Après le sud de l'Irlande, le nord de l'île, après le comté de Cork, la province d'Ulster, après Cobh, Belfast... On passe la frontière pour un polar très différent de ce que l'on a vu avec "Katie Maguire". Mais une enquête tendue, douloureuse, poignante, beaucoup plus intimiste, avec les secrets et les non-dits du passé qui resurgissent, tandis que le présent est loin d'être stable et tranquille. Première enquête de la DCI Serena Flanagan, "Ceux que nous avons abandonnés", de Stuart Neville (en grand format aux éditions Rivages ; traduction de Fabienne Duvigneau) est un roman riche en émotion, une tragédie lancée de manière inexorable dont on redoute la fin, dont on redoute aussi le fin mot... Une histoire portée par deux duos : le premier est féminin, avec Serena Fmanagan et la psy Paula Cunningham ; le second est masculin, les frères Devine, fratrie fusionnelle, abîmée, mais aussi terriblement ambiguë...
Paula Cunningham est psy et travaille pour le service d'insertion et de probation à Belfast. Elle est même l'un des meilleurs éléments de ce service, ce qui explique qu'on lui confie un dossier dont elle se serait bien passée si elle avait eu le choix : s'occuper de Ciaran (prononcez Kironne) Devine, qui doit être libéré après 7 années derrière les barreaux.
Les années ont passé, mais l'affaire défraie encore et toujours la chronique, au point que les journaux font leur une sur cette libération. Il faut dire que le cas de Ciaran Devine est loin d'être ordinaire. Le genre de fait divers dont le public parle longtemps et qui alimente les chroniques judiciaires et les émissions spécialisées.
Ciaran n'avait que 12 ans quand il a été condamné pour avoir tué son beau-père. Il a avoué son crime lors d'un interrogatoire mené à l'époque par Serena Flanagan et ce sont en grande partie ces aveux qui ont motivé la condamnation de ce garçon frêle, timide, perdu... Absolument pas le profil d'un assassin, même par vengeance. Même pour faire payer des maltraitances.
Âgé de 19 ans désormais, il va retrouver la vie à l'extérieur, une existence dont il ignore tout, ou à peu près, et qui va donc nécessiter un encadrement. Il est encore trop tôt pour confier Ciaran à son frère aîné, Thomas, lui aussi condamné, mais à une peine moins lourde et qui est déjà sorti de prison. Il est surtout trop tôt pour ne pas garder un oeil attentif sur lui.
Paula Cunningham, qui fait ce boulot depuis 12 ans, sait parfaitement que le retour au monde réel est loin d'être simple, y compris pour des adultes. Mais pour Ciaran, elle craint vraiment ce retour dans la société, car le garçon n'a pas pu acquérir ces dernières années la maturité nécessaire pour l'appréhender en adulte et se réinsérer aisément.
Ajoutons à cela que la justice a refusé aux deux frères le droit de changer d'identité pour reprendre leur vie dans l'anonymat. Il est donc à craindre que les journalistes traquent Ciaran un moment, ce qui n'arrangera sûrement pas son retour à l'air libre. Et risque de copieusement énerver Thomas, qui pourrait se dresser en protecteur de son petit frère.
Bref, cette mission de confiance est une galère sans nom pour Paula Cunningham, qui va essayer de s'en acquitter de son mieux, évidemment, mais avec une petite angoisse. Une réelle inquiétude pour ce môme, lourdement puni. Sa première mission sera d'aller le chercher à la prison, de régler les questions administratives et de le conduire au foyer où il passera sa première nuit d'homme libre.
Au même moment, Serena Flanagan fait son retour au commissariat de Lisburn, au sud-ouest de Belfast. Retour, car elle a dû quitter ses fonctions pendant plusieurs mois pour soigner un cancer du sein. Après une radiothérapie, elle est bien décidée à reprendre son poste au plus vite et à retrouver le stress et l'excitation du quotidien de flic.
Si elle a eu le temps de se faire (mais pas de s'habituer) au regard des autres, à cette pitié et cette bonne volonté pleine de maladresse que l'on réserve aux malades, ce qu'elle va découvrir en arrivant à son bureau va lui donner un méchant coup au moral : jusqu'à nouvel ordre, elle est consignée à son bureau pour s'occuper exclusivement de la paperasse...
Pourtant, une visite va se charger de remettre illico Serena dans le grand bain : Paula Cunningham a souhaité rencontrer la DCI (Detective Chief Inspector) pour parler avec elle de Ciaran Devine. La psy sait que c'est Serena qui a obtenu les aveux de l'enfant et que les circonstances de cet interrogatoire ont été particulières.
Et c'est une raison supplémentaire pour elle de s'adresser à Serena. Car Paula doute. Elle doute que les événements se soient déroulés exactement comme l'a avoué Ciaran. Elle doute qu'il soit un assassin, elle doute que toute la vérité ait été faite sur ce drame. Et elle voudrait avoir l'avis de l'inspectrice-chef sur ces questions...
D'emblée, va donc se poser la question de la vérité. Une quête qui va devenir quasiment obsessionnelle pour ces femmes, mas qui va aussi se révéler dangereuse. Non, tout n'a pas été révélé dans cette affaire, et la vérité pourrait être bien plus insupportable et douloureuse que ce qui a été raconté des années auparavant...
D'un côté, deux femmes. D'abord Serena, la policière, fragilisée par la maladie, désarçonnée, ayant besoin de retrouver sa place, son autorité, son rythme de vie et de travail. Depuis les aveux de Ciaran, tout s'est compliqué dans son existence, aussi bien sur le plan privé que professionnel et elle peine à remettre tout en ordre.
Ensuite Paula, la psy, une femme désespérément seule, qui s'accroche à un boulot auquel elle ne croit plus vraiment, si tant est qu'elle y ait jamais cru... Le doute majeur qui l'habite, c'est de se dire qu'elle n'a jamais été utile à personne en 12 années au service de probation. Et là, Ciaran Devine, c'est un énorme morceau. Mais un gamin terriblement touchant, en qui elle ne peut voir un assassin.
Et puis, il y a les frères Devine. Car, s'ils sont séparés par la force des choses depuis des années lorsque s'ouvre le roman, ils sont indissociables l'un de l'autre, inséparables en temps normal. Un duo fusionnel, au point d'en devenir ambigu, et le lecteur s'en rend compte dès le prologue, avec une scène très particulière, qui met d'emblée mal à l'aise.
La relation entre Thomas, l'aîné, et Ciaran, le cadet, est au coeur du roman de Stuart Neville, c'est sans doute là que réside la vérité, que Paula, et Serena dans son sillage, vont se jurer de découvrir. Mais comment entrer dans cette intimité fraternelle, quand on n'appartient pas à la famille, quand les frères voient le monde entier comme un ennemi potentiel. Nous et Eux...
Thomas a quelques années de plus que Ciaran, mais ce n'est pas tout. Il est plus grand, plus fort, plus beau, plus quasiment tout que Ciaran, qu'il protège avec abnégation et non sans une certaine brutalité, quelquefois. Ciaran, c'est un oisillon tombé du nid, timide, largué, introverti, effacé surtout lorsque Thomas est dans les parages.
Petit à petit, on s'interroge sur les rôles respectifs des deux frères, sur l'influence de l'aîné sur le cadet, sur ce qui a pu se passer toutes ces années auparavant... Il semble si peu probable, même pour se venger, même pour se protéger, que Ciaran ait tué, ou ait agi seul pour parvenir à ce résultat. Bref, le lecteur qui observe ces deux personnages, est gagné par le même doute que Paula et Serena...
Je ne connaissais pas Stuart Neville avant d'attaquer la lecture de "Ceux que nous avons abandonnés" (quel titre !), mais j'ai découvert un auteur de polar de grande qualité. Je ne lis pas forcément de romans policier ou de thrillers pour y trouver des émotions aussi fortes que lors de cette lecture. Je ne parle pas du suspense, même s'il existe évidemment dans le livre, mais d'autre chose.
Comment ne pas être touché par Ciaran ? Oui, il a tué, ou plutôt il a été condamné pour cela, mais c'est vraiment un môme déboussolé, sans repère autre que son frère aîné, remis en liberté dans un monde où tout est trop grand, trop difficile pour lui. C'est un inadapté, mais plus à ranger dans la catégorie proie que prédateur...
Et forcément, la quête de vérité dans laquelle vont se lancer Serena et Paula (qui, sans être un personnage secondaire, est tout de même en retrait par rapport à la policière) devient rapidement la nôtre. Et comme elles, on se heurte aux murailles dressées entre eux et le reste du monde par les énigmatiques frères Devine...
"Ceux que nous avons abandonnés" est véritablement un roman sur la vérité, bien plus que sur la justice, par exemple. La justice ne découlera, si l'on démontre qu'elle a mal été rendue sept ans plus tôt, de la vérité et de rien d'autre. Reste à savoir quelle vérité on recherche : Ciaran a-t-il caché des choses ou carrément travesti la réalité ? L'a-t-il fait sciemment ou a-t-il été influencé ?
En parallèle de l'intrigue principale, on va découvrir ce qui s'est passé en mars 2007, par le biais de chapitres en flash-back. Le premier arrive très tôt dans le roman, mais là encore, vous vous doutez bien qu'on ne nous dit pas tout, qu'on nous montre un échantillon de ce qui s'est passé à ce moment-là et que, là aussi, il faudra creuser pour appréhender l'ensemble des faits ayant abouti aux aveux.
Avec une notable différence : si la vérité du crime, qu'il s'agisse de la version officielle ou d'un autre déroulement des faits, n'est connue que des deux frères, il n'en va pas de même pour cette partie interrogatoire. Ciaran est toujours au coeur de cette partie, mais Thomas en est absent, remplacé par Serena Flanagan...
Il y a donc aussi des secrets, des non-dits, peut-être des mensonges, même, qui unissent la DCI au jeune homme. Sans doute faudra-t-il également les percer, les révéler afin de savoir si la condamnation de Ciaran était juste. Si Serena a bien fait son boulot... Autant dire que, dans sa position actuelle, fragile et instable, la DCI Flanagan est sur la sellette...
Dès le début du roman, on sent qu'on plonge dans une histoire très noire, très douloureuse. Et l'on a l'espoir que l'intrigue puisse mener à la lumière, à la résilience. Pourtant, assez vite, les choses se compliquent et on commence à se dire que "Ceux que nous avons abandonnés" a tout d'une tragédie. Que les événements de 2007 sont un premier acte, que la libération de Ciaran ouvre le deuxième...
Il y a dans la mécanique installée par Stuart Neville quelque chose d'inexorable, on voudrait mettre sur pause, dire stop, chercher l'aiguillage qui pourrait conduire les personnages dans une autre direction, mais c'est évidemment impossible : nous sommes des lecteurs, nous ne pouvons influer sur ce que nous lisons...
Alors, on va droit à ce qu'on redoute. On espère se tromper, se dire que la raison peut l'emporter finalement. Le dénouement de ce roman, en plus de suivre un mouvement crescendo, qu'il s'agisse du rythme ou de la montée de la violence, est haletant et bouleversant. Oui, ce dernier mot est fort, mais j'ai été sérieusement remué par cette lecture.
Par la beauté vénéneuse de tout cela, par ce qu'on apprend, ce qu'on découvre, à tous les niveaux, par la solitude qui imprègne toute cette histoire, par Ciaran, encore et toujours lui, magnifique personnage, parce qu'il attire la compassion, l'empathie, et ce, sans rien faire pour cela. Simplement parce qu'il incarne un malheur dont on ne peut que deviner les contours...
Stuart Neville met en scène des personnages proche de la rupture, qui s'appuient les uns sur les autres pour ne pas tomber. Mais que se passe-t-il si l'équilibre se rompt ? On parle de polar pour qualifier "Ceux que nous avons abandonnés", mais il ne serait pas déraisonnable de le qualifier de thriller psychologique, tant les liens entre les quatre principaux personnages sous-tendent tout le reste.
Oui, il y a quelque chose de beau, presque de poétique, en particulier dans cette dernière partie, qui va se dérouler dans un cadre bien précis, donnant à la tragédie en cours une dimension quasiment romantique. Ce final est très visuel, troublant par la violence qui s'en dégage, mais pas uniquement à cause de cela.
J'ai donc découvert Stuart Neville avec ce roman et cela m'a donné envie de poursuivre l'aventure. Non seulement avec Serena Flanagan (une deuxième enquête est déjà publié en anglais, une troisième est semble-t-il programmée), mais aussi avec l'auteur, qui a signé d'autres séries, mais aussi un one-shot sur un sujet très différent, comme "Ratlines".
Mais aucune de ces futures lectures, qu'elles soient proches ou plus lointaines, ne pourront effacer le souvenir de Ciaran, qui pour moi est le personnage majeur de "Ceux que nous avons abandonnés". Parce que son histoire est chaotique avant même qu'on la connaisse toute entière. "La vérité est ce qu'il y a de mieux pour tout le monde", lit-on dans le roman. En est-on si sûr ?
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