dimanche 11 août 2013

"L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans ce clair-obscur surgissent les monstres" (Antonio Gramsci).

Cette phrase, le père du personnage principal de notre roman du jour oblige son fils de 6 ans à l'apprendre. Le pauvre gamin n'y comprend goutte et pourtant, quelle prémonition dans ces quelques mots ! Lorsqu'ils les a prononcés, un demi-siècle avant la période à laquelle se déroule le roman, Antonio Gramsci ne devait lui-même pas se douter de leur cohérence avec la situation politique italienne de la fin du XXème siècle. Car, oui, c'est en Italie que nous partons, pour un véritable roman initiatique, à la suite d'un écrivain français qui connaît et aime ce pays : Eric Valmir, ancien correspondant de Radio France à Rome. Un roman qui parvient à mêler fiction et réalité, histoire individuelle et faits d'actualité marquants pour nous donner une analyse de l'évolution de la société italienne dans le dernier quart du XXème siècle. Avec un titre qui se veut plein d'optimisme (ou de désinvolture, c'est selon), sous la forme d'une expression typiquement italienne : "Magari" (en grand format chez Robert Laffont).





Lorenzo Moscati n'en revient pas. En ce début de millénaire, sa vie prend un tour inattendu, plusieurs bonnes nouvelles viennent de lui arriver et il se sent sur son petit nuage. Un peu trop, de quoi, en tout cas, se montrer étourdi... C'est pourquoi, lorsque commence le roman, on comprend que Lorenzo vient d'être renversé par un véhicule alors qu'il traversait une rue... C'est donc allongé sur ce pavé romain qu'il aime tant qu'il va se raconter, et avec lui, les années 1978-2000...

On le découvre à 6 ans, enfant solitaire et un peu perdu, issu d'une famille communiste. Son père, un militant pur et dur, est d'une terrible intransigeance. Sa mère, elle, semble souffrir ou de fortes migraines, ou de dépression, difficile à dire, dans un premier temps. Avec leur fils, ils vivent dans un cercle assez clos, peu ouvert vers l'extérieur, loin des familles nombreuses et exubérantes que l'enfant voit tout autour de lui et qu'il envie...

Car, on ne rigole pas souvent, chez les Moscati. Le père de Lorenzo ne s'intéresse guère qu'à la politique, chaque acte, chaque discussion, chaque sortie, tout est organisé selon une ligne très orthodoxe. Avec une crainte, quasi obsessionnelle : le retour des fascistes. Lorenzo ne sait pas ce que c'est, juste que son père les voit partout, à chaque événement qui semble lui déplaire...

Il faut dire qu'en cette année 1978, les tensions sont fortes. L'ancien président du conseil, Aldo Moro, chef de la Démocratie Chrétienne, parti au pouvoir depuis la fin de la guerre, a été enlevé... On accuse les Brigades Rouges, l'extrême-gauche révolutionnaire, mais Moscati, lui, y voit un complot fasciste pour déstabiliser le Parti Communiste Italien...

Lorenzo vit bien loin de tout cela, il subit même ces événements, délaissé en famille, solitaire à l'école. Il est même le souffre-douleur de ses camarades, qui le traite d'âne, le considère comme un attardé... Mais Lorenzo n'est qu'un rêveur, un garçonnet qui se passionne pour un feuilleton télévisé sur Pinocchio, ramasse des bonnes notes et essaye d'exister tant bien que mal...

En fait, il n'y a que pendant les vacances chez son grand-père maternel, à la campagne, au bord de l'eau, que Lorenzo se sent bien. Mais cela reste exceptionnel, car le grand-père n'est pas le bienvenu chez les Moscati. Le père va même interdire un temps à son fils d'aller voir cet homme pour lequel il semble, comme son épouse, nourrir une haine virulente...

Lorenzo n'a également qu'un seul ami, Youness. Comme lui, c'est un paria dans l'école. Youness est italien, mais sa religion musulmane en fait un sujet de moquerie, une expression du racisme latent qui règne dans le pays... Ces deux-là, si différents soient-ils, sont fait pour s'entendre. Autant Youness est ouvert et curieux, autant Lorenzo vit dans son monde, imperméable à la vie qui l'entoure, comme une réaction épidermique aux crises permanentes de son père, à propos de tout et de rien...

En grandissant, Lorenzo va découvrir la grande passion de sa vie : le football. Un camouflet pour son père, qui ne voit dans l'hystérie des tifosis qu'un nouvel opium du peuple et des les stades, un repère de fascistes. Hors de question que Lorenzo, malgré ses demandes, mette un pied au stade Olympique de Rome, où évolue son club de coeur : l'AS Roma, et son fameux maillot giallorosso, rouge et jaune.

Malgré cette interdiction, qui va durer longtemps, la passion de Lorenzo ne fera que s'affermir, il va devenir incollable sur l'histoire du club, les joueurs, les statistiques... Au point d'épater son monde, qui ne le considère plus d'un oeil aussi narquois, mais aussi d'agacer un peu plus son père... Pourtant, cette passion sera salvatrice, c'est elle qui va permettre à Lorenzo de s'ouvrir au monde, de se faire des amis, aussi...

A travers ces nouvelles rencontres et cette passion commune, mais aussi grâce à ses amours débutantes, Lorenzo va grandir, mûrir aussi. Cependant, en dehors du foot, le garçon n'accroche à rien. Ne lui parlez pas de politique, il a eu sa dose auprès de son père, la culture, il n'a aucune idée de ce que cela veut dire exactement... Bref, si Lorenzo se construit, tout cela est tout de même un peu bancal...

Sa relation avec Youness en témoigne : Lorenzo n'a pas le bagage pour comprendre qui est son ami, ce qui les différencie tous les deux... En un sens, c'est une bonne chose, Lorenzo est l'un des rares à ne pas voir en Youness un étranger, mais un Italien comme les autres. Le mauvais côté, c'est que, lorsque Youness va disparaître du jour au lendemain, Lorenzo va se retrouver dépourvu, privé de cette amitié, proie facile pour ceux qui médisent sur le musulman...

Lorenzo va traverser son adolescence dans cette espèce de brouillard, incapable de comprendre la société qui l'entoure et ses évolutions. Ses joies et ses peines ne lui viennent que du foot. Les années de plomb se sont terminé sans qu'il s'en rende compte, la Démocratie Chrétienne, corrompue, ayant perdu tout crédibilité, est en train de s'effondrer sur ses bases, le PCI doit digérer la chute du Mur de Berlin... Bref, l'Italie est en pleine mutation, mais lui est comme... extérieur à tout cela...

Lorsqu'il se lie d'amitié avec Matteo, fils de député, petit-fils de sénateur, aux idées diamétralement opposées à celles de son père, Lorenzo ne se pose pas de questions, pour cerner son nouvel ami. Pas plus qu'il ne se méfiera de Mathilde, une Française dont il sera fou amoureux... Rêveur, ai-je dit pour qualifier Lorenzo, oui, c'est certain, et son corollaire, naïf... Le genre de naïveté qui attire les ennuis, et pas les petits...

Tandis que les cartes sont redistribuées, que de nouvelles forces politiques (en tout cas en apparence) s'installent, Lorenzo glisse, imperceptiblement. Tiraillé entre des parents qu'il ne rejette pas ouvertement, mais dont il souhaite à tout prix s'émanciper, un grand-père qui reste son havre de paix mais va jouer un rôle crucial juste avant sa mort, et des amis aux intentions pas toujours très claires, Lorenzo est emporté par le courant dominant.

Lorenzo est un exemple d'une jeunesse italienne en rupture avec la génération d'avant, rejetant les idéologies qui ont écrasé le pays dans leur étau depuis l'avènement de la République italienne. Un clivage apparemment insoluble entre deux camps irréconciliables qui vont subir l'érosion du temps, commettre des erreurs, la violence d'un côté, la corruption et le népotisme de l'autre, au point de voir le système s'effondrer comme un château de cartes...

L'ancien système est mort, pour reprendre la citation de Gramsci, les nouveaux partis chargés de succéder aux anciens vont avoir du mal à s'imposer, aussi bien les partis nés du PCI auxquels on va retirer l'appellation communiste, que la nouvelle démocratie chrétienne, morte dans l'oeuf. Le monstre qui va alors surgir, c'est Forza Italia, avec, à sa tête, le charismatique Silvio Berlusconi... Aux yeux de Gramsci et de ses émules, un monstre, sans aucun doute, peut-être le pire qu'on puisse redouter, redorant les vieilles idées pour en faire des thèses ayant l'apparence de la modernité.

Lorenzo lui aussi a suivi un parcours similaire, d'une certaine manière : il a rompu les amarres avec l'éducation familiale, n'a rien reconstruit, il devient une proie facile, alors, pour amener le monstre au sommet. Pourtant, et c'est là, je trouve, que le roman d'Eric Valmir est très fin, Lorenzo n'est pas un mauvais garçon, juste le fruit d'une génération sans repère, sans culture.

On le voit, arpentant les sites antiques de Rome avec sa mère, qui compte bien lui inculquer une solide culture, l'enraciner dans cette terre italienne si riche, si belle. Mais, l'enfant est déjà en rébellion contre cette éducation qu'il n'a jamais comprise ni appréciée. Alors, il se referme. Que lui importe des personnages historiques morts depuis des siècles, quand la Roma joue un match important ?

Idem pour la culture plus classique. Lorenzo accompagne ses amies dans les musée, n'y comprenant rien, n'y ressentant rien, incapable d'apprécier ce qu'il a sous les yeux et n'y tenant pas particulièrement. Il fait la visite pour faire plaisir à sa chérie du moment, mais il s'en moque... Seulement, parfois, cette inculture ressort sous forme de grands moments de solitude... Comme lorsque face à Mathilde, il va confondre Jean Amrouche (qu'il appelle Jean Racouche), dont Youness lui lisait quelques vers, et Jean Racine...

Elevé dès les années 80 à la télé "bling-bling" made in Berlusconi comme unique ouverture au monde, au foot comme unique religion et à la pop music, comme seul horizon culturel, Lorenzo s'est coupé de ses racines, du fond commun qui cimente un peuple, une nation, et, comme un bateau sans amarre, il est parti à la dérive. Une dérive à son image, douce et déconnectée de la réalité, incapable d'anticiper les conséquences de certains de ses actes, et même, peut-être, de bien en comprendre la portée...

Lorenzo n'est pas un révolutionnaire, Lorenzo est un faible, un candide (d'ailleurs, le sous-titre de l'oeuvre de Voltaire, c'est "l'optimisme", que pourrait parfaitement symboliser ce "Magari", auquel recourt régulièrement Lorenzo), un influençable... On le mesurera lors du retour de Youness, quand ce qu'on a mis dans la tête de Lorenzo et la réalité entreront en collisions... Une nouvelle fois, Lorenzo aura faux sur toute la ligne. Sans doute y a-t-il eu de nombreux Lorenzo (Lorenzi ?) dans l'Italie de la fin des années 90, pour amener au pouvoir un Berlusconi sans mesurer la portée d'une telle élection, au moins sur un plan symbolique...

Mais, "Magari" est aussi un roman sur la famille. Une famille désarticulée, entre des générations qui ne se comprennent pas, irréconciliables. Entre le grand-père, les parents, nés après la guerre et donc après la période mussolinienne, et le fils, plus concerné par ces considérations idéologiques, comment le courant pourrait-il passer ?

Il y a des secrets douloureux, dans cette famille. Cela ne s'arrête pas à de simples divergences de vue qui se concrétiseraient dans l'isoloir. Mais l'enfant n'a cure de tout cela, surtout que c'est avec le grand-père qu'il se sent le mieux. Sa mère, qui dit oui à toutes les récriminations de son époux et qui se montre, du moins, c'est mon impression, assez peu maternelle, son père, qui ne le considère jamais comme un fils mais projette sur lui son intransigeance et son carcan idéologique, ne forment pas le berceau familial auquel aspire l'enfant...

En fait, de sa vie, Lorenzo n'aura qu'un moment de communion avec son père. Tous les deux, enfin, se laisseront aller dans les bras l'un de l'autre à leurs émotions, pleurant à chaudes larmes, parfaitement en phase. Sauf que les motifs de ces sanglots montrent parfaitement le fossé qui les sépare effectivement : car, si le père pleure le décès soudain du secrétaire du PCI, Enrico Berlinguer, Lorenzo, lui, est inconsolable à cause de la défaite de l'AS Rome en finale de la Coupe d'Europe contre Liverpool...

"Magari", c'est l'implosion d'un modèle sociétal presque sans éclat, sans avoir l'air d'y toucher, un modèle qui est mort de sa belle mort, ses fondations sapées de tous côtés. Crise institutionnelle, intellectuelle, culturelle, familiale, mais aussi repli sur soi, rejet de l'autre, divisions internes entre Rome, la capitale, et le reste du pays, entre le nord et le sud, crise d'une identité italienne qu'on cherche à l'orée d'un nouveau millénaire, comme si l'on voulait tourner la page d'un passé pourtant si riche et tellement glorieux...

Le roman d'Eric Valmir s'achève en 2001, avec l'accident de Lorenzo. Au point de se demander si le jeune homme n'incarne pas à ce point l'Italie de son époque qu'il en annonce la crise à venir à travers son drame personnel. Je vais peut-être un peu loin, mais c'est ainsi que j'ai ressenti l'insouciance de Lorenzo, qui lui coûte si cher : l'esprit enjoué, libéré, résolument tourné vers l'avenir, résolument optimiste. Trop optimiste, sans doute...

Comme ce "Magari" qui sert de titre au roman. Je vais finir avec l'explication que donne Valmir en prélude à son roman. Vous pouvez aller vous-même voir ce que disent les traducteurs italien/français sur internet, mais l'auteur, lui, cite un dictionnaire de référence, le dictionnaire franco-italien de Raoul Boch. Et voilà les sens que donne cet ouvrage : si seulement, j'aimerais bien, qu'il plaise à Dieu, quand bien même, ça ne viendra pas mais attendons quand même, sans doute, probablement, peut-être pas...

Vous comprenez l'étendue de ce mot et les nuances dont il peut se parer en fonction du contexte dans lequel il est prononcé... Il y a un côté superstitieux, dans la bouche de Lorenzo quand il l'emploie, qui rappelle la méthode Coué et qui, finalement, en dit long sur les mentalités générales... Dans une société en perte de repère, forcément, s'en référer à ce genre d'expression ne montre pas une confiance absolue en l'avenir et pourtant, la volonté d'y croire.

Magari, ça pourrait être le surnom de Lorenzo. Jusqu'aux dernières lignes du livre...


1 commentaire:

  1. le personnage à la fois naif et influençable que tu décris me rappelle Imre, personnage principal de Sombre Dimanche d'Alice Zeniter, tu connais ? (http://www.unchocolatdansmonroman.fr/article-sombre-dimanche-alice-zeniter-113953181.html) C'est un peu la même histoire d'inculture, de discours fermé à la maison et d'éducation close. Ton roman me donne envie de découvrir cette Italie. je sais déjà que j'en ressortirai agacée mais je vais tenter l'expérience !

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