dimanche 27 décembre 2015

"Pourquoi tu ne m'aimes pas, maman ? Pourquoi tu ne m'aimes pas ?"

Vous prendrez bien un peu de noirceur, en cette fin d'année ensoleillée ? En voilà un bel exemple, du sombre, du glauque, du repoussant, même, par instants. Un thriller psychologique très référencé et qui mettra sans doute mal à l'aise bien des lecteurs. Mais moi, j'aime bien ça, quand on me met mal à l'aise, quand je sens poindre un certain dégoût, suscité par ce que je lis... Et c'est d'autant plus intéressant quand le personnage qui provoque cette répulsion inspire dans le même temps, toute une gamme de sentiments contraires. Avec "Sa vie dans les yeux d'une poupée" (disponible chez Pocket), Ingrid Desjours met face à face deux personnages qui ont tout pour déplaire mais auxquels on s'attache, lentement mais sûrement. Deux destins qui entrent en collision et pourraient bien s'envoyer mutuellement par le fond...



Barbara Bilessi a 24 ans et c'est une jeune femme timide, introvertie, même, pour ne pas dire carrément inhibée. Elle n'a pas vraiment d'ami(e)s, vit seule avec sa mère dans un très vieil appartement qui ne se trouve pas rue Sarasate. Mais elle a décidé d'enfin prendre sa vie en main. Ainsi reçoit-elle son diplôme d'esthéticienne et va pouvoir travailler.

Gagner sa vie, prendre une certaine indépendance, de la confiance en elle... Cette nouvelle page de son existence, elle la célèbre en se faisant un cadeau : elle va s'offrir la poupée de ses rêves. Une poupée qui sera la première de sa collection qu'elle aura achetée avec son argent propre. Une de ces belles poupées de porcelaine, un modèle baptisée Sweet Doriane...

Marc Percolès est capitaine de police. Il doit reprendre le service après une longue absence. Une longue convalescence, devrais-je dire. Il garde des séquelles de cette période difficilement, physiquement autant que moralement. Disons les choses tout net : le caractère déjà passablement irascible auparavant ne s'est pas arrangé en son absence.

Lorsqu'il revient au commissariat, avec 24h d'avance pour marquer son territoire, il se comporte en tyran, au point de se fâcher pratiquement avec tout le monde. Son seul soutien reste son ami et supérieur, Ange Gardeni. Mais combien de temps pourra-t-il tolérer le comportement asocial de cette grenade dégoupillée qui n'en fait qu'à sa tête ?

Alors que l'ennui le guette, que les affaires intéressantes se font rares, voilà Percolès muté à la brigade des moeurs, histoire de faire retomber la pression dans son commissariat et de lui trouver de quoi s'occuper avant qu'il ne pète les plombs pour de bon. Et effectivement, il y a du boulot, dans ce secteur-là. On n'arrête jamais.

Voilà comment Marc Percolès se retrouve chargé d'enquêter sur une série d'agressions dans différents hôtels parisiens. Tout semble indiquer qu'un prostituée torture et dépouille ses clients selon un rituel un peu particulier. "Elle", car on n'a aucun indice à son sujet, ne tue pas ses victimes, mais "elle" leur crève les yeux avant de les abandonner ligotés dans leur chambre.

Ce sont les éléments principaux de ce roman signé Ingrid Desjours, dont je survole volontairement le résumé, parce qu'il ne faut vraiment pas en dire trop, la mécanique étant précise. Soyez seulement prévenu, vous qui lisez ces lignes, qu'on va tout de même entrer un peu plus en profondeur dans ce livre, avec, forcément, quelques éléments que certains pourraient voir comme des spoilers.

"Ses yeux dans les yeux d'une poupée" est un roman d'une noirceur extrême et même d'une grande violence. Cette dernière est la plupart du temps suggérée, savamment entretenue pour soutenir la tension générale. Mais Ingrid Desjours ne recule pas non plus devant l'exposition des faits bruts, de l'horreur, de la douleur.

En témoigne le chapitre 3 de ce roman. Non, je ne vais pas dire ce qu'il raconte, mais c'est un élément majeur de l'intrigue qui va ensuite se mettre en place. En revanche, ce que je peux dire sans rien dévoiler, c'est que ce qui y est raconté l'est avec un luxe de détails et de manière très crue et qu'on doit reprendre son souffle après l'avoir terminé.

La violence qui s'y exprime n'est pas juste celle des faits eux-mêmes, déjà pénibles en soi, mais justement de tous ces détails, insignifiants en apparence, mais qui, mis bout à bout, renforce l'impression d'horreur face aux faits. Des questions tenant au physique, à l'hygiène, aux mots... Et à d'autres éléments qu'on ignore encore à cet instant et qui prendront ensuite du sens.

Ce chapitre 3 est vraiment le seul épisode de violence extrême auquel on assiste dans ce livre. Mais, pour autant, il règne une atmosphère tout au long du livre oppressante, dérangeante... Là encore, cela tient à des éléments de contexte, des éléments sensoriels, obscurité, odeurs, bruits, sons (je différencie volontairement ces deux derniers éléments), claustrophobie...

Oh, disons-le aussi, on devine petit à petit certains éléments, même si les circonstances, elles, restent (et resteront probablement toujours) floues. On se prépare au pire, parce que c'est la seule issue envisageable. Mais, cela ne nuit pas du tout à l'efficacité du récit, parce qu'on a cet instinct de base, comme dirait l'autre, qui nous pousse à l'attente malsaine menant à la découverte du pire...

Allons plus loin, franchissons une étape de plus. Les deux personnages que j'ai évoqués en début de billet sont deux êtres abîmés, cabossés, à qui la vie n'a pas fait de cadeaux. Pourtant, lorsqu'on se penche un peu plus sur le cas de Barbara et de Marc, on se rend compte qu'ils ne sont pas uniquement des victimes.

Lorsqu'on fait leur connaissance, on croit avoir un ange et un démon. Elle, pure, virginale, naïve, enfantine... Lui, brutal, cynique, misogyne, misanthrope, auto-destructeur... Mais, ces personnages sont comme ces images qui, selon l'angle sous lequel on les regarde, prennent des postures différentes. L'ange devient vite démon et le coté, si ce n'est angélique, du moins altruiste de l'autre se révèlent.

Mais intéressons-nous à Barbara. Là encore, je fais mon possible pour ne pas en dire trop, mais soyez prévenus. Cette jeune femme est couleur de muraille, rien ne la distingue, elle passe la plupart du temps totalement inaperçue. Son oasis devrait se trouver chez elle, mais sa relation avec sa mère n'aide en rien.

Mais qui est donc réellement Barbara Bilessi ? C'est l'enjeu de ce roman, en fait. Découvrir les éléments qui vont permettre de cerner véritablement cette jeune femme, que ce soit sur un plan personnel, mais aussi son environnement. Et, attention, on arrive à une assertion qui se veut à la fois originale et pertinente, mais qui lève un coin du voile, le résultat de la recherche est flippant...

Barbara, c'est un peu la rencontre entre Norman Bates et Dorian Gray. Oui, je sais, ce sont deux personnages masculins, pour qualifier une jeune femme, ce n'est pas idéal, alors, ajoutons une touche de féminité, en lui prêtant des traits dignes d'Aileen Wuornos. Ah, des trois références, c'est certainement la plus obscure, mais, pour ne pas trop en dire ici, il vous faudra faire l'effort de chercher.

Intéressons-nous au cas Dorian Gray. Un bon moment, cette idée a tourné dans ma tête sans que j'arrive à mettre le doigt dessus. Et puis, paf ! D'un coup, le déclic : la poupée qu'achète Barbara s'appelle... Sweet Doriane ! Bon sang, mais c'est bien sûr ! La façon dont Barbara "joue" avec cette poupée, malsaine, dérangeante, fait irrémédiablement penser au roman d'Oscar Wilde.

Le côté obscur de Barbara, cette hideur à qui on pourra trouver certainement des explications rationnelles mais qui s'exprime de manière irrationnelle, vient s'inscrire sur cette malheureuse poupée comme c'est le cas pour le portrait du dandy, et laisse la beauté délicate mais un peu fade de la jeune femme sans aucune altération.

Le double. L'altérité. C'est l'un des grands thèmes de ce roman. A l'image de la relation trouble entre Jamie Dornan et Gillian Anderson dans la série "The Fall", on a ici deux personnages qui ne se connaissent absolument pas mais qu'unissent un lien invisible et longtemps indécis. L'analogie avec la série n'est toutefois pas tout à fait juste.

Dans "The Fall", le contact est établi à distance entre les deux, en un jeu du chat et de la souris assez pervers. Dans "Sa vie dans les yeux d'une poupée", seul Marc est conscient de ce lien. Pour le reste, l'ambiguïté, le chat et la souris, la poursuite... On y est. Mais, et l'on revient aux faces sombres des deux personnages, Marc entre en empathie avec celle qu'il chasse parce qu'il pense la comprendre !

L'une des grandes interrogations liées à l'intrigue, c'est d'ailleurs de savoir comment Percolès, ce flic au sale caractère, qui a tout de la brute épaisse, du méchant flic qui tire d'abord et pose les questions ensuite, réagira s'il parvient à mettre la main sur "celle" qu'il traque. Et, longtemps, j'ai été tenu en haleine par ce dilemme que je ressentais fortement.

Avec un corollaire : cette affaire peut-elle "achever" un Percolès sur le fil du rasoir ou, au contraire, être la première marche vers sa rédemption (pas aux yeux des autres, mais à ses yeux à lui) ? Entre le chasseur et sa proie, il y a un lien établi sur de telles bases qu'on peut parfaitement imaginer qu'à son tour, le flic lâche prise... A surveiller, donc.

Un dernier point, car je vois déjà ce billet s'allonger et je ne voudrais pas qu'il devienne interminable. Il concerne le titre du roman. Non pas d'explication textuelle, vous la ferez si vous voulez, en fonction du contexte dans lequel cette formule apparaît dans le roman, j'ai laissé un ou deux indices traîner à ce sujet.

Non, je voulais parler des deux mots forts qui s'y trouve : yeux et poupée. Tout au long du roman, Ingrid Desjours multiplie les références, les allusions, directes ou indirectes, à ces deux mots. C'est machiavélique, construit avec un soin quasi maniaque et cela vient ajouter indéniablement à l'inconfort que j'ai pu ressentir lors de cette lecture.

J'ai déjà donné un exemple pour la poupée, je n'y reviens pas, mais il y en a d'autres, classiques, attendus, presque, et d'autres, plus subtils ou carrément liés au récit. Pour les yeux, là aussi, on pense à "Psychose", mais j'ai déjà cité Norman Bates. Alors, évoquons un autre élément, à tiroirs : un film, dont le titre revient plusieurs fois : "les yeux sans visage", de Georges Franju.

Un film fantastique, genre avec lequel Ingrid Desjours flirte pas mal tout au long du roman, qu'on a un peu oublié mais qui, lorsqu'on regarde son synopsis, fait tilt. Les connexions s'établissent aussitôt avec le roman qu'on a entre les mains et ce côté angoissant donne une touche de parano à l'ensemble, comme si on se sentait, subitement, observé de partout...

"Ses yeux dans le vie d'une poupée", s'il n'est pas un livre parfait, est un excellent thriller psychologique, parce qu'il suscite des émotions diverses et parfois contraires chez le lecteur, bousculé, mis mal à l'aise parce ce qu'il entrevoit et spectateur voyeur de l'intrigue qui défile sous ses yeux, sous ses doigts.

Mais il faut vraiment saluer le travail d'horloger d'Ingrid Desjours, car, outre la trame centrale, efficace, bien menée, il y a tous ces affluents, toutes ces radicelles qui permettent au lecteur de mettre ses petites cellules grises au travail. Sans être un roman à clé ou à tiroir, il y a, dans ces pages, nombres d'indices laissés là tout sauf par hasard et qui nous offre la possibilité d'une interprétation personnelle du texte. Comme celle que je viens de vous proposer.

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