dimanche 29 novembre 2015

"Une Victoire comme dans la plus lointaine Antiquité. Une Victoire, comme une héroïne qui a fait le don de sa vie pour l'Humanité".

Dans le dernier billet en date, consacré au roman de Pierre Bordage, "les Dames blanches", je faisais référence à Aragon, et à sa fameuse maxime : "la femme est l'avenir de l'homme". Ce sera encore plus frappant dans notre billet du jour, puisque la dichotomie hommes/femmes est au coeur du livre dont nous allons parler. Un court roman, pourtant très dense, et nous entraînant dans diverses facettes de l'imaginaire, la science-fiction, le fantastique, et même le roman historique, pour évoquer l'éternelle combat du bien et du mal depuis des millénaires. "L'Origine des Victoires", d'Ugo Bellagamba, qui vient d'être réédité chez Hélios, la collection de poche des Indés de l'Imaginaire. Précisons que cette édition, publiée sous la houlette des éditions ActuSF, a été révisée et augmentée par l'auteur. Et c'est à la fois un excellent divertissement, plein de découvertes et de rencontres inattendues, mais aussi une formidable réflexion sur l'être humain, ce qui l'anime et le pousse dans l'abîme.



Ce samedi matin ensoleillé de 1973, Claudia Rivaldi, une universitaire reconnue, emmène sa fille Natacha, âgée d'une dizaine d'années, pique-niquer dans les magnifiques calanques de Morgiou, petit paradis près de Marseille. Une sortie familiale qui n'est pas tout à fait anodine. Claudia a choisi ce cadre majestueux pour révéler un secret fondamental à sa fille...

Malheureusement, cette balade va tourner au drame, quand la mère et la fille sont violemment attaquées par deux hommes. Natacha parvient à s'enfuir in extremis à la nage et va réussir à se sauver de justesse, mais Claudia ne se sortira pas de ce traquenard. Mais pour quelle raison voudrait-on s'en prendre à cette femme en particulier ?

C'est sans doute ce savoir que détenait Claudia et qu'elle s'apprêtait à transmettre à sa fille qui a provoqué cette attaque mortelle. La mère n'a pas eu le temps de tout révéler à Natacha, mais elle a réussi à évoquer l'essentiel. Il tient en un mot : Victoire. Voilà ce que Claudia a expliqué brièvement : elle est une Victoire, sa fille aussi, et elles appartiennent à une lignée de femmes destinées à combattre le mal.

Un mal qui s'incarne dans une créature très particulière, que les Victoires ont surnommé "l'Orvet". Comment définir cette entité ? Il n'est "ni un dieu, ni un démon, et bien pire que les deux réunis", explique-t-il. Présent depuis toujours, il se nourrit (le mot est à prendre au sens strict) des passions humaines dans ce qu'elles ont de dangereux, de néfaste.

L'Orvet a découvert de longue date qu'il était capable, à travers ces passions qui, lorsqu'elles débordent, deviennent des défauts ou des faiblesses, de prendre le contrôle des hommes afin de les faire agir à sa guise. Comme des pantins, dont il tire les fils. En revanche, il a toujours échoué à entrer dans l'esprit des femmes et donc à en faire ses instruments.

Voilà comment, peu à peu, de générations en générations, sont apparues les Victoires, des femmes dont la vie est dédiée à la lutte contre l'Orvet, à sa mise en échec et, pourquoi pas, même si cela semble impossible, sa destruction. Au fil des siècles, plus ou moins présent, l'Orvet s'est nourri des ambitions, de la soif de pouvoir, de la violence des hommes et a prospéré, malgré la lutte impitoyable que lui livrent ces femmes.

Des êtres conscientes de leur sacrifice, conscientes qu'elles laisseront très probablement leur vie dans cette bataille, mais qu'il ne restera pas vain, créant de nouvelles vocations, faisant reculer l'Orvet, contrecarrant ses plans pour faire sombrer l'humanité dans le chaos et s'assurer des réserves infinies de nourriture.

Claudia et Natacha sont les premières Victoires que nous rencontrons dans ce roman, qui pourrait presque être considéré comme un recueil de nouvelles ayant cette lutte entre l'Orvet et les Victoires à travers l'Histoire. En effet, chaque chapitre nous présente une nouvelle héroïne en action, à différentes époques, en différents lieux.

Des lieux qui sont, pour la plupart, situés en Provence, comme Marseille, qu'on a déjà évoqué, mais aussi Nice, Digne, l'abbaye du Thoronet, et, lorsque l'on quitte cette région, c'est pour rester dans le bassin méditerranéen. Ugo Bellagamba, Niçois lui-même et amoureux de sa région, lui rend également un formidable hommage en nous emmenant dans des endroits magnifiques et marquants.

Je n'entre pas complètement dans les détails, car il faut préserver certaines surprises au lecteur. En effet, outre les lieux, ce sont certains événements ayant marqué l'Histoire, mais aussi des personnages célèbres, parfois dans des rôles très étonnants (ne citons que l'un d'entre eux, Gustave Eiffel), que l'on va rencontrer au fil des pages et de ces épisodes mouvementés, souvent dramatiques, dans lesquels la lutte fait rage et l'Orvet crache son venin.

Pour autant, le scénario n'est pas immuable, on voyage dans le temps, depuis l'époque contemporaine, qu'on a évoqué à travers le premier chapitre, jusqu'au futur lointain, histoire de ne pas laisser la science-fiction, domaine de prédilection d'Ugo Bellagamba (qui est le directeur artistique des Utopiales, salon nantais dédié à ce genre), et, à l'opposé, jusqu'à des temps très reculés.

L'Orvet, de par son essence et son action, est une créature qui s'étend entre SF et fantastique, mais Ugo Bellagamba joue aussi habilement avec l'Histoire, comme lorsqu'il nous emmène à l'Abbaye du Thoronet, au XIIIe siècle, dans une atmosphère façon "Nom de la Rose", ou dans l'Antiquité romaine, pour nous raconter, à sa façon, un des événements majeurs de cette époque.

Mais, plus que les lieux, plus que les personnages célèbres, plus que les époques et les événements, ce sont bien évidemment les victoires, dont il nous faut parler. Outre Natacha et sa mère, citons Euphoria, Patrizia, Gloria, Egéria, Nadia, Coppélia et Oruah. Huit récits, huit femmes (oui, je sais, il y a 9 femmes dans ma liste, mais le premier chapitre est consacrée à Natacha, surtout)...

Chacune a un rôle particulier qui lui est assigné, quelquefois, à l'image de Natacha ou d'Euphoria, sans encore en avoir vraiment conscience, ou, au contraire, en toute connaissance de cause. Certaines agissent, d'autres doivent faire face aux événements, mais toutes sont directement confrontées à l'Orvet, qu'elles défient avec courage et abnégation.

Il est évident, et vous vous en doutez à me lire, que "l'Origine des Victoires" est un livre qui rend hommage aux femmes, dans leur diversité, dans leur courage, mais aussi, dans leur sagesse, puisqu'elles n'ont pas la folie et les errances de leurs homologues masculins et que l'Orvet n'a pas de prise sur elles.

Pour autant, il peut agir pour les faire souffrir, les tuer, toutes, particulièrement celles que l'on voit lancées dans l'action, savent qu'elles ne sortiront sans doute pas vivantes de leur aventure, mais, elles sont sûres aussi qu'avant leur dernier souffle, elles auront planté des banderilles dans la croupe de l'Orvet (là, je parle au sens figuré) et auront montré la voie à leur soeurs.

Elles sont belles, fortes, guerrières, déterminées, humbles, aussi, car chacune sait qu'elle n'est qu'un maillon d'une chaîne, un soldat au coeur d'une armée qui livre une bataille à long terme. Le terme d'héroïne est juste, c'est vrai, mais peut-être pas dans le sens qu'on a trop tendance à lui donner de nos jours, de celui ou celle qui, seul(e) contre tous, est capable de se sortir des situations les plus compromises avant de renverser son redoutable adversaire d'une pichenette.

L'explication de ce mot, Victoire, c'est bien dans l'Antiquité greco-romaine qu'il faut aller la chercher. Une déesse vénérée par les Romains, inspirée de la Nikê grecque, aussi bien emblème de l'Empire que de chaque Empereur, figure importante qui va, peu à peu, se parer d'attributs militaires... La plus célèbre représentation, sans doute, se trouve au Louvre, la fameuse Victoire de Samothrace.


Ugo Bellagamba reprend cette figure allégorique (que l'art européen, depuis la Renaissance, a régulièrement remise au goût du jour, lorsque la mode était "à l'antique") pour construire son récit autour, en la lançant dans cette féroce bataille entre le bien et le mal. Je suis peut-être un peu simpliste, d'ailleurs, en réduisant les Victoires et l'Orvet à ces notions archétypales, les choses étant sans doute plus complexes.

On peut sans doute élargir la chose à la lutte contre la domination masculine et patriarcale, si présente tout au long des siècles, et qui vise à faire de la femme un simple faire-valoir. On peut disserter sur la question des passions et de la raison, qui s'opposent en chacun de nous, individuellement et collectivement. On peut chercher de nombreux axes de lecture, ou juste se laisser porter par ces destins remarquables.

Oui, je relativise la notion de bien et de mal, parce que rien n'est jamais aussi simple. Parce que certaines de ces Victoires agissent parfois à l'encontre de ce qu'on pourrait appeler la morale. Oui, elles intriguent, usent de toutes leurs armes, qui vont de la séduction à la violence, combattent l'Orvet sur son propre terrain, n'agissent pas forcément au grand jour, mais dans une certaine discrétion...

La Victoire n'est pas forcément flamboyante, elle se doit d'être aussi manipulatrice et fatale. Et c'est aussi en cela que ces héroïnes sont fascinantes : elles sont dangereuses. Leur action va dans le sens du Bien, tel qu'on l'entend, en tout cas, essayer d'empêcher la chute dans la folie et le chaos. Et, pour elles aussi, la fin justifie les moyens.

Un élément intéressant : toutes les femmes ne sont pas des Victoires. Celles-ci sont des élues, triées sur le volet et formées à la dure. Et, dans un des chapitres, on croise une ex-Victoire, si je puis dire, qui a choisi une autre voie. Ce destin est très humain, très... "normal", mais il permet de regarder ses soeurs avec un oeil un peu différent.

Car, quand j'évoque plus haut la notion de sacrifice, on a tendance à entendre le mot dans un sens funeste : y laisser la vie. Mais, même cette dernière expression est plus large, dans ce cas. Oui, ces femmes ont choisi de laisser leur vie de côté, pour ne se consacrer qu'à leur cause. Jamais elles ne connaîtront les émotions élémentaires de la vie de femme, qui pourraient les détourner de leur dessein.

Il y a quelque chose de quasiment religieux, dans la démarche des Victoires. Je sais que cette vision de la chose pourrait déranger, qu'elle est contestable, mais c'est un engagement ferme que l'on prend, lorsque l'on devient Victoire, on suit une règle, on vit en marge, on est sans cesse obnubilé par ce seul objectif de lutter contre l'Orvet, on se dépouille de tout le reste, même si l'on fonde une famille, comme Claudia, dans le premier chapitre...

Elles sont belles, ces Victoires, admirables, séduisantes et inquiétantes, aussi. Elles incarnent un idéal, un absolu, et, à leur façon, nous montre la voie à suivre. Dans l'attention permanente que nous devons avoir envers les passion les plus violentes, qui peuvent pousser à la folie, à l'erreur. Individuellement, mais surtout collectivement.

Ugo Bellagamba nous offre un très bon moment de lecture, prenant et spectaculaire, un divertissement au bon sens du terme. Mais, le lecteur a tout intérêt à aller plus loin que ce premier degré et à réfléchir à ce qu'il y a dans ce livre, depuis les périodes les plus reculées jusqu'au futur le plus lointain. Nous sommes de simples points sur cette ligne et l'Orvet ne doit pas se trouver bien loin.

C'est riche, c'est fort, plein de trouvailles intéressantes et de surprenantes mises en scène. C'est un beau voyage, à la rencontre de magnifiques personnages, qui ne sont exempts ni de défauts, ni de faiblesses, mais les combattent sans relâche pour aller dans la direction qu'ils se sont imposés. C'est une réflexion sur l'humain et sur ses choix, ses priorités, son côté éphémère au coeur d'une Histoire dont l'échelle le dépasse et le domine. Une vraie leçon de modestie et de respect.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire