jeudi 13 octobre 2011

"J'aperçois toute la généreuse imposture, les mails, c'était vous" (d'après Cyrano de Bergerac, Acte V, scène 5)

On ne perd jamais vraiment de vue les auteurs qui nous plaisent. Mais quelquefois, on laisse passer du temps avant de revenir vers eux. C'est un peu ce qui m'est arrivé avec Bessora, découverte avec "53cm" et "Pétroléum", et dont je viens de retrouver le style, fait de douceur, de candeur et d'une ironie féroce. Voilà que j'apprends récemment que Bessora publie un nouveau roman qui est une relecture d'un classique parmi les classiques, mon livre de chevet à moi, "Cyrano de Bergerac" himself... Ce nouveau roman s'appelle "Cyr@no et vient de paraître chez Belfond, en grand format.


Couverture Cyr@no


L'héroïne de ce livre s'appelle Roxane. Sa mère voulait l'appeler Cyrano, mais l'officier d'état civil a refusé. Dommage, car Roxane, avec son physique androgyne et son nez un peu long, rappelle en effet plus le personnage de Rostand que sa cousine bien-aimée. Roxane est devenue comédienne presque à contre-coeur et, disons-le tout net, sa carrière n'a jamais décollé et aura bien du mal à dépasser le stade des pubs à la télé et des théâtres de campagne.

Mais Roxane s'en fout, car la seule lune qu'elle aimerait atteindre, c'est l'amour. Elle est comme ça, Roxane, très fleur bleue, et elle croit encore au Prince Charmant. Mais, en l'attendant, dans sa solitude, elle s'est créée un double, un jumeau imaginaire, une Cyrano féminine, sorte de Jiminy Cricket avec lequel Roxane entretient une abondante conversation intérieure. Un alter ego à la fois attentionné et véhément, drôle et bonne conseillère, mais usant aussi d'un langage fleuri, flirtant volontiers avec la langue de vipère...

Et puis, un jour, le Prince Charmant est là ! Et, croyez-le si vous voulez, il s'appelle Christian et porte un nom à particule et à rallonge... Que le Destin peut se montrer facétieux, parfois ! Ils se sont rencontrés au théâtre, ils se sont donné rencard, il est venu la chercher sur sa fidèle moto et l'a emmenée chez lui. Roxane est sous le charme de ce père divorcé, peintre daltonien, peut-être un brin loser, comme elle, mais extrêmement attachant et chaud comme la braise...

Leur première nuit laisse la jeune femme pantelante, amoureuse, éperdue. Cyrano, elle, est plus cironspecte, sans doute par nature. Quant à Christian, il n'a manifestement pas ressenti les mêmes choses : quelques jours plus tard, il rompt par mail, comme il le fait avec chacune de ses conquêtes. Car, s'il est un homme à femmes, un don juan, Christian est aussi toujours amoureux de son épouse dont il est séparé et aucune des femmes qu'il séduit ne parvient à lui faire oublier cette rupture, Roxane encore moins que les autres.

Sauf que Roxane, elle, a Christian dans la peau. Alors, après un brain-storming avec Cyrano, elle décide de défier l'impudent Christian sur son terrain, celui de la séduction. Et comme on n'est plus au XVIIème siècle mais au XXIème, c'est sur internet, et non grâce à des lettres enflammées, que Roxane/Cyrano compte bien séduire son homme.

Elle retrouve la trace du séducteur sur un site de rencontre. Là, Roxane et Cyrano concoctent un profil idéal auquel Christian ne saura résister, elles en sont sûres. Un avatar baptisé... Cyr@ano. Commence alors un jeu de séduction à distance où Roxane se heurte quand même à une difficulté : comment séduire Christian sans que jamais il ne puisse se rendre compte que, derrière Cyr@no, se cache Roxane ?

Je ne vous en dis pas plus, d'autant que l'écriture de Bessora, prose très peu orthodoxe, sorte de langage théâtral un peu précieux et grandiloquent, vient rehausser  la saveur de ce roman plein d'espièglerie et d'un féminisme de bon aloi.

La manière qu'a Bessora de mêler à son récit la vie du véritable Savinien de Cyrano, ses lubies (la lune), ses problèmes (son homosexualité supposée, les pillage dont son oeuvre a été victime de la part d'un certain Molière), mais aussi le personnage imaginé par Rostand, ses fameuses tirades et sa personnalité à la fois pleine de timidité et totalement extravertie, et enfin quelques clins d'oeil au théâtre classique contemporain du sieur de Bergerac est très réussie et souvent très drôle.

Mais "Cyr@no" est aussi un livre sur l'incommunicabilité de nos sociétés modernes et sur nos comportements amoureux qui ont décidément beaucoup perdu des aspects chevaleresques d'antan... Chez Rostand, Christian, beau mais sot, a recours à la plume de Cyrano, laid et timide, mais tellement inspiré par le noble sentiment qu'il éprouve, pour séduire Roxane. Celle-ci tombe effectivement sous le charme des mots de Cyrano qu'elle attribue à Christian, avant de découvrir, trop tard, à la fin du dernier acte, ce qu'elle qualifie de "généreuse imposture". Tout le romantisme de la pièce tenant à cette capacité de Cyrano de s'effacer et de vivre son amour par lettres interposées.

Chez Bessora, l'amour est d'abord bien peu romantique. "Cyr@no" est un livre qui n'hésite pas à proposer des scènes d'un érotisme torride, un vocabulaire parfois cru, mais où le sentiment, finalement, devient l'enjeu d'un duel où, à la fin de l'envoi d'un mail, l'un ou l'autre sera touché, soit par la flèche de Cupidon, soit par un horion blessant profondément son orgueil.

Bessora mélange tous les rôles que l'on connaît : c'est Roxane l'amoureuse, Christian, l'être aimé et Cyr@no devient l'avatar, là où Cyrano utilisait un autre personnage (Christian) pour se cacher derrière lui. Toujours est-il que, derrière ce jeu de chaises musicales, il y a une impossibilité de montrer ouvertement ses sentiments à l'autre, une peur de se faire rembarrer, une timidité qui contraste avec la facilité actuelle à entamer une relation par la partie qui, il y a longtemps, longtemps, la concluait : le sexe. Tout semble avoir été mis sens dessus dessous et il paraît bien plus aisé de connaître la félicité physique que l'accomplissement amoureux.

Là où le Cyrano de Rostand se met à nu dans ses lettres, se livre entièrement, la Roxane de Bessora se cache, simule, se réinvente pour devenir parfaite. Comme si la séduction ne pouvait passer que par le paraître, que par les cases que l'on coche ou pas, que l'on remplit ou pas, sur un profil virtuel. Le Christian de Bessora va être séduit par ce personnage qui n'existe pas, créé de toutes pièces, expression de cette virtualité qui s'immisce dans toute notre société moderne informatique.

Roxane, celle de Rostand, elle aussi avait été abusée, tombant amoureuse non de Christian, mais des mots de Cyrano, un Cyrano qui, lui, existait bel et bien, malgré sa discrétion, son introversion. Et elle réalise sa méprise, trop tard, c'est vrai, mais comprend qu'elle avait son idéal amoureux tout près d'elle, là où le Christian de Bessora est séduit par des 0 et des 1, par une femme qui n'a aucune existence ni physique, ni intellectuelle. Troublant...

Et Bessora ne laisse rien au hasard : sa Roxane est comédienne et, finalement, s'épanouit le mieux dans ce rôle qu'elle s'est conçu sur mesure, celui de cette femme idéale à laquelle Christian ne pourra résister. Mais saura-t-elle un jour s'imposer à Christian ou devra-t-elle sempiternellement incarner cette Cyr@no factice ?

Autre donnée importante : son Christian est peintre, plutôt doué, semble-t-il, même s'il ne s'en rend absolument pas compte (au contraire du Christian de Rostand qui se sait dépourvu d'esprit et qui l'est effectivement). Qui de mieux qu'un peintre pour fixer sur la toile l'image de cette femme idéale rencontrée sur la Toile, mais qui lui reste physiquement abstraite ?

D'autant que la première rencontre entre Roxane et Christian avait connu elle aussi un dénouement... pictural. Une scène magnifique, pleine de tendresse autant que d'érotisme au cours de laquelle la jeune femme qui s'est dénudée pour lui demande à Christian de peindre sa nudité pour la cacher...

Paradoxe, vous avez dit paradoxe ? Oui, sans doute, car est résumé dans ce roman plein d'ironie et fantaisie, le paradoxe de notre société d'hyper-communication au sein de laquelle nous ne savons finalement plus du tout communiquer entre nous.

Nous avons besoin de nous cacher pour cela, et moi le premier, bien planqué derrière mon écran, mon clavier, mon anonymat, mon avatar, etc, toutes les couches d'un mille-feuilles de vigne dont nous croyons pudiquement nous voiler alors que ce que nous faisons n'a jamais été aussi impudique...

Mais je vais vous laisser vous faire votre propre idée de ce roman atypique par sa légèreté de ton (ce qui ne veut pas dire que ce qui y est dit est léger, attention !). En espérant que mon billet ne vous aura pas semblé plus long que le nez de Cyrano ou que la tirade par laquelle Rostand rendit hommage à ce glorieux tarin !


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