lundi 17 juin 2019

"Je connais les gens comme vous. Les bons samaritains (...) Ils veulent "aider", ils se croient tellement généreux... Mais ce n'est pas la générosité qui vous fait vous intéresser aux autres. C'est l'ennui".

Le temps qui passe et la difficulté de vieillir dans une société qui n'aime et ne promeut que la jeunesse, sont des thèmes qui fascine l'écrivaine qui signe notre roman du jour. En effet, après "Pour que rien ne s'efface", Catherine Locandro met à nouveau en scène un personnage de femme âgée et isolée dans "Des coeurs ordinaires", qui marque son retour dans la collection Blanche des éditions Gallimard, après plusieurs livres publiés chez Héloïse d'Ormesson. Mais, cette fois, elle offre une espèce de contre-champ à ce précédent livre : Gabrielle n'a pas l'intention de se laisser engloutir par cette situation, au contraire, elle entend lutter de toutes ces forces contre l'oubli et la solitude. L'autrice de "L'Enfant de Calabre" met ici en scène une histoire de voisinage entre deux femmes qui n'ont pas grand-chose en commun, à commencer par leurs personnalités respectives, mais qui aurait pu déboucher sur une relation enrichissante pour chacune d'elle. "Aurait", car, on connaît le proverbe, l'enfer est pavé de bonnes intentions...


Gabrielle est veuve et vit dans un appartement d'un immeuble parisien. Un jour de décembre, elle croise en allant chercher son courrier une jeune femme qu'elle ne connaît pas. Or Gabrielle connaît tout le monde dans l'immeuble. Cette rencontre l'intrigue donc, d'autant qu'elle a entendu des bruits dans l'appartement situé juste au-dessus du sien alors qu'il devrait être vide.

Aussitôt, son imagination s'emballe : qui peut être cette belle inconnue, prénommée Anna, seule information qu'elle a obtenue, qui a emménagé avec cet ours de voisin du dessus ? Une parente, une amie ? Une petite amie, même ? Impossible d'en savoir plus : cette nouvelle locataire s'avère très discrète et Gabrielle ne l'a plus croisée pendant des semaines avant une nouvelle rencontre.

Une rencontre qui surprend Gabrielle, puisque c'est l'inconnue qui vient frapper à sa porte. Rien de plus banal entre voisins : une demande de service. Gabrielle accepte aussitôt, parce qu'elle apprécie les relations de bon voisinage, mais aussi parce qu'elle se dit que c'est une bonne occasion d'aller jeter un oeil à l'appartement du dessus et d'en apprendre plus sur ses mystérieux voisins...

De son côté, la jeune femme semble extrêmement réservée, d'une discrétion absolue, et se montre même très nerveuse, presque effrayée. Comme si le regard de l'autre la mettait mal à l'aise, et bien plus encore... Au point de refuser toute invitation de la part de son entreprenante voisine et de se terrer dans son appartement...

Mais pour Gabrielle, c'est une source de motivation supplémentaire : soit la jeune femme est d'une timidité maladive, et elle saura la prendre sous son aile, soit elle a des choses à cacher... Dans tous les cas, la curiosité de Gabrielle est sérieusement aiguillonnée et elle n'a qu'une envie : en savoir plus sur la mystérieuse nouvelle habitante de son immeuble.

Car Gabrielle s'ennuie. Terriblement. Et ce genre de nouveauté est une aubaine pour briser la monotonie. Plus que tout, Gabrielle aimerait faire d'Anna une amie. Plus que tout, elle aimerait aider cette jeune femme un peu perdue, fragile. Et plus que tout, elle aimerait comprendre, parce que son instinct lui dit qu'il y a un mystère là-dessous...

Il n'est pas évident de parler de ce livre, en fait, car les équilibres sont fins. D'un côté, Gabrielle, que l'on suit à travers une narration classique, à la troisième personne. De l'autre, Anna, qui se raconte à la première personne dans un journal intime que le lecteur a le privilège de feuilleter. Mais sur le papier aussi, elle se montre discrète et elle ne se dévoile que très lentement...

Car mystère il y a, eh oui, Gabrielle est une fine mouche. Mais, si elle se doute qu'il y a un loup quelque part, elle n'a pas la moindre idée de ce que ça peut-être. Et ce sera évidemment l'enjeu central du roman. D'une certaine manière, Catherine Locandro met en scène l'improbable rencontre entre Miss Marple et Anna Karénine !

Comparaison osée, mais justifiée : le personnage de Miss Marple s'impose de lui-même à l'esprit du lecteur, même si le contexte d'un immeuble parisien est très différent d'un village de la campagne anglaise. On retrouve le même côté fouineur chez Gabrielle, un mot qui peut sembler péjoratif, je le reconnais, mais qui s'applique très bien à ce personnage, on va y revenir.

Quant à Anna Karénine, je ne l'invente pas, Anna porte ce prénom en hommage au personnage de Tolstoï. Et ce n'est pas anodin, car on se demande jusqu'à quel point Anna, celle qui a emménagé, semble-t-il, dans l'appartement situé au-dessus de celui de Gabrielle, ressemble à Anna, celle du roman. Jusqu'à quel point on peut jouer au jeu des comparaisons...

D'Anna, je ne vais pas en dire plus dans ce billet, puisqu'elle incarne le mystère qui va occuper Gabrielle, et le lecteur avec elle. Le peu que l'on sait d'elle intrigue, forcément, autant que la fragilité qui émane d'elle et les doutes qui ont l'air de la ronger. Et d'autres éléments apparaissant au fil de l'histoire et qui la rendent... suspecte.

On s'interroge sur la nature du secret que Anna semble protéger. S'agit-il d'un péché véniel, ou de quelque chose de bien plus grave ? Ou Gabrielle, dans sa quête éperdue d'amitié et de contact humain, s'est-elle tout bêtement fait un film, entraînant le lecteur sur la voie d'un hypothétique mystère, sorti tout droit de son imagination fertile ?

Et, pendant qu'on cherche à comprendre Anna, à savoir ce qu'elle incarne exactement, à échafauder des hypothèses dans tous les sens, des plus croustillantes aux plus... alarmantes, l'autre personnage s'impose au lecteur, avec son propre caractère, ses propres douleurs, mais aussi ses propres ambiguïtés, et l'impression qu'elle va faire sur ceux qui vont la suivre...

Chaque billet autour d'un livre est subjectif, par définition, même si j'essaye toujours de parler de mes lecture avec un certain recul, une certaine distance qui ne m'implique pas, mais vous offre, vous qui avez la gentillesse et la patience de me suivre, des pistes de réflexion, d'échange aussi, ou quelques aspects pouvant éveiller votre curiosité, votre envie de lire tel ou tel roman.

Dans le cas de "Des coeurs ordinaires", je vais un peu déroger à tout cela. Car le personnage de Gabrielle est typiquement le genre de personnages qui va diviser le lectorat. Elle ne laissera personne indifférent, j'en suis certain, mais elle aura sans doute autant de partisans que de détracteurs. Et même un certain nombre de lecteurs qui peineront à ce positionner franchement.

Je dois avouer que je fais partie de cette dernière catégorie : Gabrielle me touche autant qu'elle m'énerve, m'émeut autant qu'elle m'insupporte. Oui, je sais, c'est paradoxal, bizarre peut-être, mais c'est viscéral, parce qu'elle représente à elle seule différentes personnalités qui éveillent des sentiments contrastés. Je m'explique...

Le côté touchant de Gabrielle, c'est la veuve qui éprouve une profonde solitude et cherche par tous les moyens à lier des relations avec d'autres humains pour ne pas sombrer. Dans un premier temps, on songe à Lila, le personnage central de "Pour que rien ne s'efface", précédent roman de Catherine Locandro. Une actrice qui fut célèbre et qui meurt dans l'anonymat et le dénuement...

Le point de vue change, ici, puisque Lila était l'inconnue, alors que Gabrielle est véritablement le moteur de "Des coeurs ordinaires". Mais, d'emblée, on la range dans la même catégorie, celles des personnes souffrant du même sentiment d'abandon qui, hélas, touche nombre de personnes âgées dans nos sociétés modernes.

Pourtant, on ne sait rien de Gabrielle lorsqu'on la rencontre. Petit à petit, on aura des informations à son sujet, car Anna ne peut être le seul point d'interrogation de ce livre. Petit à petit, on cernera mieux Gabrielle, et la perception que l'on a d'elle va alors peu à peu évoluer, en même temps que se tisse son étrange relation avec Anna.

Et apparaît une autre facette de la personnalité de Gabrielle : la voisine... Là, il manque le son, car il faudrait que vous entendiez l'intonation qui va avec ce mot de voisine... Qu'on habite en maison individuelle ou en collectivité, nous avons tous connu des voisins merveilleux, et d'autres qu'on a eu envie de vouer aux gémonies.

Et force est de reconnaître que Gabrielle va vite s'avérer appartenir à la catégorie des voisins envahissants... Plus tôt, j'ai parlé de "fouineur", et c'est vrai qu'il y a de cela : Gabrielle cherche par tous les moyens à sa disposition à s'imposer dans la vie d'Anna, et franchement, à mes yeux, c'est carrément insupportable.

Tout le roman repose sur ce travail de sape que mène Gabrielle auprès de sa jeune et mystérieuse voisine. Une entreprise enrobée de toute la bienveillance qui peut émaner d'une gentille vieille dame, servie par les meilleurs intentions du monde, qui deviennent bien souvent les pires... Oui, on entre en empathie avec Gabrielle, mais jusqu'à une certaine limite.

Il serait facile de détester cordialement Gabrielle. Mais, elle est à la fois ce personnage qu'on a envie d'envoyer bouler, et cette femme seule, qu'on ne veut pas envoyer bouler. Jusqu'à quel point a-t-elle conscience de cette dualité ? Jusqu'à quel point en joue-t-elle ? Là, ce sera à chaque lecteur de se faire sa propre idée...

Au fil de ses romans, Catherine Locandro aime décortiquer les relations humaines, mettre en scène des situations ambiguës, des secrets et des non-dits tenaces, des personnages sur la brèche, peinant à trouver la voie vers le bonheur. Mais, j'ai trouvé que Gabrielle était sans doute le personnage le plus ambivalent des quatre livres que j'ai lus de cette romancière.

Et je m'en suis un peu voulu, d'ailleurs, de sortir de cette histoire avec, chevillé à l'esprit, une espèce de ressentiment envers cette femme. Mais lisez "Des coeurs ordinaires", et vous comprendrez sans doute ce qui suscite chez moi ce malaise quand je pense à Gabrielle. Et c'est aussi ce qui fait d'elle un personnage mémorable, touchant à sa manière, mais horripilant...

On retrouve dans "Des coeurs ordinaires" la finesse de Catherine Locandro, qui ne se contente jamais de personnages ou de situations noirs ou blancs, mais qui se déclinent en une vaste gamme de gris. Des sentiments complexes et des relations à l'autre difficiles. Une société qui crée aussi ces situations précaires, instables.

Lorsqu'on referme le livre, qu'on appréhende la situation de ces deux femmes dans leur ensemble, à la fois individuellement et l'une par rapport à l'autre, il est difficile d'avoir un avis tranché au sujet de Gabrielle comme à celui d'Anna. De ne pas être touché par l'une comme par l'autre, malgré... Malgré ce que vous apprendrez d'elle (et certains, d'ailleurs, n'auront peut-être pas ces impressions, après tout).

Tout cela peut vous sembler un peu cryptique, je m'en excuse, mais la mécanique mise en place par Catherine Locandro nécessite de prendre bien des précautions. On n'est pas dans un polar, on flirte à la rigueur avec le roman noir, mais ce sont d'abord les histoires de deux êtres humains, avec leurs failles, avec leurs solitudes respectives...

Il y aurait encore bien des choses à dire, au-delà des deux personnages féminins, au-delà de leurs caractères, de leurs situations. Parler de l'homme de ce roman, ou plutôt des hommes. Un homme dans la vie de chacune de ces femmes, et puis un autre homme, pas du tout comme vous l'imaginez, je vous assure, qui va prendre une place assez importante dans l'histoire, vous le verrez (et dès l'exergue)...

Oui, il y aurait encore beaucoup à dire, avec le risque d'aller trop loin. Alors, restons-en là. Reste un dernier point à aborder, pourtant. Vous le savez, j'aime bien finir mes billets en musique, parce que le choix des morceaux qu'on trouve dans les livres n'est jamais tout à fait anodin. Ici, c'est encore plus évident que dans d'autres textes.

Et pourtant, je ne partagerai pas avec vous cette chanson, évoquée dans la dernière partie de "Des coeurs ordinaires". Non, mais je vous encourage vivement, surtout si ce n'est pas forcément votre habitude, à écouter la chanson de Barbara que cite Catherine Locandro. Parce qu'elle est magnifique, mais pas seulement. Parce qu'elle bouscule, interroge et dérange, aussi.

Parce qu'elle serait une parfaite conclusion à ce billet, qui aborde des questions sérieuses, délicates sans juger (comme je l'ai peut-être d'ailleurs trop fait au sujet de Gabrielle, je fais mon mea culpa), simplement en mettant en évidence ces déviations qu'il nous arrive tous de prendre et nous éloigne de la norme.

Qui font de nous tous, à certains moments, des êtres qui sortent de l'ordinaire...

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