoire non plus, même si, bien sûr, certains éléments, dont j'ai pris soin de ne pas parler ici, apparaîtront plus clairement.

La partie du récit qui se déroule en Louisiane aurait pu faire l'objet d'un roman à elle toute seule. Elle est sombre, extrêmement violente et envoûtante, gore et il flotte au-dessus d'elle un fort parfum d'immoralité, qui sera bientôt remplacé par l'amoralité. Nuance aussi subtile que les fragrances... On y plonge, car tout y est liquide, jusqu'à l'air, si saturé d'humidité qu'on pourrait le couper au couteau.

Les protagonistes pourraient croiser Lestat et ses proches, s'ils ne se trouvaient pas loin de la Nouvelle-Orléans, déjà vu comme une nouvelle Sodome et Gomorrhe. On est à la campagne, si je puis dire, en pleine nature, hostile, sauvage, inconnue. Et cela ajoute au sentiment d'oppression que l'on ressent, mais aussi à la fascination.

J'en ressors avec la même impression qu'après avoir lu "Dans les veines" : on retrouve chez Morgane Caussarieu des thématiques proches de celles d'Anne Rice, mais la jeune Française les pousse au paroxysme quand l'illustre Américaine reste dans la suggestion. Sexe et corruption morale sont criants, montrés, ici. Même lorsqu'on ne s'y appesantit pas, il n'y a aucun doute sur les situations. Et elles sont bien souvent sordides.

Cette partie américaine est le coeur du livre, celle qui palpite et engorge tout le reste du roman. Sa vie, sa vigueur naissent de ce récit particulier sans lequel Poil de Carotte n'aurait certainement pas remis en cause son existence, aussi ordinaire et misérable soit-elle. Non, sans l'exotisme, le luxe et l'odeur d'interdits (oui, au pluriel) qui se dégage de ce cahier, pas d'histoire contemporaine.

A l'image de Poil de Carotte, on se demande quelle mécanique étrange on a enclenché avec ce mystérieux cahier. Le lecteur, de l'extérieur, voit l'enfant s'enfoncer dans cet univers comme dans ces bayous gluants d'où l'on ne ressort pas si on a posé le pied au mauvais endroit. Il y a quelque chose de faustien dans ce qui arrive à Poil de Carotte. Dans sa relation à cet autre enfant, qui pourrait être un alter ego, au sens strict : un "autre moi".

Poil de Carotte, c'est un peu Donnie Darko, version aquitaine. Un enfant qui se fabrique un ami imaginaire tellement puissant qu'il le fait dérailler. La marionnette devient le marionnettiste, en quelque sorte. L'imagination galopante de Poil de Carotte, si souvent bridée, est libérée, comme l'eau qui a brisé les digues et tout recouvert sur son passage à la Nouvelle-Orléans après Katrina...

Mal dans sa peau, comme beaucoup d'enfants de son âge (Timmy, le Putois, David le sont tous, d'ailleurs, manifestant la chose très différemment), malheureux, portant le poids sur ses épaules du drame qui a touché sa famille, cherchant désespérément une approbation, une amitié sincère, profonde, capable de servir de substitut à son absence d'amour, Poil de Carotte découvre dans ce cahier tout ce qui lui manque.

On se dit, et on le voit, qu'il est le seul à pouvoir vivre positivement ce qui vient chambouler sa vie. Le seul sur qui la peur n'a pas d'emprise. Le seul qu'elle dope. La curiosité est plus forte que la peur et l'impression d'entrer dans le livre, son attrait irrésistible, font qu'il est comme ensorcelé, gavé de la puissance de son imaginaire.

A un détail près : et si Poil de Carotte n'imaginait rien du tout ?

On pense évidemment à Jules Renard et à son roman autobiographique, parce que la référence est évidente. Mais il y en a une autre, bien plus frappante, dans "Je suis ton ombre". Poil de Carotte entre, à sa façon, dans son "pays des merveilles". A ses yeux, c'en est... Mais que se passera-t-il lorsqu'il sera passé de l'autre côté du miroir ?

vendredi 25 juillet 2014

"Mon maître était un père pour moi. Je serai un père pour toi, si tu me le permets".

On rêve tous de voyager dans le temps. Mais pas de machine, à la Herbert George Wells, pas de théorie physique permettant (encore ?) de le faire. Alors, il reste les livres. Avec eux, on se déplace dans le temps, vers le futur, parfois, vers le passé aussi, plus souvent en ce qui me concerne. Et j'aime bien aller sur les sentiers de l'Histoire qui ne sont pas trop battus. L'Antiquité en fait partie. En prévision de la sortie, dans quelques semaines, de "Aristote, mon père", nouveau roman d'Annabel Lyon, chez Quai Voltaire, dont nous reparlerons, j'ai lu "le juste milieu", précédent livre de cette auteure canadienne, publié en poche chez Folio. Où l'on voit retracée la rencontre fondamentale entre un philosophe entrant dans l'âge mûr et se posant bien des questions, Aristote, et un jeune Prince plein d'ambition et de fougue, mais qu'on a élevé plus comme un soldat que comme un enfant, Alexandre. Et, avec Annabel Lyon, on n'est pas chez Oliver Stone, et ça fait du bien.





En 342 avant notre ère, Aristote, âgé d'une quarantaine d'années, revient en Macédoine, région dont il est natif. Il n'y a plus remis les pieds depuis son départ pour aller suivre l'enseignement de Platon, à Athènes, 25 ans plus tôt. Et beaucoup de choses ont changé, depuis. Stagire, sa ville natale est en ruine, le roi dont le père d'Aristote était le médecin est mort et c'est désormais Philippe II, ami d'enfance d'Aristote qui est sur le trône.

Mais Aristote ne rentre pas seul. Il est accompagné de son épouse, Pythias, qui désespère de devenir mère un jour, et de Callisthène, neveu et disciple du philosophe. Ce voyage de Grèce vers la Macédoine, qu'Aristote semble effectuer comme une sorte de pèlerinage, n'enchante pas vraiment ses proches. Pourtant, ce qui ne devait être qu'un séjour va devenir une résidence pour plusieurs années.

Car Philippe a deux fils. Arrhidée a été frappé par un mal mystérieux dans l'enfance qui a altéré ses capacités intellectuelles. Par conséquent, il a été écarté de la succession au trône. Mais, plus que cela, il a été écarté de la famille, remisé dans un coin avec un garde-malade pour s'occuper de lui, si on peut appeler ça ainsi...

L'autre fils est encore adolescent. Un garçon monté en graine qui est déjà à la tête d'une bande de gamins de son âge. Un enfant, encore, que son père a élevé pour en faire avant tout un roi, un soldat, un guerrier. Ce garçon, c'est Alexandre. Et, même si c'est de façon très différente d'Arrhidée, lui aussi est livré à lui-même.

Philippe restreint les contacts d'Alexandre avec sa mère, Olympias, de peur qu'elle ait une mauvaise influence sur lui. Oh, certes, Olympias n'est pas forcément la plus charmante femme qui puisse être, elle n'en est pas moins aimante pour son fils. Un peu trop, peut-être. Fusionnelle, dirions-nous de nos jours. Et c'est ça que Philippe ne supporte pas.

Il redoute que l'amour de sa mère n'attendrisse Alexandre. Alors, il fait tout pour les séparer et surtout, il n'a pas été un père pour son fils, sans cesse absent ou le considérant comme un de ses hommes... Son idée : proposer à Aristote de devenir le précepteur d'Alexandre. Il en a eu d'autres, comme Leonidas, mais Philippe fait confiance à son ami d'enfance.

En fait, Aristote va prendre en main la destinée des deux fils de Philippe. Il va commencer à aider Arrhidée à retrouver une certaine autonomie physique et intellectuelle sur son temps libre. Mais, il va surtout accepter de rester aux côtés d'Alexandre pour le former, l'aider à devenir un homme et pas seulement un soldat et un roi.

Un enfant joueur et orgueilleux, plus porté sur la bagarre et l'activité physique que la réflexion. Un garçon qui souffre surtout de l'éloignement de sa mère et du peu d'intérêt que lui montre son père. Voilà ce que découvre Aristote. Et il va offrir à l'adolescent non pas l'amour d'un père mais l'écoute et la présence dont il a besoin.

Cela résonne de façon étrange dans l'esprit du philosophe. Son propre père, Nicomaque, le traitait plus comme son élève et son successeur, lui enseignant l'art de la médecine dès son plus jeune âge. A sa mort, dans des conditions terribles, Aristote n'était encore qu'un enfant. Confié à sa soeur qui ne pense qu'à son ménage, c'est auprès de son maître, le singulier Illaeus, qu'il va trouver ce qui ressemble le plus à un père.

Puis ce sera auprès de Platon. C'est l'auteur de la République qui prononce, dans le livre d'Annabel Lyon, la phrase que j'ai choisie de mettre en titre de ce billet. Car, pour moi, elle résume un des principaux sujet du livre : la relation maître-disciple et ce qu'elle peut revêtir à la fois de paternel et de filial.

Je ne reviens pas sur Alexandre, qui n'est qu'un personnage secondaire, finalement, pour évoquer la paternité. Je l'ai dit plus haut, Pythias ne parvient pas à concevoir. C'est sur elle que le poids de cette absence pèse le plus, pense-t-on. Mais, s'ils s'aiment et gardent une forte complicité, ce vide ternit leur bonheur.

De plus, Aristote est déraciné et souffre de cette situation.

Mais Aristote non plus ne va pas bien. On le voit avoir des crises, à plusieurs reprises. L'absence d'enfant n'est sans doute pas la cause de son mal, profond, douloureux, mais elle y participe. Pour le reste, on découvre petit à petit sa jeunesse, en Macédoine, jusqu'à son départ pour Athènes. On découvre ce vide qu'il n'a, à ses yeux, sans doute, jamais comblé.

Arrhidée et Alexandre sont autant des élèves que des enfants dont s'occupe Aristote avec bienveillance, se heurtant aux méthodes des autres précepteurs, du garde-malade mais aussi de l'Etat-major de Philippe. Aristote a du mal à trouver sa place en Macédoine et Pythias commence à avoir le mal du pays.

Une grande partie du livre est justement le récit de cette installation, de cette prise de contact, de cette vie entre retour au pays et sentiment d'être étranger. Aristote, bien que né en Macédoine, est de culture grecque et les deux pays ne s'entendent guère. Les ambitions macédoniennes passent mal et le conflit menace.

Avec cela aussi Aristote va devoir composer. Son amitié lointaine avec Philippe ne suffit pas à en faire un privilégié, ce qu'il n'aurait sans doute pas accepté. Mais il se sent aussi un peu mis à l'écart, malgré de louables efforts pour entretenir ses relations sociales. Rien n'y fera. Il ne se sentira jamais accepté, parfois, même exilé dans son propre pays, alors qu'il a quitté la Grèce pour ces mêmes raisons, parce qu'on n'y voyait en lui qu'un Macédonien.

Ces années passées en Macédoine le marqueront durablement et, entre son arrivée et son départ, bien des choses auront changé, il en aura appris beaucoup sur lui et les autres. De quoi plonger un peu plus profondément dans le mal qui l'habite, le ronge... De quoi nourrir ses réflexions philosophiques.

Ah, justement. Pour évoquer le titre de ce roman. "Le juste milieu" est l'un des grands concepts aristotéliciens et, rassurez-vous, je ne vais pas vous faire de court magistral sur le sujet, mes cours de philosophies remontant à loin et mon attention à l'époque ayant été quelque peu... hum... distraite... Voilà, voilà...

Plus sérieusement, on pourrait le résumer, en prenant bien des raccourcis, par la devise suivante : "l'égal est l'intermédiaire entre l'excès et le défaut". En toute chose, Aristote prône la mesure. Et il est bien placé pour savoir que, dans ce monde, cette idée n'a rien d'évident. Et, 24 siècles plus tard, je crois bien qu'on a peu avancé sur la question...

Bref, la mesure. Voilà le principe fondamental que le philosophe va essayer d'enseigner à Alexandre. Le juste équilibre entre le soldat et le fils, entre le père et la mère. Entre les faiblesses de l'enfant et les excès de la violence. Car, Alexandre, en voulant plaire à son père, fait vite preuve de qualités aux combats remarquables, mais aux conséquences inquiétantes sur son esprit...

Ballotté depuis toujours entre la tendresse maternelle et la puissance paternelle, il a eu du mal à se construire, à trouver dans l'éducation impersonnelle qu'il a reçue jusque-là, ce fameux équilibre. Sans lui, point d'accomplissement possible et sans cela, pas d'avenir merveilleux. Pas de grand conquérant, ni de grande conquête.

Mais quid d'Aristote ? Car lui-même ne vit-il pas dans l'impression qu'il ne s'a pas atteint cet équilibre personnel et cet accomplissement ? Et si, dans le roman d'Annabel Lyon tout était là ? Aristote professe cette philosophie auprès de ses proches qui, tant bien que mal, vont l'appliquer, Pythias, Callisthène, Alexandre, évidemment...

Attention, entendons-nous bien, cela ne veut pas dire que leurs existences seront de longs fleuves tranquilles. Mais, à côté d'eux, la vie d'Aristote reste désespérément incomplète. Il lui manque cet équilibre. Car le philosophe est dans le manque, quand Alexandre est dans l'excès. Leur relation maître-disciple est un point d'équilibre.

Annabel Lyon nous emmène dans l'Antiquité mais nous sommes loin d'être dans un péplum. Il y a de l'action, car l'époque est belliqueuse et Aristote, à la suite de Philippe et Alexandre, se retrouvera un temps embarqué dans une campagne. Le temps de comprendre que son truc à lui, ce n'est définitivement pas l'action mais la pensée. Au contraire d'Alexandre, évidemment.

Mais, entre le fougueux jeune homme qui se démène comme un diable sur le champ de bataille pour attirer, en vain, l'attention de son père et plonge dans un préjudiciable excès de violence, et le chef d'Etat sûr de lui qui multipliera les conquêtes quelques années plus tard, il y a sans doute tout l'apport de l'enseignement d'Aristote.

Non, "le juste milieu" n'est pas un péplum mais un roman intimiste, une quête personnelle et une plongée dans les pensées de différents personnages qui se cherchent. Le doute est là, partout, en tout cas chez ceux qui prennent le temps de réfléchir sur eux-mêmes. Aristote, dont l'aura n'est sans doute pas ce qu'elle sera par la suite, est un univers de doutes à lui tout seul.

Il en devient un personnage touchant, maladroit, parfois indélicat, en particulier dans sa relation avec Pythias. Il est aussi parfois injuste, arbitraire et autoritaire, et jaloux. Et tout cela fait de lui un être profondément humain. Et profondément imparfait. Un homme qui, finalement, ne s'accomplira peut-être qu'à travers la destinée de celui qui restera son pire et son plus brillant élève : Alexandre.

Tout cela dans une fascinante reconstitution du monde antique, dans ce bassin méditerranéen où s'est construite, dans ces siècles bien lointain, notre civilisation. Nos civilisations, devrais-je écrire, car ce sont les deux rives de la Mare Nostrum qui ont su profiter des enseignement de philosophes comme Aristote, dont le savoir s'étend à une large palette de sciences et d'activités intellectuelles, mais aussi de ses maîtres avant lui et de ses disciples après lui.

dimanche 20 juillet 2014

"C'est la même chose dans toutes les conspirations, il y a toujours un individu qui tire les ficelles et d'autres qui suivent le mouvement..."

La conjuration des Pazzi. Je dois avouer que, si j'avais déjà entendue cette expression, j'aurais bien été en peine d'expliquer sa signification, de la situer dans le temps et dans l'espace... C'est pourtant cet événement qui est au coeur de notre roman du jour, et l'on se rend compte qu'il est sans doute bien plus important que ce qu'on pourrait imaginer de prime abord, que si cette conjuration était parvenue à ses fins, elle aurait probablement changer la face du monde... A moins qu'elle ne l'ait fait, malgré tout, sans qu'on s'en rende compte... Oui, je parle par propos sibyllins, pour ne pas trop en dire, mais je dois reconnaître que "le complot Médicis", de Susana Fortes (sorti en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson), m'a surpris tant dans la forme que dans le fond, et c'est tout cela que je vais essayer de partager maintenant avec vous, chers visiteurs, fidèles ou de passage.





Ana Sotomayor est étudiante en histoire de l'art et elle a choisi de quitter, provisoirement, l'Espagne pour venir travailler à Florence. En effet, elle a choisi comme sujet de thèse un peintre florentin du Quattrocento, Pierpaolo Masoni, surnommé il Lupetto, qui travaillait dans le même atelier que le jeune Léonard de Vinci, chez le Maestro Verrocchio. Il ne reste que peu d'oeuvres de ce peintre et on en sait bien peu sur son existence.

Mais on sait qu'il est devenu aveugle en 1478, interrompant son travail sur plusieurs oeuvres importantes, toutes des commandes d'un des hommes les plus puissants d'Italie et sans doute d'Europe : Laurent de Médicis, dit le Magnifique. Parmi ces oeuvres inachevées, une d'entre elle est particulièrement célèbre et mystérieuse quant à son sens : la Madonna di Nievole.




A Florence, bénéficiant d'un bourse de la fondation Rucellai, elle peut se consacrer à plein temps à ses recherches. Et, depuis qu'elle s'est plongée dans la documentation d'époque, ce n'est pas seulement sa curiosité d'étudiante et d'esthète qui est titillée, mais des questions d'un tout autre genre se bouscule dans sa tête.

A la lecture de 9 cahiers dans lesquels Pierpaolo Masoni a consigné certains éléments de sa vie et de son travail et qui prenait la poussière dans les caves des Archives de la ville de Florence, elle a découvert une véritable intrigue historique. Des éléments qui pourraient permettre de voir un événement historique fondamental de la Renaissance italienne : la fameuse conjuration des Pazzi.

Je ne vais pas ici vous raconter en détails cet événements, vous pourrez chercher par vous-même ou lire le roman de Susana Fortes, mais il s'agit d'un complot fomenté par la puissante famille Pazzi et ses alliés, certainement avec l'appui du Vatican qui voyait d'un mauvais oeil le pouvoir croissant des Médicis, pour éradiquer cette famille, ni plus, ni moins.

L'attaque se déroule en pleine messe de Pâques, en pleine cathédrale, au vu et au su de tous, déclenchant une panique terrible et un bilan humain sans doute bien au-delà de la famille Médicis, visée en priorité. Un massacre qui en entraînera d'autres, on a beau être en pleine Renaissance, le raffinement et la soif de culture n'efface pas complètement la cruauté si profondément ancrée en l'être humain.

Ce que comprend Ana à la lecture des cahiers du peintre Masoni, c'est que l'Histoire n'aurait pas retenu le nom de tous les instigateurs de ce complot. Il en manquerait un, et pas n'importe lequel : le principal... Resté cinq siècles dans l'ombre, le voilà qui pourrait enfin être démasqué. Mais de qui s'agit-il ?

Voilà ce que recherche Ana mais il lui manque 3 cahiers pour avoir une vue globale de la situation. Pourtant, petit à petit, l'idée lui vient que les réponses pourraient se trouver dans cet étrange tableau qu'est la Madonna di Nievole, un portrait de la Vierge à l'Enfant qui n'a rien à voir avec les scènes du même genre peintes par ses confrères de la Renaissance. Et si ce tableau recelait des indices, des codes, des symboles qui pourraient permettre de trouver les clés d'une énigme remontant des siècles en arrière...

Parallèlement à l'histoire d'Ana, on suit le parcours du jeune Luca Di Credi, arrivé à Florence au début de l'année 1478 pour y travailler au sein de l'atelier de Maître Verrocchio. Il va y faire la connaissance de Pierpaolo Masoni qui va le prendre sous son aile et lui faire découvrir Florence. La ville magnifique que l'on connaît, mais aussi ses bas-fonds.

Il va aussi lui expliquer et lui montrer les personnages importants de cette ville libre, farouchement indépendante, ce qui ne l'exempte pas de devoir faire avec des rivalités, des ambitions, des jalousies et des trahisons. Le lecteur plonge aux côtés de Luca dans cette ville, ce siècle, ses côtés resplendissants et ses endroits plus mal famés.

On rencontre également tous les acteurs du drame qui se met en place. Dont un en particulier retient l'attention. Evidemment, je ne vous dirais pas de qui il s'agit, même si, précisons-le avant d'y revenir en détail, "le complot Médicis" n'est pas un thriller, même s'il joue avec ces codes. Le récit historique parallèle va nous conduire lentement mais sûrement au massacre du dimanche de Pâques 1478 et sur ses conséquences...

Reste un aspect que je n'ai pas encore abordé dans ce roman. Il nous faut, pour cela, revenir au récit contemporain et aux recherches d'Ana. Avec l'aide de son mentor, le professeur Giulio Rossi et un restaurateur de tableau, Francesco Ferrer, la jeune femme poursuit son travail de fourmi et commence à réaliser l'ampleur de ses découvertes.

Intervient alors une certaine tension, entretenue par l'arrivée d'un homme étrange, qui dit travailler pour le Vatican. Bien que voilées, ses propos pourraient bien ressembler à des menaces. Comme si la thèse d'Ana pouvait faire trembler sur ses bases une Eglise fragilisée par la santé défaillante de Jean-Paul II, puisque l'action se déroule en 2005.

Cette rencontre fort désagréable entraîne une espèce de paranoïa que certains événements viennent renforcer... Mais que se passe-t-il ? Qu'est-ce que révèlent ces carnets oubliés pour réveiller un possible danger ? L'étudiante passionnée est alors entraîné dans une histoire qui semble la dépasser. Plongée dans son enquête, son esprit s'emballe...

A ce point du billet, on pourrait croire que Susana Fortes s'inscrit dans la lignée d'un Dan Brown ou du duo Ravenne / Giacometti. Qu'elle signe avec "le complot Médicis" un thriller ésotérique, genre très en vogue depuis une quinzaine d'année maintenant. Mais pas du tout. Pour moi, Susana Fortes s'amuse à entretenir cette ambiguïté.

En revanche, et j'ai cité Jacques Ravenne et Eric Giacometti à dessein, il y a en filigrane une idée qui ne déplairait pas à ces deux-là, car elle pourrait parfaitement rejoindre certaines intrigues démêlées par leur flic, Antoine Marcas. L'hypothèse est hardie, mais je l'ai trouvée passionnante :  d'une certaine manière, le thriller ésotérique serait né de la conjuration des Pazzi.

Bon, je prends quelques raccourcis, évidemment, mais croyez-moi, ce que Susana Fortes met en évidence dans le roman est une idée très intéressante qui rapproche deux époques séparées par cinq siècles de façon surprenante. Comme quoi, dès qu'il est question de pouvoir, peu importe la période, les mêmes maux produisent souvent les mêmes effets.

Quand je dis que Susana Fortes joue avec les codes du thriller ésotériques, c'est jusqu'au bout, jusqu'au dénouement du "complot Médicis". On est, à mes yeux, dans un roman de littérature générale avant tout, même le récit historique est présent, incontournable. Elle donne d'ailleurs une courte liste de romans qui l'ont inspiré et l'on retrouve en tête "le Nom de la Rose". Personnellement, c'est plus "le tableau du peintre flamand", d'Arturo Perez-Reverte qui m'était venu à l'esprit.

Alors, à ceux qui redouteraient le côté trop "danbrownien" du sujet, si vous me permettez ce néologisme pas très joli, ne soyez pas inquiets ; à ceux qui préféreraient que ce soit un roman à la Dan Brown, je reconnais que Susana Fortes a dégoté là un formidable sujet qui aurait pu donner lieu à une enquête de Robert Langdon, sans aucun problème.

Un sujet qu'elle n'a pas inventé de toutes pièces. En effet, ce qu'elle raconte repose sur de véritables découvertes révélées en 2004, l'année précédant celle à laquelle se passe la partie contemporaine du roman. Un article lu dans un grand quotidien espagnol, une information qui se grave dans un coin du cerveau, l'imagination d'un écrivain qui se met en route et quelques mois, quelques années plus tard, un livre naît.

Mais je m'en voudrais dans ce billet d'oublier un élément majeur, central : l'art. Sous toutes ses formes, à la fois création, expression d'un talent, objet présentant le beau, source de fascination, artefact patrimonial, richesse parfois incommensurable, mais aussi marchandise, source de convoitise, attribut de pouvoir...

Tous ses aspects sont présents et d'autres encore. La Renaissance a été un mouvement politique, c'est vrai, mais également un incroyable bouillonnement artistique. Laurent le Magnifique, sans être un personnage parfaitement recommandable, à la réputation sans tache, était un vrai amateur d'art et un immense mécène qui a permis à bien des artistes de vivre.

Situer sous son règne ce genre d'histoire, reposant sur la vie d'un peintre mais aussi en grande partie sur un de ses tableaux, est l'assurance d'entremêler l'art et la politique, le génie et la stratégie. Pas étonnant qu'un Machiavel ait grandi, se soit épanoui et ait écrit dans un tel contexte, finalement. Il y a là de quoi inspirer le plus attentif des observateurs de la vie politique.

Pour revenir à Dan Brown, il n'a rien inventé en glissant un code ou des messages cryptés dans des tableaux. C'est une réalité qui prend de nombreuses formes : telle personnalité connue s'incarnant dans un personnage particulier, mis dans une situation bien précise, le décor, les détails, les symboles, tout, quasiment, dans les tableaux Renaissance peut être interpréter.

Ici, le tableau qui fascine tant Ana est tellement atypique, dans sa forme, dans sa mise en scène, dans les détails surprenants dont il regorges, qu'il devient un champ d'exploration parfait. Mais, comment décrypter ce que tout cela peut vouloir dire ? C'est là le travail de ces universitaires, scientifiques et historiens, et je dois dire qu'au-delà de la dimension romanesque, déjà fascinante, je suis toujours impressionné par le travail qu'on peut effectuer sur les oeuvres pour les lire, même si parfois, on arrive à des conclusions pas toujours très convaincantes.

Oui, l'art est au coeur du roman de Susana Fortes et je ne suis pas surpris du tout qu'elle ait choisi de l'intituler "Quattrocento" (titre du roman en version originale), ce XVe siècle italien étant le parfait reflet de ce que je viens de raconter, la fin du Moyen-Âge, l'entrée dans une nouvelle ère, où la politique et la culture vont se transfigurer de concert.

Qu'ils soient artiste ou politiques, les personnalités qui vont émerger sont de véritables personnages de romans, ambigus, déroutants, pas entièrement noirs malgré leurs zones d'ombre, mais sûrement pas des anges non plus. A l'image de Laurent le Magnifique et de cet autre personnage, commanditaire de la conjuration, dont j'ai choisi de peu parler ici, et que vous découvrirez au fil des pages du roman, et qu'immortalisa dans un fameux portrait l'illustre Pietro Della Francesca.

Tous n'ont pas seulement chamboulé profondément leur époque, mais toutes celles qui vont suivre...

jeudi 17 juillet 2014

"Avec Proust, votre enfant va partir à l'abordage de l'un des plus magnifiques nouveaux monde qui soient".

Je le dis tout de suite, je ne suis pas lecteur de Proust. Et je le regrette avant d'entamer ce billet, car je pense qu'il y a une lecture de notre roman du jour qui peut se faire en parallèle, peut-être même à travers l'oeuvre de l'auteur d' "A la recherche du temps perdu". Ce billet sera donc, comme toujours, une lecture personnelle d'un premier roman, sorti il y a quelques années et disponible au Livre de Poche, "la petite cloche au son grêle", de Paul Vacca. Un court roman, plein d'émotions, et le pluriel n'est pas anodin, car on y passe du rire aux larmes, et pas qu'une seule fois. Un roman placé, donc, sous la figure tutélaire de Marcel Proust, mais pas seulement, on y croise une "guest star", pardonnez-moi l'anglicisme. En attendant, partons pour une tranche d'enfance, avec ses souvenirs agréables et ses drames...





Le narrateur aura bientôt 13 ans et vit dans le Nord, à Montigny, pas très loin de Lille. Ses parents, Aldo et Paola, tiennent un café, "Chez Nous", situé au bord de la Nationale, au comptoir duquel se retrouvent habitués et personnes de passage. Une vie heureuse, simple et tranquille, modeste et marquée par un labeur quotidien qui ne laisse que peu de place aux loisirs.

Paola, pourtant, a un passe-temps qu'elle essaye de transmettre à son jeune fils : la lecture. Elle lit chaque soir à son fils des romans, en particulier ceux de son écrivain préféré : Marcel Proust. Peu importe son jeune âge, l'enfant se laisse bercer par ces mots et ce style si particuliers. Au point de vouloir, en cachette, lire par lui même ces livres qui le transportent dans un autre monde, un autre temps, une autre vie...

Aldo est un peu dépassé par tout cela, la lecture, ce n'est pas trop son truc et il préférerait nettement que son fils s'intéresse au sport. Si ce n'est pas le football, tant pis, ce sera un autre, mais, c'est de l'activité physique qu'il faut à ce garçon, pas un bourrage de crâne signé par ce... Proust. Un inverti, en plus !

Peut-être Aldo est-il surtout jaloux de la complicité qu'entretiennent sa femme et son fils et dont il se sent un peu exclu. Pour autant, l'homme n'a rien d'un tyran domestique. Au contraire, il est fou d'amour pour sa belle, chaque jour un peu plus, et son fils, en grandissant, fait sa fierté. Même s'il lit Proust au lieu de faire des activités plus normales pour un garçon de son âge...

Lorsqu'il ne se plonge pas dans "la Recherche", il se consacre pourtant à des activités de son âge, les copains de classe, les bêtises, les premiers émois amoureux, en particulier lorsqu'il longe la Solène, le cours d'eau local, sur son vélo, rêvant à celle qui vit là et occupe ses rêves. Il est timide, ce garçon, il n'ose pas aller vers elle. Mais il a de bonnes raisons pour cela...

Reste qu'il aimerait bien que les filles de sa classe l'ignorent un peu moins, lui le timide, le discret. Enfin, les jolies, pas celle qui flashe sur lui lorsqu'elle le voit avec Proust sous le coude... Mais bon, les aléas de l'adolescence, dira-t-on... Et la complicité avec son meilleur ami, Mouche, toujours de bon conseil, enfin presque, et toujours prêt à donner un coup de main...

Et puis, il y a Paola. Cette maman tellement importante pour l'enfant. Impossible de s'éloigner trop longtemps d'elle et le temps est long, interminable, lorsqu'elle part s'occuper d'une de ses tantes, malade. La famille boitille quand elle n'est pas là. Elle en est le ciment. Et sa tendresse, son amour, sont les ailes du garçon, qui se sent libre et heureux quand elle est là.

Peu à peu, Proust va devenir un membre à part entière de la famille. Mais il ne va pas s'arrêter là. Proust et son oeuvre vont infuser "Chez nous" avant de se diffuser aux alentours. Les clients du bar puis tout le village vont faire connaissance de l'oeuvre du romancier, l'intégrer dans leur vie avant d'eux-mêmes y entrer.

Montigny va devenir un Cabourg en plein pays chtimi, chacun cherchant à quel personnage de "la Recherche" il pourrait correspondre, les autres se mettant à lire ces livres qui ont parfois la réputation d'être ennuyeux, en tout cas difficiles... Et ça fonctionne, Proust est bientôt un citoyen d'honneur d'un village où il n'a jamais mis les pieds et près d'un siècle après sa mort.

Proust crée du lien social, du lien culturel, rabiboche les fâchés, efface les inégalités, les différences, fait des marginaux des personnages centraux et d'un enfant le maître d'un monde où l'imaginaire prend soudainement le dessus sur la réalité, le quotidien, les soucis. Et par-dessus tout, sur la fatalité.

"La petite cloche au son grêle" est un roman dont il est difficile de parler. D'abord, parce qu'il est court. Ensuite, parce qu'il fonctionne selon une mécanique narrative très précise qu'il ne faut évidemment pas révéler ici et qui ne se met en place que dans les dernières lignes. Enfin, parce que s'y mêlent des émotions contradictoires qui s'affrontent, se complètent, se mélangent, s'émulsionnent...

Voilà pourquoi j'ai laissé volontairement dans l'ombre certains éléments majeurs de l'histoire, et particulièrement la source de cette fatalité que j'ai évoquée quelques lignes plus tôt et qui va également générer la partie dramatique du récit. Par ailleurs, cela colle bien au récit lui-même, car le lecteur n'est pas mis devant le fait accompli et ne comprend que petit à petit ce qui se passe...

Et malgré cette épée de Damoclès, bien qu'on sente que sa chute est inexorable, il émane du roman de Paul Vacca une tendresse, une douceur, une drôlerie mais aussi un sacré culot qui rappelle qu'à coeur vaillant, rien n'est impossible. La puissance de l'enfance, à qui l'on ne peut rien refuser, mais qui rend aussi suffisamment inconscient des barrières à abattre.

J'ai beaucoup aimé le mélange de récit quotidien, de cette vie aussi modeste qu'elle est heureuse, des extras que s'octroient Paola et Aldo, emmenant leur fils dans leur sillage pour un weekend inoubliable sous le sceau proustien. Des angoisses adolescentes du narrateur et des craintes des adultes, lorsque l'insouciance s'est envolée.

Et puis, comme je l'ai dit en préambule, il y a le jeu de miroirs entre "la Recherche" et le livre de Paul Vacca. Je ne suis pas compétent pour mener cette réflexion, car je n'ai qu'une vague vision de l'oeuvre classique. Je n'en connais, comme beaucoup d'entre vous, que les grandes lignes et quelques passages, devenues images d'Epinal, voire cliché.

Pourtant, c'est bien à l'un d'eux que je vais me référer. Vous me voyez venir ? Eh oui, la madeleine... Celle qu'on trempe dans son thé et qui, etc., etc. Les choix narratifs, je ne détaille pas, toujours pour les mêmes raisons et vous les comprendrez vite si vous vous plongez dans "la petite cloche au son grêle", créent une atmosphère pleine de nostalgie.

Mais cette nostalgie n'écrase pas tout. Non, on est avec le narrateur et l'on vit les événements, en ne comprenant que progressivement où l'on nous emmène. La nostalgie de la jeunesse évanouie, de l'insouciance enfantine, la nostalgie du bonheur, sans entrave, la nostalgie aussi de la communion qu'avaient su créer autour d'eux Paola et son fils à travers Proust.

Pas de madeleine, dans "la petite cloche au son grêle", non, mais un phénomène identique. un déclencheur, en apparence banal, ordinaire, le genre de truc qu'on ne remarque pas mais qui se grave dans l'esprit au point de provoquer des réflexes conditionnés, de réveiller la mémoire assoupie ou refoulée et de replonger dans le passé, dans son confort, mais aussi dans ce qui fait de lui le passé. Franchir la parenthèse refermée.

Enfin, voici un livre qui évoque la lecture et lui rend hommage de la plus belle des façons. Paul Vacca a choisi Proust, auteur pour qui il nourrit une véritable passion. Mais, en dehors de tout ce qui se passe dans ce roman précis, je crois que ce lien si particulier au livre, ces horizons qu'il ouvre, ces portes qu'il enfoncent, tout cela pourrait se produire avec les livres d'autres écrivains.

Sans doute sommes-nous nombreux à être tomber dans cette marmite de potion magique quand nous étions petits. J'ai eu la chance, comme le narrateur, qu'on me lise des histoires quand j'étais enfant, avant de moi-même me lancer dans la lecture. Ces lignes qui peuvent sembler monotones au premier regard mais qui, lorsqu'on les égrène, prennent des formes, de la couleur, des odeurs, des sons, de la consistance...

Ces lignes dans lesquelles on entre comme dans une eau un peu froide d'abord, puis délicieuse, dont on ne veut plus sortir, dans laquelle on s'immerge, on flotte, on nage. La lecture qui crée une vie parallèle, aux antipodes de la vie quotidienne. L'enfant mis en scène par Paul Vacca (ou que fut Paul Vacca ?) a découvert l'univers des Guermantes et de Swann, l'univers si éloigné du sien dans lequel il fait évoluer ses nombreux personnages.

Et, à sa plus grande surprise, il s'y sent parfaitement bien. Oh, à son âge, bien sûr, il ne comprend pas tout, ne maîtrise pas tous les tenants et les aboutissants, ni le contexte historique. Pas plus que les grands sentiments humains qui sous-tendent l'oeuvre, lui qui n'est encore qu'un enfant amoureux comme on l'est à 12 ans...

Mais peu importe tout ça, peu importe les différences d'époques et de statuts sociaux, d'âge et d'expérience, et même encore beaucoup d'autres chose. Oui, peu importe tout cela, parce que le pont que la lecture construit entre ces deux mondes est indestructible et s'élance aussi loin qu'il est possible de s'étendre.

Oui, tout est dans cette capacité d'imaginer que nous possédons tous, mais dont nous nous servons à des degrés divers. Que nous stimulons plus ou moins souvent. Que nous faisons travailler comme on fait travailler un muscle, que nous nourrissons en plus ou moins grande quantité. L'enfant qui raconte son étonnante expérience avec Proust est un champion en la matière.

Son imagination n'est même pas débordante, car le mot est trop faible. Il la fabrique sur commande, s'y immerge comme s'il appuyait sur un bouton ON, avant de réintégrer le réel en cliquant sur OFF. Et très vite, car il n'est pas seulement imaginatif, mais il est intelligent, curieux et sensible, il va l'utiliser comme une arme défensive contre cette fatalité qui lui apparaît, monstrueuse, ignoble.

Voilà aussi de quoi parle "la petite cloche au son grêle". De l'aide précieuse que son imaginaire a apportée à un enfant timide et un peu solitaire pour traverser cet âge si particulier de l'existence et les embûches de la vie pour devenir un adulte équilibré, en tout cas, c'est ainsi que je vois les choses. Je pousse peut-être un peu loin le raisonnement...

Mais je suis certain d'une chose, c'est qu'il faut tous avoir notre Proust, quel que soit son nom, son oeuvre (mais bon, Proust ou un autre auteur classique, ça ne serait pas mal aussi, tout ce que nous lisons prend sa source dans cette littérature-là, ne l'oublions jamais), il faut nourrir notre imaginaire avec fidélité et enthousiasme.

Et être attentif lorsque retentira notre petite cloche au son grêle...

lundi 7 juillet 2014

"L'Histoire est cette conviction issue du point où les imperfections de la mémoire croisent les insuffisances de la documentation".

Ce billet aurait aussi pu avoir pour titre une citation de Pierre Pevel : "la mémoire est un ciment solide. Si solide et durable que la nostalgie survit parfois longtemps à l'amitié". Mais, j'ai préféré extraire une phrase du roman du jour, car c'est pour moi la phrase-clé du livre, voilà pourquoi je ne vous expliquerai rien à propos du contexte dans lequel elle est prononcée. Mais je vais quand même vous dire de quel livre il est question, rassurez-vous ! C'est un des fers de lance de la littérature contemporaine britannique qui nous accompagne aujourd'hui, Julian Barnes, avec "Une fille, qui danse", Man Booker Prize en 2011 et qui vient de sortir chez Folio. Un roman, vous l'aurez compris, empreint de nostalgie, mais qui repose aussi sur une histoire énigmatique et un rebondissement final surprenant...




Tony Webster était adolescent dans les années 60, dans une Angleterre en pleine ébullition et révolution sexuelle. Pour Tony et ses deux inséparables amis, Alex et Colin, c'est une révolution douce. Leurs hormones sont en ébullition, on drague, on embrasse, mais on fait très attention, car la pire des catastrophes seraient de mettre enceinte une demoiselle...

Tout à leurs études, se prenant gentiment au sérieux, les 3 adolescents voient arriver dans leur classe un garçon qui les fascine aussitôt, Adrian. Un garçon différent de ce qu'ils sont tous les trois : "nous étions foncièrement déconneurs sauf quand nous étions sérieux ; il était foncièrement sérieux, sauf quand il blaguait", explique Tony.

Bref, sans vraiment faire partie de la bande, Adrian devient un proche des 3 autres et ils vont avancer ensemble vers l'âge adulte, se prenant pour des philosophes, affrontant ce passage avec leurs certitudes et leur intelligence. Même si les liens se distendent un peu après leur sortie de l'école et leurs débuts dans la vie d'adulte, ces quatre-là vont rester liés.

Mais ils vont faire leur vie, chacun de leur côté. Le chemin de Tony va le mener vers Veronica. Une relation va s'engager entre eux, qui reste platonique malgré les efforts de Tony qui aimerait bien aller plus loin. Mais elle se refuse à lui sans cesse et, au-delà de ça, reste un complet mystère pour le jeune homme.

Il ne la comprend pas, ne la cerne pas et sans doute cela l'attire-t-il plus encore vers elle. Leur relation est étrange. Elle l'emmène passer un weekend dans sa famille, lui présente ses parents, son frère, Tony en revient circonspect, ne sachant pas du tout si on s'est ouvertement moqué de lui ou s'il a été apprécié...

Il essaye de ne plus y penser, mais bientôt, Veronica rompt avec lui, presque soudainement. Il la voit une dernière fois, je vous laisse découvrir les circonstances de cette rencontre, et il passe à autre chose. Enfin, le croit-il. Car il apprend bientôt que Veronica s'est trouvé un nouvel amour. Un garçon qu'il connaît bien : Adrian.

La colère de Tony est telle que, sur le coup, il leur écrit une lettre pleine de son ressentiment. Une lettre violente, agressive, injurieuse... Il y déverse sa rage envers cette jeune femme qui l'a rejeté et vers ce jeune homme qu'il ne voit soudain plus comme un ami. Peu de temps après, une autre nouvelle qui le sidère : Adrian s'est suicidé...

Fin de la jeunesse de Tony. Fin de l'histoire...

Mais, de nos jours, 40 ans après toutes ces histoires de jeunesse, ces drames, bénins pour certains, terribles pour d'autres, cette période va resurgir dans la vie de Tony. Il est à la retraite, désormais. Il a connu une vie sans grandes histoires, marié, père, divorcé... Rien qui ne soit bien original, reconnaissons-le... Il a perdu ses cheveux, et sans doute pas mal d'illusions avec.

Lorsqu'un événement le ramène 40 ans en arrière, son cerveau va entrer en ébullition. D'abord, parce que la curiosité va se mettre à le titiller. Tout comme un autre sentiment, de plus en plus envahissant : la culpabilité. Se pourrait-il que Tony ait eu un rôle dans le suicide d'Adrian ? Il n'a plus de souvenirs assez clairs de cette période, mais ces événements les font remonter et, plus ça va, plus il se dit qu'il a des choses à se reprocher...

Alors, il va vouloir comprendre ce qui s'est passé tant d'années plus tôt, lui qui avait tourné la page, qui avait occulté, refoulé tous ces événements, toute cette période. Et le chemin qu'il va prendre lui réserve bien des surprises, quand le flou entretenu par les années qui ont passé va petit à petit se dissiper. Et que les écailles vont lui tomber des yeux.

Tony raconte ces deux périodes de sa vie et j'ai ressenti (mais c'est un avis de lecteur) une immense nostalgie dans ce récit. La nostalgie de la jeunesse enfuie, avec les bons et les mauvais côtés rassemblés pour faire un tout. Ce n'est pas l'eau de la Seine qui a coulé sous le pont Mirabeau, mais plutôt la Tamise sous le Wobbly Bridge. Pour le reste, le poème d'Apollinaire pourrait parfaitement illustrer mon ressenti sur ce roman.

Dans la deuxième partie du roman, Tony essaye de faire la lumière sur ce qui s'est passé quatre décennies plus tôt. Ses souvenirs ne suffisent pas, la documentation qu'il parvient à rassembler non plus. Reste cette nostalgie, pas de regrets, non, le temps passe, on n'y peut rien, mais des remords, c'est certain. A la fois pour ce qu'il suppose avoir fait mais qu'il ne parvient pas à se rappeler et pour avoir oublié ce qui a certainement été le plus bel âge de sa vie.

Cette deuxième partie, qui commence avec la résurgence inopinée de son passé dans la vie de Tony, est une espèce de puzzle mais aussi de kaléidoscope. Kaléidoscope, parce que les souvenirs qui se bousculent dans la tête de Tony ont des couleurs passées et des formes encore indistinctes, elles tournent sans s'arrêter, sans se fixer...

Puzzle, parce que Tony collecte des éléments au fur et à mesure de ce qui n'est pas formellement une enquête. Plutôt une quête, un retour dans la passé pour expier des fautes dont il ignore la teneur mais qu'on semble lui lancer à la figure. Sauf qu'il lui manque des pièces, des pans entiers du puzzle, en fait, pour pouvoir embrasser l'image globale de ce passé qui, désormais, le hante.

En fait, la séparation du livre en deux parties paraît ramener à cette virgule incongrue qui fait une césure dans le titre français (en VO, le roman s'appelle "The sense of an ending"). Elle m'a intrigué, cette virgule. Je ne comprenais pas sa présence sur cette couverture. Inutile et superflue en apparence, on se dit que si on l'a mise là, il doit bien y avoir une raison...

Cette virgule est la séparation entre les souvenirs conservés par Tony et ceux qu'il a enfouis au plus profond de son esprit et qui vont rejaillir lorsqu'on va se charger de réveiller sa mémoire. La réveiller, mais pas la rafraîchir. Ce sera à lui de farfouiller dans cette mémoire endormie comme un volcan et d'assembler les pièces ainsi collectées.

Mais cette virgule symbolise bien le jeu de miroir qu'il y a entre les deux parties, entre le Tony adolescent et jeune adulte et le Tony retraité, entre ce qu'ils vivent à 40 ans d'écart. C'est son passé qui répond aux interrogations qui hantent Tony dans son présent. Parce que la seule véritable source d'informations dont il dispose, c'est lui-même...

J'ai évoqué la culpabilité, ce qui est assez étrange dans ce roman, c'est qu'elle ne repose sur rien, a priori. Rien ne dit que Tony a fait quoi que ce soit pouvant avoir eu des conséquences. Et, si c'est le cas, il ne peut pas le savoir, même avec les idées claires. Ce sont les événements du présent qui font naître cette culpabilité, parce qu'on dirait qu'on veut le faire culpabiliser.

Il va lui falloir comprendre pourquoi, et cela mettra du temps. Même avec toutes les cartes en main, il va avoir bien des difficultés à les interpréter correctement. Et, comme le lecteur, il va tomber de haut quand la vérité va s'imposer à lui. Je suis d'autant plus tomber de haut que, ayant terminer le livre un soir, tard, très tard, j'ai dû relire 3 fois les dernières pages...

Je n'étais pas sûr d'avoir tout compris, je pensais avoir raté quelque chose. Et puis, à force de relire ces lignes, de reprendre les derniers éléments, de m'acharner sur les derniers éléments, les faits sont enfin parvenus à mon pauvre cerveau qui avait besoin de sommeil. Et je suis resté coi. Comme Tony, éberlué, reprenant le cours de sa vie comme dans un état second devant les implications de ce qu'il venait d'apprendre.

A côté de la plaque, il l'aura été jusqu'au bout. Et pourtant, tout était là, devant lui. Mais obnubilé par l'évidence, il a négligé le reste. Mais c'est ailleurs que s'est logée la responsabilité qui lui vaut la rancoeur qui habite la deuxième partie du livre et déclenche le processus de culpabilisation. Oui, Tony avait oublié qu'il s'était si mal comporté, il le redécouvre et s'en veut profondément. Mais...

Et si Tony culpabilisait, de façon totalement inconsciente, d'être encore vivant 40 ans après, alors qu'Adrian, le garçon qu'il a sans doute le plus admiré avant de la haïr du plus profond de son coeur ? Voilà ce que je me suis demandé. La vie de Tony, entre les deux périodes-clés, ces 40 années qui ont passé mais ne sont pas vides, est une vie tout ce qu'il y a de plus ordinaire.

Se projette-t-il dans le personnage exceptionnel et admirable qu'aurait pu devenir Adrian s'il n'avait pas choisi d'en finir prématurément ? Regrette-t-il de lui avoir survécu, lui, l'ordinaire ? Tony, me semble-t-il, vit depuis 40 ans avec ces doutes, ces regrets, là, pour le coup, il y en a, et ces remords. Avec la nostalgie de ce qu'aurait pu être sa vie si Veronica...

A plus de 60 ans, Tony fait son bilan, le bilan de ce qu'il a accumulé au cours de cette longue existence. "Si la vie est un pari, quelle forme prend ce pari", lit-on dans le roman. Et la métaphore se file sur les paris cumulatifs, lorsqu'on mise les gains obtenus suite à une course de chevaux sur la course suivante, par exemple.

Tony incarne ces parieurs qui misent leurs gains. Mais Adrian a tout perdu. Au point d'y laisser jusqu'à la vie qu'il ne pouvait plus assumer. "Une fille, qui danse" est un drame au rebondissement final très inattendu, mais c'est aussi un roman très british, plein de flegme. Julian Barnes met en scène le contraste souvent saisissant entre la jeunesse pleine d'idéale qui se termine dans une vie conformiste et sans éclat.

"On n'est pas sérieux quand on a 17 ans", écrivait Arthur Rimbaud. C'est l'irruption de ce sérieux dans nos existences qui bouleverse tout, nous impose des devoirs, d'assumer nos actes et les responsabilités qui en découlent. Le trio au coeur de ce roman s'est débattu 40 ans plus tôt avec ces questions. 40 ans, elle resurgissent chez Tony. Mais qu'en est-il pour l'autre, qui a vécu aussi ces 40 années sans rien oublier ?

dimanche 6 juillet 2014

"Soldats, on dégrade un innocent... Soldats, on déshonore un innocent... Vive la France ! Vive l'armée !"

Romancer l'histoire. Non, ce n'est pas un sujet du bac. Cela me ferait plutôt penser à un thème de café littéraire pour les Imaginales, tiens... En tout cas, le livre du jour illustre parfaitement cette problématique et fait d'un épisode que nous connaissons tous, l'Affaire Dreyfus, le sujet d'un thriller historique palpitant et sombre, laissant de côté les querelles idéologiques pour plonger dans le récit respectueux des faits vus à travers le prisme romanesque. Dans "D." (paru en grand format chez Plon), Robert Harris, auteur de "Fatherland", "Enigma" ou "l'homme de l'ombre", nous plonge dans les méandres de l'affaire mais aussi dans le fonctionnement parfois complexe des différents acteurs du drame. Car, quel que soit leur rôle, tous mettent en avant le devoir et l'honneur, deux valeurs qu'on peut attendre de militaires, mais qui vont être distordues et instrumentalisées à l'extrême pour faire de cette histoire assez anodine, le drame que l'on connaît.





Le 5 janvier 1895, Alfred Dreyfus, capitaine de l'armée française, est dégradé dans la court de l'Ecole Militaire à Paris. Reconnu coupable de haute trahison, l'officier doit quitter prochainement la métropole pour l'île du Diable, au large de la Guyane, où il sera détenu dans des conditions terrifiantes... 20000 personnes, dit-on, assistent à l'événement, alors qu'on arrache au capitaine déchu ses épaulettes et ses boutons et qu'on brise son sabre.

Les seuls mots que prononcera Dreyfus, alors que les ordres étaient de l'empêcher à tout prix de s'exprimer, sont ceux qui servent de titre à ce billet... Mais la foule n'en a cure, elle est remontée contre le traître, le juif, celui qui a trahi la France en livrant des documents à l'Allemagne, l'ennemi honni, contre qui la soif de revanche est immense depuis la débâcle de 1871.




Le commandant Georges Picquart est aussi présent sur place. Il a pour mission de faire un compte-rendu de cette cérémonie, si l'on peut employer ce mot, au ministre de la guerre, le général Auguste Mercier et au chef de l'Etat-major, le général de Boisdeffre. Picquart, s'il n'est pas convaincu par la méthode employée pour livrer Dreyfus à la vindicte populaire, ne doute pas un instant de la culpabilité du capitaine déchu.

Il faut dire qu'il le connaît bien : Picquart a enseigné la topographie à l'Ecole Militaire et a eu Alfred Dreyfus parmi ses étudiants... Un jeune homme dont il se souvient bien et qui ne lui a pas laissé que d'excellents souvenirs, en particulier dans son comportement. Et Picquart a même participé à l'arrestation du capitaine félon.

A la suite de ces événements, 6 mois plus tard, Georges Picquart est monté en grade et, à sa grande surprise, a obtenu une promotion. Elle ne l'enchante guère a priori, mais l'homme est ambitieux, ce genre d'avancement ne se refuse pas. Désormais lieutenant-colonel, il est placé à la tête de la section de statistique, comprenez le service de contre-espionnage, ce service même qui a mené l'enquête aboutissant à la condamnation de Dreyfus.

Il y remplace le colonel Sandherr qui vient de prendre sa retraite pour raisons de santé. Sous ses ordres, en particulier, 3 hommes avec qui le courant ne va pas franchement bien passer : le commandant Henry, au rôle funeste dans cette histoire, le capitaine Lauth ou encore l'archiviste Gribelin. Une équipe constituée depuis longtemps, soudée et qui voit d'un mauvais oeil ce nouveau supérieur.

De son côté, Picquart, qui ne connaît rien aux questions d'espionnage, essaye de se familiariser avec ses nouvelles fonctions. Et ce qu'il découvre le fait tiquer... Des méthodes qui fleurent bon l'amateurisme, des pratiques et des déductions un peu simplistes, quelques idées reçues tenaces, des regards sombres, une défiance à peine voilée...

Mais il apprend aussi que la France n'est pas en reste, question espionnage. En effet, l'armée dispose d'une source fiable à l'ambassade d'Allemagne à Paris, qui livre régulièrement à Henry des documents qui n'ont pas été détruits, mais simplement déchirés et jetés à la corbeille. C'est d'ailleurs grâce à cette source, apprend-il, que l'affaire Dreyfus à démarré, car ce sont les documents transmis par cette personne qui ont révélé l'existence d'un traître.

Picquart n'a toujours aucun doute, mais il est curieux. Parmi ses attributions, il y a la censure de la correspondance de Dreyfus avec ses proches. Car, s'il est isolé sur l'île du Diable, la bien nommée tant il y vit un enfer, et s'il subit un régime d'exception pour sa détention, il peut écrire et recevoir du courrier.

Et ce qui frappe Picquart, c'est la force qui ce dégage de ces lettres, une force qui pourrait persuader les plus sceptiques de son innocence. Quant à ses proches, son épouse, son frère, ils continuent à se démener pour faire reconnaître l'innocence d'Alfred. Pas vraiment le comportement d'un coupable ou d'un traître.

Alors, sans croire encore à l'hypothèse de l'innocence de Dreyfus, Picquart va se pencher sur l'enquête et les documents qui ont abouti à sa condamnation. Une enquête clandestine, contre tous les hommes placés sous ses ordres, contre sa hiérarchie qui ne veut rien savoir. Car, dès qu'il se penche sur les pièces du dossier, rien ne colle.

Oui, il y avait un traître au sein de l'armée française. Un homme qui livrait des informations à l'Allemagne. Des informations sans grand intérêt, qui ne risquaient pas de donner un avantage décisif au voisin honni en cas de revanche. Car l'atmosphère est tendue entre les deux pays et les rumeurs de conflit vont bon train.

Bref, Picquart se forge une opinion et elle repose sur deux points : le traître ne peut pas être Dreyfus, mais un certain Esterhazy ; et, d'autre part, toute l'accusation contre Dreyfus repose sur des preuves qui n'en sont pas et des raisonnements bancals. Sauf que personne ne l'écoute, personne ne veut l'écouter, plutôt. Le message est clair : Dreyfus est le traître, quoi qu'il arrive ; peut-être y en a-t-il d'autres, mais cela ne remet pas en cause la culpabilité du capitaine. Pour le reste, circulez, il n'y a rien à voir.

Georges Picquart, narrateur de "D.", va alors tout faire pour démontrer l'innocence d'Alfred Dreyfus et faire condamner Esterhazy. Mais, pour cela, il va risquer sa carrière et même sa vie. Dreyfusard presque malgré lui, Picquart est surtout habité par deux notions que tout militaire a en lui : l'honneur et le devoir. Le problème, c'est qu'en face de lui, les militaires qui se serrent les coudes et réaffirment sans cesse que Dreyfus est un traître, brandissent ces deux mêmes valeurs, comme des étendards...

De l'affaire Dreyfus, on connaît évidemment le fameux article d'Emile Zola, paru dans l'Aurore, le journal de Clémenceau, sous le titre "J'accuse !" Mais, sans les intuitions de Georges Picquart, seul officier à rendre honneur à son uniforme dans cette histoire, contrairement à tous les autres militaires présents, rien n'aurait sans doute filtré et aucun des coups de théâtre successifs ne se serait produit.




Robert Harris, qui revendique dans un court message en début d'ouvrage sa fonction de romancier, a choisi de montrer toute l'histoire à travers le regard de Picquart et crée une ambiance dont il a le secret, lourde, pesante, pleine de défiance et de colère, d'orgueil mal placé et de certitudes confinant à l'auto-suggestion. Il en ressort un véritable roman d'espionnage prenant des allures de thriller et mettant Picquart dans un état proche de la paranoïa, alors qu'il se bat envers et contre tous.

Picquart, je l'ai dit, est ambitieux. Mais c'est aussi un militaire qui accomplit une carrière fulgurante, gravissant la hiérarchie à grande vitesse. Un des plus jeunes hommes à atteindre le grade de lieutenant-colonel. Tout repose aussi sur le conflit intérieur qui agite cet homme, ni meilleur, ni pire que les autres, qui semble ne pas spécialement aimer les juifs, mais qui place au-dessus de tout la justice et le devoir.

Et la justice, c'est de faire revenir Dreyfus de l'enfer, le devoir, c'est de faire condamner Esterhazy, seul véritable traître dans cette affaire, et pour la plus vile des raisons, qui plus est, l'appât du gain. Picquart, comme Dreyfus, de rejetteront d'ailleurs pas l'armée en tant qu'institution, ils reprendront l'uniforme après leurs déboires respectifs. Mais, pour la justice, on repassera...

Robert Harris, j'insiste, prend quelques libertés romanesques dans "D.". Pas avec les faits, mais avec leur interprétation, comme ces morts, parfois secondaires, ou des actes violents qui jalonnent le récit et qu'il utilise comme des outils pour faire monter la tension et la sensation de danger d'un cran : n'aurait-on pas intérêt à faire taire ceux qui voudraient trop voir Dreyfus innocenté ?

Mais alors, que reproche-t-on à Dreyfus, exactement ? On le sait, cette affaire n'a jamais vraiment cicatrisé. Elle s'est produite dans une période, l'installation de la IIIe République, où la France vivait sous tension, où chacun choisissait son camp entre une gauche républicaine et une droite nostalgique de l'Empire et de la Monarchie.

A titre personnel, je trouve très intéressant que Robert Harris ait choisi de laisser de côté les querelles idéologiques profondes qui ont alimenté cette affaire des années durant, et même encore longtemps après. Harris s'intéresse d'abord aux faits, tels que Picquart les a découverts. Et force est de reconnaître que les choses sont infiniment plus prosaïques...

Oui, Dreyfus et juif, et cela joue contre lui, c'est certain. L'antisémitisme, en France, est alors à un paroxysme, dans le sillage du sinistre Edouard Drumont. Les cris de la foule, rappellent ces fortes tensions et cette haine qui revient si souvent dès que quelque chose de tourne pas rond dans ce pays. Oui, la dimension antisémite existe dans l'affaire Dreyfus, mais elle n'est pas la clé de tout.

Alfred Dreyfus est en effet également Alsacien, riche, l'essentiel de sa famille vit en Allemagne, il a la réputation d'être peu liant et particulièrement arrogant. Bref, il a tout pour déplaire en cette période où l'Alsace est devenue territoire allemand, où le riche n'inspire pas la confiance et où tout ce qui touche de près ou de loin à l'Allemagne est suspect. Au cours de l'affaire, les milieux les plus conservateurs qui sont aux commandes de l'armée ajouteront une bonne dose de xénophobie et d'homophobie à toute cette affaire...

Il y a un traître, c'est une réalité et une certitude. Mais ensuite, quand il a fallu mettre un nom sur ce traître, celui de Dreyfus s'est imposé bien malgré lui, parce qu'il focalise toutes les haines du moment. Ensuite... Eh bien ensuite, c'est le devoir et l'honneur qui ont fait le reste. Oui, je sais, c'est complètement paradoxal, c'est ainsi, en tout cas, que j'ai reçu ce récit.

Parce que reconnaître qu'on s'est emballé un peu vite, qu'on a fait une terrible erreur, ce qui est recevable, malgré les abominables conséquences, on s'entête, on s'arc-boute, on refuse de reconnaître ses torts, on s'auto-persuade qu'on a raison, malgré les preuves du contraire qui s'accumulent...

Et comme ça ne suffit pas, on fabrique des preuves, on fausse les instructions, on joue des galons, on menace, discrètement, on discrédite, on écarte, on isole, on mute et si ça ne suffit pas, on emprisonne... Une spirale qui dévoie totalement le devoir et l'honneur, qui seront pourtant mis en avant jusqu'au bout pas les officiers concernés...

L'armée fait corps, plus que jamais, non pas Grande Muette, car elle s'exprime, comme un seul homme, sans jamais fléchir. Et quand l'un de ses membres fléchit, c'est l'honneur qui est atteint, et on en tire les conséquences. Ou alors, c'est Picquart, qui ne craquera jamais malgré tout ce qu'il va endurer dans cette affaire.

Le grand mérite de cet homme est d'avoir eu des convictions plus fortes que ses ambitions ou ses peurs. Beaucoup, dans la position de Georges Picquart, auraient renoncé. Ils auraient sans doute mal dormi, mais auraient rangé leurs doutes sous leur mouchoir, bien au fond de leur poche. Pas Picquart, qui voit l'affaire Dreyfus comme un drame humain, bien sûr, mais aussi comme un crime de lèse-armée.

Robert Harris met en scène de façon passionnante et pleine de suspense (paradoxal, alors qu'on connaît la fin de l'histoire...) l'affaire Dreyfus et plonge dans l'âme et l'intériorité d'un homme en proie à des débats personnels violents et puissants, mais qui va aussi subir la pression de l'arbitraire et de la lâcheté d'un pouvoir borné.

Tout est là, tous les ingrédients d'un drame qui a marqué l'Histoire de France, mais qui a aussi beaucoup fait parlé hors de nos frontières. Sans doute, comme moi, resterez-vous ébahis et pensifs, en refermant ce livre, devant le constat final qui ne verra aucun coupable puni, si ce n'est deux innocents, dont un, de façon absolument inhumaine...

Et l'effroyable impression qu'on aurait pu éviter tout ça...


Trois dernières choses avant de boucler ce billet, les documents-clés de cette affaire, le Bordereau, document qui va être le point de départ de l'accusation contre Dreyfus ;




Le "petit bleu", un télégramme, intercepté à l'ambassade d'Allemagne, qui va faire comprendre à Georges Picquart qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans ce dossier ;




Enfin, la lettre, elle aussi interceptée par la section de statistique, seul document incriminant nommément Dreyfus. On la présente comme une lettre de l'attaché militaire italien, Alessandro Panizzardi à son homologue allemand, Maximilian von Schwartzkoppen, chez qui travaille l'espion français par qui tout a commencé...




Bien sûr, "D." reste un roman, il existe des ouvrages purement historiques, comme "le dossier secret de l'affaire Dreyfus", publié chez Alma éditions par 3 historiens, Pierre Gervais, Pauline Peretz et Pierre Stutin. Mais, pour aborder l'affaire de façon plus romanesque et sans jamais trahir l'Histoire, le livre de Robert Harris est idéal.