On parle beaucoup des pervers narcissiques ces derniers temps, expression en passe de devenir un peu fourre-tout, un peu galvaudée. Mais, c'est aussi un phénomène bien réel qui a tout pour inspirer les romanciers, particulièrement ceux qui écrivent des thrillers, car on retrouve des ressorts intéressants pour créer des tensions et des situations oppressantes. En voici un exemple avec un roman qui nous vient d'Irlande, assez classique dans l'ensemble, mais avec de réelles qualités en termes d'efficacité. Et, comme vous l'aurez compris avec la citation titre, un personnage de mère-courage comme moteur, dans une situation très, très compliquée. "La fin d'une imposture", de Kate O'Riordan, vient d'être réédité en poche, chez Folio, et pose de nombreuses questions autour du deuil, le plus cruel qui soit, celui d'un enfant, d'un frère, et la culpabilité qui l'accompagne. Autant de faiblesses dont peuvent tirer profit des êtres bien mal intentionnés...
Noël approche. Dans une paisible banlieue de Londres, les Douglas préparent déjà le réveillon, car ils attendent ce moment avec impatience : après de longs mois passés loin d'eux, leur fils Rob doit revenir de Thaïlande pour passer les fêtes avec eux. Rosalie, sa mère, Luke, son père, et Maddie, sa soeur cadette, attendent ce moment avec impatience.
Pourtant, lorsqu'on frappe à leur porte, ce vendredi soir, vers 22 heures, ce n'est pas Rob qui se trouve sur le seuil, mais deux officiers de police. Rosalie pressent aussitôt qu'un drame s'est produit, tout en refusant d'y croire. On lui annonce alors que son fils s'est noyé en Thaïlande quelques jours auparavant, l'ambassade a procédé à toutes les reconnaissances nécessaires...
C'est un monde qui s'effondre pour les Douglas. La nouvelle, inattendue, les brise. Le deuil est impossible et, au lieu de l'affronter ensemble, chaque membre va réagir à sa façon. Rosalie va transformer sa peine en colère, dirigée contre son mari : plus question de pardonner, comme elle voulait le faire, la liaison qu'il a eue avec une de ses collègues, Luke va devoir aller voir ailleurs.
Ce dernier, pour sa part, intériorise la douleur, accepte de devoir déménager et se plonge dans le travail. Il bosse comme cameraman pour la BBC et voyage dans le monde entier pour réaliser des documentaires. Des visites dans des régions paradisiaques qui ne lui permettent pas d'oublier son chagrin. Son fils hante son esprit en permanence.
Mais, celle qui semble le plus souffrir, c'est Maddie, adolescente de 15 ans. Après la mort de son frère, elle a perdu pied. Elle se rebelle contre sa mère, sort de plus en plus, bois, se drogue, voit ses résultats scolaires chuter... Lorsqu'elle est victime d'une agression qui aurait pu être bien plus grave, Rosalie décide de prendre les choses en main.
Suivant les conseils d'un ami prêtre, Rosalie décide d'aller avec Maddie dans un groupe de paroles où elles pourront se libérer du poids de leur peine et de leur culpabilité, verbaliser leur malheur, trouver des appuis extérieurs. Maddie accepte, sans enthousiasme, mais joue le jeu. Six mois ont passé depuis la mort de Rob, ça ne peut plus continuer comme ça...
C'est là que mère et fille vont rencontrer Jed. Elles sont, l'une comme l'autre, immédiatement séduites par ce jeune homme qui n'a pas eu non plus la vie facile. Petit à petit, elles font entrer Jed dans leur existence, comme un succédané censé pallier l'absence de Rob. Jed devient alors indispensable, omniprésent... Jusqu'à ce que l'évidence se fasse : Rosalie et Maddie ont laissé un loup entrer dans leur bergerie...
"La fin d'une imposture" commence piano, en termes de rythme. Parce que la douleur et la culpabilité sont bien présentes d'emblée et la descente aux enfers des Douglas est poignante. Mais, peu à peu, avec l'entrée en scène de Jed, on change de cadre. Un premier temps, l'apaisement tant souhaité et puis, doucement, un glissement vers une inquiétude de plus en plus forte.
Sans crier gare, on se retrouve alors dans un thriller psychologique très efficace, oppressant, dérangeant, où la culpabilité réapparaît, mais sous une forme nouvelle : une mauvaise conscience, d'une part, et une franche inquiétude, de l'autre. Rosalie est coincée entre la tentation de l'abandon et la nécessité de protéger l'enfant qui lui reste.
En fait, et c'est ce qui motive mon choix pour le titre de ce billet, la vraie étincelle de révolte qui va tout changer, c'est cela : le réveil d'un orgueil maternel qui refuse de laisser l'image d'une "mauvaise mère", d'une mère qui n'aurait pas su prendre soin de ses enfants. Une réaction qui va faire basculer "la fin d'une imposture" vers un thriller implacable.
L'un des aspects les plus intéressants du livre, de mon point de vue, c'est de choisir de mettre en avant la victime, et non le coupable. On le sait, l'époque aime se faire peur et ériger les monstres en icône. Mais, ici, le personnage toxique reste relativement en retrait, tandis que Rosalie est le centre névralgique du récit.
On la suit dans sa chute, sa recherche de solution, sa quête d'un deuil impossible, son soutien à sa fille, qui la rejette pourtant, puis dans cette phase différente où elle accueille Jed et paraît retrouver du poil de la bête. La suite, ce sont le doute, les atermoiements, la peur, l'incertitude, le choix et, mise au pied du mur, l'action...
Rosalie est un beau personnage, faillible, blessé, mais jamais abattu. Une mère, une mère courage qui se bat et se débat dans les vents contraires de l'existence. Alors que Luke est de plus en plus absent, la laissant livrée à elle-même pour gérer Maddie, qu'on sent proche de la rupture en permanence, rongée par la culpabilité, Rosalie prend ses responsabilités.
Elle n'a rien d'un super-héros, d'un flic sans peur et sans reproche, de l'archétype habituel solide et inébranlable qu'on nous vend à la tonne. Non, elle est morte de trouille, elle se trompe, elle repart, elle se met en danger, elle est maladroite, mais elle avance, avec une détermination qui va crescendo au fil des événements.
Kate O'Riordan aurait pu choisir d'adopter des points de vue différents, jouer sur l'affrontement psychologique, mais ce n'est pas ce qu'elle a fait. Elle s'intéresse plutôt au combat intérieur qui agite Rosalie dans un premier temps, puis dans ce qu'elle va entreprendre pour essayer de sortir de cette situation intenable.
Une ambiance de plus en plus pesante qui pourrait rappeler, par certains côtés, "les nerfs à vif" ou encore "JF cherche appartement", des histoires qui reposent sur une violence psychologique terrible qui peut, à chaque instant, basculer vers des violences physiques. L'atmosphère est très sombre et angoissante, et c'est l'une des grandes réussites de ce roman.
Cela passe par certaines situations que j'ai choisi de ne pas développer dans ce billet, car il me semble qu'elles font partie des rebondissements qu'on ne doit pas dévoiler. Je peux juste en dire ceci : Kate O'Riordan nourrit le malaise de ses lecteurs en mettant en scène son personnage central aux prises avec de forts dilemmes moraux.
Et c'est très malin, d'ailleurs. Peu importe ce que l'on pense de cette situation précise, elle va enfermer Rosalie et Maddie dans un piège dont il devient impossible de sortir aisément. Elle place les victimes dans une position de coupables (on y revient toujours) qu'il faudra assumer, avec le pouvoir de nuisance qui pourrait l'accompagner, ou contourner, en prenant forcément de plus gros risques.
Dommage que le dénouement soit assez prévisible et repose sur quelques grosses ficelles. Bien sûr, le choix de tout axer sur Rosalie laisse penser rapidement qu'on n'ira pas vers le pire. Bien sûr, les rebondissements et les découvertes faites en cours de récit donnent un intérêt à l'intrigue, mais cette fin manque un peu de relief, de panache, et c'est bien dommage...
N'y voyez pas une condamnation de ce roman. Bien sûr, il y a ces imperfections, mais il y a aussi plein de choses dans cette histoire qui méritent qu'on s'y intéressent. A commencer par la réflexion profonde sur le deuil, pas celui qui se produit dans le sens naturel de l'existence, mais celui qui intervient sans prévenir, qui frappe ceux qu'il ne devrait pas toucher.
Il s'accompagne, je l'ai évoqué, d'une grande culpabilité, très judéo-chrétienne, d'ailleurs. La foi, celle de Rosalie, sincère, profonde, est d'ailleurs aussi un élément notable. Elle s'y raccroche alors qu'elle aurait pu être salement ébranlée par les événements. Elle s'y raccroche, oui, elle ne la perd pas, c'est vrai, mais cette foi change tout de même de nature à la fin du livre, a-t-on l'impression.
Cette culpabilité, qui prend des formes différentes en fonction des personnages, irrationnelle pour certains, beaucoup moins pour d'autres, prend le lecteur aux tripes. On retrouve la douleur crue qui était au coeur de "la Chambre du fils", Palme d'or à Cannes il y a quelques années. Un film qui a pour point de départ la mort d'un fils et le deuil impossible qui s'ensuit, sans, toutefois, la dimension thriller qui caractérise "la fin d'une imposture".
On retrouve d'ailleurs cette dimension jusque dans le titre original du livre : "Penance", autrement dit, la pénitence. Dès l'annonce de la mort de Rob, les Douglas entament un véritable chemin de croix, affrontant diverses avanies pour essayer d'accepter ce décès prématuré. Faut-il souffrir pour obtenir le pardon ? Dans le système de valeurs des Douglas, cela semble clair, mais est-ce efficace ?
Une famille qui part à vau-l'eau et le besoin d'un nouvel électrochoc qui, cette fois, vienne ressouder ce qui a été disloqué... Un réconfort qui ne vient de nulle part, ni de la foi (pour Rosalie), ni du boulot (pour Luke), ni des dépendances (pour Maddie). Toute l'ambiguïté du livre est de se demander si Jed n'est pas l'ange rédempteur attendu. Mais à quel prix ?
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