vendredi 10 octobre 2014

"La plupart des gens sont enfermés dans une existence solitaire, une vie restreinte par le manque et l'absence d'imagination ; des limites que ne connaissent pas les lecteurs" (Richard Russo).

Voilà un roman qui m'a donné la pêche et le sourire, mais qui m'a aussi et surtout rappelé pourquoi j'aimais tant lire. Attention, sous les aspects loufoques et décousus de cette histoire, se cachent des choses plus sombres, plus tristes, mais aussi une passion féroce. Vous avez grandi en lisant des classiques, du roman d'aventures, des écrivains du XIXe siècle, français ou anglo-saxons, ce qu'on appelle la littérature populaire ? Alors, ce livre est fait pour vous, je pense. Si ce n'est pas le cas, ne soyez pas effrayé, on ne lâche pas cette histoire menée tambour battant, déjantée et drôle, mais aussi tragique. Embarquons à pied, à cheval, en voiture, en bateau à voile et même en beaucoup d'autres choses pour rejoindre "l'île du Point Némo", titre du nouveau roman de Jean-Marie Blas de Roblès, publié aux éditions Zulma.





Martial Canterel vit à Biarritz. J'allais écrire paisiblement, mais en fait, pas du tout, Martial est un opiomane complètement accro, ce qui ne simplifie pas l'existence mais permet de vivre dans une sorte de rêverie permanente. Heureusement, il peut compter sur Miss Sherrington, femme pleine de ressources, pour veiller sur lui et assurer l'intendance.

Il est justement en plein délire narcotique, renvoyé aux guerres antiques, lorsque débarque chez lui son ami John Shylock Holmes, accompagné de son secrétaire, le mystérieux Grimod. Il vient lui soumettre une affaire qui ne peut que toucher de près le Français : un diamant, énorme, a disparu. Il appartenait à Lady McRae que Martial a fort bien connue.

Les indices qui mènent à une première piste n'ont pas été retrouvé devant le coffre où était rangé le diamant, mais en Ecosse, pas loin du lieu où vit Lady McRae. Et ces indices sont des morceaux de corps humains. Trois jambes tranchées à mi-tibia et les pieds qui vont avec, habillés d'une chaussure d'une marque inconnue... Le même nom que celui du diamant...

Il n'en faut pas plus pour éveiller a curiosité de Martial Canterel qui, délaissant sa formidable armée de soldats de plomb et ses boulettes d'opium, part aussitôt en Ecosse rejoindre Lady McRae et débuter une enquête au long cours. Mais, Martial a une autre idée derrière la tête, car il a connu Clawdia avant qu'elle ne soit une Lady et ils se sont aimés...

Martial et Holmes, qui lui préfère le whisky à l'opium, chacun ses faiblesses coupables, sont bien décidé à retrouver, pêle-mêle, le diamant, le voleur, les propriétaires légitimes des pieds coupés et ceux qui ont tenu la scie... Bref, de véritables justiciers, sans peur et sans reproche, plein d'intuition et de culture...

Ce dont ils ne se doutent pas, c'est que cette enquête va les emmener dans un incroyable voyage à travers le monde, par différents moyens de transports, dans des contrées plus ou moins hostiles, poursuivis ou poursuivant un redoutable tueur qui pourrait être le fameux voleur ou son commanditaire...

Dans leur foulée, Grimod, Miss Sherrington, Lady McRae, sa fille, Verity, qui dort depuis des années et semble ne jamais vouloir se réveiller, et son majordome, Kim. Une drôle d'équipée à laquelle, en cours de route, se joindront le peu ragoûtant policier Litterbag et le docteur Mardrus. D'autres personnages, rencontrés au cours de leurs pérégrinations vont les rejoindre.

Et affronteront à leurs côtés des périls nombreux et variés, sur terre, sur mer comme dans les airs. Mais n'imaginez pas qu'on voyage avec tout le confort moderne tel que nous le connaissons, non. Difficile de savoir précisément à quelle période on se trouve. Beaucoup d'indices laissent penser qu'on est au XIXe, mais d'autres montrent qu'on est certainement dans un futur proche...

Peu importe ? Oui et non, car, évidemment, cela influe fortement sur les moyens de transport et de communication, mais aussi sur les philosophies, les idéologies, les façons dont on envisage le monde, l'environnement, la technologie, la vie, l'amour, les vaches, euh, non, pas les vaches... Enfin, quoi que... Bref, petit à petit, se dessine sous nos yeux un monde tout à fait singulier. Et le lecteur n'est pas au bout de ses surprises...

Vous voulez en savoir plus sur ces surprises ? Eh bien non, rien, juste que l'enquête de Martial et Holmes alterne de chapitre en chapitre avec d'autres histoires sans aucun rapport. Il y a M. Wang, homme d'affaires chinois, qui dirige, sans jamais se séparer de sa tablette, une usine ou l'on fabrique des liseuses et s'adonne à la colombophilie pendant ses temps libres, Louise Le Galle, sa DRH, plantureuse, jalouse et qui cache bien des choses...

On croise aussi les Bonacieux qui cherchent par tous les moyens à combattre l'impuissance de Monsieur, et pour y parvenir, Madame est pleine de créativité ; Arnaud et l'amour de sa vie, la belle Dulcie, qui lui a donné un jour l'idée saugrenue d'installer une usine de fabrication de cigares dans le Périgord, sur le modèle cubain.

Ou encore Charlotte, jeune femme amoureuse de Fabrice, le rebelle de services, genre Anonymous, mais qui doit se coltiner aussi un couple de voisins infernaux, Marthe et Chonchon, capables de vous pourrir la vie en moins de deux... La demoiselle a bon coeur, alors elle aide cette vieille souillon de Marthe et son poivrot de mari.

Où va-t-on avec tout ça ? Eh bien, justement, tout est là, à vous, lecteurs, d'avancer dans ce récit baroque, déjanté, loufoque, burlesque, parfois surréaliste, intriguant, fascinant, captivant, plein d'héroïsme, de complots, d'amour, de sacrifice, de sexe, de violences, de poursuite, de magiciens, de freaks, de monstres, d'animaux, de lieux inattendus...

Et puis surtout, on multiplie les clins d'oeil à la littérature populaire. Bon, deux ont déjà dû vous sauter aux yeux, Jules Verne, avec ce Némo dès le titre du roman, et Conan Doyle, même si ce Holmes-là, jure-t-il, n'a rien à voir avec son glorieux homonymes. Mais, c'est vraiment Verne qui est la figure tutélaire de cet hommage au roman populaire et Blas de Roblès revisite à sa façon une bonne partie de son oeuvre, à vous de jouer !

Et puis, on peut citer HG Wells, Lovecraft également, Poe et bien d'autres. Car, "l'île du point Némo" est un hommage magnifique à tous ces écrivains qui ont inoculé à nombre d'entre nous et depuis des générations la passion de la lecture. Qu'on la dise classique, populaire, de genres, blanche, etc. Toute cette, toutes ces littératures que l'on dévore depuis longtemps.

Et essentiellement des auteurs du XIXe siècle, Dumas, Hugo, Balzac, Zola, Melville, Stevenson, Twain, j'en passe, des Français, des Européens, des Américains, des Russes, tous ces auteurs dont on a feuilleté les récits enfants avant de les attaquer puis de les reprendre, d'y revenir avec un oeil neuf, plus de maturité et une culture élargie...

Tous ces auteurs sont là, appelés comme on convoque des esprits, des mânes, lors d'une séance de spiritisme, parce que tous, à leur manière, ont fourni les ingrédients, les techniques, les matériaux, les sujets, les "effets spéciaux", les créatures, les personnages qui composent ce roman formidablement bien foutu.

Attention, Jean-Marie Blas de Roblès n'est pas qu'un dangereux idolâtre ouvrant les portes de son panthéon littéraire personnel. Non, il n'hésite pas à se moquer, en prenant des raccourcis, forçant le trait des hasards, soulignant les ficelles les plus épaisses, saluant l'incroyable sens de déduction de Martial et Holmes, tout l'arsenal de Deus ex Machina et de rebondissements improbables permettant de se sortir d'une situation apparemment impossible, ou encore les moyens financiers et matériels inépuisables dont semblent profiter nos personnages favoris...

Il invente aussi tout un tas de situations magnifiques en jouant avec ces romans qui ont bercé sa jeunesse, sa vie, ont forgé sa passion de lecteur et sans doute, sa vocation d'écrivain. Comment ne pas évoquer ce bombardement d'un train par des animaux de zoo ? Oui, je sais, dit comme ça, ça peut surprendre, mais à lire, c'est encore plus étonnant et on ne peut que se bidonner.

Et, puisque j'évoque ce passage, il nous amène naturellement à évoquer une des thématiques, qui n'est pas centrale en soi, mais redondante, dirons-nous, la critique violente, acerbe, de tout système d'idéologie, qu'elle soit politique, religieuse ou autre. Blas de Roblès fait cela en utilisant une ironie mordante et un humour désopilant dans une situation des plus absurdes.

On m'a déjà dit, puisque voilà près de deux semaines que j'ai fini ce livre et que j'ai eu l'occasion d'en parler ici ou là, que j'étais très enthousiaste au sujet de ce roman, je ne vais pas le cacher. Je me suis amusé comme un petit fou durant cette lecture, à la fois à la découverte des aventures complètement barrées de nos héros, mais aussi, à chercher le lien qui pouvait unir tous les personnages évoqués.

Si on se doute bien qu'il existe une séparation entre ce que traversent Martial et Holmes d'une part, et ces destins plus ordinaires, quotidiens, de l'autre, évidemment, il faut trouver la logique de tout cela. Ces histoires parallèles sont sensiblement différentes dans la tonalité, en fonction de la vie des uns et des autres.

Mais on est loin, c'est certain, de l'héroïsme de nos deux détectives improvisés. Quand je parle de changement de tonalité, on reste parfois dans le drôle, l'hilarant (le duo Bonacieux et ses tentatives pour que Monsieur bande enfin, c'est à se tenir les côtes ; mais attention, les enfants, ne faites pas ça chez vous !), dans le grotesque par moments, mais on sent, sous ce vernis, quelque chose de bien plus pathétique.

Oui, dans ces destins-là, il y a de la tristesse, de la solitude, de la misère, du désespoir, une confrontation bien plus violente avec le réel et ses basses contingences matérielles ou morales qui n'ont pas cours, ou de manière très différente, dans l'univers où évoluent Martial, Holmes, Grimod, Lady McRae et tous les autres.

Non, chez ces gens-là, Monsieur, on triche. Pour ne pas laisser voir tout ce qui ne met pas à son avantage, tout ce qui cause le malheur, tout ce qui afflige, excite, passionne, entraîne des émotions profondes et sincères, mais parfois impossibles à rendre publiques. Amoraux, immoraux, perdus, dépassés, gentils ou sordides, il y a tout ça, dans cette partie.

Ainsi qu'une certaine forme d'héroïsme, oui, je revendique ce mot, il y a, à mes yeux, parmi ces personnages, d'authentiques héros du quotidien qui luttent de toutes leurs forces contre le destin tragique qui les malmène. Non, ils n'y céderont pas... Sauf si ce fichu destin est le plus fort, sauf si l'impossible auquel Martial et Holmes remédient en deux temps, trois mouvements, impose sa griffe, inéluctable et mortelle...

Je ne veux pas en dire plus, à vous de faire connaissance avec tous ces personnages, de les jauger, de leur donner la nature qui est la vôtre, de les installer sur l'échelle graduée du romanesque... Moi, j'ai mes petites idées, là-dessus, mais j'ai un avantage sur vous, j'ai reconstitué le puzzle de ces existences et je sais à quoi m'en tenir. Je sais les émotions qui naissent encore en moi, lorsque j'évoque, un à un, les différents personnages.

Mais, il reste une chose absolument fondamentale à vous dire. Au-delà de la question de la lecture et de la passion qu'elle engendre, Jean-Marie Blas de Roblès pose la question du livre. "L'île du point Némo" est un vrai plaidoyer en faveur du livre papier, par opposition au livre numérique. Facétieux paradoxe, puisque j'ai moi-même dévoré ce roman dans une version numérique...

On sent que l'auteur aime par-dessus tout la lecture et que l'objet livre fait partie de son plaisir. Lady McRae, par exemple, est sans cesse en recherche d'un livre, objet qui semble avoir disparu de l'univers dans lequel elle évolue, et elle le regrette amèrement. Mais d'autres signes également viennent montrer cela, comme le personnage délicieusement pourri que peut être Monsieur Wang, promoteur de la lecture numérique.

Finalement, peu importe ces guéguerres, papier et numérique doivent bien pouvoir encore cohabiter longtemps, même si, au fil des générations... Le plus important, c'est que perdure la lecture, la joie de lire, de s'amuser en lisant, quoi qu'on lise. Mais, en sortant en pleine rentrée littéraire de fin d'été, parfois empesée, compassée, un roman aussi ludique, joyeux et potache, Jean-Marie Blas de Roblès fait un brillant pied-de-nez à tout ce sérieux qui se prend trop au sérieux.

Il mélange allègrement littérature générale, policier, roman d'aventures, fantastique, science-fiction, va jusqu'au steampunk, eh oui, appelons un chat, un chat, brise les murs qui se dressent entre les genres. Que nous dressons tous, éditeurs, auteurs et lecteurs, de façon arbitraire et inutile, pour nous rassurer, nous établir un domaine de prédilection dont on refuse de sortir.

En lisant ce roman, je pensais à tous ceux qui ne jurent que par la littérature blanche et liront avec plaisir ce livre qui mixe tous ces genres qu'ils méprisent. Les Messieurs Jourdain de la littérature lisant de la SFFF sans le savoir ou presque. Mais je pensais aussi à ceux qui ne lisent que de l'imaginaire et pinceront le nez parce que si ce livre, malgré tout ce que je viens de dire, a été publié par une maison de littérature blanche, c'est qu'il y a bien une raison.

Faites fi de tous cela, briser les cloisons qui emprisonnent la littérature en l'empêchant d'être un tout, en en faisant un patchwork d'ensembles ayant interdiction formelles de s'entrecroiser. Rendez sa liberté à la lecture en lisant des livres sans vous poser la question du genre, juste parce que l'histoire vous plaît, vous intrigue, vous questionne, vous rappelle quelque chose. En un mot : soyez curieux !

Et saluez avec moi Jean-Marie Blas de Roblès qui nous donne à lire un récit à la fois amusant, captivant et bien plus profond qu'il n'y paraît, transmettant ainsi de l'émotion à chaque page. Des émotions, devrais-je même écrire, qui balayent tout un spectre allant du rire aux larmes, je sais, la formulation est très cliché. Mais faites-moi confiance, je suis certain qu'elle se vérifiera aussi avec vous. Des premières aux dernières lignes.

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