mercredi 9 octobre 2013

Le fantôme du bayou.

Nous poursuivons ce soir un voyage dans les premières années du XVIIIème siècle entamé à Seyne-les-Alpes autour d'une série de meurtres rappelant étrangement les contes de Perrault... Mais, pour sa deuxième enquête en tant que héros de roman, Guillaume de Lautaret va nous emmener bien loin des montagnes alpines, de l'autre côté de l'océan dans une région encore bien mal connue à cette époque, pleine de dangers et recouverte d'une nature hostile : la Louisiane... Au-delà du polar historique, Jean-Christophe Duchon-Doris nous offre avec "l'embouchure du Mississipy" (lu en poche chez 10/18 mais seulement disponible en grand format chez Julliard) un véritable roman d'aventures, entre Stevenson et Fenimore Cooper... Sans oublier le soupçon de fantastique, avec la présence possible de ce fantôme que j'ai choisi de placer dans le titre de ce billet... L'occasion aussi de mettre une nouvelle fois à l'épreuve le couple que forment le procureur du Roy, Guillaume de Lautaret, et sa promise, Delphine d'Orbelet, toujours aussi prompte à se mettre dans les ennuis...





Après avoir résolu son affaire à Seyne-les-Alpes, Guillaume de Lautaret a quitté la ville pour monter à la capitale y briguer un poste de procureur qui lui semble promis. Delphine d'Orbelet et sa mère ont accompagné le jeune homme, en attendant un mariage imminent. Mais la promotion de Guillaume tarde à venir et, sans celle-ci, impossible de convoler...

Pourtant, c'est un autre événement qui va bousculer la vie des deux tourtereaux, et pas seulement la leur. En effet, Mme d'Orbelet est arrêtée à son domicile. Un ordre qui vient de haut, puisqu'il s'agit d'une lettre de cachet, donc un ordre royal, qui la vise nommément. Connaissant les accointances de Mme d'Orbelet avec les Jansénistes, pas franchement en odeur de sainteté en cette année 1701, on peut se dire que tout cela est logique...

Mais Delphine se moque de la raison, elle est désespérée et veut à tout prix faire sortir sa mère de sa geôle, située dans la sinistre forteresse de la Bastille... Elle se démène pour faire jouer des relations susceptibles de lui venir en aide, tandis que Guillaume, de son côté, fait ce qu'il sait faire le mieux : il enquête. Il espère bien trouver la raison qui a motivé cette lettre de cachet et, ensuite, résoudre ce qui ne peut être qu'un malentendu...

Et c'est peu de dire que les deux futurs époux vont connaître des parcours différents pour arriver à leurs fins. Delphine a pris la direction de Versailles et de la cour du Roi Soleil déclinant. Là, elle va découvrir à ses dépens que la majesté de l'endroit n'exclut pas les instincts les plus vils et qu'une jeune et belle femme comme elle n'y est pas forcément en sécurité...

Guillaume a suivi des informations qui vont le mener dans les bas-fonds de Paris. Au cours d'une filature, il se retrouve pris dans une rixe et sauve trois personnes, dont celle que, justement, il suivait... Or, tout dans cette affaire, ressemble à une embuscade... Pourquoi voulait-on tuer ces hommes ? Qui sont-ils et quel est leur rapport avec l'arrestation de Mme d'Orbelet ?

Deux de ces hommes sont frères, Guillaume le remarque immédiatement. Lorsqu'ils lui parlent, il note également un curieux accent... Il s'agit de Pierre LeMoyne d'Iberville et l'un de ses frères, Louis LeMoyne de Chateauguay... Deux hommes originaires de ce qu'on appelle alors la Nouvelle France. Plus précisément, du Québec, pour ce qui les concerne.

Leur autre compagnon est un prêtre. Un Jésuite, même, qui se présente sous le nom de Paul du Ru... A l'époque, les Jésuites, par leur volonté d'expansion et de pouvoir, sont loin d'être bien vus. Mais ils sont partout, pas vraiment surprenant d'en retrouver un aux côtés des deux Québécois... Guillaume, déterminé, va bientôt comprendre le pourquoi de cette présence...

Je ne vous raconte évidemment pas tout, mais Delphine et Guillaume, chacun de leur côté, sont arrivés à la même conclusion : l'arrestation de Mme d'Orbelet n'a rien à voir avec ses idées religieuses... En fait, c'est à cause de son mari que la mère de Delphine a été incarcérée... Un père que la jeune femme n'a jamais connu et qui est mort depuis près de 15 ans.

Enfin, c'est ce que l'on croyait... Voilà que rejaillit une vieille affaire qui implique M. d'Orbelet : la mort de l'explorateur Robert Cavelier de la Salle, l'homme qui a découvert le delta du Mississippi et pris possession de ces territoires au nom de la France. En hommage à son souverain, il les a baptisés Louisiane... Or, Cavelier de la Salle, et là, on n'est pas dans le roman, est mort dans des circonstances mystérieuses, peut-être lors d'une mutinerie, en 1687...

Et voilà qu'on accuse M. d'Orbelet d'avoir assassiné l'explorateur 15 ans plus tôt et de faire de nouveau des siennes en ce début de siècle... Un mort qui refait parler de lui et qu'on accuse de crimes perpétrés bien après sa mort ? Diantre, voilà qui est bien difficile à croire... Guillaume comprend que la solution des problèmes de Mme d'Orbelet se trouve de l'autre côté de l'Océan, dans ces territoires qu'on connaît encore très mal, le long de ce fleuve majestueux, au milieu d'une nature exubérante, d'une faune qui peut réserver de multiples et peu agréables surprises. Sans oublier les tribus indiennes, qui n'ont pas toutes été amadouées à coup de promesses ou de religion et les Anglais qui lorgnent ce territoire avec avidité...

Or, il se trouve que M. d'Iberville était justement à Paris pour préparer un voyage dans ces colonies. L'occasion est belle d'embarquer, l'explorateur devant une fière chandelle au procureur. C'est donc en Louisiane, après une traversée de l'Atlantique assez mouvementée et un séjour agité, lui aussi, à Saint-Domingue, que Guillaume va poursuivre son enquête avec le fol espoir de comprendre ce qui s'est passé plus d'une décennie plus tôt et, si c'est possible, d'apprendre à Delphine, ce qui est advenu de son père...

Jean-Christophe Duchon-Doris mêle habilement personnages et faits réels et intrigue de fiction. J'ai déjà évoqué plusieurs des personnages réels qu'on croise au cours du récit, il me faut en ajouter un, Henri de Tonti, croisé dans la partie américaine du livre. En fin de roman, une annexe chronologique retrace d'ailleurs, pour plus de clarté, l'histoire de l'exploration de l'embouchure du Mississippi, qui a d'ailleurs débuté bien avant Cavelier de la Salle.

Il s'appuie également sur d'autres faits historiques marquants de cette époque qui sent la fin de règne (Louis XIV mourra en 1715). A commencer par les questions religieuses qui empoisonnent l'atmosphère : la chasse aux protestants depuis la révocation de l'édit de Nantes, la montée du Jansénisme, y compris dans la plus haute aristocratie et même au sein de la Cour à Versailles, sans oublier, je n'y reviens pas, l'hydre jésuite qui inquiète...

Enfin, si, j'y reviens. Car il faut préciser quelque chose d'important pour bien comprendre pourquoi la présence du père Paul de Ru pose bien des questions : tout ce qui concerne l'évangélisation des colonies comme la Louisiane n'incombe pas à la Compagnie de Jésus, mais aux Missions Etrangères, autre société religieuse, fort marrie de voir les Jésuites marcher sur leurs plates-bandes sans vergogne...

Et puis, bien sûr, la Louisiane elle-même est un des personnages du roman. J'en parle peu ci-dessus, car c'est vraiment le cadre du coeur du roman et il faut vous laisser découvrir cela. Une Louisiane qui n'a rien à voir avec les images de cartes postales qu'on peut avoir de cet Etat de nos jours. Non, on est encore dans une terre sauvage, que l'Européen n'a pas encore comprise, encore moins maîtrisée et qu'il a même du mal à cerner géographiquement...

Bien sûr, l'importance du Mississippi comme axe de communication pour traverser le continent américain du nord au sud a vite été compris et l'on voit quel enjeu la maîtrise du fleuve, mais aussi de son delta, sont stratégiques. Français et Anglais sont sur le coup, chacun fourbissant ses armes, mais aussi ses moyens d'amadouer les populations autochtones pour s'en faire des alliés, afin de prendre un contrôle de la région. Chose que les Espagnols n'avaient pas su faire en leur temps...

"L'embouchure du Mississipy" est un grand roman d'aventures. J'ai cité deux noms en préambule, il y en a certainement d'autres, mais je vous ai livré ceux qui me sont venus à l'esprit aussitôt : Stevenson et son "Ile au Trésor", pour la partie maritime et dominicaine, Fenimore Cooper et son "Dernier des Mohicans", pour la partie américaine.

Il y a un vrai souffle romanesque dans cette deuxième enquête de Guillaume de Lautaret qui nous emmène dans des paysages grandioses, dans la bayou mais pas uniquement. On aurait très envie d'aller se promener dans ces décors majestueux, même si, reconnaissons-le, il faut de bons guides rompus à ces terrains pleins de pièges et de possibles mauvaises rencontres (humaines ou animales)...

Un mot sur le fantôme dont je me gargarise depuis la première ligne de ce billet. Je ne sais pas pourquoi, j'ai en tête, depuis que j'ai lu le roman, le "Hollandais volant", "The Flying Dutchman"... Vous savez, la légende du vaisseau fantôme, qui fut mise en musique par Wagner. Alors, je sais, les contextes n'ont rien à voir, le spectre de Duchon-Doris n'apparaît pas en mer, mais sur terre, mais que voulez-vous, mon pauvre esprit d'escalier, parfois fatigué, voire malade, fait ce genre de lien...

Plus sérieusement, la façon dont le romancier introduit ce personnage entouré de mystère, dangereux, insaisissable, dans son roman est très intéressante et les questions qui se posent à son sujet accompagnent le lecteur quasiment au bout de sa lecture. Et comme il n'est pas le seul sujet à former l'écheveau qu'essaye courageusement de démêler Guillaume de Lautaret, c'est aussi un élément de trouble supplémentaire pour tous.

Enfin, je termine avec notre couple phare. Guillaume et Delphine, Delphine et Guillaume... S'il y a un mot qu'on a du mal à leur appliquer, c'est... inséparables. Oui, je sais, c'est curieux pour un couple qu'on annonce en passe de se marier, mais c'est ainsi... Tous les deux enquêtes et se montrent fort complémentaires, mais, à chaque fois, leurs entreprises semblent les condamner à devoir suivre des chemins différents pour arriver au même point final.

J'ai évoqué dans mon résumé leur enquête bicéphale entre Paris et Versailles, mais ce n'est pas la seule séparation du roman avant retrouvailles... C'est tout de même étrange, ce duo qui fonctionne parfaitement, mais en s'appuyant sur leur double individualité... Surtout quand ces deux-là sont unis par un amour fort et sincère... Mais c'est sans doute aussi cette spécificité qui, on le verra bientôt, prend une forme plus accrue encore dans leur troisième et dernière enquête.

Vous l'aurez compris, j'apprécie la manière dont Jean-Christophe Duchon-Doris aborde le contexte historique de sa série et l'intègre dans son intrigue. En choisissant à chaque livre un angle précis qu'il utilise comme coeur de ses romans, il nous en apprend, nous dépayse et nous propose des enquêtes assez originales.

Et l'on s'attache à ces personnages de Guillaume et Delphine qui se jettent à corps perdus dans des affaires bien compliquées, dangereuses à souhait et qui mettent en relief le pourrissement progressif d'un règne interminable qui n'en finit plus de s'achever... La France de ce début du XVIIIème sent le renfermé et son lustre s'est terriblement terni, même lorsqu'on essaye de redorer tout cela en donnant le prénom du monarque à cette nouvelle colonie d'Amérique...

Et, puisqu'on parle du début du XVIIIème, peut-être voit-on là les premiers germes de ce qui se produira à la fin de ce siècle : la chute de la monarchie. C'est un des autres traits intéressants de notre duo : Guillaume est un homme de la monarchie, dévoué entièrement à l'application de lois qu'il ne remet à aucun moment en cause ; Delphine, elle, au fil des découvertes, des vicissitudes des enquêtes, se montre plus frondeuse, plus rebelle et nourrit, on le voit dans le premier tome, une passion pour les livres et les sciences qui en fait un personnage des Lumières avant l'heure.

Je vais m'arrêter là, si, si promis, en vous conseillant cette série de polars historiques bien troussés, hélas un peu compliquée à trouver, car elle date un peu. J'ai trouvé l'exemplaire de poche dont vous voyez la couverture plus haut en occasion, car cette édition n'est plus disponible. Reste le grand format chez Julliard, mais, forcément, c'est plus cher...

Ce qui ne m'empêchera pas de vous parler de la troisième enquête de Guillaume de Lautaret et Delphine d'Orbelet, "les galères de l'Orfèvre", d'ici quelques jours...

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