mardi 26 février 2013

"J'ai vu des démocraties intervenir contre à peu près tout, sauf contre les fascismes" (André Malraux).

1936, encore. Mais plus dans l'Allemagne nazie, direction l'Espagne déchirée par une guerre civile sanglante. D'où le choix de ce titre, extrait de "l'Espoir", d'André Malraux, roman proche du livre dont nous allons parler par bien des points. Mais, "Dès lors, ce fut le feu", roman de Philippe Pivion, publié en grand format par le Cherche-Midi, n'est pas simplement un roman sur la guerre et ses horreurs, c'est aussi un très intéressant livre sur les questions diplomatiques qui se sont posées en Europe et même bien au-delà du Vieux Continent, par cette guerre civile qui va prendre des allures de préludes au conflit mondiale qui débuter quelques années plus tard... Nous voilà devant un véritable roman historique où la fiction s'infiltre dans la réalité, où les personnages imaginés par l'auteur côtoient ceux qui ont laissé leurs traces dans l'Histoire.


Couverture Dès lors, ce fut le feu


1936, l'Espagne s'enfonce dans une terrible guerre civile. Une phalange de militaires s'est soulevée contre le verdict des urnes qui a porté la gauche républicaine au pouvoir. A leur tête, le général Mola, qui organise un coup d'Etat en cet été 1936. Mais il est contesté et déjà, d'autres figures, comme Franco, entendent aller encore plus loin, tandis que le pouvoir légitime, ainsi contesté, doit se défendre. Et pour cela, la gauche espagnole va, malgré la volonté des démocraties européennes, de ne pas intervenir dans le conflit, recevoir le soutien de milliers de militants défendant les idées de gauche et, particulièrement, communistes, qu'on va appeler les Brigades Internationales. Voilà pour le contexte historique.

En France, en cet été où certains découvrent pour la première fois les joies des congés payés, les milieux d'extrême-droite observent avec attention la situation espagnole. Et, puisque le PCF fait campagne pour envoyer des hommes au sein des Brigades Internationales, certains responsables des groupes d'extrême-droite, Croix-de-Feu, Cagoule et autres, se disent qu'il pourraient être bon d'en faire de même.

Mais, pas de la même manière. Pas en alimentant des troupes soutenant ouvertement les milices rebelles de Franco, mais en embrayant sur l'envoi d'hommes aux côtés des Républicains. L'idée est simple : faire recruter dans les Brigades Internationales des militants d'extrême-droite infiltrés dont la mission serait de leur mettre des bâtons dans les roues, par le sabotage, l'élimination discrète de Brigadistes, etc.

Le général Edmond Duseigneur est l'un des cerveaux de ce plan. Membre de la Cagoule, il recherche de jeunes militants capables de jouer ce rôle d'agents doubles, avec le risque de devoir combattre son propre camp, une fois sur le terrain. Parmi les candidats parfaits, aux yeux du général, le jeune Victor de l'Espaing, pas encore 20 ans, fils d'un de ses amis de longue date. Victor a grandi dans une famille catholique, conservatrice, et nourri aux principes de Charles Maurras, dans l'espoir de voir un jour la France redevenir une monarchie.

Idéaliste à sa manière, étudiant pas du tout porté sur l'action, finalement, assez naïf, n'ayant pas connu autre chose du monde que ce qu'on a bien voulu lui montrer dans sa famille, il va accepter de relever le gant par orgueil, pour ne pas décevoir son père et l'ami de celui-ci, et se lancer dans une aventure qui va le changer radicalement en à peine quelques mois.

"Devenu" ouvrier, il se rapproche de la CGT qui recrute de nouveaux volontaires à envoyer en Espagne dans ses meetings. Avec lui, Eugène Trampon, un bagarreur, une brute aux idées bien courtes, qui, lui aussi, part pour semer le désordre et la mort dans les rangs pro-républicains. L'alliance de la carpe et du lapin, ces deux-là... Avant même de partir, les deux hommes rencontrent de vrais militants communistes avec qui ils se forcent à sympathiser.

Parmi eux, Dolorès. Comme son nom (et son accent) l'indiquent, elle est espagnole. Elle vit à la colle avec un des responsables de la CGT, un certain Gabillon, que ses fonctions empêchent de rejoindre les Brigades. Elle, en revanche, entend bien aller sur le terrain défendre son pays en danger de tomber dans l'escarcelle fasciste. Mais, comme les femmes ne peuvent être combattantes, c'est en tant que soignante qu'elle ira là-bas. Oh, son expérience en la matière consiste en une simple formation aux premiers secours en entreprise, mais, à la guerre comme à la guerre, elle saura bien devenir une infirmière sur le tas, pense-t-elle...

Entre Dolorès et Victor, le courant passe tout de suite. Trop bien, même, instillant quelques doutes dans l'esprit du jeune homme sur le bien-fondé de sa mission. Les gens qui l'accompagnent en Espagne ne ressemblent pas à ces bolcheviks au couteau entre les dents qu'on s'évertue dans son milieu très bourgeois à lui décrire. Ce sont des jeunes gens, comme lui, avec un idéal, comme lui. C'est juste cet idéal qui change.

Sous le charme de Dolorès, mais n'osant pas aller plus loin, de peur de perdre de vue ses priorités idéologiques, Victor arrive en Espagne et, après une formation militaire aussi brève que rudimentaire, il se retrouve bientôt confronté au feu. Car la situation n'est pas bonne, côté républicain. Les Franquistes, soutenus ouvertement par l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste quand les Républicains n'obtiennent rien, malgré les accords passés, des démocraties occidentales, le France en tête...

Cette guerre d'une violence inouïe, sans merci, ressemblant fort à la guerre de tranchée, si l'on excepte les bombardements aériens, émanant le plus souvent du camp fasciste, malgré des démentis farouches, va forger le caractère du gamin, propulsé rapidement à la tête d'un groupe d'hommes. Déchiré entre sa mission première et ces nouvelles responsabilités, entre les idées profondément ancrées en lui qui lui soufflent de jouer les traîtres, sa peur de tuer des amis en tirant sur le camp adverse qui est en fait le sien et ses amitiés nouvelles qui le font douter de son engagement premier, il va devoir composer, sans forcément choisir...

Des doutes renforcés par certaines découvertes troublantes. Par exemple, ces Marocains qui chargent du côté franquiste... Comment interpréter cela, lorsqu'on a été élevé dans un racisme ordinaire de bon aloi qui laisse à penser que seul l'homme blanc est évolué et que les autres races sont plus proches de l'animalité que de l'humanité ? Et pourtant, ces Marocains se dévouent et se font tuer pour les même idées que celles que Victor est censé défendre... Alors, que penser, que croire ?

Le jeune homme, tout à ses réflexions, va ainsi multiplier les dangers qui le menacent. Car il y a bien sûr les combats, terribles, acharnés, meurtriers, mais aussi les risques d'être découvert comme traître par les Républicains, alors que les opérations de sabotage commencent, mais aussi par certains supérieurs également infiltrés, comme le sinistre Henri Dupré, qui commence à le regarder comme un tiède, un maillon faible...

Et puis, il y a Dolorès, pour qui il ressent un fort désir partagé, sans oublier Karl, un communiste originaire d'Allemagne, anti-nazi de la première heure, ancien combattant de 14-18, une force de la nature qui va devenir l'ami de Victor. Au point de se protéger, de se sauver l'un l'autre, comme si la lutte des classes n'avait jamais existé...

Je laisse là Victor pour m'intéresser maintenant à l'autre partie du roman de Philippe Pivion, celle que je trouve la plus intéressante. Pas parce que l'autre est ennuyeuse, non, mais parce qu'elle relève de mécaniques romanesques assez classiques, la rédemption, le changement dans l'adversité, le coup de foudre, etc. Les scènes de combat sont remarquables et très prenantes, l'intrigue autour de l'éventuelle trahison de Victor, dans un sens ou dans l'autre bien menée.

Mais, si j'ai préféré l'autre facette du roman de Philippe Pivion, c'est parce qu'on sort de la simple fiction historique pour entrer de plain-pied dans l'Histoire, et pas dans ce qu'elle a de plus reluisant... Je le rappelle, le mot d'ordre, en 1936, des démocraties occidentales, Grande-Bretagne, Etats-Unis et, sans doute plus choquant encore, la France du Front Populaire, c'est non-intervention. Surtout, on ne se mêle pas de cette guerre civile qui déchire l'Espagne...

Possible, mais est-ce aussi simple ? Quand une faction militaire veut renverser par les armes un gouvernement légitimement élu, ce qu'on appelle de nos jours le droit d'ingérence ne devient-il pas une obligation ? Quand un camp, celui des Franquistes, est ravitaillé, armé et soutenu militairement par l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste, peut-on encore parler seulement d'une guerre civile ?

Le pire, dans ce que nous décrit Pivion, documentation dense à la clé, c'est que ces démocraties bien propres sur elles et refusant de se salir les mains, semblent miser sur la victoire des Franquistes, dans un cynisme terrifiant. Plus encore, avec le recul que l'on a sur les faits désormais. Car, n'assiste-t-on pas en Espagne au préambule du conflit mondial qui va suivre ? Et, dans ces démarches diplomatiques douteuses, à une sorte Munich avant Munich ?

Pour nous expliquer cela, Pivion nous propose de suivre, en parallèle avec l'histoire de Victor de l'Espaing, celle d'Etienne Frottier. Jeune diplomate, proche des idées communistes, le voici désigné par le Quai d'Orsay et son secrétaire général Alexis Léger, sorte de ministre bis, plénipotentiaire à Madrid. Il faut dire que l'ambassade de France dans la capitale espagnole a été désertée par son légitime occupant, l'ambassadeur Jean Herbette ayant choisi, alors que le front se rapproche de Madrid, de s'installer, comme beaucoup d'autres légations internationales, à Saint-Jean-de-Luz.

La confrontation entre Herbette et Frottier est une des charnières de ce roman. Et leurs frictions, très symboliques des hésitations diplomatiques françaises en cette époque troublées, s'expliquent aisément : si Frottier a eu l'occasion de travailler en Allemagne après l'élection de Hitler, et donc de sentir sourdre de ce régime une terrible menace, Herbette, lui, a été dans les années 20, le premier ambassadeur de France en URSS, poste dont il est revenu farouchement anti-bolchévique...

Mais, lorsque Frottier va à Saint-Jean-de-Luz, il y rencontre les principaux ambassadeurs européens, ainsi que le représentant américain et quelques diplomates sud-américains, tous concernés par la situation d'une Espagne à feu et à sang et qui risque de tomber dans le totalitarisme. Concernés, mais pas d'accord entre eux, évidemment. Si la France brille par une certaine lâcheté, il faut bien le dire, la tendance générale penche tout de même de façon inquiétante vers une double politique où l'on traiterait aussi bien avec le camp républicain qu'avec les Franquistes...

Parmi les diplomates les plus en avant dans ce débat, et les plus fermes concernant un soutien sans équivoque aux Républicains, le consul du Chili, également connu pour ses talents de poète, Ricardo Reyes, alias Pablo Neruda. Un soutien affiché encore plus ouvertement depuis un an, et l'exécution de son ami et modèle, Federico Garcia Lorca. Un soutien qui, peu de temps après sa rencontre avec Frottier, coûtera son poste à Reyes...

Frottier se sent donc plutôt seul et si son devoir de diplomate lui dicte de rester neutre, il ne peut s'empêcher de fulminer devant les bassesses dont il est le témoin. A commencer par une mascarade hallucinante qu'il doit gérer dès son arrivée en Espagne. Un bon nombre d'officiers de l'armée espagnole ont fait défection à Madrid en même temps que Mola et Franco lançaient de leur côté les hostilités. Et, pour échapper à une condamnation pour trahison, ils sont venus se réfugier dans les locaux de l'ambassade française, où ils vivent avec leurs familles, en reclus dans les caves. Mais ils ont aussi envahi le lycée français de la ville...

Au total, 700 personnes qui ne font pas mystère de leurs idées anti-républicaines, que la France se doit de nourrir et de protéger, selon les règles diplomatiques. Mais Frottier n'est pas dupe, il a compris la manoeuvrz : les troupes franquistes avancent rapidement vers Madrid, où un nouveau front s'ouvre. Et, lorsqu'elles seront assez près, nul doute que ceux qui, hier, demandaient asile, seront prompts à rejoindre les leurs pour se lancer dans le combat...

Impuissant face à cette stratégie indigne, Frottier doit gérer tout cela dans la plus grande confusion. Il nourrit ces personnes qui le dégoûtent alors que la population madrilène crève de faim et verse son sang pour empêcher à tout prix les troupes franquistes de prendre la capitale. Et le jeune diplomate idéaliste d'être encore plus désarçonné en constatant que la France, pourtant dirigé par un gouvernement de gauche, a décidé de ne pas honorer les contrats signés avec le gouvernement républicain et visant à lui fournir des armes...

Pardon de la longueur de ce développement, je voulais vraiment que vous puissiez saisir la portée remarquable de ce roman qui s'avère passionnant dans sa dualité. La tension est présente durant toute la partie espagnole du livre, qu'on soit au front ou dans la coulisse diplomatique. Et même si, c'est le propre du roman historique, on sait ce qu'il va advenir, l'apport de la fiction permet de nous tenir en haleine.

Philippe Pivion s'engage dans ce roman, on voit bien la camp qui est le sien, celui des Républicains, mais lui est romancier, et pas diplomate, c'est donc son droit le plus strict. Par ailleurs, son choix se justifie mieux encore puisque, si je connaissais l'histoire de ces Brigades Internationales, j'ignorais complètement les manigances de l'extrême-droite française pour noyauter et entraver ces troupes supplétives.

Reste que l'Espagne est aussi le pays où, en premier, se sont affrontés les deux grands totalitarismes qui vont ensanglanter le XXème siècle. Et, s'il est brièvement question des dissensions au sein du camp républicain entre staliniens, communistes et anarchistes, ce n'est pas le sujet du roman. Malgré tout, je ne suis pas certain, au vu des massacres qui se déroulèrent entre ces factions pourtant a priori alliées, qu'une Espagne républicaine n'ait pas été tout aussi problématique qu'une Espagne franquiste... Entre fascisme et stalinisme, pas de solution idéale...

Mais, parallèlement, Pivion met aussi en lumière les ruptures qui se produisent au sein de l'extrême-droite française et qui ne seront pas sans conséquence. Car, les Croix-de-Feu, nées après la première guerre, favorables aux idées de Maurras, catholiques et monarchistes, sont en train de se faire dépasser sur leur extrême-droite par des groupuscules comme la Cagoule, pour qui Maurras est dépassé et la restauration d'un royaume dans une France redevenue la fille aînée de l'Eglise n'est pas une finalité. Cette extrême-droite-là, qui prend l'avantage à ce moment, regarde les expériences allemandes et italiennes avec beaucoup d'intérêt et verrait bien l'Espagne d'abord puis la France, y compris par une prise du pouvoir violente, suivre cette voie...

En conclusion, comme je le disais plus haut, avec ce roman, on prend bien conscience que cette guerre civile qui n'en a pas été vraiment une, tant elle a mobilisé de troupes et de moyens venus de l'étranger (on voit d'ailleurs, lors d'un passage en Turquie, se nouer des alliances très claires qu'on retrouvera quelques années plus tard), souvent considérée comme un épiphénomène, comme un évènement en marge de la période, a sans doute eu un rôle bien plus important dans ce qui suivra.

Mais, "Dès lors, ce fut le feu" est d'abord un roman épique, guerrier, plein de bruit et de fureur, de sang aussi, car, à travers Dolorès et son rôle d'infirmière, on ne nous épargne pas les horreurs de la guerre. Pivion n'est sans doute pas Hemingway, mais il rend l'atmosphère de cette guerre avec énergie et efficacité et sait lui donner une vraie couleur espagnole dans le décor qu'il instaure. Il ne ménage pas ses personnages et l'on serait curieux de savoir quel sera le destin de ces créatures de fiction une fois sorties de ce tourbillon pour se retrouver projetées bientôt dans d'autres évènements tout aussi dramatiques...


2 commentaires:

  1. Je suis d'accord avec tout ça : c'est un très bon roman, dont on a trop peu entendu parler, noyé dans les parutions de la rentrée littéraire, et qui met en scène intelligemment les conflits internationaux qui se sont noués dans ce pays. La position de la France n'est pas glorieuse, elle ne le sera jamais, elle sera même honteuse au moment de la Retirada...

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  2. C'est pour cela que j'insiste sur la partie diplomatique, la guerre, on le sait, est un contexte parfait pour une fiction, où qu'elle se déroule, mais, par rapport à Malraux ou Hemingway qui ont raconté leur expérience propre de la guerre d'Espagne, le recul offert par les décennies permet aussi de montrer ces aspects effectivement peu glorieux, comme ces manigances au plus haut de l'Etat français et qui, finalement, aboutiront à la chute de notre propre République.

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