vendredi 15 février 2019

"Elle songea que la paix régnait dans le monde – pourrait régner. Mais uniquement là où l'amour n'est pas féroce. Là où se trouvait l'amour entre mère, pères et enfants, la paix était impossible".

Cette citation ne rend sans doute pas tout à fait compte de la forme de notre du livre du jour (on reviendra sur cette question, d'ailleurs), mais en revanche, elle colle parfaitement au fond de cette histoire, de ces histoires entremêlées. Avec, au coeur de tout cela, un merveilleux personnage, hors norme, à la fois fragile et d'une force inouïe, une femme pleine de ressources et de surprises, une dure à cuire, même si ça ne saute pas forcément aux yeux. "Céline", de Peter Heller (en grand format aux éditions Actes Sud ; traduction de Céline Leroy), est à la fois un polar, un road-trip, une quête personnelle, un livre plein d'humour, mais aussi de violence, sans oublier une dimension politique très critique... Bref, un roman qu'on a peine à classer, mais qui offre aux lecteurs une grande variété d'émotions. Vous ne connaissez pas encore Céline Watkins ? Dépêchez-vous de la rencontrer, vous ne serez pas prêts d'oublier cette femme d'exception !



Céline Watkins est issue d'une famille de la haute société new-yorkaise. Une famille dont elle est le vilain petit canard, ou du moins celle qui a choisi de mener sa vie comme elle l'entendait. Aujourd'hui, elle vit près du pont de Brooklyn et partage sa vie entre une passion pour la sculpture (un art d'ailleurs assez morbide) et sa profession, qui peut surprendre...

En effet, Céline est détective privée. Bon, on s'attendait à plus surprenant, me direz-vous. Peut-être, mais Céline a 68 ans, et son physique, déjà naturellement frêle a souffert des abus d'alcool et surtout de tabac auxquels elle l'a soumis trop longtemps. La voilà affligé d'un emphysème qui lui laisse penser que ses jours sont comptés.

D'ailleurs, lorsque s'ouvre le roman, elle est loin d'être au meilleur de sa forme. Nous sommes à l'été 2002 et, lors des deux étés précédents, elle a perdu ses deux soeurs et vu s'effondrer les tours du World Trade Center. Autant de signes qu'elle a interprétés comme des signes d'une fin prochaine pour elle aussi.

Mais, lorsqu'elle reçoit la visite de Gabriela, femme d'une grande beauté, mais qu'elle sent profondément malheureuse, elle décide de sortir de sa torpeur et de s'intéresser à son cas. Gabriela pourrait être sa fille, et ce n'est pas le moindre des arguments qui va pousser Céline à redevenir la détective pleine de détermination qu'elle a longtemps été.

Céline a toujours choisi les affaires qu'elles acceptaient avec le plus grand soin : elle ne s'est jamais intéressé aux crimes de sang, aux adultères, aux histoires sordides qu'on rencontre dans bien des romans noirs. Elle a toujours envisagé son métier comme une tâche noble, lui permettant de venir en aide à ceux qui en avait le plus besoin.

C'est d'ailleurs cette réputation qui a poussé Gabriela à venir vers elle et à lui raconter son histoire. Une histoire très douloureuse, qu'elle va mettre du temps à relater en entier. Après avoir perdu sa mère quand elle était enfant, Gabriela a vécu avec un père très souvent absent (il était photographe pour "National Geographic"), rongé par la dépression au point de la délaisser...

Et puis, un jour, il a disparu... Officiellement, il a été victime d'une attaque d'ours, alors qu'il faisait un reportage au parc de Yellowstone. C'était il y a près de 20 ans, Gabriela n'était qu'une étudiante qui essayait de se débrouiller comme elle pouvait. Aujourd'hui, mère de famille, femme plus assurée, elle doute. Elle doute que son père ait été victime d'un ours et elle voudrait savoir ce qui lui est arrivé.

Céline accepte cette enquête qui s'annonce d'ores et déjà difficile, à cause du temps qui a passé. Mais, elle s'y lance avec passion. Pas directement, toutefois : c'est d'abord à Denver qu'elle se rend, avec son conjoint, le taciturne Pete, qui est également son meilleur allié dans ses enquêtes. Regardez une carte et vous verrez qu'aller de New York au Montana via Denver, ce n'est pas le plus direct.

Mais, il y a une raison à cela : à Denver, vit le fils de Céline, Hank. Et Hank possède un camping-car qui sera parfait pour mener l'enquête. Et voilà donc Céline et Pete dans ce véhicule qu'on n'imagine pas conduit par une détective privée. Pour un voyage au milieu de paysages aux antipodes de la skyline de Big Apple, une nature sauvage et incroyablement belle.

Un voyage qui va permettre aux deux compagnons de réfléchir à tout ce qu'ils savent de cette affaire et d'échafauder des hypothèses. Leur tandem fonctionne depuis longtemps, Pete est la moitié analytique et rationnelle du duo, Céline préférant laisser son intuition travailler. Elle est également la force de frappe de leur duo, eh oui...

Car, sous ses airs fragiles de vieille dame malade, il y a une fervente partisane du second amendement à la constitution : Céline est férue d'armes à feu, et sait bien s'en servir. Ce qui ne sera pas un luxe, car, rapidement, cette enquête qui paraissait d'abord assez tranquille, va prendre un tour inattendu et dangereux. Comme si le sort du père de Gabriela n'intéressait pas que sa fille...

Pardon, j'ai pas mal détaillé ce résumé, peut-être trop, mais "Céline" est un roman très riche, puisqu'il embrasse des aspects très différents. On pourrait d'ailleurs discuter un moment sur le fait de savoir s'il s'agit ou non d'un polar. Chez Actes Sud, on le publie dans la collection de littérature générale, sous le label "Lettres anglo-américaines", et pas en Actes noir, le choix est clair.

Or, on a bien au coeur de cette histoire une enquête menée par des détectives privés, une intrigue véritable qui se déploie et la tension et la menace qui vont crescendo... On a là autant d'éléments qui pourraient nous indiquer qu'on a en main un roman noir. Mais ce ne sont pas les seuls ingrédients qui sont présents, et c'est vrai que cela complique la donne.

A commencer par cet improbable road-trip, du Colorado au Montana, au coeur d'une Amérique sauvage que l'on essaye de préserver : on découvre les paysages de nombreux parcs nationaux, des décors majestueux et imposants, mais aussi une faune très présente, pas seulement les ours, puisque cet animal a un rôle particulier dans l'histoire, mais toutes les espèces des grandes plaines.

Le voyage est magnifique, on en prend plein les yeux, du Colorado au Montana, en passant par le Wyoming, si cher à Craig Johnson. D'autres lieux sont également évoqués au cours du roman, avec cette particularité qu'ils sont éloignés des grands centres urbains et qu'on découvre une Amérique assez différente que celle que l'on connaît à travers le cinéma ou les séries.

Et puis ce voyage se fait à la vitesse modérée du camping car, donc pas vraiment avec le rythme qu'on peut attendre d'un polar ou d'un thriller. En revanche, ce voyage n'est pas vain, il permet de découvrir, outre ces décors, n'y revenons pas, nos deux personnages principaux, Céline et Pete. Et, vous devez vous en douter, puisque le roman porte son prénom, particulièrement Céline.

Je dois dire que ce couple a fait ma joie, rien que par le décalage qu'ils offrent entre ce que l'on voit d'eux et ce qui motive leur voyage. Un paisible couple de retraités en vacances à travers le continent ? Que nenni ! Un sacré duo, mélange d'amour, de complicité, d'excentricité, aussi. Il y a quelque chose chez Céline et Pete des Beresford, imaginés par Agatha Christie (et un soupçon de Ma Dalton, pour Céline).

Ils sont aussi différents qu'on peut l'être, d'un côté la très volubile Céline, de l'autre, le taiseux Pete, qui parle peu, et jamais pour ne rien dire, mais sait se montrer d'une redoutable efficacité pour découvrir des informations importantes. Et entre eux, cette infinie tendresse qui unit les vieux couples, cette inquiétude permanente de l'un envers l'autre...

Ils sont tour à tour drôles et profondément touchants, remarquablement méthodiques, se protégeant l'un l'autre, chacun ayant finalement une mission bien définie en cas de coup dur. On a l'impression de les connaître depuis longtemps et l'on se dit, au fil de l'histoire, qu'on aimerait bien les revoir en action dans de nouvelles enquêtes...

Mais les connaît-on si bien que cela ? C'est un des autres aspects centraux du roman de Peter Heller : la vie mouvementée de Céline Watkins. Il y a la trame centrale, avec cette enquête qui les mène jusqu'au parc de Yellowstone, et puis il y a des intrigues secondaires, qui concernent directement Céline, sa famille, sa jeunesse.

L'une de ces trames est composée de flash-back, qui vont nous conter des épisodes précis de sa vie, mais aussi de ses proches, en particulier sa mère. L'autre est une enquête, également, mais je ne vais pas en dire plus sur cette partie-là, à vous de la découvrir. Reste que ces fils narratifs-là nous ramènent au coeur du sujet et au titre de ce billet.

Car le thème principal de "Céline", au-delà de toute réflexion sur l'étiquette (ah, les étiquettes, ce passe-temps si français !), c'est bien cela : la famille, et en particulier la relation entre les parents et les enfants. D'abord, à travers l'histoire si violente de Gabriela, dont les détails vont apparaître au fil du récit et donner une épaisseur, une force et une dignité remarquables à ce personnage.

Et puis, il y a Céline... Entre elle et Gabriela, un étrange jeu de miroirs va se mettre en place, qui va donner au lecteur l'opportunité d'envisager ce roman autrement, mais surtout de voir sous un angle nouveau les décisions de Céline et son soudain intérêt pour Gabriela, alors qu'elle semblait avoir renoncé à presque tout...

Chut, n'allons pas plus loin, il y a dans "Céline" différents secrets qu'il ne faut pas éventer dans ce billet. C'est aussi le cas de la question politique, que j'évoquais en préambule. Là encore, au début du roman, rien ne laisse présager ce que vont découvrir Céline et Pete, et en particulier cette question qu'on croirait sortie d'un roman de Robert Ludlum ou de R.J. Ellory, par exemple...

Je dois dire que Peter Heller, même s'il prend des gants, frappe fort. Il faut essayer de lire un peu entre les lignes, mais cela reste assez flou. J'ai essayé de recouper ce que j'ai compris, mais je n'ai pas réussi à le recouper. Je me suis peut-être trompé, pourtant, je suis assez sûr de moi, et c'est une information qui mériterait qu'on creuse (sauf s'il s'agit d'une simple licence romanesque).

Tout cela a l'air bien sérieux, mais l'intérêt de ce roman, c'est qu'il se déroule aussi dans une atmosphère pleine d'humour, entre répliques vachardes et rencontres improbables. On a droit, au fil du voyage de Céline et Pete, à une galerie de personnages secondaires qui vaut le détour et permet à l'auteur de proposer des situations qui donnent le sourire.

De Céline offrant un moulin à café à un pauvre campeur obligé de boire de l'instantané dégueu à la confrontation avec des bikers dans un rade perdus au milieu de nulle part, il y a quelques moments de gloire qui valent la lecture et resteront en tête longtemps. Tout cela dévoile la personnalité sarcastique et provocatrice de Céline Watkins, ce qui la rend encore plus sympathique.

Au fil des pages, des chapitres, au fil des événements, présents et passés, on apprend à mieux connaître Céline, on appréhende mieux sa personnalité profonde et complexe, le personnage qu'elle s'est façonné (et qui, d'ailleurs, par un certain cynisme désabusé, la relie à la grande tradition des détectives privés littéraires) pour mieux protéger sa fragilité.

Il y a, sous le vernis des apparences, derrière la dure à cuire qui ne s'en laisse compter par personne et peut vous plomber en moins de deux si vous la cherchez vraiment, une Céline blessée, incomplète, mais aussi pleine de culpabilité et de remords. Seul Pete a conscience de cela, sans pour autant tout savoir de ce qui hante sa compagne.

On pourrait se limiter à son côté grande gueule, bagarreuse, dure à cuire au grand coeur, mais ce serait insuffisant, parce que cette Céline-là n'est pas la Céline toute entière. Parce que ce qui la constitue, c'est cet ensemble de force et de fragilité, force mentale et fragilité physique, quand en réalité, les choses sont bien plus complexes.

Une complexité, ou plutôt une richesse, qui fait de Céline un personnage remarquable, portant allègrement sur ses épaules ce livre rudement bien construit, captivant et dépaysant. Et là encore, réduire le roman à Céline serait une erreur, c'est aussi par sa complémentarité avec Pete, certes plus en retrait, qu'elle peut exercer sa profession. Ils sont yin et yang...

Amusant pour le lecteur qui lit la version en langue française, de noter que le couple principal se prénomme Pete et Céline, comme l'auteur et sa traductrice... On peut imaginer qu'entre un auteur et celles et ceux qui sont chargés de transmettre leurs textes à ceux qui ne peuvent les lire dans leur langue d'origine, il puisse exister une complicité aussi étroite qu'entre les personnages.

On oscille sans cesse entre sourire et tension, entre moments légers et périodes plus rudes, entre tourisme et traque. Céline orchestre tout cela de main de maître, en joueuse d'échecs cherchant à anticiper les coups d'un adversaire trop peu discret pour que cela soit honnête et réussissant à le mettre en échec, en attendant l'occasion du mat.

On quitte ces personnages à regret, en espérant secrètement (ou publiquement, puisque j'en parle ici), que Peter Heller nous invitera à les retrouver. Peut-être, cette prochaine fois, pour une ultime enquête qui touchera Céline de bien plus près que toutes celle qu'elle a traitées jusque-là. Et qui lui permettront de boucler la boucle.

De trouver, enfin, la paix...

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