vendredi 20 septembre 2019

"Il me semble, de plus en plus clairement que vous êtes de ceux qui sont marqués par les dieux".

Pour être franc, cette phrase de titre évoque sans doute plus l'ensemble du cycle dont fait partie notre roman du jour que ce deuxième tome lui-même. C'est une impression qui m'a suivi depuis la lecture du premier volet du "Cycle de Syffe", "L'Enfant de poussière", et que ce deuxième tome, "La Peste et la Vigne", de Patrick K. Dewdney (en grand format au Diable Vauvert) n'a fait que renforcer. Ai-je raison ou tort ? Les tomes suivants nous le dirons, même si je dois reconnaître que j'ai coupé la citation très tôt : j'aurais pu ajouter les mots suivants qui laissent entendre qu'un destin comme celui de Syffe ne peut que mal se finir... Là encore, l'avenir nous le dira. Mais, force est de reconnaître que depuis sa naissance, la vie ne fait aucun cadeau à ce garçon et, s'il doit accomplir un destin, comme on peut le penser, il lui aura fallu parcourir un véritable calvaire auparavant... Et la deuxième station, la voici, qui nous entraîne jusqu'à un final spectaculaire, inattendu et marquant sans doute un tournant dans cette histoire...


Après avoir été fait prisonnier, marqué comme du bétail et réduit en esclavage, Syffe passe cinq années terribles dans des mines, à Iphos. Là, triment six milliers d'êtres humains, si l'on peut encore les appeler ainsi, issus des différents peuples de la région et victimes des guerres qui se déroulent sans cesse entre les uns et les autres.

A son tour, Syffe découvre la besogne sale, épuisante et dangereuse, dans le labyrinthe creuse à même la terre pour en extraire le minerai. Mais il n'a pas vraiment conscience de cette terrible situation, marqué par les événements qui l'ont mené ici, traumatisé par la mort de son ami et mentor, Uldrick, et la nouvelle disparition de Brindille, dont le sort lui a brisé le coeur.

Alors, il erre plus qu'autre chose, dépourvu d'espoir, ayant abandonné l'idée même de sortir de là. Il faut qu'on lui confie une mission bien particulière, celle d' "ankoï", le porteur de lumière, pour qu'il émerge enfin de son marasme et commence à nouer des liens avec certains de ses compagnons d'infortune.

Encore adolescent, et malgré les privations, le corps de Syffe continue de se développer. il grandit, quitte l'enfance, s'approche de l'âge adulte... Suite à une révolte, il retrouve le grand air, en devenant bûcheron à la place de ceux qui ont échoué à se libérer et ont fini sur un gibet. Si ce n'est pas une libération véritable, ce nouvel état lui convient mieux, lui permet d'échapper à la promiscuité...

Peu à peu, Syffe revient à la vie, même si tout cela peut paraître illusoire, en trompe-l'oeil. Mais le grand air, le travail dans les bois, tout cela pourrait lui rappeler l'époque où, avec Uldrick, il avait vécu hors du monde, en autarcie... Pour autant, il reste un esclave, à la merci de ses maîtres, de la violence, de la malnutrition, des maladies...

L'une d'elle ne va pas tarder à s'abattre sur la région... La peste marquaise réapparaît périodiquement pour y causer à chaque fois la dévastation parmi les populations. Et le camp dans lequel vit Syffe ne va pas échapper à l'épidémie, qui va trouver là un terrain idéal pour se déchaîner, parmi ces êtres fragilisés par la faim, les mauvais traitements, la fatigue...

Syffe, qui n'a pas encore 18 ans, assiste, impuissant, à l'horreur absolue : la maladie ne laisse que peu de chance aux prisonniers, et même à ceux qui les encadrent. Voyant disparaître les uns après les autres ceux avec qui il a noué des liens, Syffe imagine que son tour ne va pas tarder à venir et qu'à son tour, il souffrira le martyre avant de partir, comme les autres...

Effectivement, le jeune homme commence à développer des symptômes évidents montrant que Syffe a contracté à son tour la peste marquaise. Mais, paradoxe suprême, ou signe du destin (oserons-nous dire : providentiel ?), c'est bel et bien la peste qui va libérer Syffe de l'esclavage, auquel il s'était résolu au point d'abandonner toute perspective d'avenir, et lui permettre de reprendre sa route...

Mais, si Syffe survit, contre vents et marées, contre guerres et pestilences, contre tout ce que l'être humain peut imaginer pour soumettre et faire souffrir ses congénères, il n'est plus l'enfant, l'orphelin des débuts du cycle, il n'a même plus guère d'idéal pour le porter... Il est un être différent, un jeune adulte perdu, solitaire et désirant le rester, qui va devoir renouer les fils de son existence...

Bon, la peste, elle est là, et c'est normal, puisque c'est vraiment l'événement marquant de la première partie du deuxième tome du "Cycle de Syffe". Pour la vigne, là, il vous faudra vous lancer dans la lecture de ce roman, mais entre les deux, il se passera bien des événements dans la vie d'un Syffe métamorphosé, sombre et plus antihéros que jamais, marcheur solitaire à qui il ne faut pas chercher noise.

Bien sûr, les années ont passé depuis qu'on a fait la connaissance du jeune orphelin de Corne-Brune, vivant dans une ferme avec des amis, insouciant et finalement, assez heureux, jusqu'à ce que tout parte en quenouille et qu'il se retrouve projeté dans une vie qui n'est pas du tout celle à laquelle il semblait se destiner. Jusqu'à ce qu'il perde le contrôle de son existence.

Mais, Syffe reste encore un jeune homme, au seuil de l'âge adulte, même s'il ne semble plus rien avoir de cet enfant plein de vie, curieux et téméraire. Un garçon qui paraît avoir tout perdu, sauf le souffle vital. Et, d'une certaine manière, le contrôle de son existence : lorsqu'il quitte Iphos, plus personne ne lui dicte son comportement, il est... libre, terriblement libre.

On est tôt dans ce cycle, encore, puisqu'il devrait y avoir sept tomes, et pourtant, on a déjà un personnage central qui a profondément changé. Certes, malgré les aléas, "L'Enfant de poussière" était le récit d'un apprentissage, chaotique, en plusieurs étapes clairement distinctes, mais un pur roman initiatique, dans la tradition du genre.

Avec ce deuxième tome, on entre dans une phase sensiblement différente. J'avais évoqué dans le billet sur "L'Enfant de poussière" la question de l'anarchie, évoqué à travers les Vars, peuple dont était issu Uldrick, et leur mode de vie bien particulier. J'ai le sentiment qu'on retrouve cela dans "La Peste et la Vigne", avec ce "nouveau" Syffe.

Allons même un cran plus loin : Syffe est devenu une espèce de... punk ! Uldrick lui a enseigné, entre autres choses, la possibilité de vivre sans dieu ni maître, et son expérience dans les mines d'Iphos a gravé dans son esprit l'idée qu'il n'y a pas de futur... C'est un personnage sombre et en marge du monde que l'on retrouve et que l'on va accompagner.

Il faudrait ajouter un élément très important à cette brève description : son impression d'être entouré de fantômes. Si jeune et déjà suivi par un cortège de morts, dont le souvenir ne s'est jamais effacé, même au pire de la tourmente, même aux plus douloureux moments à Iphos. Et avec ces morts, une culpabilité qui le ronge, plus corrosive encore parce qu'il sait qu'il ne peut rien faire pour changer cela.

Ces aspects-là, ainsi que le fait que toute joie de vivre semble avoir fui Syffe irrémédiablement, je ne les invente pas, ils sont explicitement évoqués dès le début de "La Peste et la Vigne", en particulier ces fantômes, dont il ressent la présence. Syffe est devenu un personnage morbide, sans doute pas suicidaire, car sinon il serait passé à l'acte (et ce cycle aurait été... bizarre), mais mal, très mal...

Il se voit comme quelqu'un qui porte malheur, tous ceux qui s'approchent de lui, créent des liens avec lui, s'entendent avec lui, paraissent vouer à mourir, à l'exception de Brindille, dont le sort ne vaut pourtant guère mieux... Cela peut ajouter des explications supplémentaires à sa volonté de vivre seul, de traverser ce nouveau voyage en interagissant le moins possible avec ses congénères.

Et d'ailleurs, le contraste est saisissant entre les deux tomes que nous avons pour le moment en main : dans "L'Enfant de poussière", chaque rencontre joue un rôle important dans la vie de Syffe, oriente son existence ; dans "La Peste et la Vigne", c'est tout le contraire, Syffe prend bien soin de ne surtout pas se lier avec les gens qu'il croise, les évitant le plus possible ou mettant rapidement un terme à la rencontre.

Je ne vais pas dans ce billet retracer le parcours de Syffe dans "La Peste et la Vigne", vous vous en doutez bien, et le voudrais-je, ce serait assez délicat, car il y a finalement peu d'aspérités auxquelles s'accrocher. Oh, n'en déduisez pas qu'il ne se passe rien, non, dire cela, c'est absurde, idiot. On retrouve la même sinusoïde entre périodes calmes et mouvementées, même si cela s'exprime autrement.

Syffe n'est pas seulement à la marge du monde parce qu'on l'y a poussé, il demeure à cette marge parce qu'il le veut. Il traverse le monde comme un fantôme, lui aussi. Il souhaite avancer sans laisser de trace, sans qu'on se souvienne de lui... Mais avouez que cela ne semble pas très romanesque, pour le coup. Il faut de l'interaction pour qu'on avance...

Je ne retrace donc pas ce parcours, mais vous verrez que Syffe est amené à revenir sur ses pas, comme s'il voulait pouvoir reprendre le cours de son existence là où il a été interrompu, ou même un peu en amont. On peut d'ailleurs évoquer un de ces aspects à travers une table ronde des dernières Imaginales, consacrée à la forêt.

Patrick K. Dewdney n'en est pas le seul intervenant, mais c'est un beau moment, qui va de fait un peu loin dans ce deuxième tome, même si on a essayé d'en dévoiler le moins possible. C'est aussi l'occasion d'évoquer la construction tout en contrastes du "Cycle de Syffe", où se succèdent des atmosphères très différentes, allant du calme, certes relatif, à la violence la plus forte.

Alors, effectivement, "le Cycle de Syffe" n'est pas un cycle de fantasy épique, au rythme effréné, avec de la baston, des héros puissants et sans reproche, des clivages très clairement définis. Non, c'est autre chose, un parcours initiatique mené à un rythme choisi, qu'on peut trouver lent, je le conçois, mais qui permet d'approfondir ce personnage de Syffe et de le façonner, comme sur un tour.

On l'accompagne dans ce qui peut être qualifié d'errance, tout du moins jusqu'à ce qu'il retrouve un but, qu'il se fixe de nouveaux objectifs, qu'il recouvre suffisamment de force et de lucidité pour remettre sa vie en ordre de marche. Certes, Syffe a bien changé, mais il n'en reste pas moins touchant, pour des raisons différentes, c'est vrai, après tous les tourments qui l'ont frappé.

Et comme depuis le début, il est certain que chaque épisode n'a rien d'innocent : Syffe s'en nourrit, mais on le voit aussi appliquer ce qu'il a pu apprendre pendant son enfance, auprès de ses différents mentors. Rien n'est anodin dans le parcours de ce personnage, rien dans ces épreuves, mais aussi dans ces rencontres n'est inutile.

J'arrive au terme de ce billet et je dois dire que je cherche comment évoquer un dernier aspect. Car il concerne la fin de ce deuxième tome. Tant pis, je me lance, en essayant de rester le plus cryptique possible. Car j'ai été surpris par la fin de "La Peste et la Vigne". Pas la fin en tant que telle, mais par certains éléments qui s'y produisent.

Quand je parle de surprise, c'est parce que je ne pensais pas que certains de ces événements se dérouleraient aussi tôt dans le cycle et, en refermant "La Peste et la Vigne", je me suis senti comme... démuni, difficile de trouver le bon mot. En clair : impossible de me projeter dans les prochains tomes pour l'instant. Cette fin, c'est une rupture, pour moi.

Et le troisième tome, qu'il faudra encore attendre (la sortie est prévu, je crois, pour l'automne 2020), sera la première page d'un tout nouveau chapitre. Ou alors, j'ai tout faux, et là, on aura encore des surprises, mais d'un tout autre genre. Mais, il reste tout de même une question, renforcée par ce final : qui est vraiment Syffe ?

On en revient au titre de ce billet, en fait. Syffe a manifestement un destin, dont il ignore tout, et qu'il est en train d'accomplir sous nos yeux. Je disais plus haut qu'il a repris en main les rênes de son existence, c'est possible, mais pas certain. Alors, désormais, la question qui se pose est de savoir s'il s'émancipera pour accomplir un destin propre ou s'il sera un instrument pour un destin qu'on (?) lui a assigné.

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