mercredi 23 octobre 2013

"Je suis (...) un petit mathématicien qui construit des machines éphémères ! Personne ne me fait confiance pour des projets d'envergure".

Décidément, les génies m'inspirent, ces derniers temps. Enfin, ils inspirent d'abord les romanciers, et ensuite, cela aiguise ma curiosité. Nouvel exemple avec un nom qui parlera aux spécialistes mais qui, je pense, est loin d'être connu du grand public. Et pourtant, figurez-vous que si j'ai pu écrire ce billet et si vous pouvez le lire, c'est en grande partie grâce à lui. On le dit inventeur de l'informatique, mais, Alan Turing, l'homme dont nous allons parler, a également eu un rôle-clé, longtemps resté secret, pendant la IIème Guerre Mondiale et il est mort dans des conditions assez étranges, dans l'anonymat, incompris de ses pairs. Dans "la pomme d'Alan Turing" (aux éditions Héloïse d'Ormesson), Philippe Langenieux-Villard nous retrace, en la romançant, la courte existence d'un homme plein de paradoxes, de surprises, d'arrogance et d'intuition. Une vie romanesque d'un personnage à contre-courant permanent et qui aura sans doute eu raison trop tôt pour être pris au sérieux.





Le matin du 8 juin 1954, à Manchester, trois policiers sonnent à la porte d'Ethel Turing. Ils viennent lui apprendre une terrible nouvelle : son fils Alan a été découvert sans vie dans son appartement. L'homme, à quelques jours de son 42ème anniversaire, s'est semble-t-il suicidé par empoisonnement... Sa mère tombe des nues, et ce n'est que la première des informations concernant la vie de son fils qui vont la surprendre...

Car Alan Turing n'est pas n'importe qui. Etudiant brillant de Cambridge, ayant manifesté très tôt des qualités pour les mathématiques et les matières scientifiques, il a eu un destin hors du commun, entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, où, à Princeton, il sera pour le fameux professeur John von Neumann, un des élèves les plus doués à être passé dans cette prestigieuse université.

Doté d'un caractère bien trempé, n'hésitant pas à contredire ses professeurs et même, à lancer de véritables controverses avec eux, il a très vite montré son indépendance d'esprit et un côté, j'allais écrire rebelle, c'est peut-être un peu fort, anticonformiste qui le suivra tout au long de sa vie. Rarement pris au sérieux, faisant souvent l'unanimité contre lui quand ses théories étaient loin d'être farfelues, il sera toujours un garçon très solitaire.

Son caractère s'affiche aussi dans ses idées citoyennes et politiques : très tôt dans les années 30, il s'oriente vers le socialisme et surtout le pacifisme. Une position qui ne le quittera jamais. Pourtant, quand la guerre éclate, il va choisir de rentrer en Angleterre plutôt que de rester aux Etats-Unis, loin des bombardements qui frappent Londres. Et il va choisir de s'engager aux côtés de ces militaires qu'il détestent tant.

Il ne sera pas soldat, n'exagérons pas, non, il sera un civil mettant ses connaissances et son intuition mathématique au service de son pays. Il va, dans un scepticisme général, développer une incroyable machine capable de décrypter les messages secrets allemands, encodés par la fameuse machine Enigma. En quelques mois, et dans la clandestinité, Alan Turing va contribuer à un des tournants du conflit mondial, permettant aux Alliés d'anticiper les mouvements et les attaques nazies.

Mais, d'une part, il ne va rien pouvoir retirer de cette expérience scientifique fantastique, car tout est classé top-secret et doit le rester une fois la guerre terminée ; et, d'autre part, la façon dont les militaires vont gérer sa découverte vont se heurter avec ses convictions humanistes... Comment peut-on sciemment laisser mourir des êtres humains en laissant se produire des attaques pour ne pas mettre la puce à l'oreille de l'ennemi en contrecarrant tous leurs plans systématiquement...

Après la guerre, il continuera sa carrière scientifique avec de nouveaux éclats, de nouvelles polémiques, de nouvelles controverses contre l'establishment scientifique britannique, ensuqué et réfractaire aux idées modernistes, disons les choses clairement. Desservi par son arrogance, par un sens de la communication parfois défaillant, il va peiner à convaincre...

Et pourtant, il a une intuition absolument géniale que nous, 60 ans plus tard, pouvons juger aisément : Alan Turing était certain qu'il était possible de fabriquer une machine à la puissance de calcul exceptionnelle. On l'accuse de vouloir remplacer le cerveau humain, on le raille, personne ne le soutient véritablement, ses recherches, pourtant extraordinairement en avance, seront mises sous le boisseau...

Voilà ce que l'on peut dire des épisodes de la vie professionnelle d'Alan Turing que Philippe Langenieux-Villard relate. Je le dis d'ores et déjà, on est dans une biographie romanesque, pas dans un essai scientifique, ne vous attendez pas à de longs développements scientifiques, ce n'est pas le sujet. Mais, l'auteur choisit aussi de nous raconter l'homme qu'était Turing.

Un vrai sportif, capable de pratiquer la course sportive à un très haut niveau, au point de penser un temps participer à des Jeux Olympiques après-guerre ! Un homme qui montre que l'expression "un esprit sain dans un corps sain" n'en est pas qu'une image. Seul un accident stupide mettra fin à cette activité sportive qu'il n'a jamais laissée tomber même aux moments les plus actifs de sa vie scientifique.

Un solitaire. Par choix et par la force des choses. Il y a dans la personnalité de Turing cette évidence qu'il a un destin. Vu par les autres, cela donne une forme d'arrogance qui l'exclut des relations sociales classiques. Et puis, il va s'en exclure lui-même. Aussi bizarrement qu'il puisse paraître, alors que je viens d'évoquer sa riche vie sportive, Turing a toujours vécu en marge de ses campus et, plus tard, des grands circuits de la vie scientifique américaine comme britannique.

Sans oublier l'élément décisif : son homosexualité. Une orientation qui mène en prison, dans l'Angleterre dans laquelle vit Turing. Pourtant, jamais, il ne se cachera, la vivant comme toujours, en insatisfait, en solitaire, multipliant les liaisons sans jamais réussir à construire quoi que ce soit. Cet aspect de sa vie, si important pour lui, restera dans l'ombre jusqu'aux dernières années de sa vie et les soucis qui en découleront arriveront quasiment par hasard...

Je n'en dis pas plus, j'entends déjà les sirènes annonçant que j'ai trop développé, que j'ai trop donné d'informations, etc. Et pourtant, croyez-moi, même si le roman n'est pas très épais, il y a encore énormément de choses à découvrir, sur quasiment l'ensemble des sujets évoqués ci-dessus. Une partie alimentée par nombres de citations tirées d'un cahier vert où Turing consignait, semble-t-il, beaucoup de choses sur sa vie, son ressenti, ses états d'âme...

Une partie également très bien documentée, qui colle à la biographie d'Alan Turing. Mais, pour bien marquer qu'il s'agit aussi d'un roman, il alterne avec le récit dont Turing lui-même est le personnage central (chapitres racontés à la troisième personne du singulier), une autre série de chapitres mettant en scène Ethel Turing, sa mère, après l'annonce de la mort d'Alan.

Ces chapitres-là sont à la première personne du singulier, Ethel, bouleversée, on le serait à moins, nous raconte son Alan, mais prend soudain conscience qu'elle en savait bien peu sur lui... Se succèdent auprès d'elle, dans ces moments difficiles, un grand nombre de personnes ayant côtoyé et connu Alan Turing et chacun y va de ses souvenirs.

C'est par ce biais qu'Ethel Turing va se rendre compte que son enfant était un mathématicien de génie, sujet qui la dépasse, comme bon nombre d'entre nous, j'imagine. Difficile, sans recul ni connaissances adéquates, de se rendre compte de l'envergure d'Alan, malgré l'incompréhension qui lui a collé à la peau sa vie durant. Mais elle va en apprendre sur la vie de son fils, découvrir son homosexualité et bien d'autres choses.

Cette alternance permet au lecteur de découvrir les différentes phases de la vie d'Alan Turing en illustration de ce qu'on vient raconter à Ethel. Comme un jeu de miroirs. Et, dans le même temps, de mesurer la richesse de cette courte existence, sa portée dans l'histoire scientifique et, sans doute, dans nos vies quotidiennes contemporaines, tant ses intuitions sur ce que nous appelons l'informatique se sont avérées, malgré le scepticisme général de son époque à ce sujet.

Avec ce paradoxe, encore une fois : alors que Turing a toujours eu cette réputation d'arrogance, de vantard, presque, on découvre qu'il a su garder nombre de secrets sur lui et son travail, y compris auprès de ses proches. Quant au grand public, je parle de l'opinion britannique, si elle a beaucoup entendu Turing sur les ondes de la BBC à la fin des années 40 et au début des années 50, force est de reconnaître qu'elle l'a vite oubliée, et ses idées futuristes ou excentriques, selon les points de vue, avec...

Et puis, il reste ce point qui ne manquera pas de faire débat et de diviser... Ce point, c'est la fameuse pomme. Oui, celle du titre du livre. Cette pomme qui a suscité tant de rumeurs, de légendes, de croyances, même. Cette pomme qui, disaient certains, avait inspiré les deux Steve, Jobs et Wozniak, quand ils ont créé leur société d'informatique, appelée à devenir l'un des cadors du marché...

Apple... La pomme... Macintosh, leur plus célèbre produit, qui est aussi une variété de pommes...

Il n'en a pas fallu plus pour que naisse le mythe, Jobs et Wozniak ont rendu hommage à Alan Turing, pionnier de l'informatique, modèle et précurseur. L'hommage irait même jusqu'au logo de la marque : une pomme croquée, aux couleurs de l'arc-en-ciel, allusions au suicide de Turing et à son homosexualité, disent encore certains observateurs attentifs.

En soi, l'histoire est belle, parfaitement orchestrée... Mais fausse. Oh, rassurez-vous, j'avais aussi entendu parler de cette histoire et je la trouvais cohérente, donc vraie. Oui, je fais aussi des raccourcis, parfois. Et puis, voilà qu'en lisant ce livre, en creusant un peu et en discutant ça-et-là, je découvre qu'il s'agit vraiment d'une légende urbaine, d'une idée sans fondement réel.

Faire de Turing le personnage central d'un roman consacré à la vie de ce mathématicien ne pouvait se faire sans parler de cette histoire. Car, même si ce n'est pas vrai, cela montre tout de même l'empreinte que Turing a pu laisser auprès des spécialistes de l'informatique. Bien loin de l'oubli qui entoure cet homme et son travail depuis des décennies.

Alors, Philippe Langenieux-Villard se prend au jeu, il a la licence romanesque pour lui. Et il intègre cette lecture de la symbolique Apple dans son livre, en début et en fin d'ouvrage. Je ne vais pas vous expliquer comment, vous verrez, j'ai trouvé cela assez fin, même s'il concourt à accréditer la légende de la pomme comme hommage à Turing.

Les puristes seront agacés, voueront Langenieux-Villard aux gémonies, remettront en cause tout le livre (qui est, je le dis et redis, une fiction avant d'être une biographie)... Moi, je vais le défendre en essayant d'interpréter cette utilisation de la légende : créer une filiation, doubler l'hommage à Turing d'un hommage à Jobs, comme deux grands innovateurs, deux grands génies de leurs temps (là encore, j'entends déjà des remarques fuser, mais ce n'est pas le sujet !).

Au final, que vous soyez un connaisseur du travail de Turing ou que vous ignoriez tout de lui, je vous conseillerais la lecture de "la pomme d'Alant Turing", de Philippe Langenieux-Villard. Parce qu'on y découvre un homme attachant, parfois fort agaçant aussi, ne le nions pas, un homme qui n'a peut-être pas su convaincre son époque de la justesse et de l'avant-gardisme de ses idées, qui n'a pas su les concrétiser à temps pour rabattre bien des caquets mais à qui l'avenir aura donné raison, avec brio.

Et puis, c'est un vrai personnage de romans, grande gueule et introverti, arrogant mais secret, séducteur et discret, génial mais impossible à suivre dans ses raisonnements, intello mais sportif (oui, c'est caricatural, ou pas...), et la liste pourrait s'allonger encore... La guerre, la science en mouvement, les découvertes fondamentales, tout ça a de quoi fasciner, sans oublier le danger et une fin de vie dramatique.

Ce roman est un très bon moyen d'entrer tranquillement dans l'univers de ce génie méconnu qu'est Alan Turing, avant, si l'envie vous en prend, de vous lancer dans une étude approfondie de l'homme et de son oeuvre, les biographies existent, et Langenieux-Villard lui-même en recommande d'ailleurs plusieurs dans sa page de remerciements, en fin de livre.

Enfin, je vous le dis, il reste beaucoup à découvrir, je suis resté évasif, quoi que vous pensiez de ce billet, sur la plupart des sujets abordés. Même sur la pomme, je ne me suis pas attardé, volontairement. En allant sur internet, vous trouverez des explications à ce fruit, mais sachez qu'il y a quelque chose de très particulier dans l'histoire de cette pomme. Cela peut sembler anecdotique, moi j'y vois encore matière à évoquer les paradoxes du Turing.

Alors, il vous tente, ce portrait d'un génie méprisé, d'un héros discret, d'un pacifiste salué par les militaires, d'un inconnu à qui nous devons tant ?

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