mardi 10 septembre 2019

"Je crois manipuler le pouvoir, songea-t-il. Et si c'était le pouvoir qui me manipulait ?".

Après le Hong Kong aux prises avec les esprits et les dieux présenté par Romain d'Huissier, restons dans une fantasy d'inspiration asiatique, avec le premier tome de ce qui sera une trilogie en France, "La Dynastie des Dents-de-Lion (alors que c'est un diptyque en version originale). Une histoire abordant des thèmes très classiques de fantasy, en particulier la quête du pouvoir et les moyens mis en oeuvre pour y parvenir, mais servie par une galerie de personnages très intéressants, non seulement le duo central, mais également des personnages secondaires, et particulièrement les personnages féminins. "La Grâce des Rois", de Ken Liu (en grand format chez Fleuve éditions ; traduction d'Elodie Coello), est un bon gros pavé de plus de 800 pages, qui nous emmène dans le Royaume de Dara, un empire fragile qui va enter dans une sérieuse période de turbulences, entre ambitions politiques, volonté de justice, revendications territoriales... Une fresque guerrière ou la ruse et la force, où l'autorité et le sens politique vont violemment s'affronter...


Le Royaume de Dara est un archipel, composé de sept îles, une grande et six plus petites, la grande île étant elle-même divisée en plusieurs territoires. Mais tout cela n'a plus d'importance, puisque l'une des îles, Xana, s'est imposée à toutes les autres, jusqu'à faire de Dara un royaume fragile, mais unifié, placée sous la férule d'un empereur, précédemment roi de Xana.

Cet empereur s'appelle Mapidéré et il a fondé le règne du Céleste Diaphane, qui en est à sa quatorzième année. L'empereur, conscient que son pouvoir reste précaire, les différents royaumes réunis sous sa couronne impériale n'ayant pas forcément goûté cette union forcée, s'est lancée dans une grande tournée afin de réaffirmer la prédominance de Xana.

Voilà huit mois qu'il parcourt les îles, s'installant au sommet de son impressionnant Trône Pagode et proposant aux populations des démonstrations de puissance spectaculaires. Des défilés qui en mettent plein la vue des spectateurs, tout en affichant la force et la supériorité du pouvoir impérial. Même si Mapidéré rentrerait bien dans son palais, il sait que ces déploiements sont nécessaires.

Mais lors du défilé organisé à Cocru, au sud de la grande île, Mapidéré est victime d'une inattendue et fort spectaculaire tentative d'assassinat. Un homme s'attaque au Trône Pagode à coup de flèches enflammées. Un assaillant qui a surpris tout le monde, car il est arrivé... du ciel ! Porté par un gigantesque cerf-volant !

L'empereur s'en tire indemne, ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'on attente à sa vie, mais il faut reconnaître que c'est l'action la plus hardie et la plus remarquable à laquelle il ait dû faire face... Le genre qui marque les esprits, qui donne des idées à d'autres... Le genre qui annihile tout les efforts mis en oeuvre au cours de cette tournée pour asseoir le pouvoir impérial...

Parmi le public, un garçon de 14 ans, Kuni Garu. Une graine de vaurien, qui a séché les cours pour venir admirer aux premières loges le passage de l'empereur. Et donc être témoin privilégié de l'attentat, ainsi que de la fuite peu glorieuse d'un Mapidéré plus penaud qu'impérial... Et du passage dans le ciel de cet homme-volant...

Un autre garçon de 14 ans a aussi vu tous ces événements. Il faut dire qu'il dépasse la foule de plusieurs têtes, puisque malgré son jeune âge, il mensure déjà deux mètres trente et possède une carrure de colosse. Mata Zyndu descend d'une prestigieuse famille de militaires originaire de Crocu, qui s'opposa fermement aux ambitions de Mapidéré quand il n'était encore que roi de Xana.

Lorsque ce dernier finit par s'imposer, il décida de faire du clan Zyndu un exemple de son nouveau pouvoir : tous les hommes furent exécutés, tandis que les femmes étaient envoyées dans les maisons indigos, pour y devenir prostituées... Seuls survécurent Phin, alors âgé de 13 ans, et Mata, son neveu, encore bébé. Et dernier héritier de ce clan décimé...

Phin a raconté à Mata l'histoire de sa famille et, ce jour-là, Mata regarde, écoeuré, le peuple de Crocu acclamer l'empereur qui les a soumis et a fait massacrer sa famille. En lui, demeure une soif inextinguible de vengeance. Et la certitude que son destin est de reprendre la lutte menée par sa famille contre le tyran...

Quelques années plus tard, les deux garçons sont devenus de jeunes adultes et leur personnalité s'est affirmée : Kuni Garu est devenu le chef d'un gang de voleur et compense un physique malingre par son intelligence et une ruse extraordinaire ; Mata Zyndu perpétue la noblesse familiale, mais aussi la réputation de combattants invincibles de sa lignée...

C'est alors que, après 21 années de règne, l'empereur Mapidéré s'éteint... Et que débute une rude bataille pour sa succession, les ambitions s'exacerbant à peine le défunt a-t-il cessé de respirer... Mais pour d'autres, c'est peut-être également l'occasion attendue pour renverser ce pouvoir reposant sur la tyrannie et l'usurpation et rebâtir un régime plus juste...

Car Mapidéré a régné par la force et la terreur. Il a soumis aussi bien les noblesses des autres royaumes que les strates les plus modestes des peuples. Tous ont dû supporter humiliations et impôts exorbitants, les aristocrates réduits au simple apparat, tandis que les plus pauvres sont quasiment devenus des esclaves... En quelques années, l'empereur s'est mis tout le monde à dos.

Mais peu lui importe les rumeurs croissantes de révolte dans tout l'empire : Mapidéré peut compter sur une supériorité technologique qui lui a donné un atout décisif sur tous ses adversaires : une flotte d'aérostats qui volent grâce à un gaz dont seul Mapidéré connaît la provenance. Des bâtiments rapides, maniables, bien supérieurs aux navires et aux infanteries des armées traditionnelles.

Dans cette période troublée, Kuni et Mata vont tirer leur épingle du jeu. Et former un tandem aussi complémentaire qu'il semble mal assorti. Le petit voleur et l'immense aristocrate, le malin au sens politique aiguisé et le colosse à l'autorité naturelle et à la force insurpassable... Ensemble, ils ont tout pour prendre le pouvoir et mettre en place une politique plus juste pour tous.

A condition de rester soudés...

Si la phrase de titre de ce billet arrive dans la dernière partie du roman, ce constat résume parfaitement tout ce que va être ce roman : une quête de pouvoir à tout prix, qui fait perdre la tête, privilégier les ambitions personnelles au détriment de l'intérêt général, corrompt les esprits, même les plus avisés et brisent les amitiés et les alliances, qu'on croyait les plus solides.

Ken Liu, avec ce cycle, imagine son "Game of thrones" à lui, mettant en scène une histoire de pouvoir et de guerre dans un contexte nourri par la culture chinoise et les récits de sa grand-mère consacré à la dynastie Han. Il y aurait d'ailleurs sans doute beaucoup à dire sur cette dernière source et ce qu'on retrouve d'elle dans "La Grâce des Rois", mais je ne suis pas assez pointu sur le sujet.

Mais on retrouve dans ce roman des thèmes universels : l'ambition, la trahison, la cupidité, la folie du pouvoir, mais aussi l'amitié, l'amour, l'idéalisme, la soif de justice... Et tout cela est porté par une galerie de personnages très intéressants, à commencer par les deux garçons évoqués ci-dessus : Kuni et Mata, qui sont les principaux acteurs du roman.

Vous noterez que je n'ai pas parle de héros, les concernant. Je pourrais, mais je ne l'ai pas fait. Le héros serait peut-être celui qui réunirait ou concentrerait les qualités des deux jeunes hommes. La force physique de Mata, son sens de la guerre et de la stratégie, mais aussi la finesse politique, la ruse et la débrouillardise de Kuni.

Seulement, ici, nous avons deux personnages, qui possèdent les qualités que je viens d'évoquer, mais ont aussi leurs zones d'ombre, leurs ego, leurs défauts... Mais aussi des origines si différentes qu'une amitié, solide et sincère, ne peut suffire à combler : Mata l'aristocrate en quête de vengeance, et le voleur espérant instaurer plus de justice dans cette société...

Les choses sont un peu plus complexes que ces simples comparaisons pourraient le laisser entendre, mais c'est évidemment en suivant les pérégrinations de l'un et de l'autre que vous le comprendrez. Mais leur succès ne peut passer que par leur alliance et, on le sait, le pouvoir, lorsqu'il devient aussi important, ne se partage pas...

Au-delà de l'ascension de Kuni et Mata, chacun partant de loin, même si Mata possède l'avantage de son nom, on assiste à la dislocation du royaume de Dara, que Mapidéré avait su fédérer. On se rend compte que tout cela était plus que fragile et que, dans leurs coins, chaque royaume, chaque île, chaque classe aristocratique locale, à en tête des projets propres...

Ce qui, forcément, va compliquer les jeux d'alliance, les stratégies diplomatiques ou les campagnes militaires... Voilà aussi pourquoi ce premier tome, qui se lit aisément, est aussi épais. Il y a du pain sur la planche, à la fois pour installer l'univers, poser le pouvoir de Mapidéré, puis le chaos qui résulte de sa disparition, et enfin les ambitions des uns et des autres.

Et puis, il y a les personnages que l'on va qualifier de secondaires, même si c'est un peu dur. Car ceux auxquels je pense jouent un rôle important dans cette fresque épique, même s'ils n'en sont pas les principaux moteurs. C'est le cas, par exemple, de Luan Zya, issu de la noblesse de Haan, un des royaumes de la grande île, au parcours déroutant, atypique...

Eh non, je ne vais pas vous en dire plus, il faut évidemment lire "La Grâce des Rois" pour le comprendre. Allez, si, quand même, je peux vous dire qu'on va le suivre dans une des îles de Dara, la plus sauvage, la plus redoutée : Tan Adü, dont les habitants, au physique extraordinaire dans cette région, ont la réputation d'être cannibales...

Les deux autres personnages dont je voudrais parler sont des femmes. Une apparaît très tôt dans le roman, Jia Matiza. Fille de marchand, herboriste et guérisseuse, elle va surtout devenir l'épouse de Kuni Garu. Oh, n'imaginez pas une histoire simple, sans anicroche, non, comme tout ce qui se déroule dans ce livre, cette relation sera mouvementée, complexe.

Jia Matiza aurait eu beaucoup de raison de renoncer, de passer à autre chose, de construire sa vie autrement, de se sentir trompée ou trahie par Kuni, mais à l'inverse, on peut légitimement penser que sans elle, le parcours de Kuni aurait été bien différent, qu'il n'aurait pas accompli tout ce qu'il va faire au cours de ces années si elle n'avait pas été là...

J'ai parlé de deux personnages féminins, en fait, je me suis trompé, car à Jia, il faut associer Soto, la gouvernante, elle aussi incarnation de la fidélité et du dévouement, dans un monde ultra-violent, où la guerre semble ne jamais vouloir cesser. Elles sont, à leur manière, une sorte d'oasis de paix dans cet univers en perpétuelle ébullition...

L'autre, enfin le troisième personnage féminin que je voudrais mettre en avant, c'est Gin Mazoti. D'elle je ne vais dire que très peu de choses, car son parcours, son destin extraordinaires sont à découvrir en lisant le livre, et pas sur ce blog. Mais c'est un personnage incroyable, fort, malin, dangereux, aussi, ayant traversé tant de choses dans son existence !

Comme Kuni, elle est l'image de l'ascension sociale. Dans un roman où l'on croise beaucoup de militaires, d'officiers issus de longues lignées de militaires, elle détonne par son destin tout à fait différent et la revanche qu'elle va prendre sur le sort qui fut le sien dans son enfance. Jusqu'où peut-elle aller ? C'est sans doute une des questions que pose ce cycle.

A travers elle, j'évoque la caste militaire, je l'ai dit, nombreuse et portant un rôle important dans ce roman où la guerre est un élément central. Autour d'elle, on trouve au contraire de vieux officiers blanchis sous le harnais, à l'expérience militaire incommensurable, sachant mettre à jour leur expérience ou, au contraire, complètement dépassés.

Elle est une sorte de pendant à Mata, car elle est sans doute la seule à pouvoir concurrencer le géant dans le domaine de l'intelligence stratégique, même si son inspiration tient plus d'un instinct plein de roublardise que de la simple force physique ou de l'hérédité. J'ai choisi de parler d'elle alors qu'elle apparaît très tardivement, mais c'est pour moi un des plus beaux personnages de ce roman.

A travers Gin Mazoti, je mets le doigt sur le défaut de la cuirasse de Mata. C'est d'abord et avant tout un militaire. Et en toutes circonstances, c'est un militaire. Quelqu'un qui est capable d'élaborer des stratégies (et on en voit quelques exemples tout au long du livre), de mettre en place des plans de bataille. Mais quid du gouvernement ?

Car c'est à cela qu'il aspire : être à la tête du royaume de Dara, et pas juste un chef de guerre. Or, ces choses-là lui sont bien étrangères, ou tout du moins, il ne les possèdent pas aussi naturellement que l'art de la guerre. Peut-il apprendre sur le tas, ou s'entourer de personnages plus avisés qui sauront le guider ? Ou bien, est-il voué à s'enfermer dans une stratégie impossible ?

Kuni, lui aussi, est dans une même position ambivalente : né au bas de l'échelle, devenu très tôt un voyou, puis chef d'un gang de voleurs, son entrée en politique, si je puis parler ainsi, s'est faite par la voie de la rébellion contre un pouvoir injuste. Mais peut-on, lorsqu'on a une âme de rebelle chevillée au corps et des réflexes qui trahissent ses origines, se retrouver sur un trône ?

A travers leurs parcours respectifs, ces deux-là vont montrer leurs ambitions, leurs projets, mais aussi leurs facettes plus sombres et même certaines insuffisances, car ils se retrouvent dans des positions pour lesquelles ils n'étaient pas préparés. C'est aussi leur façon de gérer ce nouveau statut que l'on va observer, pour savoir lequel va le mieux s'en sortir...

Si vous aimez la fantasy épique, les complots politiques incessants, l'utopie, aussi, car il y a aussi ce thème de la mise en oeuvre d'un projet vertueux confronté à la réalité de ce qui précède, et de la nature humaine, tout simplement, alors, "la Grâce des Rois" devrait vous plaire. Si ce n'est pas le roman le plus original que vous lirez, c'est spectaculaire et captivant.

Je dois dire, toutefois, qu'après avoir lu "la Ménagerie de papier", recueil de nouvelles unanimement et justement saluée pour son originalité et sa créativité, j'attendais un peu plus de ce roman-fleuve, tant dans le fond que dans la forme. Dans le fond, je l'ai dit plus haut, dans la forme, parce que là aussi, c'est finalement très classique.

Il y a tout de même un point où je retrouve parfaitement l'imaginaire de Ken Liu, c'est cette flotte aérienne et tous les jeux avec les cerfs-volants. Là, oui, on est dans la poésie, l'onirisme, mais vite rattrapés par la terrible réalité, puisque tout cela est mis au service du pouvoir ou de la violence, de l'ambition ou de la guerre.

Ces aérostats, qu'on découvrira peut-être bientôt à l'écran, puisque les droits ont été cédés en vue d'une prochaine adaptation, actuellement en développement, sont un élément fort de ce roman, symbole d'une beauté vénéneuse et également de ce que Ken Liu a baptisé le "silk punk" ("silk", la soie), en référence à d'autres sous-genres de l'imaginaire, comme le cyberpunk ou le steampunk.

Pour autant, je reste curieux de découvrir la suite de ce cycle, en particulier pour certains aspects que j'ai abordés dans ce billet. Il reste un dernier point à évoquer : mais pourquoi la Dynastie des Dents-de-Lion ? Je dois dire que la situation de la traductrice n'a pas dû être facile, sur ce coup-là, car on connaît la dent-de-lion sous un autre nom, plus courant, mais moins... Moins tout, je pense !

On la voit en couverture, la dent-de-lion, est oui, c'est la fleur de pissenlit ! J'imagine que sa traduction anglaise, Dandelion (que l'on retrouve dans le titre du cycle en VO) est une déformation du français, mais c'est vrai que ça sonne mieux que la dynastie du pissenlit... Mais pas forcément mieux que le chrysanthème, autre emblème présent dans le livre...

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