samedi 6 janvier 2018

"Cogne, mon gars, tu l'auras ta revanche, le monde à tes pieds".

Ces derniers jours, je me suis beaucoup intéressé à des personnages ayant marqué leur époque. Certains sont restés dans les mémoires, d'autres sont tirés de l'oubli par des écrivains qui nous racontent leur parcours. Notre personnage du jour appartient à la seconde catégorie (même si nous l'avons brièvement croisé dans "Malheur aux gagnants", de Julien Heylbroeck). Un destin marqué par la guerre, celle de 1914-18, marqué jusque dans sa chair, mais aussi le destin d'un champion, à qui son sport à permis de tenir bon, de surmonter la douleur, de la sublimer, même, puisqu'il s'agit de la boxe. Eugène Criqui, môme de Belleville qui avait tout pour finir voyou mais a trouvé sur le ring sa raison d'être, sa raison de vivre, est le personnage central de "Gueule de fer", biographie romanesque signée Pierre Hanot (à la Manufacture de livres). Que vous aimiez la boxe ou que vous la détestiez, intéressez-vous tout de même à cet homme qui ne payait pas de mine, mais avait un sacré punch. Et un coeur bien tendre...



En ce mois de juillet, Eugène Criqui panse ses plaies. Ce jeune boxeur âgé d'une vingtaine d'années, passé professionnel dès 1910 et déjà sacré une fois champion de France chez les poids mouches, vient de subir une cuisante défaite quelques jours plus tôt face à Charles Ledoux. Il le reconnaît lui-même, il a pris une sacrée raclée et en garde les séquelles.

Mais, déjà, son état d'esprit de champion reprend le dessus. Déjà, il ne pense plus qu'à la revanche qu'il prendra forcément face à cet adversaire. Oui, bientôt, dès que les hématomes auront disparu et qu'il pourra reprendre sérieusement l'entraînement, alors, il se préparera pour ce qui sera le plus important combat de sa carrière.

Il l'ignore encore, mais il lui faudra attendre huit longues années avant de pouvoir retrouver Charles Ledoux sur un ring (et lui infliger à son tour une cuisante défaite). Car, moins d'un mois après cet humiliant K.O., la guerre est déclarée et la mobilisation générale proclamée. Eugène Criqui doit quitter Paris, direction Compiègne, puis Laval, où il doit faire ses classes avant d'être envoyé au front dans les mois qui suivent.

Il découvre les tranchées, mais en est tiré rapidement : l'état-major, pour endurcir les nouveaux soldats, leur fait donner des cours de boxe, et celui qu'on n'appelle plus Gégène, pour le moment, est le professeur idéal. Son savoir-faire fait merveille, jusqu'à ce qu'il tienne tête à un officier et qu'on le renvoie sur le champ de bataille.

En quelques mois, tout a changé, Criqui ne reconnaît plus ses camarades. La situation s'est enlisé, les soldats se sont enterrés, ils vivent dans des conditions sordides et leurs journées sont rythmées par les assauts désordonnés qu'on leur impose, laissant un grand nombre d'hommes sur le carreau. Mais de ces K.O.-là, on ne se relève pas.

Lors d'un de ces assauts, aux Eparges, Eugène Criqui est blessé au visage. Une balle le frappe et fait des ravages, je vous passe le détail, c'est dans le livre. Une blessure si impressionnante qu'on le donne pour mort. Il ne doit son salut qu'à l'insistance d'un de ses camarades de tranchée qui a dû menacer les brancardiers pour qu'ils le transportent.

La suite, c'est une série d'opérations pour reconstruire entièrement son visage. On peut d'ailleurs voir sur la couverture le résultat : on est loin des visages ravagés de certaines gueules cassées, comme dans "Au revoir là-haut", de Pierre Lemaître, par exemple. Mais, il aura fallu du temps et bien des souffrances pour en arriver à redonner figure humaine à Eugène Criqui.

On le sait, la Première Guerre mondiale a fait faire un bond de géant à la chirurgie réparatrice et maxillo-faciale. Eugène Criqui va bénéficier de ces progrès, et du talent d'un chirurgien motivé, car il l'avait vu combattre. Une plaque de fer pour consolider le tout, et voilà notre homme paré pour reprendre une vie presque normale.

Pour Eugène Criqui, cela veut dire boxer. Depuis qu'il a quitté Paris, dans les tranchées, à demi-mort ou en convalescence, il n'a jamais eu que cela en tête. Et, dès qu'il a pu, il a repris l'entraînement physique, sans avoir l'assurance qu'on le laisserait un jour remonter sur un ring. Sans savoir si son visage rafistolé supporterait de prendre des coups...

Mais, cette volonté de fer va finir par payer : dès 1917, débarrassé de ses obligations militaires, et alors que la guerre connaît un tournant, avec les désertions massives et l'arrivée annoncée des soldats américains, il redevient ce qu'il a toujours été, un boxeur. Et il entame alors la meilleure période de sa carrière, celle qui va le mener à une reconnaissance internationale et à un titre de champion du monde.

Pardon, je suis allé un peu loin dans le cours du roman, qui est en fait un court roman d'à peine 130 pages, mais il est important de donner ces éléments pour comprendre pourquoi Eugène Criqui méritait qu'on lui consacre un livre, lui qui n'en avait jamais ouvert un avant de partir à la guerre. On a là un destin hors norme qu'il fallait raconter aux lecteurs du XXIe siècle.

Je n'ai fait que survoler les événements, les détails restent à découvrir et ils vous aideront à mesurer le côté extraordinaire de ce parcours, tant humain que sportif. On ne saura jamais ce que l'épreuve du feu, la souffrance morale et physique expérimentée dans les tranchées, la mort de nombreux de ses camarades sur le front auront apporté au boxeur Eugène Criqui.

Mais, il est certain qu'entre les deux parties de sa carrière, et même si son bilan était déjà très bon, il a franchi plusieurs paliers. Il va devenir le spécialiste des K.O. express infligé à nombre de ses adversaires. Oh, il n'est pas imbattable, non, mais il est dur au mal et pour le faire rompre, il faut vraiment être meilleur que lui. Ou bénéficier, parfois, de circonstances favorables inattendues.

Signe de l'importance que représente Eugène Criqui dans le monde de la boxe : en 2005, il a été intronisé à titre posthume à l'International Boxing Hall of Fame, le Panthéon du noble art. Institution américaine, la très grande majorité des boxeurs qu'on y trouve sont originaires du continent américain et l'Europe réduite à la portion congrue.

Il n'est que le troisième boxeur français à y entrer (en même temps que Marcel Thill) après Georges Carpentier et Marcel Cerdan, les "Frenchies" qui avaient su impressionner le public américain et détrôner leurs invincibles champions... Sur le site de l'IBHOF, la fiche d'Eugène Criqui revient sur son histoire incroyable et sur l'admiration qu'elle suscite...

"Gueule de fer" est évidemment un livre sur la boxe et l'on assiste à un certain nombre de combats, ceux disputés lors de sa seconde vie, sa vie de survivant. Mais, si vous êtes un peu allergique à ce sport ou si vous n'y connaissez rien, ce n'est pas non plus l'essentiel de l'histoire. Il s'agit simplement de relater son ascension vers le titre mondial et la manière mise en oeuvre pour cela.

Mais, je n'ai parlé que d'Eugène Criqui jusqu'ici, de ce personnage que je découvre grâce à Pierre Hanot (contrairement à la fiche de l'IBHOF qui le qualifie de "One most revered athletes in french history", je crains que son pays n'ait pas très bien entretenu sa mémoire...). Or, il n'y a pas que cette histoire fascinante pour faire de "Gueule de fer" un bouquin qui vaille le coup d'oeil.

Commençons par l'écriture. Eugène, alias Gégène, est un pur titi parisien, qui a connu l'usine à 13 ans avant de se lancer comme boxeur. On a donc un personnage qui ne connaît pas d'autre langage qu'un argot des faubourgs à couper au couteau. Pierre Hanot n'a pas seulement respecter cela dans les dialogues, il a aussi choisi d'y adapter sa narration.

Rassurez-vous, la langue est claire, limpide, très visuelle aussi, mais un certain nombre de passages n'auraient pas déplu à Michel Audiard et à ses habituels acteurs. C'est très agréable à lire, tout à fait dans l'esprit du personnage, mais sans tomber dans la caricature ou le n'importe quoi. Non, on est aux côtés d'Eugène, on entre dans son petit monde, on se laisse porter et l'on dévore le livre d'une traite.

Et puis, il y a les personnages qu'on va qualifier de secondaires, mais j'ai toujours un peu de mal avec ce terme qu'on a vite fait de rendre péjoratif. Disons plutôt des personnages qui entourent Eugène Criqui, le personnage central, celui autour duquel tout le livre tourne. J'en ai retenu trois, importants à différents titres.

Il y a d'abord Antonin, rencontré dans le train pour Compiègne. Il est l'exact contraire d'Eugène, socialement, culturellement. Issu du monde littéraire, la tête dans les bouquins, toujours une citation aux lèvres, on se demande ce qu'il fiche là, tant il semble déplacé dans cet univers belliqueux. Et d'ailleurs, il se revendique volontiers pacifiste.

Pourtant, il ne va pas fuir la guerre, au contraire, il va s'y immerger, comme tant d'autres jeunes hommes mobilisés, que ce soit aux premières heures du conflit ou bien plus tard. Et cette plongée va lui aussi le changer. Le ternir, je ne vois pas d'autres mots. Dans cet enfer, Eugène et Antonin vont lier la plus improbable des amitiés.

D'un côté, Criqui, qui sait se faire respecter, si vous voyez ce que je veux dire, et que les autres redoutent, forcément ; de l'autre, Antonin, idéaliste, naïf, peu habitué à se battre. On se croirait à "la Tête et les jambes", ils auraient pu faire un malheur à ce jeu. Le premier va prendre le second sous son aile, le protéger ; le second va ouvrir de nouveaux horizons au premier.

J'ai mis Antonin en avant, mais c'est bien sûr un groupe d'hommes qui s'est retrouvé dans les tranchées du côté des Eparges. Des personnages venus d'horizon divers qui, sans la guerre, ne se seraient sans doute jamais croisés (euh, n'y voyez pas un argument belliciste, hein ?) et qui vont s'unir, se soutenir, au-delà des différences et de possibles divergences.

Il y a ensuite Luce. Un personnage facile à résumer : c'est l'amour de la vie d'Eugène. Un coup de foudre, là encore deux êtres qui n'ont pas grand-chose en commun, qui viennent de monde très différents. Elle ne connaît rien à la boxe, mais elle va aimer son champion sans s'arrêter à sa gueule cassée. Jusqu'à ce que la boxe devienne sa principale rivale...

Enfin, il y a Robert Eudeline, le manager. Il débarque dans la vie d'Eugène quand il relance sa carrière après sa blessure. Jusque-là, Eugène n'avait bossé qu'avec un vieux de la vieille, un entraîneur dont le rôle se limitait à le faire travaillé. Avec Eudeline, Eugène devient vraiment un boxeur professionnel, avec un agenda qui se remplit vitesse grand V.

Mais, ce qui change aussi avec l'arrivée d'Eudeline dans son coin, c'est que Criqui ne dispose plus vraiment du choix dans sa vie, dans sa carrière. Le nombre des combats augmente, on lui organise des tournées jusqu'en Australie ou en Amérique... Il signe les contrats, mais les lit-il ? Parce que, bientôt, les cadences deviennent infernales et dans la coulisse, il se passe des trucs pas toujours nets.

Luce et Eudeline, deux personnages qui vont permettre à Eugène de revivre après l'horreur des tranchées et les souffrances dues à sa terrible blessure. Mais ils sont comme des aimants de même charge : ils se repoussent. Et pour cause, chacun veut la primauté sur un Eugène un peu dépassé, peu habitué à ce qu'on lui prête autant d'intérêt...

"Gueule de fer", c'est un livre sur la passion incroyable d'un homme pour la boxe. Oh, je ne dis pas que Criqui est seul dans ce cas, mais chez lui, la boxe est toute sa vie, et ce n'est ni une expression ni un cliché. La boxe remplace cette famille dont il se sent rejeté, cette vie écrite à l'avance, entre usine et délinquance, cette mort tutoyée de si près, mais à qui il a finalement échappé...

Sans la boxe, Eugène Criqui n'est rien. Même physiquement, il n'a rien d'imposant : 1,62m et autour de 57kg (la limite des poids plume). C'est sur le ring qu'il s'accomplit, s'épanouit, se surpasse, même lorsqu'il prend des coups, même s'il finit parfois au tapis. C'est pour mieux remonter entre les cordes et imposer sa force, sa puissance.

Comme pour les précédents livres évoqués sur ce blog, on est aux limites des genres romanesques et biographiques. Une biographie, au sens strict du terme, serait certainement plus approfondie et évoquerait plus largement la période d'avant 1914 ou la suite de son existence, une fois les gants raccrochés.

Pierre Hanot se consacre à la période la plus importante de sa vie, celle qui justifie ce livre, entre la guerre et la boxe, entre l'horreur et la gloire, entre la boxe et l'amour... Un homme ordinaire qui, par la force des choses, presque malgré lui, mais aussi grâce à son talent de boxeur reconnu par tous, s'écrit un destin extraordinaire.

Marcel Cerdan reste 70 ans après sa disparition un mythe français, plus pour sa relation avec Piaf et sa mort prématurée que pour sa carrière de boxeur. Avant lui, il y eut Eugène Criqui, le boxeur à la gueule cassée, et pas avec des gants, et sa plaque de fer sous la peau... Un sacré puncheur, capable de foudroyer la plupart de ses adversaires en quelques coups, et un homme très touchant.

Des émotions que l'on retrouve d'ailleurs au milieu du livre, avec un cahier photographique qui propose aussi bien des clichés officiels, dans son métier de boxeur, que dans sa vie quotidienne, à la campagne. Et même, quelques-unes de sa convalescence. Pierre Hanot redonne vie à "Gégène" et lui rend l'hommage qui lui revient, et qu'on n'a sans doute pas su lui rendre avant.

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