dimanche 28 décembre 2014

"Je cherche ma baleine blanche (...) Comme le capitaine Achab. Ma baleine blanche à moi, c'est Castro".

Il est des hasards curieux. Il y a quinze jour, lors des Rencontres de l'Imaginaire, à Sèvres, notre roman du jour recevait le prix ActuSF de l'uchronie. Quelques jours plus tard, on apprenait que les Etats-Unis et Cuba étaient en passe de normaliser leurs relations diplomatiques, plus que froides depuis une cinquantaine d'années... Le lien ? Eh bien, l'uchronie récompensée par ActuSF nous emmène justement dans le Cuba révolutionnaire, en cette cruciale année 1961. "Aucun homme n'st une île", de Christophe Lambert, publié chez Nouveaux Millénaires, le label de chez J'ai Lu, met en scène Fidel Castro, Che Guevara mais aussi, et peut-être surtout Ernest Hemingway, pour une réécriture de l'histoire de cette année si particulière. Eh oui, c'est le principe de l'uchronie : s'affranchir de l'Histoire telle qu'on la connaît pour en proposer une version alternative. Et Christophe Lambert a parfaitement mené sa barque et propose un roman qui pose la question de l'idéal et de l'idéalisme...



 1961. Les tensions entre les Etats-Unis et Cuba atteignent des sommets. Depuis que Fidel Castro, épaulé par Ernesto Che Guevara a, à la tête de ses barbudos, renversé le régime corrompu de Fulgencio Batista deux ans plus tôt, il n'a cessé de tout mettre en oeuvre pour chasser les Norteamericanos de l'île.

Une reprise en main de l'économie, nationalisée dans son ensemble, mais aussi des services publics et de l'agriculture. En deux ans à la tête du pays, le Lider Maximo a tout changé à Cuba, au grand déplaisir de la Maison-Blanche, et plus encore de la CIA, qui avait fait de l'île une de ses bases arrières, et pas seulement pour ses opérations officielles.

Alors, depuis le début de l'année, la Compagnie pousse le jeune président Kennedy, entré récemment en fonction, à intervenir. Au printemps, un projet de débarquement lui a été soumis. Il s'agissait de soutenir des mercenaires cubains, anti-castristes, qui auraient pris pied sur l'île dans un endroit appelé la Baie des Cochons puis auraient renversé le pouvoir en place et restauré un régime plus favorables aux intérêts US.

Mais JFK a mis son véto. Il a trouvé ce projet bâclé, voué à l'échec. Alors, la CIA a remis son ouvrage sur le métier et, à l'été, un autre projet identique a été, cette fois, adopté par le locataire du bureau ovale. Identique, à l'exception du lieu choisi pour faire débarquer les mercenaires. Une plage proche de l'enclave de Guantanamo.

Un choix stratégique qui a doublement payé : non seulement l'endroit a permis un débarquement sans souci des troupes anti-castristes, mais, une fois remises de l'effet de surprise, les troupes loyales à Fidel Castro et au Che, leur riposte a frappé l'enclave, entraînant une réaction des troupes américaines qui ont à leur tour envoyé des troupes sur le sol cubain.

Désormais, les GI's occupent une grande partie de l'île, Castro, le Che et leurs partisans sont réduits à la résistance et la guérilla depuis les montagnes et la jungle. Les voilà revenus au temps de la Sierra Maestra, avant la prise de pouvoir. Mais combien de temps peuvent-ils tenir contre la surpuissante armée américaine ? Peuvent-ils même songer une seconde renverser la situation ?

Alors que la situation s'enlise, à des milliers de kilomètres de là, à Ketchum, Idaho, Ernest Hemingway est au bout du rouleau. Le vieil homme (sans la mer) qui se réveille ce matin du 2 juillet n'est que l'ombre du colosse qu'il a été. L'alcool a démoli sa santé, la dépression, son inspiration. Voilà bien longtemps que le Prix Nobel n'est plus vraiment un écrivain.

Ce matin-là, il a pris sa décision, ce sera le dernier jour de sa vie. Il va se suicider, il n'a plus qu'à appuyer sur la détente de son fusil... C'est l'annonce, in extremis, du débarquement des anti-castristes à Cuba, que connaît si bien Hemingway, qui va l'empêcher de mettre son projet à exécution. En quelques secondes, le voilà avec un nouvel objectif qui le réveille enfin : interviewer Castro dans sa retraite.

Esquire accepte aussitôt le projet et fournit à l'écrivain, redevenu reporter de guerre, un photographe, Ronald Hooper. Une identité sous laquelle se cache en fait Robert Stone, agent de la CIA. La Compagnie a vu dans l'idée farfelu du Prix Nobel une opportunité d'approcher Castro et le Che et de s'en débarrasser. En effet, on sait que "Pour qui sonne le glas" est un des livres de chevet de Fidel, il ne refusera certainement pas de rencontrer Hemingway...

Pendant ce temps, Castro et le Che organisent la résistance, préparent des projets de contre-attaques, essayent de trouver les moyens de faire perdurer la révolution, malgré l'infériorité numérique et l'inexpérience de leurs troupes. Il faut aussi trouver des alliances utiles, mais même Moscou demande à recevoir des arguments convaincants pour entrer dans la danse... Pas évident...

En fait, ce sont 5 personnages que nous allons suivre, Hemingway et Stone/Hooper, qui vont entamer un périple à travers l'île de Cuba pour franchir la ligne de front et retrouver le camp où se cachent les leaders de la rébellion ; Castro et le Che, bien sûr, et un jeune révolutionnaire passionné de cinéma, Nestor Almendros, qui a embrassé la révolution et a pris le maquis après le débarquement adverse, en n'oubliant pas d'emporter avec lui sa caméra et des pellicules.

La clé de cette uchronie, de mon point de vue, c'est, comme dit en préambule, l'idéal et l'idéalisme. Je distingue bien les deux termes, car l'un ne survit pas forcément à l'autre. A leur manière, très différente, Robert Stone et Nestor sont des idéalistes. Ils voudraient voir s'imposer leurs visions du monde respectives et sont prêts à jouer leur vie pour cela.

Guevara, d'une certaine façon, est lui aussi un idéaliste. Avec une particularité : poursuivre cet idéal est sa raison de vivre. A Cuba, la reprise des combats fait son bonheur car il commençait à s'ennuyer dans le régime instauré après la prise du pouvoir. Il ne se sent bien qu'au combat et, malgré cet asthme tenace qui semble le seul à pouvoir le terrasser, il ne se rêve qu'en guérillero...

Castro, c'est l'inverse. Il est plus ambitieux, plus pragmatique, aussi. Son but, c'est le pouvoir. Le prendre, le garder l'exercer. Se retrouver encore une fois dans le maquis, ce n'est pas franchement ce qu'il escomptait. C'est lui qui dirige, qui commande, qui impose, même en pleine jungle. Et, avec le Che, son stratège militaire, il forme un binôme parfaitement complémentaire. Même si le charisme et la popularité de l'Argentin ont de quoi agacer le Lider Maximo...

De l'autre côté, le duo Hemingway/Stone. L'écrivain semble revigoré par son nouveau projet et par son retour sur cette île qu'il a tant aimée. Mais, ce n'est qu'apparent : l'homme est usé jusqu'à la corde, physiquement et mentalement, et certainement pas apte à entreprendre une telle odyssée, dans des conditions plus que difficiles.

Stone se fait l'effet d'un chaperon. Mais, n'est-ce pas l'une des facettes de la mission qu'on lui a confiée ? Veiller sur le Prix Nobel, dont une disparition brutale en pleine jungle cubaine, agitée par des combats, ferait mauvais genre... Veiller sur lui, mais aussi le comprendre. Car à Washingon comme à Langley, nouveau QG de la CIA, bien malin est celui qui peut dire ce que pense Hemingway du communisme en général et de Castro en particulier.

Stone a-t-il affaire à un sympathisant ou bien à un vieil excentrique qui espère retrouver sa jeunesse en s'encanaillant une dernière fois sur l'île où il a connu des heures glorieuses ? Comment peut-il l'aider dans le véritable but de sa mission, éliminer les deux principaux leaders de la rébellion ? Sera-t-il un allié ou un obstacle ?

Soyons franc, la première prise de contact entre les deux hommes est plutôt fraîche... Hemingway est un vieil emmerdeur et Stone, tout agent secret qu'il est, ne maîtrise absolument rien de ce qui se passe, tant en ce qui concerne l'intendance que le trajet à suivre. Pire, c'est Hemingway qui a tous les contacts sur place et c'est lui, el Señor Papa, comme on le surnomme, qui est son sésame pour retrouver Castro et le Che... Loin d'être idéal...

Au fil des différents événements, que ce soit du côté des Américains que du côté des Cubains, les lignes de force vont bouger, les liens évoluer. Hemingway et Stone s'horripilent l'un l'autre, se méfient l'un de l'autre ; Nestor, lui, est fasciné par le Che qui le prend sous son aile et élabore des plans audacieux pour repousser l'ennemi ; enfin, Castro veut imposer sa poigne.

Finalement, et sans, bien sûr, entrer dans le détail du récit, Stone et Nestor, qui sont les variables d'ajustement du roman, vont voir leurs idées, leurs idéaux remis en question profondément. Sans doute, une fois tout cela terminé, vont-ils envisager bien différemment leur existence car, à l'épreuve des faits, l'idéalisme est souvent bien fragile...

Avec "Aucun homme n'est une île", on sent que Christophe Lambert s'est énormément amusé. A jouer avec l'histoire, d'abord, mais aussi avec le personnage d'Hemingway, dont il essaye de reproduire, sans l'imiter, ni le pasticher, le style. Il utilise parfaitement le côté bourru, caractériel, excentrique et imprévisible du personnage pour en faire une sorte d'énigme.

J'ai choisi comme titre de ce billet une phrase prononcée par Hemingway, dans "Aucun homme n'est une île". Vous serez peut-être surpris de la référence à "Moby Dick", plutôt qu'au "Vieil homme et la mer", dont le sujet semble proche. Mais, c'est assez logique : le vieil homme ne se bat que contre le marlin, poisson énorme qui n'est qu'un symbole de cette nature majestueuse à laquelle se frotte l'humble pêcheur.

Chez Melville, Achab affronte sans cesse cette baleine blanche dans un combat bien plus métaphysique entre le bien et le mal. Peut-être même entre Achab et Achab, comme un défi lancé à lui-même par un homme qui se reproche d'avoir été faible, d'avoir laissé l'animal lui emporter une jambe sans avoir pu réagir...

Castro, auquel il faut associer le Che, cité dans la suite de ce passage, est la baleine blanche d'Hemingway, mais surtout de l'Amérique. Celui qui nargue, qui revient sans cesse, blesse, bouscule, repart avec des égratignures, prépare son retour, met en échec la puissance qui voudrait dominer le monde sans adversité.

Dans cette partie de poker menteur entre le Grand Pays et le Petit Pays, comme dirait l'écrivain cubain Yoss, tout le monde triche, mais le plus tricheur des deux n'est peut-être pas celui qu'on croit, Cuba, finalement, utilisant la ruse et la malice pour compenser son infériorité numérique et matérielle. La ruse, mais aussi le mensonge, la propagande, la torture, la terreur, bien des outils qu'utilise également l'Amérique, mais qui viennent ternir les idéaux...

Dans ce contexte, Hemingway se place dans la position d'Achab. Et c'est assez juste : Castro, comme Moby Dick, est désigné comme l'incarnation du mal, que le camp du bien veut abattre. Mais, au fil du temps, bien et mal voient leurs frontières devenir plus floues. Il est bien moins évident de dire tel camp est celui du bien, tel camp est celui du mal...

Ce flou, Hemingway en est la parfaite illustration, puisqu'on ne sait absolument pas quelle est sa position idéologique. Il a déjà rencontré Castro une fois, la photo en couverture en témoigne, mais jamais le Che. Les retrouver dans la jungle, la montagne, acculés, encerclés, mais se battant comme des diables (tiens, tiens...), ce serait un accomplissement, le point culminant d'une vie qui ne durera pas. Une dernière page dans une légende entamée en Italie pendant la Première Guerre Mondiale.

Hemingway, c'est le héros du roman de Christophe Lambert, en tout cas, son protagoniste central, et c'est le héraut de cette histoire. Son aura de Prix Nobel, son charisme, à lui aussi, sa popularité paradoxale dans une île où tout ce qui est américain est l'ennemi, tout cela en fait un personnage haut en couleur, capable, malgré sa forme déclinante, d'évoluer sous ces latitudes comme... un poisson dans l'eau (désolé)...

Mais, ce qui est fascinant dans le travail de Christophe Lambert, c'est comment il joue avec les faits. D'abord, parce que son idée de départ est excellente : faire de Cuba un Vietnam. Ou, plus exactement, calquer sur Cuba les archétypes des romans et films consacrés à cette autre guerre made in USA. "Apocalipsis ahora", pourrait-on traduire, avec un Hemingway qui ferait un Kurtz très convaincant...

Au-delà de l'idée romanesque, très bien menée, il y a la façon de jongler entre la réalité, les faits tels qu'on les connaît, notre Histoire, et son alternative romanesque. Le livre se termine par une série d'annexes que je vous conseille vraiment de lire avec attention, car on y apprend plein de choses, et surtout, on voit à quel point l'auteur a travaillé son matériau comme de la pâte à modeler pour utiliser dans son uchronie, un maximum de faits réels.

Un simple exemple, une anecdote incroyable : la fameuse rencontre entre Hemingway et Castro eut lieu lors d'un concours de pêche. Celui qui n'était pas encore le Lider Maximo avait remporté le concours et s'était vu remettre le trophée par l'écrivain dont il aimait les livres. Et, pour cela, il n'avait pas hésité à tricher pour s'imposer... Etonnant lien entre les deux personnages, transposé dans l'uchronie et utilisée à dessein par Lambert...

Voilà, j'ai fait long, comme d'hab', mais j'ai dévoré ce roman qui mérite sans aucun doute son prix de l'uchronie. Dans le fond et dans la forme. Le lecteur n'est pas au bout de ses surprises, on a entre les mains un vrai roman d'aventures et de guerre, et ce que Christophe Lambert met en scène sonne étonnamment juste. J'ai peu évoqué la relation entre Castro et le Che ici, car cela pourrait nous emmener trop loin, mais cet aspect-là aussi est passionnant.

Il y a d'autres surprises, dont je n'ai pas parlé ici et qu'on trouve jusque dans les fameuses annexes, en particulier concernant les personnages de Nestor et de Stone. Enfin, si la situation cubaine vous intéresse, si les personnages vous accrochent et si vous souhaitez en savoir plus, dans notre réalité, cette fois, ces dernières pages vous fourniront une fort belle bibliographie.

1 commentaire:

  1. Ce livre me fait de l'œil en médiathèque depuis un moment, mais je n'avais même pas lu la quatrième de couverture... Ta chronique me donne vraiment envie de l'emprunter et de le lire !

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