mardi 26 novembre 2013

"Sous le toit du monde, les hommes ont tous le même rêve, et c'est un rêve de bonheur"...

Les hommes... et le femmes, ajouterais-je, car la question féminine est au coeur du livre du soir. Mais, si j'ai choisi ces mots extraits du roman (et j'ai, pour ne pas en dire trop, coupé son début), c'est parce qu'ils illustrent très bien la réflexion entamée avec ce roman et qu'ils sont prononcés à un moment capital du récit, je n'en dis pas plus. Partons, si vous le voulez bien, dans un pays dont on parle peu, très peu : le Népal. Loin du rêve que pouvait évoquer il y a quelques décennies l'expression "les chemins de Katmandou", Bernadette Pécassou nous propose de découvrir la société népalaise actuelle, soumise à de profonds bouleversements depuis une douzaine d'années maintenant... Dans "Sous le toit du monde", en grand format chez Flammarion, la romancière nous offre une galerie de personnages aux prises avec ces changements en cours, dont ils sont tour à tour spectateurs, acteurs, initiateurs ou victimes... Un voyage loin des sentiers battus du tourisme himalayen où la révolution est sans doute en marche, mais devra encore franchir bien des obstacles...





Le 1er juin 2001 (je donne la date qui n'est pas citée dans le roman, si je ne m'abuse), la famille royale népalaise est sauvagement assassinée. Un massacre d'une violence inouïe, attribuée à l'un des membres de cette même famille, Dipendra, prince héritier du trône. Je dis attribué, car toute la lumière n'a jamais vraiment été faite sur ce drame...

C'est ce massacre qui ouvre le roman de Bernadette Pécassou, mais il faut élargir un peu le spectre visuel et chronologique pour bien comprendre le contexte de ce drame, qui bouleverse tout un pays, perdu au pied des plus hautes montagnes du monde et coincé entre deux géants la Chine et l'Inde... Car, lorsque la famille royale est tuée, le pays traverse depuis plus de 5 ans une terrible guerre civile initiée par des mouvements maoïstes...

La violence est inouïe, on parle de 13000 victimes au moins, une violence qui s'ajoute à une pauvreté endémique, à une société de castes comparable à celle du grand voisin indien, qui maintient les inégalités de fait... Le pays, fermé sur lui-même jusqu'aux années 1950, peine à s'inscrire dans le monde contemporain.

Avec la mort du roi Birendra, s'ouvre une nouvelle ère. Son successeur, Gyanendra, propre frère du monarque assassiné, et soupçonné par beaucoup d'avoir été le commanditaire de ces meurtres, va alimenter la crise politique par des promesses son tenues jusqu'à ce que le parlement, nouvellement constitué en 2006 à l'issue d'une grève générale, ne le prive de l'essentiel de ses pouvoirs...

Je referme la parenthèse, car le décor est planté. On peut retourner dans la fiction que Bernadette Pécassou a inscrit dans ce cadre. Karan est un jeune homme d'origine népalaise mais qui a passé l'essentiel de sa vie en Europe, en Angleterre et en France. En 2001, lorsqu'il apprend le massacre de la famille royale, il est bouleversé. Et, lorsque, 5 ans plus tard, s'enclenche un changement de régime, il décide de quitter l'Europe pour s'installer dans son pays d'origine. Devenu journaliste, il espère participer aux changements qui s'opèrent dans le pays en travaillant pour un journal qui relate avec objectivité et esprit critique tout ce qui va se produire dans le pays.

Il a une idée derrière la tête : former une nouvelle génération de journalistes qui n'aient pas été formatés par l'ancien régime, qui soient vierges de préjugés et mettent leur relative naïveté au service des faits. Et Karan compte en particulier sur les femmes, dont beaucoup ont pu accéder depuis peu à une véritable éducation, par l'intermédiaire de programmes lancés par l'Unesco ou des ONG occidentales...

Beaucoup de ces jeunes femmes se destinent à l'enseignement, mais Karan espère que, dans ce vivier, quelques vocations pour le journalisme verront le jour. Alors, il va à leur rencontre, à l'université de Katmandou, pour expliquer ses objectifs, ses projets, sa volonté de développer cette presse libre pour mieux asseoir le nouveau régime qui doit émerger...

Parmi ces étudiantes, il y a Ashmi. Issue d'une des plus basses castes de la société, originaire d'un village de montagne, loin de tout, à plus de 3600m d'altitude, où ne vivent dans une profonde misère que des paysans au destin tout tracé, elle fait partie de cette jeune génération qui a bénéficié de l'ouverture du pays vers l'extérieur.

Elle se voit institutrice, pas journaliste, mais le message de Karan va se graver dans sa mémoire. Et, suite à une série d'événements dramatiques la touchant de près, Ashmi va finir par recontacter le jeune homme et par devenir la première femme de sa rédaction. Une mission difficile, compliquée, mais exaltante, aussi, dans laquelle la jeune femme va vite s'épanouir.

Mais, journaliste, dans ce Népal loin d'être stabilisé, même si, officiellement, la guerre civile est terminée, est un métier dangereux. Et quand c'est une femme, de basse caste qui l'exerce, c'est pire... Que ce soit Karan ou Ashmi, il va falloir faire très attention de ne pas réveiller les haines endormies, qui couvent encore comme des braises et qui sont promptes à s'enflammer...

Ashmi est le personnage principal du roman, c'est sa vie qu'on suit en priorité et c'est elle qui sera le point de convergence des autres personnages. Elle voit les changements qui sont à l'oeuvre dans son pays d'un bon oeil. Sans eux, elle serait encore dans son village, les pieds et les mains dans le fumier, sans espoir de quitter un jour cette vie terrible...

Bien évidemment, elle n'est pas dupe pour autant : l'éducation qu'elle a pu acquérir, la possibilité de vivre à Katmandou, dans une cité moderne, tout cela n'efface pas son statut social. Elle sait que ce sera encore et toujours un handicap, mais elle entend participer aux changements qui, un jour, viendront à bout de ce système inique de castes...

Elle a du caractère, Ashmi, ce n'est pas une rebelle, au sens où on pourrait l'entendre, mais elle a bien l'intention d'obtenir des droits nouveaux, de les faire jouer au mieux et de prouver sa valeur, son mérite. Les événements qui vont la toucher et bouleverser ses projets vont lui ouvrir de nouvelles perspectives : plus question de rentrer dans son village perdu, même pour y enseigner, non, désormais, son destin est à Katmandou, là où elle pourra activement participer aux changements qui feront évoluer l'ensemble de la société népalaise...

Idéaliste, plutôt que rebelle, je trouve. Elle est d'ailleurs toujours à mi-chemin entre la tradition dont elle est issue et la modernité vers laquelle elle avance, comme en témoigne, détail qui en dit long, ses tergiversations vestimentaires, entre port du sari traditionnel ou du jean et des tennis. Douée, aussi, car très vite, après quelques tâtonnements, elle va prendre très à coeur sa nouvelle profession de journaliste.

Et, grâce à lui, elle va apprendre à connaître son propre pays mieux que par n'importe quel autre moyen. Même lorsque Karan va l'envoyer faire un reportage auprès des alpinistes occidentaux qui se bousculent dans le pays pour escalader les plus hautes montagnes du globe, elle va en apprendre beaucoup sur elle, ses compatriotes, le monde élargi dans lequel elle vit désormais et même sur ces montagnes sacrées qu'elle n'avait, paradoxalement, jamais côtoyées d'aussi près...

Karan, lui est un jeune homme qui renoue avec ses racines. Mais est-il Népalais ? Aux yeux beaucoup de ses compatriotes, il est un Français avant tout... En plus, il n'est pas non plus issue des hautes castes de la société... Mais lui aussi va se poser des questions, car son éducation est occidentale, avant tout, et sa connaissance des us et coutumes, du mode de vie, des subtilités de la société népalaise lui manquent...

Il va vite de se rendre compte de ces lacunes, très gênantes dans son quotidien professionnel, mais qui, ajoutées à son statut de journaliste, font de lui une cible potentielles pour toutes les forces conservatrices, et elles sont nombreuses, qui trouvent que tout ce chambardement est un peu trop rapide... Mais, Karan est un tenace, il ne renonce pas, ne renoncera pas... Malgré tout...

Je veux évoquer deux autres personnages, plus secondaires, mais pourtant très importants. D'abord, parce qu'elles sont femmes, et que "Sous le toi du monde" traite beaucoup de cette condition féminine et du rôle des femmes dans la société népalaise. A l'image du duo Ashmi/Karan, il y a une Népalaise de naissance et une d'adoption.

On commence par Miss Barney, une vieille anglaise dont on sait peu de choses, si ce n'est qu'elle a vécu à Londres et Boston avant de s'installer au Népal plusieurs décennies plutôt. Miss Barney semble sortie d'un roman de Kipling, la vieille aristocrate britannique ayant vécu dans les colonies... Pourtant, si elle a ce côté "ancien temps", elle s'avère être une source inépuisable d'informations, en particulier au sujet de l'alpinisme, de son développement quasi anarchique depuis quelques années déjà, et de ceux qui défrayent la chronique en s'attaquant aux pentes des sommets de plus de 8000m nombreux dans le pays (eh non, il n'y a pas que l'Everest et l'Annapurna !).

Mais ne vous y trompez pas, bien que paraissant appartenir à un monde révolu, Miss Barney est aussi le signe de la première ouverture du Népal à l'Occident. Femme et Britannique, elle dénote forcément dans cette société très fermée et patriarcale. Pourtant, contrairement à Karan, elle connaît le fonctionnement de ce pays par coeur et peut ainsi mesurer les changements qui s'effectuent et leurs conséquences...

Et puis, il y a Jane Bista. Elle est issue de la classe des Brahmanes, la classe la plus haute de la société népalaise. Pourtant, elle fait aussi partie de cette première génération de femmes à avoir eu accès à l'éducation et elle a pu devenir, sans doute avec l'appui d'une famille pas forcément convaincue, obtenir le poste de directrice de l'université de Katmandou.

Pour moi, elle est le personnage le plus ambigu du roman. Difficile de savoir comment elle se positionne vraiment par rapport aux changements en marche, alors qu'elle-même se trouve à la croisée des chemins : la remise en cause du système de castes pourrait lui déplaire, mais son éducation en font une personne ouverte sur le monde. Alors qui est-elle vraiment et comment se positionne-t-elle par rapport à Karan, à qui elle a ouvert les portes de son université...

Au final, n'oublions pas que "Sous le toit du monde" est un formidable voyage qui emmène le lecteur dans un pays dont le nom fait rêver, dans un décor somptueux. Mais, si ces dimensions-là sont abordées dans le roman, c'est vraiment le bouleversement de toute une société qui est au coeur du livre, bouleversement en interne, suite à la guerre civile, la chute de la monarchie, mais aussi bouleversement venus de l'extérieur, comme ce tourisme qui se développe sans cadre véritable ou le bout du museau de Monsanto qui point...

Reste un pays qui essaye de se reconstruire tant bien que mal sur de nouvelles bases, même si on se demande si le cap est bien défini et si le choix ultime ne risque pas de réveiller les ennemis passés... La violence est omniprésente dans le roman, elle vise les journalistes, mais pas seulement, elle est présente à chaque échelon de la société, sous des formes différentes, dans un pays où la vie est dure et la pauvreté dominante...

Les deux personnages centraux, Ashmi et Karan, sont très attachants, sont de vrais personnages romanesques au bon sens du terme et se retrouve sous les vents de l'Histoire en marche. Leurs rôles sont divers au sein de la même histoire et leurs destins ne peuvent laisser le lecteur indifférent. Ah, le destin, encore lui ! Celui de ces anonymes qui font avancer les choses, parfois malgré eux, ceux qui enclenchent les mouvements et qui n'en verront pas forcément l'aboutissement... On laisse, en refermant le livre, une situation pas décantée, pas fixée, mais on se dit que les événements qui concluent le récit auront valeur de symboles forts...

"Sous le toit du monde" est-il un roman optimiste ? J'aurais envie de dire oui. Malgré tout, oui, je le crois, les bases d'un nouveau Népal sont posées, mais il reste beaucoup à faire pour construire un pays moderne et démocratique, plus égalitaire, plus favorable aux femmes et aux castes basses... Avec une inconnue, et de taille : combien de temps faut-il pour révolutionner une société de fond en comble, mais surtout, combien de temps pour réformer les mentalités ?

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