dimanche 26 juin 2016

"Il y a toujours dans notre enfance un moment où la porte s'ouvre et laisse entrer l'avenir" (Graham Greene).

Et l'on pourrait ajouter à cette citation que le passé, lui aussi, peut s'y inviter. Car notre roman du jour repose sur ce dialogue entre passé et présent, d'une manière à la fois originale et très réussie. Un roman qui n'a pas besoin de moi, car il est un succès, obtenant prix sur prix, mais aussi recevant la confiance de nombreux professeurs qui le font lire à leurs élèves. Des collégiens, puisque c'est ce public qui est prioritairement visé, mais certainement pas uniquement. "14-14", de Silène Edgar et Paul Béorn (publié aux éditions Castelmore) est certes une très belle histoire reposant sur un argument narratif fort, mais c'est aussi un très bel outil pédagogique pour aborder une période dont on parle beaucoup ces dernières années : la première guerre mondiale. Car, en cent ans, la France a énormément changé et la vie d'un adolescent également, et c'est ce que ce livre permet de mesurer avec des détails évidents et des situations simples.



Adrien est un collégien comme tant d'autres. Il vit à Laon, préfecture du département de l'Aisne, et est plutôt ce qu'on appelle un bon élève. Mais, en ce début d'année 2014, le jeune garçon connaît un moment difficile : la jolie Marion, son amie de toujours pour qui il commence à ressentir des sentiments plus profonds, vient de lui annoncer qu'elle sortait avec un autre.

Franck ! Tout son contraire ou presque ! La blessure est plus que douloureuse et Adrien ne sait pas trop comment réagir. Il essaye de faire bonne figure, devant Marion, devant les autres et même à la maison, devant sa mère. Mais que c'est dur ! Alors, il se réfugie dans sa chambre et trouve une raison valable : en ce début d'année, il est tant d'écrire et d'envoyer ses cartes de voeux...

A l'ère des mails et des textos, ça semble un peu désuet, mais Adrien a d'abord besoin de solitude pour faire le point. Et cette explication en vaut bien d'autres... Sa mère, surprise, lui demande alors d'en profiter pour envoyer quelques mots à son cousin, Hadrien, dont il n'est pas franchement proche. Mais, justement, l'occasion de renouer le contact est là.

Sans enthousiasme, le coeur brisé, Adrien se plie à la demande de sa maman et, en quelques minutes, il rédige sur un coin de feuille quelques phrases demandant des nouvelles à son cousin et lui exposant brièvement sa situation. Une enveloppe, un timbre, direction la boîte aux lettres la plus proche. Adrien découvre qu'on vient justement d'en installer une devant chez lui, quelle aubaine ! Sauf qu'elle ne ressemble pas vraiment à celles que le garçon a l'habitude de voir à travers la ville...

Peu importe, il glisse sa carte de voeux dans la boîte et rentre à la maison, retrouver sa chambre et ses soucis sentimentaux... Il ne se doute pas encore que cette simple lettre écrite à la va-vite va le propulser dans une incroyable histoire, le genre qu'il est difficile de raconter à qui que ce soit tant cela semble extraordinaire, et même impossible...

En effet, c'est bien un jeune Hadrien qui va recevoir la lettre de son presque homonyme. Un Hadrien qui vit bien à Corbeny... mais en 1914 ! Un siècle plus tôt ! Lui aussi va découvrir une boîte aux lettres étranges, différentes des autres, et entre les deux adolescents, séparés par une vingtaine de kilomètres, mais surtout par un siècle, s'engage une étonnante correspondance...

"14-14", c'est le récit de cette correspondance qui va longtemps reposer sur une série d'amusants quiproquos entre deux garçons qui n'imaginent pas parler à quelqu'un ne vivant pas à leur époque respective, ce qu'on peut comprendre. Le lecteur, lui, assiste amusé à ces malentendus et aux questions que se posent les deux interlocuteurs au fil des lettres qu'ils s'envoient et dont ils ne comprennent pas toujours le contenu...

Sans être un pur roman épistolaire, "14-14" repose évidemment beaucoup sur le contenu des lettres que s'échangent Adrien et Hadrien. Ces courriers sont au coeur des différents chapitres, qui alternent, d'abord 2014 puis 1914, mais surtout, nous permettent de découvrir la vie d'Adrien et celle, bien différente, d'Hadrien.

Les deux auteurs ont d'ailleurs joué le jeu jusqu'au bout : si Paul Béorn s'est chargé des chapitres se déroulant en 2014, Silène Edgar a rédigé les chapitres de 1914. Ainsi, est renforcée l'impression de correspondance et le jeu de ping-pong, longtemps involontaire, entre les deux personnages, ce qui est l'un des aspects les plus réussis de ce roman.

Je ne vais pas entrer dans le détail de l'histoire, mais vous découvrirez, au fil des chapitres, que le siècle qui sépare Adrien d'Hadrien n'est pas la seule différence. Bien sûr, le plus logique, ce qui vient à l'esprit immédiatement, ce sont les questions technologiques : imaginez la réaction d'Hadrien quand son étrange ami lui demande son numéro de téléphone ou son adresse mail !

Mais, au-delà de tout cela, c'est toute la sociologie entourant les deux enfants qui diffère : le milieu social, la ruralité, la cellule familiale, les questions d'hygiène et de santé, l'école, les études et le travail, l'avenir, tout simplement... Mais aussi, et c'est bien sûr l'un des noeuds de l'histoire, la proximité du conflit qui s'annonce...

Si, pour Adrien, la Guerre de 14-18 est une abstraction, un sujet de cours et quelque chose qui se trouve dans les livres d'histoire, pour Hadrien, c'est un avenir qu'il n'envisage pas. Mais, ces échanges vont mener Adrien à vouloir comprendre et connaître ces événements... Et, dans son sillage, on imagine bien que de jeunes lecteurs pourraient se sentir plus concernés par cette époque qui paraît si lointaine...

Les deux auteurs mènent parfaitement leur barque, avec une autre excellente idée : le choix géographique. Laon, Corbeny, l'Aisne... Un coin de France qui fut l'une des lignes de front les plus terrible de ce conflit. Hadrien et Adrien auraient pu être Meusiens, Verdunois, par exemple, mais nom, c'est près du Chemin des Dames qu'ils vivent...

Là encore, avec pédagogie, les deux auteurs attirent l'attention sur ce site au nom charmant devenu synonyme non pas d'un mais de deux carnages au cours du premier conflit mondial et la curiosité d'Adrien se mue rapidement en inquiétude pour son ami, sans doute incapable d'imaginer quelle horreur les attend, lui et les siens.

Comme dans "Adèle et les noces de la Reine Margot", autre roman jeunesse de Silène Edgar (mais toute seule, cette fois), "14-14" réussit un mélange parfait entre deux matières qu'on imagine aussi peu miscibles que l'huile et le vinaigre : l'histoire d'un côté et le fantastique de l'autre. Et pourtant, l'émulsion se fait et le résultat est remarquable.

Le recours à une trame contemporaine aide à l'identification du jeune lecteur pour s'attaquer à des sujets qui pourraient le repousser et le fantastique agit un peu comme les arômes charger de masquer le mauvais goût des médicaments : cela donne une sorte de magie, qui opère sur le lecteur et lui permet de bien plonger dans l'histoire, même dans ses aspects potentiellement rébarbatifs.

Moi qui ai souvent dit que la littérature jeunesse n'était pas toujours ma tasse de thé, ici, je me suis régalé de la finesse et de la profondeur du travail du duo Silène/Béorn. On se prend aisément au jeu et on regarde Adrien et Hadrien faire connaissance petit à petit. Et on voit Adrien prendre des responsabilités pleines de courage et de bonne volonté.

On voit surtout l'enfant du XXIe siècle réaliser le confort dont il bénéficie, malgré tout, malgré ses difficultés propres. Adrien n'est pas un enfant gâté, on devine même chez lui quelques blessures qu'il masque comme il peut. Mais, face à Hadrien, dont les conditions de vie et aussi les perspectives d'avenir, avec un destin dont il n'est pas maître, il mesure aussi le progrès parcouru en cent ans.

Des bons et des mauvais côtés, il y en a sans doute dans les deux vies de ces deux garçons ordinaires. la vie moderne n'est pas parfaite, ni idéale. Il ne s'agit d'ailleurs pas de mettre en balance les deux époques et les deux existences des personnages, mais bien de mettre en évidence les différences et tout ce qui peut séparer ces deux adolescents, à un siècle d'écart.

Un siècle, c'est peu à l'échelle de l'Histoire, mais c'est aussi immense, lorsqu'il s'agit du XXe. Je me souviens, il y a longtemps, lorsque je passais des concours, d'un sujet sur l'accélération de l'Histoire... "14-14" en est un bel exemple, tant le progrès est intervenu dans tous les domaines sur cette période pour métamorphoser le monde d'avant la première guerre et façonner celui dans lequel nous évoluons.

Je regarde ce roman avec un regard d'adulte, j'ai du mal à me projeter près de 30 ans en arrière, lorsque j'avais l'âge d'Adrien et d'Hadrien, pour me demander comment j'aurais reçu un tel livre... Mais, peu importe le lecteur que j'étais, ce sont les jeunes lecteurs d'aujourd'hui qui comptent et le succès de "14-14" parle de lui-même.

Un excellent moyen d'aborder par le biais de la fiction et de l'imaginaire les questions difficiles qui se posent à l'heure de se souvenir de l'horreur que fut ce conflit mondial, lui aussi si loin et pourtant si proche. Et ce travail pédagogique est autant ce qui mérite d'être souligné et salué que le récit, son fond comme sa forme. Et leurs auteurs doivent être remerciés de cet ensemble à conseiller à tous.

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