mercredi 29 août 2012

Le Frankenstein de la haute finance.

Robert Harris (oui, encore un Harris !) est connu pour ses romans historiques ("Fatherland", "Enigma" ainsi que quelques romans ayant pour cadre la Rome Antique). Mais, quand Polanski a adapté un de ses romans pour en faire un excellent film, the Ghost Writer ("l'homme de l'ombre", pour le titre français du roamn), avec Pierce Brosnan et Ewan McGregor. Une petit introduction nécessaire avant de parler de son dernier roman, car "l'indice de la peur", sorti en début d'année chez Plon, reprend certaines des recettes utilisées dans "l'homme de l'ombre", pour les appliquer cette fois non plus à la politique, mais à la finance internationale : la peur et la paranoïa. Bienvenue dans un monde qui est le nôtre en ce moment et peut-être pour quelque temps encore !


Couverture L'indice de la peur


Alexander Hoffmann est un physicien de génie venu travailler au CERN, en Suisse, à la fin des années 1990 quand un des grands programmes scientifiques américains a été abandonné. Accueilli comme une vedette, il a pourtant vite déchanté, quand son ambition dans le domaine de l'Intelligence Artificielle a été lui aussi abandonné, sous la pression de son supérieur, Bob Walton.

Une décision qui a poussé Hoffmann à quitter le CERN pour mettre ses compétences au service de sa propre entreprise. Une société qui touche un domaine d'activités bien différent de celui auquel il se consacrait au CERN : Hoofmann Investments Technologies est en effet un hedge fund, dans lequel ses compétences font merveille.

Au coeur du projet, un algorithme chargé de jouer les traders à la vitesse d'un ordinateur et non d'un humain, si lent, si pataud... Un algorithme qui peut multiplier les opérations boursières avec une efficacité inimitable, c'est-à-dire, dégager un maximum de bénéfices, même lorsque la conjoncture et les tendances des grandes places boursières mondiales ne sont pas au beau fixe.

Ce VIXAL-4 est un projet ultra-secret que Hoffmann, mais surtout son associé, Hugo Quarry, le financier de ce duo en or, comptent bien rentabiliser un peu plus encore auprès d'investisseurs triés sur le volet, des investisseurs qu'ils espèrent de convaincre de mettre la main à la poche devant les résultats exceptionnels obtenus par leur société.

Mais, à la veille de cette réunion, un grain de sable vient se glisser dans la belle machine... Alors que Hoffmann, collectionneur de livres anciens dans leur première édition, a reçu un ouvrage de Darwin qu'il n'a jamais commandé, il est attaqué dans sa luxueuse propriété, proche de Genève, par un inconnu qui le frappe et le laisse inconscient avant de prendre la fuite...

De quoi effrayer un Alex Hoffmann que la paranoïa guette déjà depuis un bail. Hoffmann, ce n'est pas le people bling-bling qu'on voit partout, dans les endroits les plus branchés comme à la une des magazines à paillettes, ce n'est pas un riche philanthrope qui a ses bonnes oeuvres et le fait savoir... Non, c'est tout le contraire, une ombre... Une troublante volonté de n'apparaître nulle part, de s'effacer derrière Quarry et sa société.

Alors, quand il se sent pris au piège, il ne le vit pas bien du tout. Ca le perturbe et c'est peu de le dire. D'autant que les incidents ne s'arrêtent pas là... Des achats faits sur un compte à son nom dont il ignore l'existence, la présence quasi constante de son agresseur, des inquiétudes sur sa santé, après avoir passé une IRM de son cerveau... Sans compter une situation économique qui se dégrade soudain... Des indices partout à la baisse, sauf... le VIXAL-4...

Car, l'idée de génie qu'a eue Alexandre Hoffmann, c'est de baser son indice sur... la peur. Autrement dit, lorsque la société et l'économie va mal, l'algorithme d'Hoffmann trouve les solutions pour miser sur les bons chevaux et multiplier les bénéfices quand tous les autres s'arrachent les cheveux...

De quoi se réjouir ? Peut-être... Car l'abstraction que manipulait Hoffmann au CERN n'avait rien à voir avec celle qu'il gère désormais comme patron de Hedge Fund. Ses actes, ou plutôt ceux de VIXAL-4, ont des conséquences bien concrètes et les résultats se mesurent en devises. Ce qui lui fait penser, à un moment du livre, que ces sommes folles ont sur lui le même effet que le radium sur Marie Curie : elles l'empoisonnent. Tant physiquement que moralement.

Commence une pénible descente aux enfers pour un génie torturé qui s'imagine que quelqu'un lui en veut et que cet inconnu malveillant veut lui faire perdre la raison... Mais, le créateur n'est-il pas surtout en train de perdre le contrôle de sa créature, tel le Dr Frankenstein ?

Avec ce techno-thriller implanté dans une réalité qui est la nôtre au quotidien, Harris parvient à nous effrayer avec un roman sur un thème qui a inspiré nombre de romanciers, de Dick (Philip K., pas Rivers...) à Dan Brown, en passant par Dean Koontz ou encore Eric L. Harry : la prise de pouvoir de la machine sur l'homme...

Je ne veux pas trop en dire, même si la logique du roman de Harris est clair dès le départ, je trouve. Mais c'est toute la construction du roman, qui va crescendo, que j'ai trouvé remarquable. Avec, au coeur du récit, nos peurs contemporaines, notre paranoïa quotidienne, qu'elles soient justifiées ou pas, notre crainte très moderne et presque permanente de ce que sera notre lendemain.

En pariant sur cette ambiance globale plus que morose comme variable à la hausse, Hoffmann a découvert une pierre philosophale virtuelle qui change chaque incident, de la simple baisse des cours à l'accident d'avion (ou bien est-ce un attentat ? en voilà, une autre peur moderne ultra-présente, le terrorisme...) en or. Sans coup férir, imperturbablement...

Après avoir attaqué avec virulence la politique, et même la personnalité de Tony Blair (et de son épouse) dans "the Ghost Writer", dont le personnage central connaît les mêmes affres que Hoffmann (paranoïa ou menace réelle ?), Robert Harris reprend le même type de ressort pour dénoncer les dérives de la haute finance mondiale, qui nous envoie droit dans le mur...

Le dénouement s'appuie, documents et déclarations à l'appui, sur des faits véritables, qui ont eu lieu au moment du dernier krach, puis lors de l'enquête du Congrès américain qui suivit. Et c'est très habilement imbriqué dans la fiction que nous raconte Harris.

Autre thème majeur de ce roman : l'impression constante que nous vivons dans un monde virtuel (euh, pas une chanson de M, vraiment, un monde intangible, quoi...). Hoffmann, lorsqu'il était physicien, traquaient des particules infiniment petites, le voilà accumulant et déplaçant des sommes invisibles, achetant et vendant des titres qu'il ne tiendra jamais en main, échangeant entre terminaux, sans plus aucun contact humain...

Même Gabrielle, sa femme, épouvantée par la déchéance d'Alex, accroît cette sensation d'abstraction : elle est artiste et utilise comme base de son oeuvre, des documents médicaux, en particulier des IRM, qu'elle doit exposer au moment des faits dans une galerie genevoise. Pire encore, ses deux pièces maîtresses sont des IRM d'un condamné à mort exécuté depuis et du foetus que Gabrielle a perdu quelques années plus tôt...

Dans ce monde où rien n'existe vraiment, comment croire que la menace qui pèse sur vous est réelle ? Ou au contraire, n'est-ce pas parce que, contrairement à tout ce qui vous entoure, cette menace a tout d'un phénomène bien réel, qu'elle est aussi effrayante ?

J'ai choisi ce titre évoquant le fameux docteur et sa créature d'abord miraculeuse, puis, bien vite, incontrôlable, parce que le jeu dangereux des financiers, complètement détachés du monde réel pour évoluer dans une abstraction qui, paradoxalement, a des conséquences sur nous tous, ressemble à ce genre d'expérience scientifique passionnante en théorie mais qui tourne à la catastrophe lorsqu'elle prend forme "in real life", comme on dit onne ze oueb...

J'ai failli mettre en titre cette citation de Franklin Delano Roosevelt, phrase prononcée au début de la Grande Dépression qui frappa les Etats-Unis dans la foulée de la crise de 1929 : "la seule chose dont nous devons avoir peur, c'est de la peur elle-même". Cette phrase me semble si bien résumer "l'indice de la peur" que j'ai pensé qu'elle ferait une "merveilleuse" conclusion à ce billet.

Que j'achève non sans vous exhorter à ne pas avoir peur vous-même, cela alimente tant de maux !

Ouh là, on dirait un pape adressant une déclaration Urbi et Orbi, quand j'écris ça, étrange...


lundi 27 août 2012

"Je sais exactement ce qui vous fait peur..."

Un billet à déconseiller aux âmes sensibles, je vous le dis d'emblée... Un thriller tournant autour d'un tueur en série, ça faisait longtemps... Un tueur particulièrement appliqué dans la mise en scène de ses crimes et un auteur qui nous en met plein la vue en nous décrivant ces horreurs... Alors, si vous aimez les thrillers façon "Seven", bienvenue, sinon, les romans de Chris Carter risquent de vous donner quelques cauchemars, voire de vous couper pour quelques heures l'appétit. Et penchons-nous quelques minutes sur le deuxième roman de cet auteur américain d'origine italienne, né au Brésil (sacré mélange !), "Le Prix de la peur", publié en grand format aux éditions Les Escales.


Couverture Le Prix de la peur


 A quelques jours de Noël, le détective Rob Hunter et son coéquipier Carlos Garcia sont appelés sur une délicate scène de crime : le corps d'un prêtre a été retrouvé dans son église... Une affaire qui a de quoi défrayer la chronique à Los Angeles. Mais, les deux flics n'imaginent pas encore ce qu'ils vont trouver dans cette église d'un quartier plutôt tranquille.

Le père Fabian, curé aimé et respecté de ses paroissiens, semble-t-il, a été décapité, sa tête a disparu mais sur son buste, le tueur a planté une tête de chien. Un tueur qui ne s'est pas arrêté là, malgré l'horreur de ces simples faits. Il a apparemment fait le tour de l'autel en entourant le meuble d'un cercle de sang, appartenant à sa victime. Enfin, certains indices laissent à penser que le tueur a bu le sang du prêtre...

Dernier élément, découvert lors de l'autopsie et qui va finir de mettre Hunter et Garcia sur les dents, sur le torse du prêtre, le tueur a tracé, avec du sang, un chiffre : 3. Le père Fabian serait-il la troisième victime d'un tueur sadique, organisé et possédant un art consommé de la mise en scène ? C'est possible, mais alors, qui sont les deux premières victimes ?

Rien, dans les dossiers dont dispose le service des homicides de Los Angeles, auquel appartiennent Hunter et Garcia, ne semble indiquer la découverte de crimes aussi spectaculaires qu'on pourrait attribuer au même tueur... Quant au mobile éventuel d'un tel acte, il est bien flou... Un crime rituel pourrait coller, le lieu, la personnalité de la victime, la mise en scène... Mais la tête de chien ?

Alors, Hunter et Garcia cherchent des réponses dans le journal intime du prêtre, découvert dans sa chambre. Un journal composé de plusieurs cahiers, remplis d'une écriture serrée, sans indication de dates ou de lieux... Un bonheur d'enquêteur... Pourtant, au détour d'une page, un indice clef va apparaître : le récit d'un cauchemar récurrent que le prêtre faisait.

Un cauchemar où intervenait l'image d'un chien décapité, comme un souvenir d'un évènement vécu. Un souvenir transformé par l'inconscient du prêtre en une peur très profonde : celle d'être un jour décapité et de voir sa tête remplacée par celle d'un chien... Exactement ce que son assassin lui a fait subir...

Petit à petit, indice après indice, se dessine la silhouette d'un assassin jouant sur les peurs de ses victimes... On n'est pas dans "Ca", de Stephen King, rien à voir. Le tueur semble bien connaître ses victimes. Oui, j'ai bien écrit "ses". Pas parce que Hunter et Garcia ont pu remettre la main sur les numéros 1 et 2, mais parce que des numéros 4 et 5 vont bientôt être découverts, assassinés selon des mises en scène tout aussi... particulières, en lien avec leur peur la plus intime. Et tout aussi horribles. A donner la nausée aux plus chevronnés des flics appelés sur les lieux, c'est dire !

Tout en continuant à rechercher les premières victimes éventuelles de ce tueur machiavélique, Hunter et Garcia essayent de tirer des pistes de la personnalité des victimes, de leur passé, peut-être. Mais, trois éléments perturbateurs vont venir leur mettre des bâtons dans les roues... Des éléments qu'ils ne maîtrisent pas du tout ou alors avec une grande difficulté, et qui risquent bien d'entraver leur enquête et, pire encore, de mettre en danger de possibles futures cibles du tueur.

Le premier élément perturbateur, c'est une nouvelle chef. Après 18 années à la tête du service, William Bolter part à la retraite, remplacé par une flic au caractère bien trempé : le capitaine Barbara Blake. Une femme de poigne, donc, qui entend bien marquer son territoire dès son entrée en fonction. En clair, et particulièrement pour une affaire aussi délicate que celle sur laquelle travaille Hunter et Garcia, elle veut tout savoir, tout maîtriser et en référer régulièrement à la hiérarchie et à la mairie (un maire qui a une dent contre Hunter, apparemment...).

Difficile d'avoir les coudées franches, dans ces conditions, alors que Hunter est plutôt un électron libre... Ses initiatives vont lui valoir diverses remontrances et menaces jusqu'à ce que Blake ne change d'avis en découvrant de visu une scène de crime et comprenne que la traque d'un tel tueur s'accommode mal de la procédure et des règlements...

Deuxième élément perturbateur, et pas des moindres, Claire Anderson. Elle est journaliste à l'essai au LA Times. Et elle a les dents longues, très longues. Présente devant l'église lorsque Hunter et Garcia sont arrivés pour examiner la scène de crime, elle a compris que le meurtre du père Fabian pourrait être la chance de sa vie, le reportage qui pourrait lui valoir une titularisation.

Alors, elle cherche tous les moyens de collecter des infos et elle publie. En une, bien sûr. Elle publie ses scoops, ou ce qu'elle pense en être, sans mesurer une seconde les conséquences de ses papiers (dont certaines toucheront directement à notre troisième élément perturbateur), sans se soucier de mettre en danger des témoins ou les enquêteurs eux-mêmes.

Rien d'autre n'a d'importance que la course à l'information que personne d'autre ne sortira avant elle... Hunter a beau essayé de lui mettre les points sur les i à plusieurs reprises, rien n'y fait, l'ambition prend le dessus sur la prudence. Et si c'était elle-même que Claire Anderson risquait de mettre en danger ?

Enfin, troisième élément perturbateur, Molly... Pas son vrai nom, mais comme c'est une ado fugueuse qui a subi des violences toute son enfance, on peut la comprendre. Molly prend contact avec les enquêteurs car elle a un don. Des perceptions. Et elle ressent la souffrance des victimes du tueur.

Enfin, c'est ce qu'elle dit à des flics un tantinet sceptiques... jusqu'à ce que l'adolescente fragile ne livre des éléments que seuls les enquêteurs peuvent connaître... Comment sait-elle tout ça ? Son récit détaillé, qu'on soit un cartésien pur sucre ou pas, laisse pantois... Hunter, qui s'inquiète plus pour Molly que pour le rôle que ces visions pourraient lui conférer dans son enquête, la prend sous son aile. Mais la gamine va se retrouver bien vite en première ligne, la faute à Claire Anderson...

Ajoutez à cela la difficulté à établir le mobile du tueur de façon certaine, des victimes au passé pas très reluisant, des fausses pistes à éliminer, car ils sont nombreux ceux qui pourraient en vouloir aux victimes... Le récit de l'enquête est soignée, le tueur apparaît en filigrane à intervalle régulier et les épées de Damoclès oscillent dangereusement au-dessus de certaines têtes...

Même si Chris Carter ne recule pas devant les ficelles les plus grosses du genre (un vrai reproche), même si on ne voit pas tout de suite à quoi sert l'irruption de Molly et de son don dans l'enquête de Hunter, le dénouement vaut le coup, vraiment. Comme un rasoir à plusieurs lames, ça rétracte et ça coupe dans un second temps...

Oui, il y a des ressorts un peu faciles, mais aussi de vraies surprises à la fin de ce thriller qui s'inscrit dans la lignée du "Silence des agneaux", de "Seven", déjà cité, ou des romans de Richard Montanari, par exemple. Des tueurs à l'imagination débordante pour faire souffrir et zigouiller leur prochain, tout en agençant cela de manière originale et pleine de poésie (j'ironise, évidemment). Et des flics taillés en héros de l'Amérique qui les poursuivent, faisant fi de certaines règles et contingences... Mais, tels Starsky et Hutch, des flics qui gagnent toujours à la fin...

Si on adhère au genre, on est dans du pas mal du tout. "Le Prix de la peur" est un roman très rythmé, il faut dire que Carter ne lésine pas sur les chapitres : 143 pour 430 pages... Un page-turner dans les règles de l'art, presque trop, parfois, parce que certains chapitres pourraient aisément être rassemblés en un seul (mais je pinaille, je pinaille...).

Le tueur en série (terme inapproprié, d'ailleurs, car, sans en dire plus, celui que Anderson surnomme "l'Exécuteur" ne correspond pas à la nomenclature, puisque ses actes ne sont en rien gratuits mais correspondent à un plan minutieux...), thème usé jusqu'à la corde à la suite du succès des romans et films cités plus haut, revient épisodiquement, avec, à chaque fois, un crédit à celui qui déploiera le plus d'imagination macabre. J'aime bien ce genre, même si je ne lirais pas uniquement ce genre de thrillers, alors, Chris Carter, je dis oui.

Mention bien, mérite d'être relu. Doit toutefois travailler son style narratif pour éliminer les facilités qui peuvent plomber son travail. Encouragements du lecteur.


samedi 25 août 2012

"Celui qu'on empêche de réaliser son rêve est pareil à celui dont on mange le bien" (proverbe targui).

L'identité. D'où venons nous, où allons-nous, dans quel état errons-nous (argh, zut, ça marche pas, le calembour, comme ça !) ? Plus sérieusement, cette question de l'identité, sans même ce besoin si français d'y accoler l'épithète "nationale", est un sujet très souvent traité dans la littérature. En  voici un nouvel exemple, avec "l'Affinité des traces", de Gérald Tenebaum (Editions Héloïse d'Ormesson), un roman sensuel et envoûtant, au rythme lent mais pas languissant, à l'histoire troublante et pleine d'une tolérance dont nous devrions tous nous inspirer... Protégez-vous bien, on monte en selle et direction le fin fond du Sahara, cadre principal de ce roman d'une grande profondeur.


Couverture L'Affinité des traces


Edith Behr n'a pas eu une enfance facile. Ses parents ont été déportés et ne sont jamais revenus (en tout cas, c'est ce que l'on comprend, même si ça n'est jamais dit explicitement...). Alors, elle a grandi chez les "oncles et les tantes", sans qu'on sache bien si le lien biologique existe ou si c'est d'abord la solidarité de la communauté juive qui est entrée en action.

Toujours est-il qu'Edith, en cet après-guerre, a du mal à trouver sa place. Elle se sent seule, sans racine, alors qu'elle est très entourée, elle repense souvent à sa mère disparue qui ne lui répond jamais, elle rêve d'études qu'on ne lui laissera pas faire, elle lit Sagan alors qu'on lui dit que ce n'est pas une lecture pour les jeunes filles. Bref, sans mauvais jeu de mots, bonjour, tristesse...

De Paris, la gamine de Ménilmontant se retrouve à Nancy, chez d'autres Pap' et Mam", comme elle dit. Là, on lui laisse bien faire, mais dans des conditions un peu particulières, des études de dactylo, qui l'éloignent un peu du monde de la confection auquel elle semblait tout naturellement destinée.

En grandissant, adolescente puis jeune femme, Edith imagine de moins en moins son avenir au sein d'une communauté dans laquelle elle ne se reconnaît pas et qui l'étouffe, malgré l'affection dont elle fait l'objet. Mais, lorsqu'elle est convoqué chez le Rabbin de Nancy et qu'elle découvre qu'on a pour elle des projets de mariage avec un garçon qu'elle n'a jamais vu, alors, là, c'en est trop...

Elle décide de quitter la Lorraine pour rentrer à la capitale. Là-bas, elle a un ami, François, qui travaille à l'hôpital du Val-de-Grâce. En ce début des années 60, Edith aspire à une libération qui commence à gagner la société française dans son ensemble, malgré les tensions nées du conflit qui s'éternise en Algérie et touche aussi la métropole.

Parmi les idées susceptibles de l'aider à s'émanciper une bonne fois pour toutes, il y a la possibilité de partir Outre-Mer. Et, avec ses qualités de dactylo, Edith pourrait bien avoir le profil idéal pour devenir un membre du personnel civil de l'armée. Là voilà qui réussit un concours et, quelques jours après, qui décolle pour l'Algérie...

Oh, pas la capitale ou une des grandes villes de la région (qui n'est pas encore un pays), non, Edith doit remplacer en urgence une secrétaire qui a dû précipitamment quitter ses fonctions. Mais ce poste se trouve à la base d'In-Amguel, auprès du 621ème groupement d'armes spéciales. In-Amguel, c'est en plein coeur du désert, à 1500km au moins d'Alger. C'est là qu'après avoir quitté Reggane, l'armée française s'est installée pour procéder à ses essais nucléaires...

Edith ne le sait pas encore, elle découvre un monde si différent du sien ! D'abord, les rythmes militaires, ensuite un lieu aussi majestueux et mystérieux qu'il peut-être hostile et dangereux : le désert... Ajoutez à cela qu'il n'y a que 3 femmes (en comptant Edith) sur la base, et vous comprendrez mieux la radicalité du changement !

Ah oui, parlons-en de ces deux autres femmes : la première est la femme du commandement de la base, une ombre, qui ne se mêle pas aux autres ; et puis il y a Sévan, l'infirmière de la base qui va vite devenir l'amie, la confidente d'Edith, et réciproquement... Autour d'elles, des soldats, des officiers, des soldats de métier et des appelés. Mais, là encore, les relations sont distantes.

Bref, l'horizon d'Edith va vite se limiter à ses fonctions de secrétaire, auprès d'un officier, Jonviers, un peu plus ouvert que la moyenne, d'autres, un peu plus obtus, vieille France... Mais, c'est à l'infirmerie que la jeune femme va faire la rencontre qui va changer sa vie...

Quelques jours après son arrivée sur la base, est admis à l'infirmerie de la base Nabil, un Targui (le singulier de Touaregs, je viens de l'apprendre grâce à ce livre...). L'homme est malade, très malade. Il a dû, avec sa parenté (jamais on ne lira le mot famille, car ce concept est trop restrictif), se résoudre à demander des soins auprès des colons...

A son chevet, Mariama, son épouse. Le courant va tout de suite passer entre Edith, Sévan et Mariama. Tout au long du séjour de Nabil, qui se meurt, à l'infirmerie, les trois femmes vont se rapprocher. Les deux métropolitaines vont même faire connaissance des deux fils de Nabil et Mariama, en compagnie desquels elles vont découvrir ce désert immense qui les entoure, commencer à l'apprivoiser, si tant est que cela soit possible...

Bien sûr, ce ne sera pas sans danger, Edith paiera cher pour le savoir, mais s'instaure une vie réglée comme du papier à musique : la semaine au boulot, les weekends dans le désert, là où les deux Touaregs cherchent des puits pour approvisionner la base en eau, liquide vital en ces lieux. Une existence qui va se prolonger jusqu'à ce que commence l'opération Béryl, le 1er mai 1962...

Après cet évènement, tout change... Mariama doit s'en retourner auprès de sa parenté, les Français, eux, agissent comme les fourmis d'une fourmilière qu'on aurait dérangée. On parle de mutations, de changements, de retrait, même, puisque les accords d'Evian sont signés à cette même période...

Le calme du désert contraste avec l'agitation de la base. Un désordre dont Edith va profiter. En quelques mois, elle a senti naître une grande affinité entre elle et ce peuple du désert. Et si la famille dont elle rêvait, c'était les Touaregs ?

Désertant (curieux mot, vu le contexte), elle entame alors une vie de nomade au cours de laquelle elle finira par intégrer la parenté de Mariama, comme si elle y était née.

J'en dis beaucoup, profitant du fait qu'on n'est pas dans un roman à suspense, et en même temps, j'en dis peu. Car "l'Affinité des traces", c'est aussi l'écriture de Tenenbaum, qui ressemble beaucoup à la parole des Touaregs : très claire, sans jamais être complètement explicite. Un des personnages dit à Edith, en substance, que la parole des Touaregs est comme eux, voilée... C'est l'impression que j'aie eue avec l'écriture d'un auteur dont j'ai déjà lu deux romans avant celui-là.

J'en dis peu, car l'assimilation d'Edith au peuple targui vaut d'être lu. Rappelez-vous que la jeune femme est d'origine juive. Or, jamais aucun des membres de la parenté de Mariama ne lui demandera d'où elle vient, qui elle est, si c'est compatible, etc. On l'accueillera à bras ouverts, l'hospitalité est une valeur fondamentale des Touaregs, on lui laissera le choix de rester ou de repartir auprès des siens, mais la notion de race ou de religion n'interférera jamais...

Et, si j'insiste sur ce point, c'est parce que j'ai eu l'impression en lisant ce roman, d'un parallèle entre le peuple du désert et la diaspora juive... C'est une vision personnelle que j'exprime là, j'espère qu'elle ne choquera personne, ou qu'elle ira au-delà de la vision de l'auteur lui-même... Cette impression repose en particulier sur une scène, placée tout de suite après l'accident de l'opération Béryl...

Une vision effrayante qu'a Edith, presque fugace mais saisissante : celle de touaregs poursuivis par des soldats français pour être conduits de force sous des douches... Ces douches, ce sont des douches de décontamination, afin d'empêcher la radioactivité libérée accidentellement de faire des ravages. Mais, cela nécessite de déshabiller ces hommes fiers qui ne quittent jamais leurs voiles indigos, les mettre à nu sous cette douche pourtant salvatrice.

Mais comment ne pas y voir la symbolique des camps dans lesquels disparurent les parents biologiques d'Edith ? Encore une fois, c'est mon ressenti. Mais, j'ai cru déceler d'autres parallèles, moins violents, entre les deux communautés, en particulier dans les croyances religieuses, qui paraissent avoir des racines communes et proches. Au final, c'est comme si Edith bouclait une boucle, revenant dans un giron maternel dont elle avait bien malgré elle été expulsée...

J'ai aussi parlé de sensualité en ouverture, parce que la vie du désert repose toute entière sur les 5 sens, et Tenenbaum parvient à nous convier autour du feu, près des théières fumantes, sur le sable, à deux pas des dromadaires en train de blatérer... On y est, on fait nous aussi partie de la parenté, le temps de cette lecture, et on s'y sent bien...

Un dernier mot : paix. Voilà ce que j'ai ressenti dans cette partie consacrée à la vie du désert. Bien sûr, il faut des nuances, rien n'est parfait en ce bas monde, même dans cet univers à l'écart de tout. La vie des Touaregs n'est pas exempte d'ambitions, de conflits, de trahisons... Et Edith sera aussi témoin de tout cela. Avec, d'ailleurs, un petit truc narratif très malin pour mettre cela en perspective, je n'en dis pas plus, on le découvre dès les premières pages du roman.

Placé sous l'égide de Sagan, déjà citée, et de Saint-Exupéry, le Petit Prince aussi côtoie le désert, "L'Affinité des traces" évoque bien sûr ce que nous laissons derrière nous quand nous quittons ce monde... Et, pour une femme, quel que soit le rôle (très important chez les Touaregs) qu'on lui donne dans sa société d'origine, cela passe aussi par cette fameuse parenté, évoquée à plusieurs reprises.

"L'affinité des traces" est aussi affaire de transmission, la transmission des valeurs, des traditions, des us et des coutumes, la transmission d'un monde et de la vision qu'on en a. Une vision qui change selon l'angle qu'on adopte. La tristesse qui habitait Edith s'est évaporée à la chaleur du désert, comme une renaissance, pleine de sérénité et de grandeur.

Des valeurs touaregs qui nous semblent exotiques, lointaines, mais dont nous devrions nous inspirer, tout sédentaires et "civilisés" que nous soyons sous nos latitudes. Pour atteindre la plénitude d'Edith, malgré les coups durs, très durs, dont elle se relèvera, j'en suis persuadé.


mercredi 22 août 2012

« Chaque famille malheureuse est malheureuse à sa propre façon » (Tolstoï).


J’avais eu envie de lire le premier roman de Robert Rotenberg, « Silence radio », parce que son personnage principal était un animateur radio… Mais, j’avais été convaincu par ce thriller judiciaire plutôt bien construit, malgré quelques défauts, rien d’anormal pour un premier roman. Alors, apprenant la sortie au printemps dernier de son second roman, « l’enfant témoin », paru en grand format aux Presses de la Cité, il m’a semblé intéressant de poursuivre le chemin en compagnie de cet avocat canadien. Et, même si on se dit, dans les premières pages, que « l’enfant témoin » ressemble beaucoup à « Silence radio », la suite nous offre une enquête très intéressante et bien différente.


Couverture L'Enfant témoin


Alors que la procédure de son divorce doit s’ouvrir le jour même, Terrance Wyler est retrouvé mort chez lui. A Toronto, Wyler est une personnalité en vue, puisqu’il est membre d’une riche famille de la ville, fondatrice et propriétaire d’une prospère chaîne d’épicerie.

 L’assassinat ne fait aucun doute. Et la piste la plus évidente conduit logiquement à la future ex-épouse, Samantha. Une femme abandonnée, puisque Terrance Wyler a refait sa vie avec une célèbre actrice, April Goodling. La jalousie pourrait être un mobile idéal d’un crime passionnel autant qu’intéressé (la fortune de Wyler est en jeu, puisque le divorce n’a pas été prononcé).

Mais, ce qui va tout changer et influencer fortement l’enquête, c’est le témoignage très crédible d’un petit garçon. Simon a 4 ans, il est le fils de Terrance et Samantha et sa garde aurait été l’un des grands enjeux du procès à venir, désormais caduc. Jusqu’à présent, et en attendant le verdict, Simon vivait chez son père. Il était donc dans la maison au moment de l’assassinat et, lors de la conversation délicate qu’il a avec l’inspecteur Ari Green, en charge de l’enquête, il explique que sa maman était dans la maison la veille au soir et qu’elle lui a dit, en pleurant, avant de partir, qu’il ne la reverrait pas avant longtemps…

Certes, n’avoir pour témoin clé qu’un enfant de 4 ans, voilà qui s’annonce compliqué, difficile. Mais comment ne pas, dans ces conditions, faire de Samantha Wyler la principale suspecte de cette affaire. Possessive, jalouse, irascible, cette femme a quelques antécédents qui ne vont pas peser en sa faveur au fur et à mesure de l’avancée de l’enquête, bien au contraire…

Ajoutez à cela la famille Wyler, parents et frères de la victime, qui hurle en chœur contre cette femme qui leur a pris leur parent pour toujours. Il faut dire que le clan Wyler semblait déjà bien remonté contre Samatha avant même la mort de Terrance, lui reprochant d’avoir isolé Terrance de sa famille, de l’avoir poussé à des choix professionnels douteux, d’avoir contribué à dilapider sa fortune…

Vous le comprenez bien, Samantha est bien mal embarquée, condamnée d’avance par le témoignage de cet enfant dont tout le monde dit qu’elle s’en occupait peu ou mal et pour lequel elle semble avoir retrouvé subitement des sentiments très maternels… Décidément, tout dans ses faits et gestes accable Samantha Wyler… Et les avocats chargés de mener la procédure, qu’ils soient du côté de l’accusation ou de la défense, en sont parfaitement conscients.

Les policiers, Ari Green en tête, également. Mais, leur expérience leur murmure aussi à l’oreille qu’une culpabilité aussi évidente l’est justement trop, évidente… Alors, consciencieusement, Green et son partenaire Daniel Kennicott, vont enquêter, sur Samantha, bien sûr, mais aussi sur tous ceux à qui ce crime pourrait profiter.

Car l’idée de traumatiser un gamin de 4 ans en en faisant le centre d’un tourbillon médiatique, en lui imposant de témoigner devant une cour, bref que des choses qui risquent de traumatiser douloureusement un enfant aussi jeune, ne plaît guère au procureur Jennifer Raglan, qui voudrait d’autres éléments de preuve impliquant Samatha Wyler et suffisants pour obtenir une condamnation en se passant du témoignage de Simon…

Les flics sont sur la même longueur d’ondes, Green en particulier, lui-même toujours embarqué dans une relation difficile avec son propre père, et qui a sympathisé avec Simon dès leur première rencontre.

Alors, on s’applique à rassembler des éléments contre Samantha Wyler, ou, s’il en existe, et malgré les apparences, en sa faveur. Ca passe par vider les placards de la famille Wyler des cadavres (au sens figuré) qu’ils contiennent forcément. Un clan qui se sert les coudes, le père en patriarche blessé, le fils aîné, Nathan, qui a repris l’entreprise familiale et le benjamin, Nathan, atteint d’une terrible maladie génétique qui le ronge lentement mais sûrement.

Et effectivement, cette famille très américaine (oui, je sais, l’action a lieu au Canada, mais les Wyler sont vraiment un exemple parfait de la famille nord-américaine) a bien quelques secrets, plus ou moins honteux, plus ou moins graves, plus ou moins suspects lorsqu’il est question du meurtre de l’un de ses membres, à cacher.

A Green et Kennicott de démêler l’écheveau, alors que Raglan, elle, doit construire un dossier contre Samantha Wyler le plus solide possible. Ils ne sont pas au bout de leurs surprises !

Comme « Silence radio », « L’enfant témoin » nous offre à la fois une enquête policière difficile, qui va basculer en un dénouement assez inattendu, bien loin des évidences, et un regard aiguisé sur le fonctionnement de la justice canadienne, qui pioche son fonctionnement à la fois dans les us et coutumes britanniques et dans le cérémonial américain.

Le travail du procureur et donc, le fonctionnement de l’accusation, avec tous les risques d’erreur et d’échec que cela comporte est très bien détaillé. Mais Rotenberg évoque aussi la question des conflits d’intérêt qui peuvent aussi se manifester en matière pénale. Jo Summers, amie chère de Kennicott va elle aussi se retrouver dans l’œil du cyclone, à la fois impliquée dans la procédure et détentrice d’un secret lourd à porter dans ce contexte…

Et puis, soulignons aussi le rôle donné à la presse, dans ce roman. Un rôle décisif, octroyé non pas aux journalistes de presse dite sérieuse, mais bel et bien à une journaliste de la presse people, eh oui ! En sous-main, la journaliste obtiendra infos décisives pour l’enquête et scoop parfait pour lancer une carrière…

Alors, je le redis, si le début de « L’enfant témoin » semble presque calqué sur « Silence radio », un meurtre découvert au matin par un tiers, un coupable désigné qui n’avoue pas, se tait… Et pourtant, bien que tout se concentre encore sur les relations familiales, au sens large, des protagonistes, l’enquête de ce second roman s’avère au final très différente et, j’ai trouvé, plus aboutie, également.

On sent que Rosenberg trouvé une formule qui fonctionne, ses personnages récurrents ont pris leur envol, il peut les laisser vivre leur vie en parallèle de leurs enquêtes et l’in prend plaisir à suivre l’enquête de police d’une part, et la partie juridique de l’autre. J’avais comparé « Silence Radio » à un épisode de New York District qui se passerait à Toronto, je garde ce sentiment, de part l’équilibre qui existe dans ce livre entre les scènes dédiées à l’ordre et celle consacrées à la loi (pour reprendre le titre originale de la série, « Law and Order »).

Avec Rotenberg, énième avocat nord-américain à se lancer dans la carrière de romancier, on tient un auteur en progrès, dont l’univers s’installe et qui devrait parvenir à se renouveler… Rendez-vous avec son troisième roman, j’espère, pour confirmer ces impressions. Mais je dois avouer que ce genre de polar juridique « calme », c’est-à-dire qui ne verse pas dans le thriller dopé aux stéroïdes mais laisse la part belle aux petites cellules grises et à une forme d’action plus réaliste.

Bref, encore un auteur à suivre. Oui, je sais, je vous dis ça à chaque fin de billet ou presque, mais que voulez-vous que j’y fasse ? J’aime qu’on me raconte des histoires , alors je m’enflamme ! A chacun ses goûts, et je suis certain que parmi ceux qui liront ces lignes, il y en aura qui adhéreront à mon propos et d’autres moins, et vice-versa sur d’autres billets.

C’est aussi ce qui est passionnant dans la lecture : la diversité des points de vue et des expériences !


« Son âme se maintint toujours libre et indépendante de la fortune » (La Fontaine).


Tout flatteur vivant aux dépens de celui qui l’écoute, je me suis dit que citer La Fontaine pour parler de La Fontaine ne risquait pas d’engendrer trop de vanité… Je plaisante, bien sûr, mais cette phrase que le moraliste a ajouté à sa traduction de « la vie d’Esope », me semble parfaitement illustrer le roman dont nous allons parler. Pas vraiment une biographie romancée de La Fontaine, mais 4 épisodes clés de la vie de l’auteur, mis en scène par un romancier d’aujourd’hui. Ca s’appelle « le Maître du Jardin », c’est signé Valère Staraselski et c’est publié en grand format au Cherche-Midi. Histoire de découvrir le destin tout sauf fabuleux d’un des grands hommes de la littérature française. J’espère que vous serez surpris, comme moi.


Couverture Le Maître du Jardin


4 épisodes, pour 4 saisons d’une même vie. Du printemps à l’hiver, Staraselski nous emmène à la rencontre d’un personnage étrange. De 1652; lorsqu’il chevauche aux côtés de Turenne, jusqu’à ses dernières heures, à Paris, en 1695. Quelques lignes pour chacun de ses épisodes, et je vous laisserai juger par vous-même de ce récit dont La Fontaine est le personnage central.

1652, la Fronde fait encore rage, mais Louis XIV semble avoir repris le dessus. Le grand Turenne, revenu en grâce, a pris la tête des troupes de Louis XIV et s’en va combattre le Lorrain dans l’est du royaume. L’accompagne le jeune Jean de la Fontaine, fils de Charles de la Fontaine, conseiller du Roi et maître des eaux et forêts.

Jean vient d’ailleurs de reprendre cette charge, qu’il honorera longtemps et il regagne ses terres natales, du côté de Château-Thierry. Les deux hommes, assez différents, ont lié connaissance au cours du trajet et échangent régulièrement, Turenne, charmé par l’érudition du jeune homme, recherchant sa compagnie.

C’est au cours de ce voyage que La Fontaine rêve d’animaux s’exprimant comme vous et moi. On n’en est pas encore à l’idée des fables, mais sa proximité avec la nature joue visiblement sur l’imagination du maître des eaux et forêts.

Ce printemps, c’est aussi l’occasion pour Valère Staraselski d’évoquer brièvement l’enfance et la jeunesse de La Fontaine puis ses études, d’abord chez les Oratoriens, où il commence à s’épanouir, malgré les règles strictes qui lui sont imposées. Mais, une fois les études de théologie entamées, Jean va sentir sa vocation s’évanouir… D’abord parce que les contraintes lui pèsent, ensuite parce qu’il va ressentir ses premiers émois envers la gent féminine, au gré de lectures peu en phase avec l’enseignement religieux…

Suivra un été bien difficile, non que Jean soit plus cigale que fourmi, mais, parce qu’au XVIIIème, si l’on n’est pas dans les petits papiers des puissants, la littérature ne nourrit pas son homme. Pas plus que les charges de maître des eaux et forêts… La Fontaine n’a jamais eu une âme de courtisan, on en revient au titre de ce billet. Mais il a eu des amis, et un en particulier avec qui il ne fit pas bon entretenir ce genre de relations…

Cet ami, c’est Nicolas Fouquet, surintendant des finances sous Mazarin et qui, dit-on, tombera en disgrâce pour avoir voulu se faire aussi grand que le Roi Soleil, en faisant construire le magnifique château de Vaux-le-Vicomte. Tous ceux qui ont orbité autour de cet astre-là sont désormais condamnés à rester dans l’ombre de la rancune royale.

Voilà pourquoi, alors qu’elles connaissent un succès populaire indéniable, les fables de la Fontaine sont-elles purement et simplement ignorées d’une Cour toute tournée vers un seul homme. Un Roi Soleil, en outre, qui, dit-on, aime la danse et la musique mais a une grande indifférence pour la littérature.

A 47 ans, en cette année 1668, la Fontaine vivote. Il a même dû se résigner à entrer au service de la Grande Mademoiselle, la cousine germaine du Roi. Auprès de cette auguste dame, la Fontaine remplit une fonction qui a de quoi nous surprendre, lecteurs du XXIème siècle : il porte les plats…

Oui, l’auteur des textes les plus marquants de notre enfance, ne survit alors que grâce au salaire que lui verse la princesse pour que, plusieurs fois par jour, il lui serve ses repas ! Incroyable destinée d’un homme qui, de son vivant, on va le voir plus encore après, ne sera jamais reconnu à sa juste valeur. Peut-être aussi considéré comme l’exact contraire du courtisan, un homme un peu trop intègre pour cette époque de béni-oui-oui.

Car, à bien lire ces fameuses fables, on a là une critique virulente de son époque et des travers de l’être humain. Peut-être valut-il mieux que les fables n’arrivent pas jusqu’aux oreilles du Roi trop peu de temps après la disgrâce de Fouquet ou bien le sort de la Fontaine eût pu être bien pire.

L’automne de la Fontaine, c’est en 1680, il approche de la soixantaine, un bel âge en cet époque. La Fontaine vit pauvrement à Paris, pris en charge par Mme de la Sablière, épouse d’un riche financier, érudite et tenant l’un des plus importants salons de l’époque. Sans doute fut-elle la véritable femme de la vie de la Fontaine, même si leur relation resta platonique.

Une protection plus que bienvenue, car la Fontaine a perdu son poste de serviteur auprès de la Grande Mademoiselle depuis un bail. A la rue, le moraliste, sans un sou. Une période terrible où pourtant, il n’a jamais envisagé de rentrer sur ses terres de Château-Thierry. Là-bas, l’attend pourtant une famille, une épouse, surtout, pour qui il n’a jamais rien ressenti… Alors, la rencontre avec Mme de la Sablière est une vraie bouée de sauvetage, puisque sa réputation auprès du Roi et de la Cour n’a guère évolué…

Pour son ami de toujours, Maucroix, la situation de la Fontaine s’explique par cette intégrité dont je parlais plus haut. Non pas une opposition affichée au despote, mais parce qu’il est fait comme ça : « tu n’as en toi ni haine, ni cupidité, ni orgueil et encore moins d’esprit d’intrigue », lui dit-il, alors que la Fontaine est recroquevillé dans un fauteuil, sous des couvertures, dans un appartement bien trop froid.

La bise n’est pas venue avec l’automne venu, elle n’a jamais cessé de souffler sur la Fontaine, tout au long de sa longue vie. Une vie qui s’achève par un pénible hiver. Un hiver où la religion, jusque-là laissée de côté, va le rattraper… 1693, la fin approche pour la Fontaine, malade, âgé. Alors, on vient lui faire comprendre qu’il doit penser à son salut et préparer son départ prochain pour un autre monde qu’on voudrait croire meilleur.

Et, pour que ce salut lui soit accordé, rien de plus facile : il doit renier ses « Contes », autre œuvre majeure de la Fontaine. Des contes qui offensent, semble-t-il, la morale très prude d’une époque marquée par la révocation de l’Edit de Nantes (or, même si elle abjura avant cette révocation, Mme de la Sablière était bien connu pour son protestantisme…).

Bref, si la Fontaine semble, au soir de sa vie, revenir en grâce (on va même lui verser une rente pour la première fois !!), il va devoir tout de même faire des sacrifices, et pas des moindres… Renier ses Contes, donc, mais aussi rédiger une confession générale qu’il devra lire devant ses collègues de l’Académie Française. Valère Staraselski décrit en détails cet incroyable cérémonial, que la Fontaine subira sans se plaindre alors que c’est une humiliation publique digne des autocritiques staliniennes qu’on lui impose…

Mais le salut sera ainsi obtenu. A sa mort, le nom de la Fontaine aura retrouvé un peu de lustre, mais à quel prix ?

Après avoir fait le tour de ces quatre saisons de la vie d’un auteur de génie, on le découvre bien mieux. Je ne sais pas pour vous, mais moi, ce « Maître du Jardin » m’en a appris énormément sur un écrivain que je croyais connaître. Cette vie, loin des fastes de la Cour, loin des protections qui permirent aux amis de la Fontaine de vivre de leur art, certes en se compromettant un peu, mais loin des difficultés matérielles permanentes que rencontra l’auteur des Fables.

On découvre aussi un personnage touchant. Valère Stanislavski choisi le parti pris de nous montrer la Fontaine à travers les yeux de tiers : Turenne, pour le printemps, deux étudiants « fans », dirait-on aujourd’hui, de ses fables et désireux de croiser l’auteur dans les jardins du Luxembourg, Maucroix, son ami de toujours et enfin, l’Abbé Pouget qui va l’accompagner dans ses ultimes démarches. Chacun offre une vision très personnelle de la Fontaine et son caractère doux, sans une once de colère, se met peu à peu en place.

On découvre même un homme très distrait, aussi peu concerné dans sa vie quotidienne par le monde qui l’entoure qu’il s’en montre un formidable observateur dans ses fables. Je ne peux m’empêcher de raconter cette anecdote : un soir, il est invité à dîner à Antony, à quelques kilomètres de Paris. Mais les convives ne le voient point arriver… De guerre lasse, on passe à table sans lui. Enfin, il arrive, alors que le dîner est terminé. Et quand on lui demande la cause de ce retard, il explique qu’il était… à l’enterrement d’une fourmi ! Comprenez qu’il a suivi une colonie de fourmis portant l’une des siennes, comme si lui-même, faisait partie de cette famille…

Bref, la Fontaine comme on ne l’imagine pas. Mais que tout cet aspect décalé ne vous trompe pas : cela ne remet en rien en cause la beauté, la puissance et la force de la critique de son temps présente dans les Fables.

Son choix de mettre en scène des animaux pour mieux dénoncer les travers de l’être humain n’est pas un simple artifice littéraire. Non, c’est une mise en perspective dont nous, humains, ne sortons pas forcément grandi à moins d’écouter et de mettre en pratique les morales qui s’y retrouvent.

Et, si on passe outre, alors, tant pis pour nous. C’est l’animal qui sortira grandi de l’expérience. Car jamais la Fontaine ne se permettra de « calomnier des animaux que nous ne valons pas. »


En complément, une conférence avec Valère Staraselski, enregistrée aux dernières Imaginales d'Epinal, au mois de juin 2012.


dimanche 19 août 2012

Les malheurs d’un « modèle » de vertu…


Troisième et dernier volet des enquêtes de Marie-Adélaïde Lenormand, une jeune femme détentrice d’un don de voyance quelque peu embarrassant… On l’a suivi au moment où la Révolution bascule dans la Terreur, puis juste après la chute de Robespierre. Pour « la Sibylle et le Marquis » (en grand format chez Belfond), Nicolas Bouchard nous emmène en 1797, sous le Directoire. Et va faire rencontrer à la Sibylle un personnage devenu culte en notre triste époque, mais qui apparaît là sous un jour bien différent : un certain marquis, pas franchement divin et à qui il va arriver quelques misères…


Couverture La sibylle et le marquis


La Terreur a cessé, la Révolution se poursuit tant bien que mal. C’est désormais Barras qui dirige la France, à la tête du Directoire. L’ombre de Fouché, passé entre les gouttes, si je puis dire, flotte toujours ça et là et son pouvoir occulte s’exerce par le chantage… Beaucoup ont des choses à se reprocher et Fouché le sait et n’hésite pas à le faire savoir, ce qui lui confère une puissance équivalente à celle de Barras.

Dans cette France meurtrie, encore instable, une série de meurtres éclate. Des meurtres à la mise en scène particulièrement sordide. Des meurtres qui ne touchent pas n’importe qui : les victimes sont des hommes politiques en vue, des élus du peuple et leurs maîtresses… Comme si quelqu’un cherchait à faire payer à ces hommes leur immoralité…

Marie-Adélaïde Lenormand est l’une des premières à se pencher sur ces assassinats. Son don de voyance lui a « permis » de voir ces crimes et, malgré l’horreur de ces visions, la Sibylle a cru remarquer quelque chose d’étrange : ces mises en scène macabres pourraient bien ressembler aux actes que dépeint à longueur de pages un certain Donatien Alphonse François, Marquis de Sade.

Un Marquis qui, justement, revient à Paris en cette période un peu plus calme… Un marquis loin d’afficher la « divinité » dont on le parera plus tard. D’abord, parce qu’il est loin d’être séduisant. Ensuite, parce qu’il est fauché comme les blés. Même la vente de ses possessions provençales n’a pu calmer les créanciers.

Quant à sa réputation d’auteur, elle est minime. Il n’est pas un écrivain en vue et ses œuvres si particulières lui ont valu plus e problèmes et de séjours en prison que de reconnaissance, littéraire autant que sonnante et trébuchante…

Bref, Sade est un pauvre type aux abois, juste mû par les obsessions et la débauche qui l’habitent. Voilà en quel domaine, le seul, il est fidèle à la légende qu’on lui tressera… C’est dire s’il est intéressé par la proposition qui lui est faite d’écrire contre rémunération. Pourtant, ses commanditaires ne cadrent pas trop avec l’image qu’on pourrait avoir des lecteurs de Sade : il s’agit d’un groupe de femmes, apparemment bien sous tous rapports, en tout cas, pas celles qu’on imagine se prêtant aux « jeux » prônés par Sade.

Quant à la demande, elle est tout aussi surprenante : écrire pour cette association le livret d’une pièce musicale qui s’inspirerait pu prolongerait l’œuvre la plus emblématiques du Marquis : « Justine ou les malheurs de la vertu ». Un sacré challenge, surtout pour convaincre un musicien en vue d’accepter de mettre en musique les mots du Marquis ! Mais, qu’à cela ne tienne, le besoin de liquidités est pressant et la possibilité de gagner sa vie en assouvissant ses désirs, même les plus obscurs, a tout pour séduire Sade.

Sade, conscient que s’il se présente sous sa véritable identité, il n’a aucune chance de faire travailler pour lui quelque musicien que ce soit, va soumettre son projet de livret à un des musiciens les plus en vue de l’époque, André Grétry. Celui-ci,, après réflexion, tombe dans le panneau et accepte de mettre en musique le livret que lui soumettra ce curieux bonhomme. Sade a en fait prévu de rédiger deux livrets, l’un, écrit selon un style vertueux et destiné à Grétry, l’autre, rempli de toutes ses viles obsessions et qui sera servi à ses commanditaires.

Tout semble bien se passer pour Sade, qui parvient à jouer ce double jeu parfaitement (il sait bien que si Grétry découvre le pot aux roses, il aura de gros, gros ennuis…), sauf que, sans qu’il le sache, les assassinats s’inspirant de son œuvre se poursuivent et commencent à agiter les hautes sphères politiques, qui aimeraient bien mettre un terme à ces agissements scandaleux (plus, à leurs yeux, en tout cas, que l’adultère quasi généralisé, forme de débauche que les mêmes dénonçaient quelques années plus tôt quand ils brocardaient l‘Ancien Régime).

Bientôt, la rencontre entre la Sibylle et le Marquis devient indispensable. Car celui-ci pourrait bien détenir, malgré lui, la clé de ces évènements… Ces deux êtres si différents, que tout semble séparer (elle ne supporte pas Sade, lui, lorgne Marie-Adélaïde comme une proie idéale de ses désirs…), vont devoir s’allier tant bien que mal pour remonter la piste des assassins et mettre au jour un terrible complot qui pourrait nuire encore un peu plus à la réputation de Sade et déstabiliser un pouvoir fragile…

Sans oublier le coup de main « providentiel » d’un Fouché toujours aussi insaisissable, parfait salaud et flic modèle, allant toujours là où il peut retirer une once de pouvoir supplémentaire, mais n’oubliant pas, quand ça l’arrange, de rester du côté de la loi.

Pour ce dernier volet de sa trilogie « sibylline », Nicolas Bouchard poursuit le sillon gore entamé avec « le traité des supplices »… Là encore, les âmes sensibles sont priées d’être prudentes, quelques scènes peuvent choquer la sensibilité, etc., etc. Il faut dire qu’en choisissant Sade pour figure tutélaire, il cherche un peu !

Mais, c’est tout de même un roman moins sombre qu’il n’y paraît, grâce à la présence d’un Sade inattendu, un tantinet ridicule, bouffi de ses obsessions et (un peu trop) sûr de son pouvoir de séduction. Oui, disons-le, il y a un ressort comique étonnant au travers de ce personnage de Sade. Un Sade pris au final à son propre piège et qui, pourtant, verra dans chaque situation, même les plus atroces, une source d’inspiration… Indécrottable, le Marquis !

Parallèlement, Marie-Adélaïde, elle, poursuit sa descente aux enfers, entraînée par des visions de plus en plus sombres et tourmentées. Sa difficulté à connaître le contexte de ces fameuses visions, l’angoisse terrible dans laquelle elles la plonge et les dangers dans lesquels elle doit se jeter assez imprudemment provoquent les évènements charnières du roman, font avancer son enquête, tout en aggravant l’inquiétude d’une Sibylle de plus en plus effrayée par son don.

L’alliance du feu et de la glace donne un récit haletant, alternant entre la noirceur de l’œuvre de Sade appliquée au massacre d’êtres humains et la légèreté effarante dudit marquis tout au long de ce récit. S’il y a bien un défaut qu’on ne lui aurait pas prêté a priori, c’est bien la naïveté, et pourtant, quel candide ! Si soucieux de partager ses désirs, Sade ne pense pas une seconde se fourrer dans un piège redoutable… Et pourtant, le rôle qui lui est destiné dans cette machination est peut-être pire encore que celui de victime désignée !

Un coup de chapeau à Nicolas Bouchard pour le dénouement de ce roman, complètement délirant, digne de Tarantino, aussi terrible que grotesque. Je me suis imaginé beaucoup de dénouements possibles, sans jamais effleurer celui que l’auteur a mis en scène. Et, malgré la surprise, je me demande si, comme Sade, je n’ai pas apprécié ce spectacle… Argh, mais que m’arrive-t-il ?

Plus sérieusement, et pour en arriver à la conclusion de ce billet, un mot sur l’ensemble de cette trilogie révolutionnaire. Il m’a semblé que Nicolas Bouchard, en choisissant d’abord trois moments clés de cette révolution (le début de la Terreur, la chute de Robespierre et le Directoire) puis trois thèmes forts sous-jacents, se lançaient dans une étude de mœurs de l’Homme. Etude tout à fait transposable à notre époque, d’ailleurs.

Dans « la Sibylle de la Révolution », c’est le pouvoir politique qui est la trame du roman. « Le traité des supplices », lui, s’intéresse de près à la mort et au pouvoir de la donner. Enfin, avec Sade en figure motrice, « la Sibylle et le Marquis » traite du sexe, là encore comme outil de pouvoir sur l’autre.

Politique, mort, sexe, n’est-ce pas là la vraie trilogie de Nicolas Bouchard ? Trois domaines qui dominent l’homme plus que l’homme ne les domine vraiment… En tout cas, trois domaines pour lesquels l’homme peut se montrer prêt à tout, jusqu’aux pires des comportements.

Et la présence diffuse de personnages comme Fouché ou Bonaparte dans chacun des trois romans vient renforcer cette impression. Dans une période aussi agitée que cette décennie 1790, où tous les systèmes de valeur sont sans cesse remis en cause et même renversés, le contexte est idéal pour se laisser aller aux instincts les plus vils (qui a dit basiques ?)

J’avais commencé cette trilogie avec quelques réticences, je l’ai poursuivi avec bonheur et je ne peux que trop vous conseiller ces lectures, en particulier si vous êtes intéressés par cette période historique. Certes, n’y cherchez pas une volonté de véracité historique, mais Nicolas Bouchard joue habilement des évènements, des modes, des changements de régime, tout en nous offrant un décor souvent très étonnant, presque déconcertant, par son décalage avec les faits.

Enfin, à travers les visions chaque fois plus sombres de la Sibylle et ses liens, mêmes indirects, avec Bonaparte, Bouchard propulse aussi son lecteur dans le futur de pays déconstruit en voie de reconstruction qu’est la France. Un avenir pour le meilleur… mais peut-être aussi pour le pire…


La miraculée du Mont Terrible.


Un peu mélodramatique, comme titre, peut-être… Mais qui colle parfaitement au roman dont nous allons parler maintenant. Encore un roman où un manuscrit joue un grand rôle dans l’intrigue. Pas un roman, comme dans « Opération Fleming », mais un journal, cette fois-ci, un cahier à couverture verte retraçant une enquête longue et pénible mais qui apportera les indices au protagoniste principal, pour découvrir la vérité sur des évènements qui ont bien abîmé, détruit même, les membres de deux familles… Attachez vos ceintures, éteignez vos cigarettes, nous embarquons dans « Un avion sans elle », le nouveau thriller de Michel Bussi (en grand format aux Presses de la Cité).


Couverture Un avion sans elle


Le 22 décembre 1980, l’avion de ligne reliant Istanbul à Paris est pris dans une tempête de neige au-dessus des monts du Jura. Un incident qui tourne bientôt à la catastrophe quand l’Airbus s’écrase sur les pentes du tristement bien nommé Mont Terrible. Le bilan est épouvantable : 168 des 169 passagers et membres d’équipage sont tués dans le crash. Seule survivante, une fillette, un nourrisson, même, miraculeusement éjectée de la carlingue et sortie indemne de cet enfer…

Dès le lendemain, « L’Est Républicain » met la catastrophe à sa une, insistant sur ce véritable miracle de la survie du bébé. Aussitôt, une famille, celle de l’industriel Léonce de Carville, se manifeste. Dans l’avion se trouvait le fils de Léonce et Mathilde de Carville, accompagné de sa femme et de leur bébé, Lyse-Marie, née à peine 3 mois plus tôt. Installés en Turquie, ils venaient à Paris pour fêter Noël en famille. L’autre fille du couple, Malvina, 6 ans, était partie quelques jours avant, par un autre avion, et se retrouve orpheline, chez ses grands-parents…

Les autorités sont prêtes à remettre le bébé à ses grands-parents quand une deuxième famille prend contact avec elles. Pierre et Nicole Vitral, un couple vivant à Dieppe, où ils tiennent une baraque à frites ambulante, demandent des nouvelles de leur petite-fille, Emilie, âgée de 3 mois à peine, qui se trouvait elle aussi dans l’avion avec ses parents, qui rentraient d’un voyage en Turquie gagné lors d’un concours.

Vérification faite, il y avait bien deux familles ayant une fillette de 3 mois dans le vol Istanbul/Paris… Quel imbroglio ! Comment savoir à quelle famille appartient « la miraculée du Mont Terrible », comme a titré « L’Est Républicain », ou celle que la presse nationale surnommera bientôt Libellule (une allusion au texte de la chanson de CharlElie Couture, « comme un avion sans aile ») ?

C’est la justice qui est alors saisie pour trancher cet épineux cas de droit. Face à elle, deux familles aussi différentes qu’on peut l’imaginer, une vraie lutte des classes en plus de la lutte pour la garde de l’enfant : les Carville sont une famille richissime, Mathilde est une héritière fortunée qui a mis l’argent familial à la disposition de son époux pour monter une grosse entreprise du secteur pétrolier ; les Vitral, eux, sont des militants communistes vivant chichement des revenus incertains que la vente de frites, gaufres et autres beignets leur procure…

Les premiers ont des moyens illimités, grâce auxquels ils ont engagés les meilleurs juristes et vont même chercher à influencer les décisions des magistrats ; les seconds sont assistés par un jeune avocat aux dents longues qui va réussir l’impensable : piéger la partie adverse avec un détail a priori sans importance, l’absence d’une luxueuse gourmette offerte au nourrisson par ses grands-parents Carville…

Officiellement, « la miraculée du Mont Terrible » s’appelle donc Emilie Vitral ; Lyse-Marie de Carville, elle, est décédée dans le crash de l’Airbus avec 167 autres personnes. Une décision ferme de la justice qui aurait dû mettre un terme à cette délicate affaire. Mais, les Carville ne sont pas du genre à renoncer aussi facilement.

Mathilde de Carville engage un détective privé, Crédule Grand-Duc (si, si, c’est son vrai nom !) avec pour mission de suivre toutes les pistes possibles afin d’identifier le bébé. Quelle que soit son identité, Carville ou Vitral, mais des preuves suffisantes afin d’être certain à 100% du nom à donner à l’enfant.

Pour mener à bien cette mission complexe, Mathilde de Carville donne… 18 ans maximum ! Quoi qu’il arrive, l’enquête sera bouclée fin septembre 1998, à l’anniversaire marquant la majorité de sa petite-fille Lyse-Marie (née à quelques jours d’écart par rapport à Emilie Vitral). Et la riche héritière s’engage, en échange de ses services, à verser à Crédule Grand-Duc la somme annuelle de 100 000 francs (sans les frais !)… Difficile de refuser un tel marché.

Ce que Grand-Duc ignore encore à cet instant, c’est que cette enquête va phagocyter son existence pendant 18 années, au point de le pousser à la dépression, au désespoir le plus sombre. D’ailleurs, quand s’ouvre le roman, fin septembre 1998, à quelques minutes de boucler définitivement l’affaire de sa vie, Crédule Grand-Duc s’apprête à mettre fin à ses jours, détruit par son échec.

Mais, alors qu’il tient son arme en main, à son bureau, posée dessus la fameuse une de « L’Est Réublicain » du 23 décembre 1980, lendemain du crash, alors que son doigt se pose sur la détente, Grand-Duc a comme une illumination : ce qu’il cherchait depuis 18 ans vient de lui sauter aux yeux, l’élément-clef jusque-là resté introuvable lui est apparu…

Mais, quelques jours à peine, alors qu’il a remis le journal de son enquête, forcément incomplet, à Emilie Vitral, afin qu’elle en sache le plus possible sur son identité, à défaut de connaître la vraie avec certitude, Grand-Duc est assassiné…

De son côté, Emilie, que tout le monde appelle Lylie, un diminutif rassemblant à la fois le prénom Emilie et le prénom Lyse-Marie, a lu le journal de Grand-Duc et reste dans le flou. Flou qu’elle communique un matin à son frère aîné, Marc Vitral, de qui elle est inséparable depuis leurs « retrouvailles », 18 ans plus tôt. Mais, à peine a-t-elle remis à Marc ce texte si important pour les membres des familles Vitral comme Carville, que Lylie disparaît, laissant un message à Marc qui ne peut qu’inquiéter le jeune homme.

Celui-ci veut retrouver sa sœur au plus vite, avant qu’elle ne commette l’acte irréparable qu’elle sous-entendait dans son message. Pour cela, il doit comprendre ce qui pousse Lylie à agir ainsi et la solution ne peut se trouver que dans le journal de Grand-Duc. Une lecture hachée par les évènements commence, une lecture qui va entraîner Marc dans une enquête encore plus trouble qu’il n’y paraît, car ces 18 dernières années, si elles n’ont pas débouché sur une solution fiable, ont connu leur comptant de rebondissements…

Une situation aggravée par la découverte par Marc du corps de Grand-Duc, un assassinat qui vient compliquer encore un peu plus le dénouement de l’enquête sur la miraculée du Mont Terrible… Qui a tué Grand-Duc et pour quelles raisons ? Son enquête a-t-elle débouché sur des conclusions qui pouvaient nuire à quelqu’un au point de l’empêcher de parler ? Une troisième partie aurait-elle intérêt à ce que Lylie reste une jeune femme à jamais coincée entre deux identités, deux familles ?

Voilà l’enjeu de l’enquête que va reprendre Marc point par point pour essayer de rattraper 18 ans de retard sur Grand-Duc et comprendre en quelques jours à peine, avant que Lylie ne fasse une terrible bêtise qu’elle regretterait le restant de ses jours, ce qui a pu provoquer une telle accélération dramatique des évènements.

Michel Bussi distille les rebondissements avec une grande habileté. Au point de faire pester son personnage, puisque, clin d’œil amusant, Marc en vient, en cours de lecture, à reprocher à Grand-Duc le style de son journal, trop alambiqué, ce qui donne l’impression qu’il a voulu « structurer le récit de son enquête comme on structure un roman policier. »

Entre les évènements que découvre Marc au fil de sa lecture et les actes qui le poussent à aller à la rencontre des familles Carville et Vitral pour éclaircir certains points, le puzzle semble aussi bien s’assembler que se complexifier. D’autres morts suspectes apparaissent, passées et présentes, et contribuent à rendre la tension du roman plus palpable.

Mais l’on découvre aussi que tous les personnages impliqués ont des côtés obscurs… Que ce soit Mathilde de Carville, maîtresse femme, déterminée à connaître la vérité coûte que coûte, son époux, moins à cheval sur la morale que sa très catholique conjointe, leur fille, Malvina, qui a beaucoup souffert des évènements et en est sorti dans un état mental plus que fragile, aux limites de la folie (« une tueuse en série imaginée par la Comtesse de Ségur », écrit même Bussi à son sujet…).

Même du côté Vitral, il y a quelques secrets qui traînent, peut-être moins inavouables mais restés enfouis. La relation ambiguë entre Lylie et Marc, plus vraiment en phase avec la fraternité, une vie qui n’a pas épargné Nicole Vitral au long de ses années, au point qu’elle a omis de signaler quelques éléments à ses petits-enfants, sans doute pour ne pas perdre plus que ce qu’elle a déjà perdu… Lylie elle-même, qui joue les cachotières, en ne disant rien clairement de ses intentions…

Bref, comme Marc, comme Grand-Duc, comme tout le monde, le lecteur navigue dans un brouillard épais qui va finir par se dissiper dans un dénouement plein de rebondissements et de révélations. Certaines pourront sembler prévisibles aux plus perspicaces, sans pour autant nuire à la trame du livre, je pense, car l’ultime secret, lui, est bien gardé jusqu’aux dernières pages.

Bussi construit une symétrie imparable dont l’axe est Lylie : ses « deux » familles sont aussi différentes que leur structure se ressemble. Alors que les Carville et les Vitral sont diamétralement opposées sur le plan social, les deux familles sont menées par des fortes femmes, privées de leur conjoint depuis que cette histoire a débuté, privé de leur fils unique, se retrouvant avec une petite fille pour les Carville et un petit-fils pour les Vitral à charge, en plus du cas Lylie… Des petits-enfants, jeunes au moment du drame, et qui ont eu bien du mal à vivre avec sur les épaules le poids de l’incertitude.

La manière dont les évènements ont poussé les membres de ces deux familles à évoluer, à grandir, en ce qui concerne les plus jeunes, à mettre parfois entre parenthèses leurs valeurs, vendant quelque part leur âme au diable afin de savoir, quoi qu’il en coûte, est très intéressant. Les bras de fer entre Léonce de Carville et Pierre Vitral, entre Mathilde de Carville et Nicole Vitral, enfin, entre Malvina de Carville, véritable énigme, espèce de bombe à retardement quasiment incontrôlable, sont rudes, à la hauteur de l’enjeu et des différences sociales entre ces familles, qui mettent encore un peu plus d’huile sur le feu.

Paradoxalement, et, là encore, de façon très habile, le personnage sur lequel on en sait le moins, c’est Lylie elle-même, pourtant au centre de toute cette affaire. Pire (ou encore mieux, selon où l’on se place), les rares éléments dont on dispose au sujet de la miraculée devenue grande entretiennent les doutes, les questions…

Ah oui, vous allez me dire : mais, en 1998, on savait analyser l’ADN ? Quelques gouttes de sang, et hop !, plus de doute ! C’est vrai, l’ADN tient aussi un rôle dans cette étrange histoire, mais avouez que cela aurait été trop simple ! Comme si la vérité, pourtant indispensable pour apaiser les deux familles, permettre aussi de faire les deuils nécessaires, était devenue après 18 ans, insupportable. Comme si, malgré elle, Lylie avait trouvé une place au sein des deux familles qui se disputent pour elle, comme si leur envie s’était érodée avec le temps passé…

« Un avion sans elle » est un roman qui tient en haleine sur 530 pages, un suspense à plusieurs niveaux : celui du journal, celui des évènements se déroulant en 1998 et la question fondamentale : qui est vraiment Lylie ?

Des questions qui vont trouver leurs réponses, non sans laisser de traces indélébiles chez tous les protagonistes. Difficile de savoir si la vérité saura apaiser les blessures de 18 ans de vies non dénuées de violence, d’espoirs et de désespoirs, de doutes et de joies, de certitudes et de remises en cause… Mais il est certain que Lylie, elle, saura enfin qui elle est vraiment et pourra enfin commencer à vivre sous une identité propre et indéniable.

Malgré tout, ce qu’elle aura vécu, presque par procuration, puisque les faits décisifs ont tous eu lieu dans sa jeune enfance, laissera forcément des traces et, en cela, elle est un personnage extrêmement touchant.

« Un avion sans elle », c’est un peu le versant dramatique de « La vie est un long fleuve tranquille ». Là où Chatilliez utilisait les différences sociales pour nous proposer une satire aussi drôle que féroce, Bussi, lui, utilise un argument voisin pour tisser un thriller efficace et haletant.

Je n’avais encore lu aucun livre de cet auteur, par ailleurs professeur à l’université de Rouen, mais « Un avion sans elle » risque bien de me donner envie, d’ici peu, d’aller jeter un œil sur certains de ses précédents romans, comme « Omaha Crimes » ou « Nymphéas noirs », deux thrillers bardés de récompenses et de prix (ce qui est aussi le cas du présent ouvrage, « Prix des Maisons de la presse 2012 », comme indiqué en couverture).

Ne soyez donc pas étonnés de retrouver bientôt sur ce blog des billets consacrés à cet auteur. A bon entendeur, salut !


samedi 18 août 2012

Une voie/x de cristal.


Comment ? Vous ne connaissez pas Gilles Laporte ? Ce romancier vosgien, lorrain, devrais-je même dire, continue de nous faire découvrir et aimer le patrimoine et l’histoire de sa belle région, sans oublier d’y ajouter une dimension sociale et politique qui lui tient particulièrement à cœur. Après la faïencerie de Rambervillers ou l’essor du thermalisme à Vittel, Laporte nous emmène aux cristalleries de Baccarat, au cœur de cette révolution industrielle au cours de laquelle le cristal lorrain a gagné ses lettres de noblesse. Entre personnages attachants, situations délicates, histoire en mouvement et transmission des savoir-faire, ouvrez grand les yeux, et aussi les oreilles, pour découvrir le très belle « Cantate de cristal » (en grand format aux Presses de la Cité) composée par Gilles Laporte.


Couverture Cantate de cristal


Florent a une douzaine d’années, en cette année 1843, quand il a une révélation. Ce jeune gamin, enfant ardemment désiré, arrivé tardivement au sein d’une famille de Baccarat, dont le père est verrier aux cristalleries, fait son apprentissage entre école et écurie en attendant d’avoir l’âge pour, lui aussi, entrer dans les ateliers où le verre en fusion prend forme.

Mais, je vous le disais, en cette matinée grise, Florent va avoir une révélation : alors qu’il passe le balai, il entend pour la première fois un son qui va lui donner la chair de poule, le bouleverser jusqu’aux tréfonds de l’âme. Ce son, c’est une voix humaine en train de chanter, une voix aussi claire… que du cristal.

Et le gamin, aussitôt envoûté, de vouloir savoir qui chante ainsi et comment on parvient à faire sortir de sa gorge une telle beauté… Alors, il s’approche et fait connaissance de celle qui va changer sa vie profondément : Regina Galtier. Cette jeune femme, allemande d’origine, a quitté son pays natal et franchi la frontière pour venir s’installer en France après avoir épousé Edouard Galtier, chimiste émérite et bientôt, sous-directeur des cristalleries de Baccarat.

Regina va apprendre à Florent les rudiments du chant. Un apprentissage reçu en cachette, car Regina se doute bien que, dans leur entourage respectif, on verra leur relation, toute artistique qu’elle soit, d’un mauvais œil. Mais, un jour, Florent fredonne devant sa mère qui trouve le brin de voix de son rejeton magnifique… jusqu’au moment où elle comprend qu’il chante en allemand et que ce savoir ne peut lui venir que d’une personne…

Florent va alors devoir redoubler de discrétion pour continuer à apprendre à chante. Mais, lors de la messe de minuit 1846, c’est toute la communauté des verriers de Baccarat qui va découvrir, médusée, la beauté de la voix du garçon. Le voilà chantant seul en plein office, déclenchant une vague d’émotion énorme… et la colère monumentale de son père. Au retour de l’église, Firmin jettera carrément l’orange destinée à Florent au feu et lui interdira de chanter…

Malgré sa douleur, Florent va jouer le jeu. Aidé en cela, si l’on peut dire, par la mort prématurée de Firmin, rongé par les produits chimiques qu’il manipulait depuis des années aux ateliers. Florent lui fait alors la promesse solennelle de reprendre le flambeau, de devenir à son tour verrier, le meilleur dans son domaine, et de lui faire honneur.

Florent tiendra parole, mais il était dit que le chant jouerait également un rôle primordial dans sa vie et que Regina ne serait pas pour lui qu’une simple initiatrice, mais la femme de sa vie, aussi importante que sa mère.

Nous allons alors suivre la vie de Florent jusqu’en 1881, vie marquée par le rude apprentissage du métier de verrier, par l’avènement de Napoléon III, dont les idées sociales très courageuses développées durant le règne de Louis-Philippe furent rapidement oubliées une fois au pouvoir, par la guerre de 1870, qui verra Baccarat rester française, mais pas de beaucoup et qui, évidemment, compliquera la vie de Regina et Florent. Mais cette vie sera aussi marquée par d’excellents moments, comme son amitié avec « le Riflard », autre jeune verrier qui deviendra inséparable de Florent ou encore, ce voyage à Paris pour l’Eposition Universelle de 1867, au cours de laquelle les deux garçons seront partie prenante du pavillon de la cristallerie et de l’élaboration des merveilles qu’on y exposera.

Gilles Laporte, avec cette « Cantate de cristal », nous offre une saga historique et sociale à la fois passionnante, instructive et émouvante. Historique, parce qu’il y a effectivement à la fois la révolution industrielle qui vient chambouler la société française, et sociale, parce que les cristalleries de Baccarat, sous la houlette d’Eugène de Fontenay, son directeur à cette époque, a su mettre en place un système paternaliste assez révolutionnaire, où le bien-être des verriers et de leurs familles étaient aussi important que le chiffre des profits de l’entreprise.

De longue date, au point d’y consacrer une série de roman, Laporte a une fascination pour les éléments : l’air, l’eau, la terre et le feu. Avec le cristal, il réunit ces quatre éléments dans une alliance quasi miraculeuse dont naît la beauté la plus pure qui soit. Et, s’il accompagne cette aventure industrielle d’une découverte du chant, c’est aussi parce qu’il y a quelques points communs majeurs entre les deux activités.

Sculpter le verre en fusion ou entonner une cantate de Bach nécessite une maîtrise du souffle parfaite. Un souffle de vie et de beau que possède Florent, doué dans les deux domaines. Dans sa vie, ces deux passions, ces deux savoir-faire seront inextricablement liés, même s’il aura bien du mal à les exercer simultanément (j’allais écrire de concert…).

Le pivot autour duquel va s’articuler cette double vocation, c’est Regina. La femme qui va lui en apprendre tant sur la vie, qu’il va perdre puis retrouver, auprès de laquelle il saura enfin s’épanouir. Bien sûr, la relation entre sa mère et Regina ne va pas de soi et la méfiance viscérale de Jeanne, qui se teinte peu à peu de jalousie (un peu possessive, cette maman, mais si inquiète pour ce fils qu’elle a eu temps de mal à concevoir, on peut la comprendre…) vient ternir les débuts de cette relation  qui sort de l’ordinaire.

Mais, le grand mérite de Regina, c’est de tout endurer, aussi bien pendant son mariage avec Galtier, dont elle sortira totalement délaissé, que lors de sa relation avec Florent, si mal vue (elle est allemande, plus âgée que lui, etc.). Elle en avalera des couleuvres, souffrira autant dans son corps que dans son âme, toutes ces années, ne puisant son bonheur que dans la musique et dans le chant et dans le partage qu’elle instaurera dans ce domaine avec Florent.

Mais, Regina est une force brute, qui saura, lors d’une scène finale magnifique, émouvante aux larmes et hautement symbolique, renverser tous les obstacles et faire basculer jusqu aux plus sceptiques dans son camp par un geste d’une grande noblesse, d’une grande magnanimité… Je n’en dis pas plus, c’est le dernier chapitre de « Cantate de cristal » que j’évoque ici.

Alors, bien sûr, ce roman est aussi l’occasion de découvrir l’envers du décor du terriblement difficile métier de verrier. A l’image des mineurs, les verriers aussi ont payé un lourd tribut à leur profession. Car, on ne manipule pas aux produits chimiques et au feu d’enfer des fours sans conséquence… Mais, ce qui émane de ces hommes et de ces femmes, car elles aussi ont un rôle important dans l’élaboration des pièces de cristal, c’est une incommensurable fierté à voir prendre forme puis exister le fruit de leur travail. Un fruit si beau, si recherché, dans lequel ils ont mis tant d’eux-mêmes, leur souffle, leur cœur, leur force, leur dextérité…

Si Baccarat reste encore aujourd’hui une marque renommée dans le monde entier pour la beauté et la qualité de ses produits, pour les innovations technologiques qu’elle a sues développer, c’est à tous ces hommes et ces femmes qu’évoque Laporte dans « Cantate de cristal » qu’on le doit en grande partie.

Et puis, je m’en voudrais de finir sans évoquer le chant, moi qui ai pratiqué cette activité artistique pendant près de 20ans. Je sais, pour en avoir parlé avec lui, qui Gilles a pris autant de soin à se renseigner sur le processus de fabrication du cristal que sur le chant et son apprentissage, parce qu’il voulait que tout soit parfaitement agencé.

Eh bien, c’est réussi ! J’ai retrouvé dans ces lignes la passion et l’émotion qui m’ont animé pendant des années lorsque moi aussi, j’essayais de faire sortir de ma gorge les plus jolis sons possibles, au service des plus grands compositeurs. Bien sûr, Regina étant allemande, c’est Bach qui tient la plus grande place dans le roman, ce qui n’est pas pour me déplaire, mais elle apprend aussi à Florent des lieder de Schubert, donc des poèmes profanes mis en musique…

Cristal ou chant, réunis dans le titre du roman, tous deux ont un objectif commun et unique : le beau. Une beauté à chaque fois issue de l’activité humaine. Laporte est un humaniste, il le revendique et il a bien raison, et, encore une fois, il réussit à montrer que notre misérable espèce, si prompte à tout détruire autour d’elle et à ne pas toujours agir pour le meilleur, est aussi capable de créer des choses admirablement belles. Et de nous rappeler que tous, nous avons en nous ce pouvoir, et qu’on ferait bien d’apprendre à l’utiliser avec moins de parcimonie…

Alors, je vais terminer ce billet qui, je l’espère, vous aura donné envie d lire « Cantate de cristal » mais aussi les autres romans de Gilles Laporte, en le citant. Ou plutôt, en citant un de ses personnages, la fameuse Regina, citée ici à plusieurs reprises. Parce que cette phrase, adressée à Florent alors qu’il est encore tout jeune et qu’il découvre le pouvoir de sa voix cristalline, est juste magnifique et tellement juste…

A Florent, Regina écrit : « Quoi que vous fassiez, continuez à chanter ! Chantez, mon enfant : la lumière est dans votre gorge ! ».

Un message à tout ceux qui ont une activité artistique ou artisanale. Tous, vous qui faites du beau de quelque manière que ce soit, vous aussi, vous avez la lumière dans votre gorge. Et,tant que ces savoir-faire si divers, si différents, continueront à se transmettre, malgré les évolutions technologiques, les rachats, les concentrations d’entreprises, malgré des médias pas toujours en phase avec tout cela, malgré des tentations croissantes et pas forcément toujours compatibles, tant que cette lumière brillera dans des millions de gorges, de cœurs et d’âme, alors il y aura du beau dans ce monde…

Pas un peu trop lyrique, comme conclusion ?


« Les Choses Méprisables Qui Arrivent en Temps de Guerre Et Qu’il Vaut Mieux Oublier. »


J’évoquais dans un précédent billet le personnage de James Bond, le fameux agent au service (secret) de Sa Majesté, créé par le romancier et lui-même ex-espion Ian Fleming. Cette allusion m’a rappelé que j’avais dans ma bibliothèque un roman intitulé « Opération Fleming », premier roman de Mitch Silver (en grand format chez Balland), qui met en scène l’écrivain britannique, à la fois en tant qu’auteur (même s’il n’est pas question de 007 dans le livre) et en tant que membre des services secrets britanniques. Un roman aussi étonnant dans la forme que dans le fond, un roman à thèse, audacieux et qui ne donne pas dans le politiquement correct, autour d’un secret d’Etat bien embarrassant…


Couverture Opération Fleming


Amy Greenberg, ou plutôt, le Docteur Amy Greenberg, jeune universitaire américaine, professeur à Yale et spécialiste des manuscrits anciens, reçoit un courrier un peu particulier : un banque irlandaise écrit au grand-père d’Amy pour lui signaler que, l’établissement étant au bord de la faillite, il lui fallait venir chercher dans les plus brefs délais le contenu du coffre qu’il louait dans cette banque et qui, dans l’absolu, n’aurait pas dû être ouvert avant 2014, conformément aux recommandations faites à la location.

Mais, « Chief », le grand-père d’Amy, qui a élevé la jeune femme depuis sa plus tendre enfance, après la mort accidentelle de ses parents, est lui-même décédé. C’est donc à Amy de venir récupérer le contenu d’un coffre dont elle ignorait totalement l’existence. Curieuse de savoir ce que renferme ce coffre, Amy profite d’un voyage en Irlande pour aller à la fois négocier la cession d’un manuscrit médiéval de grande valeur et pour faire un crochet par la banque.

Dans le coffre, pas de liquide en pagaille, pas d’actions de belle valeur, pas de bijoux, pas de tableaux de maître… Juste quelques feuillets qui ont dormi là plus de 40 ans. Lorsque la jeune femme regarde d’un peu plus près ce manuscrit, elle découvre qu’il s’agit d’un texte inédit signé d’un ami de son grand-père, le fameux Ian Fleming.

Mais, très vite, elle se rend compte que ce n’est pas un roman inédit mettant en scène James Bond, comme on aurait pu s’y attendre, mais un texte intitulé « Provenance », qui ressemble plus à des mémoires qu’à un roman. La curiosité d’Amy est titillée, mais sans plus, dans un premier temps, alors qu’elle s’attelle à la lecture du manuscrit.

Commence alors une lecture parallèle de ce récit : en clair, le lecteur d’ « Opération Fleming » va, en même temps qu’Amy, découvrir petit à petit le contenu de ce texte. Mais, entre chaque chapitre du manuscrit de Fleming, on se rend compte, là encore en même temps qu’Amy, qu’autour d’elle, aussi bien en Irlande qu’aux Etats-Unis, et même au-dessus de l’Atlantique pendant son vol retour, commencent à se produire des faits étranges, à rôder des personnages mystérieux et apparemment pas toujours bien intentionnés. Avec un objectif bien précis : le manuscrit, pourtant censé n’avoir jamais existé jusque-là. Bizarre, bizarre…

Alors, que contient ce manuscrit pour attiser ainsi les convoitises d’inconnus armés, violents et prêts à tout pour atteindre leur but ? Sans trop en dire, pour ne pas dévoiler leur cœur du suspense de ce thriller presque épistolaire, finalement, Fleming relate des faits historiques remontant à la première moitié du XXème siècle.

Des faits concernant un personnage hautement controversé de l’histoire britannique contemporaine : le Duc de Windsor, fils aîné du roi d’Angleterre, son successeur naturel, qui dut renoncer au trône officiellement pour avoir épousé la fameuse Wallis Simpson, divorcée et dont les mœurs trop libres choquaient la morale de la bonne vieille Angleterre.

Mais, ces questions de moralité ne seraient-elles pas un écran de fumée pour masquer une autre réalité bien plus sombre et bien plus délicate à gérer pour la couronne britannique ? Car le récit de Fleming dresse le portrait d’un prince aux idées très en phase avec le fascisme triomphant. Une proximité telle qu’une photo de Wallis et Edward serrant la main de Hitler se trouve dans le roman et « orne » la quatrième de couverture.

En clair, pour Fleming, qui détaille son récit avec des documents troublants et des faits qui le sont plus encore, Edward fut un traître et transmit des informations au régime nazi avant et pendant la guerre. Un Prince déchu qui rêvait d’une Europe fasciste où il retrouverait la tête du royaume et ferait payer à sa famille et à la classe politique britannique la décision de le priver d’un trône qui lui était légitimement dévolu.

Mais, tout cela, c’est de notoriété publique, me répondrez-vous… Les accointances entre le Duc et la Duchesse de Windsor et les milieux fascistes sont connus, l’idée que ce fut la véritable raison de l’abdication du roi également. Alors, pourquoi le manuscrit de Fleming semble-t-il, à sa réapparition près de 50 ans après avoir été rédigé, déclencher une vague de violence afin de le récupérer et sans doute de le détruire ? Je n’en dirai pas plus, lisez « Opération Fleming » si vous voulez le savoir !

Vous découvrirez un roman très étonnant, avec ce manuscrit que l’on lit in extenso dans le corps du livre sans que cela rende la lecture ennuyeuse ou fastidieuse, bien au contraire. Les portraits d’Edward et de Wallis qui nous sont proposés par le Fleming de fiction mis en scène par Matt Silver sont passionnants et contiennent une large part de vérité.

On y découvre une Wallis Simpson terriblement arriviste, jouant de son corps, pourtant plutôt banal, et de méthodes de séduction très au point, pour gravir l’échelle sociale du royaume. Sorte de Rastignac en jupons ou de Mata-Hari de salon, selon les périodes de sa vie, elle donne, dans le roman (mais un roman qui s’appuie sur une riche documentation), l’image d’une femme sans foi ni loi, surtout avide de reconnaissance sociale, pas forcément de pouvoir, mais d’aisance, l’image d’une mangeuse d’hommes exempte de sentiment, y compris à l’encontre de son Duc. Un parcours chaotique qui aurait pu être couronné, c’est le cas de le dire, par un mariage royal. Elle devra se contenter d’un exil entre Paris et la Jamaïque, incontournable people d’hier, éternel poil à gratter d’une monarchie forcément conservatrice.

Edward, lui, apparaît comme aigri, n’acceptant pas son abdication (on peut d’ailleurs le comprendre, en dehors de tout aspect idéologique) et nourrissant à l’encontre de sa famille une rancœur profonde. Mais, ce ne sont pas ces péripéties qui justifient les choix politiques d’Edward, sincèrement séduit par les thèses fascistes et nazies et prêt à mettre l’Angleterre au diapason. Mais, et c’est là qu’on peut se poser aussi quelques questions sur une possible manipulation de l’ex-souverain, Edward apparaît comme un dandy, le meilleur parti d’Angleterre, l’homme à la mode, avec lequel il faut être vu, sauf qu’en s’approchant plus près, on découvre un être falot, sans envergure, sans relief, mené par le bout du nez par Wallis dans leur vie privée, un personnage qui, sans doute, n’aurait pas fait un grand souverain, ni même le dictateur que, sous la plume de Fleming/Silver, il ambitionnait d’être. Un pauvre gars juste né sous une bonne étoile…

La partie espionnage de « Provenance » est, elle aussi, particulièrement intéressante, tant dans la partie pré-guerre mondiale que celle qui se déroule durant la guerre froide, lorsque l’Angleterre découvrit d’autres traîtres, espionnant, ceux-là, pour le compte de l’Union Soviétique. La manière dont Silver joue alors, dans cette trentaine d’années qui s’écoule entre l’abdication et la rédaction, en 1964, de « Provenance », avec les faits majeurs de l’histoire de son pays et tout s’agence parfaitement.

La grande qualité de ce premier roman, c’est qu’on y croit. Tout ce qui est raconté est plausible, même pour un lecteur comme moi qui n’adhère pas vraiment aux théories du complot. Certains trouveront peut-être que Silver va un peu loin dans la partie contemporaine, lorsqu’il continue à imputer au secret contenu dans le manuscrit de Fleming et à sa possible révélation, d’autres évènements plus récents, mais là encore, la thèse se tient bien, en tout cas lorsqu’on la considère d’un point de vue strictement romanesque.

D’ailleurs, en fin de livres, Mitch Silver a tenu à ajouter une note pour donner quelques précisions indispensables au lecteur pour faire la part des choses entre fiction (« faction », aurait dit le véritable Fleming) et réalité. On y découvre là encore quelques faits troublants mais aussi quelques questions à propos desquelles les historiens n’ont pas de certitude établie (je pense au cas de Rudolf Hess, au dignitaire nazi, venu se crasher en Ecosse en 1941, soi-disant pour réaliser « une mission de paix » ; fait prisonnier puis remis au tribunal de Nuremberg après la guerre pour y être jugé, il sera condamné à la prison à vie mais sa métamorphose entre ses années glorieuses et ses années de réclusion laisse toujours perplexe : est-ce vraiment Rudolf Hess qui a été emprisonné de très longues années à la prison de Spandau ?). Des « vides » dans lesquels Silver s’est engouffré avec talent pour tisser la trame de son roman.

Mais le vrai coup de génie de Silver, c’est de prendre Fleming comme narrateur posthume. En faisant d’un auteur un personnage de roman, il nous rappelle aussi que le créateur de James Bond a mis beaucoup de lui dans son personnage. Pas seulement sur le plan de la personnalité (Fleming aussi fut un tombeur et un séducteur invétéré, même une fois marié), mais aussi sur le plan de l’expérience professionnelle, puisque, comme John Le Carré, Fleming fut lui-même espion avant d’entrer en littérature.

Ce double niveau est très bien exploité par Silver qui fait de Fleming, non pas un « alter 007 », mais utilise parfaitement ce que fut réellement Fleming : un proche de Churchill, un homme à qui l’on confiait des missions délicates, un espion ayant eu accès à des documents aussi secrets que dérangeants, un patriote qui se mit au service de la couronne dans ces années délicates mais aussi un idéaliste en quête de vérité, quel qu’en soit le coût, quelles qu’en soient les conséquences.

Voilà qui donne un roman d’espionnage sur fond historique couplé à un thriller contemporain efficace. Cocktail détonnant, même sans être frappé ou agité, comme aurait pu le souhaiter James… Les questions que pose Silver dans ces 400 pages tournent encore dans ma tête quelques heures après la fin de ma lecture, tant les implications (et je dois dire que la thèse de Silver est osée et même corrosive pour la couronne britannique, pas seulement dans les règnes passés mais même pour l’actuelle souveraine…) qu’il nous expose peuvent faire vaciller notre regard sur nos voisins d’Outre-Manche.

« Opération Fleming » (titre français pas terrible-terrible…) est un roman d’une grande originalité narrative, remarquablement troussé pour nous embobiner jusqu’au bout. Le dénouement est à la fois attendu et pourtant plein de surprises, là encore, tant pour la partie historique que pour la partie contemporaine. Entre jeux de pouvoir et réseaux d’influence, entre ambitions et mauvaises fréquentations, le lecteur est entraîné dans une course-poursuite captivante.

Je dois toutefois reconnaître que la partie historique m’a plus intéressé, parce que le véritable suspense y est. Sans doute, ce qui est relaté dans « Provenance » aurait pu se suffire à lui-même pour donner un formidable thriller historique. Mais, la démarche de Silver qui consiste à faire des secrets honteux de la couronne britannique un enjeu actuel est très culottée et, finalement, assez crédible.

Bien sûr, on reste dans un roman, ce qui a certainement éviter quelques soucis judiciaires à son auteur. Mais, tout cela est très hardi, bien plus que les délires ésotériques d’un Dan Brown, par exemple, très bien documenté et remarquablement agencé. Reste à Mitch Silver, dont le « vrai » boulot est d’être le directeur artistique d’une agence de publicité de New York, à confirmer ce premier essai (paru aux Etats-Unis en 2007 et, en France, en 2011) en nous proposant bientôt, j’espère, de nouvelles aventures. Sans le parrainage de Fleming, cette fois, mais avec toujours cette originalité qui m’a tant plu.


vendredi 17 août 2012

L’Orchidée Noire et le Fabuliste.


Le magazine « Elle » voit en Arnaud Delalande l’Arturo Perez-Reverte français. Pour moi, c’est un véritable compliment, tant le romancier espagnol fait partie des auteurs que j’aime lire. Pourtant, je dois reconnaître que mes premiers essais avec Delalande m’ont laissé un peu sur ma faim. Plus une frustration de ne pas être plus entraîné dans son univers, de ne pas adhérer à 100% à ses histoires. Eh bien, c’est en train de changer, avec « Les Fables de sang » (au Livre de Poche), un polar historique de fort belle facture.


Couverture Les fables de sang


Louis XV se meurt de la variole. Son décès prochain entraîne une réaction en chaîne : la Du Barry, sa dernière maîtresse en date, doit quitter Versailles, les ministres s’attendent à de gros changements, la Cour oscille entre deuil annoncé et réorientation vers le Dauphin, le futur Louis XVI, le royaume s’inquiète de la disparition de celui qu’il appelait « le Bien-Aimé » et de l’avènement d’un jeune homme qui a la réputation de ne pas trop se passionner pour la politique et dont on se demande s’il a la carrure pour devenir roi.

Mais ce printemps 1774 va aussi être le cadre d’une série de meurtres abominables. Le corps de l’une des victimes a même été déposé dans la Galerie des Glaces, propulsant ce « fait divers » au rang d’affaire d’Etat. Sinon, pourquoi choisir un tel lieu pour ce forfait ignoble ?

Pour enquêter, le Duc d’Aiguillon, ministre des Affaires Etrangères de Louis XV, fait appel à Pietro Viravolta, marquis de Lansalt. Ce Vénitien d’origine est arrivé en France en 1758 après avoir déjoué un certain nombre de complots dans sa ville natale et y avoir gagné le surnom d’ « Orchidée noire ». Aussitôt, il a intégré « le Secret du Roi », une entité clandestine créée par Louis XV, placée sous les ordres directs du Roi qui n’avait même pas informé son gouvernement de l’existence de ce service, ancêtre des services secrets que nous connaissons aujourd’hui.

Or, depuis que le bruit de l’existence du Secret du Roi est arrivé aux oreilles du Duc d’Aiguillon, il n’a eu de cesse que de le démanteler. Charles de Broglie, chef du « Secret », a déjà été exilé sur ses terres mais les réseaux et l’influence des agents, dont Viravolta, leur permettre de poursuivre une activité devenue illégitime en plus d’être clandestine.

Alors, pourquoi appeler Viravolta dans ces conditions ? Tout simplement parce qu’un message qui lui est adressé a été découvert sur le corps de la victime de la Galerie des Glaces, la jeune Rosette, employée chez le parfumeur Fargeon, le parfumeur de la Cour. Et ce n’est pas tout, en plus de ce message en vers inégaux, une rose rouge a également été déposée auprès du cadavre. Enfin, et ce n’est pas la moindre des choses, la malheureuse Rosette semble avoir été massacrée selon un mode opératoire qui rappelle la fable de La Fontaine, « le Loup et l’Agneau ».

Dernier élément, le message, signé du mystérieux pseudonyme « le Fabuliste »,  est accompagné d’une liste de 10 fables, laissant entendre qu’à chacune d’entre elle correspondra un meurtre… S’inspirer du célèbre auteur et moraliste pour tuer, voilà qui ne manque pas d’originalité !

Le hic, c’est que Viravolta connaît bien le Fabuliste. Et pour cause : il l’a tué 4 années plus tôt, dans les jardins de ce même Château de Versailles, lors d’une soirée pas ordinaire : on fêtait en effet le mariage du Dauphin et de Marie-Antoinette… Alors, qui se cache derrière cette signature ? Un successeur, un imitateur ?

Une chose est certaine, le Fabuliste a commencé à éliminer des témoins gênants mais, au-delà de cette série de meurtres liés aux fables de La Fontaine, il est très probablement impliqué dans les décès récents et suspects de plusieurs membres du « Secret du Roi ». Viravolta comprend donc qu’il fait probablement partie de la liste des victimes potentielles. A lui de débusquer le fabuliste avant que celui-ci ne tente de lui régler son compte.

Commence une enquête complexe et délicate, dans un contexte politique, aussi bien sur le plan intérieur que sur le plan international, très difficile, les yeux étant braqués sur Versailles et la succession qui approche… Et ce que Viravolta va découvrir au fur et à mesure de l’avancée de son enquête, c’est que les meurtres du Fabuliste ne sont pas qu’une simple vengeance à son encontre mais qu’ils annoncent un complot bien plus effrayant qui pourrait faire vaciller la couronne de France.

« Les Fables de sang » est un polar très réussi qui devrait plaire aux amateurs des enquêtes de Nicolas Le Floch, par exemple. La période choisie permet à Arnaud Delalande d’intégrer dans son récit des évènements historiques réels qui deviennent les moments charnières de son roman. Il joue avec l’Histoire comme un Dumas l’a fait avant lui, de façon assez différente, question d’époque, sans doute, mais avec un souffle épique commun. On va revenir aux références et clins d’œil un peu plus tard.

Profitant de cette succession très compliquée entre un Louis XV, despote éclairé qui voulait tout contrôler, et un Louis XVI, plutôt rétif à l’idée de gouverner, Delalande parvient à nous exposer tout au long du livre la situation du Royaume de France. Tant dans ses problèmes intérieurs, car c’est alors que se manifestent les premiers signes annonçant la Révolution, que sur le plan international, parce que les royaumes voisins, en particulier l’Angleterre et la Prusse, ont tout intérêt à ce que l’instabilité s’installe en France, alors que le mariage princier a noué une alliance très puissante avec l’Autriche.

Au milieu de toutes ces incertitudes, Viravolta doit affronter un adversaire, certes totalement cinglé, mais redoutable et qui joue avec toujours un ou deux coups d’avance. Toujours et partout, le Fabuliste semble précéder Viravolta, le narguant, le menaçant, attentant à sa vie, en vers, un sourire cynique aux lèvres et le visage toujours caché sous une capuche noire. Mais l’Orchidée Noire a lui aussi plus d’un tour dans son sac et, assemblant les éléments laissés à sa disposition par un assassin un peu trop sûr de lui, il va comprendre les projets déments qu’a initiés le Fabuliste et les déjouer in extremis, vous vous en doutez.

Au roman de cape et d’épée, Arnaud Delalande ajoute une vraie enquête policière et propose un vrai récit historique où l’on croise moult personnages ayant existé, Louis XVI et Marie-Antoinette en tête, mais aussi Beaumarchais ou le Chevalier d’Eon. On songe à Dumas, évidemment, je l’ai déjà évoqué, et, à plusieurs reprises, on note des clins d’œil aux Trois Mousquetaires. Mais on pense aussi aux films avec Errol Flynn, Robert Taylor et bien sûr, Jean Marais et Gérard Philippe. Ca bataille ferme, on entend le bruit des lames entrant en contact, ça galope et ça charge, le rythme est élevé tout au long des 420 pages des « Fables de sang ».

Mais, le facétieux Arnaud Delalande s’amuse aussi à glisser dans ce polar historique des références plus contemporaines, distillées avec habileté et humour. Viravolta, par exemple, n’est pas qu’un successeur de « la Tulipe Noire » ou de Lagardère, il est aussi un lointain prédécesseur de… James Bond ! Il y a plusieurs allusions très amusantes à 007, mais mention spéciale au personnage d’Augustin Marienne, le « Q » de Delalande, confiant à Viravolta toute une série de « gadgets », si je puis employer ce mot anachronique, qui sera bien utile à « l’Orchidée Noire » tout au long de son enquête.

Bon, placer des allusions à James Bond dans un roman dont le personnage principal est un espion, quoi de plus naturel, finalement ? Mais Delalande ne s’arrête pas en si bon chemin : puisqu’une bonne partie du début du roman tourne autour de la parfumerie Fargeon, Delalande se moque gentiment du « Parfum », de Patrick Süskind, introduisant un personnage qui rappelle son Jean-Baptiste Grenouille (et quand il est question de fables de La Fontaine, reconnaissez que c’est loin d’être hors-sujet !).

Mais, le vrai tour de force de Delalande, c’est de parvenir à placer dans un roman historique se déroulant au XVIIIème siècle, une scène mythique sortie tout droit… de « la Guerre des Etoiles » !! Une scène à la fois très drôle mais qui se déroule à un moment dramatique du récit, le moment où Viravolta reprend vraiment la main au Fabuliste.

Ces clins d’œil m’ont bien amusé et ne m’ont pas semblé déplacés. Là encore, on retrouve l’humour des films de cape et d’épées à la Française, qui n’a jamais empêché la dramaturgie des histoires de se dérouler sans accroc.

Et puis, dernier point, qui nous ramène à un billet que j’ai récemment consacré au roman de Maxime Chattam, « le Requiem des Abysses ». J’y évoquais le parallèle entre le romancier et le tueur au centre du roman. Ici, rebelote, en quelque sorte, avec, dans les dernières pages des « Fables de sang », un ultime billet que le Fabuliste adresse à Viravolta.

Je peux le citer, ça ne révèle rien de l’intrigue :
« J’ai tout pouvoir sur toi, sans limite est mon imagination,
Je fabule et affabule, j’invente, je couds et je découds,
Licier de l’ombre, je tisse ma toile et ourdis ma trame
Je suis l’Auteur, Viravolta !
Je vais te perdre, t’embrouiller, te retrouver, t’égarer,
Te jeter dans un voile de brume et te reprendre
Pour mieux te promener
Je suis le Fabuliste et le gardien
Et toi, tu m’appartiens. »

Je n’ai pu, en lisant ces quelques lignes, apercevoir Delalande sous la plume du Fabuliste. Mais, alors, qu’ont donc ces auteurs de thrillers et de polars, à appliquer la maxime de Flaubert « Emma Bovary, c’est moi », jusqu’à se glisser derrière le masque de personnages tordus, pervers, fous furieux et, surtout, particulièrement dangereux.

Alors que je suis sûr que, dans la réalité, Arnaud Delalande comme Maxime Chattam sont des garçons doux comme des agneaux, non ?

Alors, si ces tueurs abominables ne sont pas eux, seraient-ils leurs frères ?

Oui, moi aussi, je peux fabuler, affabuler et même évoquer La Fontaine, si je veux, na ! Mais, comme je l’ai laissé entendre en préambule, la lecture des « Fables de sang » a été un très bon moment, malgré la large concurrence des Jeux Olympiques (eh oui, il faut vous y faire, le Drille adoooore le sport, les sports, même ! Pas trop déçus ?). Un vrai divertissement, mais qui nous en apprend beaucoup sur l’époque et sur le Château de Versailles.

Je vais finir avec cet aspect patrimonial fondamental. Le magnifique palais voulu par Louis XIV est l’un des décors principaux des « Fables de sang ». D’ailleurs, les références à l’œuvre de la Fontaine y sont nombreuses, en particulier dans les jardins du Château. Or, le Fabuliste semble connaître les lieux comme sa poche, il le faut forcément pour parvenir à déposer un corps martyrisé en plein centre de la Galerie des Glaces.

Alors, remontant la piste en parfait limier, Viravolta, pour comprendre le Fabuliste et anticiper les actes de son adversaire, va devoir « explorer » ces jardins où, semble-t-il, le meurtrier a puisé une partie de son inspiration morbide. Cela nous vaut une visite guidée de ces jardins, rassurez-vous, ni trop longue, ni ennuyeuse, mais au contraire passionnante car le guide en est… le Roi Soleil en personne.

Non, je ne délire pas, le souverain mort près de 60 avant les faits qui nous intéressent ici, joue aussi un rôle dans le roman de Delalande (tiens, tiens, le nom d’un musicien de cette même époque !), au travers d’un ouvrage que Louis XIV avait rédigé lui-même, « Manière de montrer les jardins de Versailles » (pour ceux que ça intéresse, ce livre a été republié aux éditions du Mercure de France en 1999). Une preuve de plus du côté esthète d’un souverain aussi artiste que guerrier, finalement…

Et ce n’est pas tout, car, pour les besoins du dénouement de son roman, Delalande va aussi nous faire découvrir, un peu plus rapidement, c’est vrai, mais cela donne très envie d’en savoir plus, et même d’aller ou de retourner faire un tour à Versailles, la partie cachée des lieux, en particulier les aménagements incroyables qui ont été construits pour permettre les jeux d’eau des très nombreux bassins et fontaines de ces magnifiques jardins. Si vous ne connaissez pas ces détails sur les mécanismes, fascinants témoignages de la technologie de cette époque, mais surtout sur les travaux herculéens qui furent nécessaires à leur aménagement, là encore, « les Fables de sang », devrait donner à votre curiosité un bon coup d’éperon.

Amateurs d’Histoire, de patrimoine et/ou d’intrigues policières bien troussées, jetez-vous sur « Les Fables de sang » d’Arnaud Delalande, vous devriez dévorer ce roman de qualité.

Et, pour être complet, je dois signaler que Viravolta est le héros d’un autre roman de Delalande, « Le piège de Dante », lui aussi disponible au Livre de Poche. Une aventure qui se déroule près de 20 ans avant « les Fables de sang » et qui a pour cadre Venise. Autant vous dire que j’ai maintenant très envie de lire cet autre livre !