lundi 17 avril 2017

"Au lieu de lire tes stupides magazines, tu devrais relire tes classiques. Tout notre malheur, y compris le tien, est annoncé dans Sophocle, Shakespeare, Flaubert, Tolstoï".

Encore une relecture d'un classique, mais cette fois, on va carrément remonter à l'Antiquité. Enfin, relecture, le mot n'est peut-être pas tout à fait juste, car entre notre roman du jour et l'Electre de Sophocle, qui en est l'inspiration, il y a pas mal de différences, tout du moins dans la construction, puisque le point de départ de la tragédie arrive assez loin. Vous verrez que j'ai une lecture assez spéciale de "Electre 21", second roman de Romel, publié aux éditions Daphnis et Chloé. Mais, je ne vais pas dévoiler tout de suite mes batteries, il va vous falloir lire la suite de ce billet pour vous faire une idée, hé, hé... En attendant, bienvenue dans la famille Malo, dans laquelle on trouve peu de saints (ah, ah, ah...), aussi puissante que désunie et malheureuse. Une magnifique illustration de l'adage qui dit que l'argent ne fait pas le bonheur, mais aussi une réflexion sur la famille et ce que cela représente. Un peu à l'image des "Enfants perdus", évoqués récemment, on se concentre sur les étranges relations entre parents et enfants, dans une société du tout numérique assez inquiétante...



Gratien Malo est un homme puissant. Fondateur et dirigeant de GlobalTrotter, un des leaders mondiaux du numérique, il est à la tête d'un empire financier qui possède plus de poids et d'autorité que bien des gouvernements dans le monde. Un acteur incontournable sur les plans économique et politique qu'il convient de ménager, sous peine de gros soucis.

Mais, Gratien Malo ne vit pas tout à fait dans une tour d'ivoire. En tout cas, il conserve quelques habitudes qui effraient les personnes en charge de sa sécurité. Comme, par exemple, aller chiner aux puces de Saint-Ouen, à la recherche de trésors cachés. Et quand je parle de trésors, ce n'est pas au sens figuré : il a l'oeil (et les contacts) pour, de temps en temps, mettre la main sur une perle.

Et justement, en ce début novembre 2020, c'est tout frétillant qu'il revient des puces, persuadés d'avoir mis au jour l'existence d'un de ces trésors. Je n'en dis pas plus, mais la recherche de cette oeuvre est l'un des fils conducteurs du roman. Plus qu'une marotte, cette quête (pourtant déléguée à d'autres, en l'occurrence, son homme de confiance, Virgil) apparaît comme une raison de vivre.

Car Gratien Malo a beau être un homme immensément riche et puissant, difficile de dire s'il est heureux. Derrière la façade de respectabilité et le luxe quotidien, on découvre que la famille Malo part à vau-l'eau depuis un moment et que la pression, sans cesse croissante, menace de plus en plus de la faire imploser.

Amélie-Solène, l'épouse de Gratien, le hait de toutes ses forces, de toutes son âme, et n'attend qu'une chose : devenir le calife de GlobalTrotter à la place du calife, et ce, par tous les moyens. Elle couche avec Sigismond Juphrénal, amant et âme damné qui partage ses ambitions, ses désirs et son absence de scrupule, guettant le moment propice pour se débarrasser de Gratien et faire main basse sur l'empire.

Malgré leur désamour, Gratien et Amélie-Solène ont eu quatre enfants. Et, là encore, on ne peut pas dire que ce soit une réussite... Eugénie est morte d'anorexie quelques années plus tôt, Baudoin, le fils, le dauphin, a subitement disparu sans laisser de trace et l'on ne sait même pas s'il est encore en vie. Deux pertes que vivent très mal Ludovine et Clothilde, les deux autres soeurs.

Deux demoiselles qui affrontent ces tempêtes très différemment : Clothilde, la timide, se renferme et fait le dos rond ; Ludovine, au caractère plus affirmé, mais également plus proche de son père, nourrit une haine farouche envers sa mère. Des sentiments réciproques qui dépassent le simple mépris : entre elles, la guerre est ouverte et ne fait que commencer.

Pour le moment, Gratien semble maîtriser la situation avec une impressionnante sérénité, sans être dupe de ce qui se trame chez lui. Mais qu'adviendrait-il s'il venait à disparaître... plus ou moins accidentellement ? C'est évidemment l'enjeu de cette histoire, l'événement qui mettrait en branle l'inévitable tragédie. Mais c'est à vous de le découvrir...

Première chose, avant tout, Romel, dont la brève biographie en quatrième de couverture nous dit qu'il a bien connu le monde des affaires et les coulisses des gouvernement avant de se lancer en écriture, signe avec "Electre 21" une relecture assez particulière de la tragédie de Sophocle et du mythe de cette héroïne antique.

Dans sa version, c'est Ludovine qui reprend le flambeau. Pour le reste, évidemment, je vous engage, si vous ne connaissez pas l'histoire originelle, à aller y jeter un oeil, avant ou après la lecture du roman. Un livre qui s'ouvre d'ailleurs sur la distribution des rôles, qui permet de ne pas se perdre et de faire les parallèles nécessaires.

"Electre 21", comme tout ce qui s'inspire de la mythologie, c'est "Dallas" puissance 1000. Sans doute parce que nos aïeux grecs avaient un sens de la transgression nettement plus développé que celui de nos prudes cousins d'Amérique... Ici, au sein de la famille Malo, on ne recule devant rien pour arriver à ses fins, y compris tuer, sans aucun état d'âme.

Pouvoir, haines, ambitions, vengeances, tout est là, dans ce roman, comme dans la tragédie antique. Avec un coup de projecteur particulier sur l'absolue détestation de Ludovine/Electre pour sa mère, et réciproquement, d'ailleurs, qui pourrait nous rapprocher de la vision du mythe par Jean Giraudoux (souvenirs lointains de collège, cette tragédie plus contemporaine)...

Chacun a ses vilains petits secrets, chez les Malo. Particulièrement les parents. Les enfants, eux, ne sont que les jouets du destin qui les a fait naître dans un milieu privilégié, certes, mais beaucoup moins prodigue lorsqu'il s'agit d'amour. La mort d'Eugénie et la disparition de Baudouin ont été de lourds tributs payés aux rancunes familiales et leur poids écrase Ludovine et Clothilde un peu plus chaque jour.

Lorsque l'on rencontre les Malo, on comprend vite que la cote d'alerte est atteinte et que le compte à rebours vers l'explosion est lancé. Parce que mère et fille sont au bord de la rupture, Ludovine se posant en incarnation de l'héritière, position laissée vacante par Baudouin, face à Amélie-Solène qui se moque comme de sa première chemise de la famille, aveuglée par sa soif de pouvoir.

Mais, contrairement à ses devanciers, Romel n'aborde pas du tout son histoire sous l'angle classique de la tragédie. On a plutôt l'impression de se retrouver dans une comédie de moeurs, presque dans un vaudeville. A tel point qu'on peut se dire qu'il force franchement le trait, risquant de tomber dans la caricature.

Rien que les prénoms des personnages (et encore, en les appelant Malo, on nous épargne un nom à particule et à rallonge qui eût pu tout à fait se fondre dans le décor) donnent le ton et laisse présager un roman un peu "too much". Je suis passé par là, avant d'envisager ce livre sous un autre angle, qui me plaît bien et m'amuse assez.

Suspense, roulements de tambour...

Et si "Electre 21" n'était pas seulement un clin d'oeil à Sophocle ou Giraudoux, mais... une version du mythe à la Offenbach ? Eh oui, le roman de Romel est un livret pour un opéra bouffe où ne manque que les cancans et les airs que tout le monde finira par connaître. Et d'ailleurs, Gratien n'est autre que le roi bar-bu qui s'avance, bu qui s'avance, bu qui s'avance, c'est Agamemnon !

D'un seul coup, envisagée sous ce prisme, avec ce soupçon d'ironie qui va bien, cette lecture a pris une nouvelle saveur et je me suis bien amusé, même si tout cela manque par moment un peu de profondeur, en particulier dans la caractérisation des personnages. Mais, ça va barder chez les Malo, vous l'imaginez bien, dans une atmosphère tout de même bien moins légère que chez Offenbach, dans la deuxième partie.

Reste un point dont il faut parler avant de refermer ce billet : le choix de l'époque, 2020, mais surtout du contexte, l'ère du tout numérique. GlobalTrotter, la société de Gratien Malo, est une hydre mondiale, touchant à tous les domaines, aux quatre coins du monde, ayant réponse à tout et capable de s'adapter à la vitesse des autoroutes de l'information.

Bien sûr, il y a énormément d'avantage à ce progrès technique fou. Mais, il y a aussi tout un tas de zones d'ombre et de potentialités qui font froid dans le dos. Dans "Electre 21", Gratien semble être un dirigeant éclairé, tant dans la gestion de son entreprise que dans les limites qu'il fixe à son activité. En revanche, on se dit que Amélie-Solène et Sigismond n'auront pas tant de scrupule...

Prêts à tout pour faire de l'argent, encore plus d'argent, aux dépens de la morale et de la liberté. Mais, plus encore que le couple adultère, il y a un personnage secondaire qui incarne parfaitement ces inquiétudes quant au développement sans tabou des industries 2 voire 3.0. Il s'appelle Anant Lux et son infini pouvoir transparaît à plusieurs reprises, à la fois flippant et terriblement séduisant.

J'évoque ce personnage parce qu'il est une parfaite allégorie de l'ère numérique, entre progrès et tyrannie, entre liberté et contrôle des esprits... Ce n'est sans doute pas un hasard si, derrière Anant Lux, se cache Hadès, le dieu des enfers, à qui il ne serait certainement pas raisonnable de laisser un peu trop de terrain...

Voilà, j'en ai fini avec une lecture que l'on pourra qualifier de légère, malgré les sujets graves qu'on y trouve. Sophocle ou Giraudoux auront plus de poids, c'est certain, mais cette idée d'opéra bouffe me plaît vraiment et pourrait offrir un spectacle tout à fait étonnant. J'espère que l'idée saura faire sourire Romel, dont le premier roman parlait de musique.

2 commentaires:

  1. Joyeux Drille vous me réjouissez! Voilà une lecture bien faite comme disait Péguy. Vous percez mes intentions. Un livre léger après 5 années de sueur sur "Soif de musique". Avec Antigone, Electre est sans doute le mythe grec qui s'adapte avec la plus grande facilité à nos drames modernes et contemporains dans notre société mondiale ou mondialisée.Sans doute parce que les dieux n'y jouent pas les premiers rôles. Ceci étant je voulais m'amuser avec des personnages hauts en couleurs, peu recommandables à part l'âme pure d'une autiste supérieure. Oui, l'histoire est énorme et bouffonne. Je ne suis pas allé jusqu'à imaginer une adaptation en opéra-bouffe comme vous mais l'idée me fait rire et me remplit de bonne humeur, merci beaucoup! Toute ma gratitude pour votre lecture bienveillante. Romel.

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    1. Je suis ravi d'avoir pris le livre dans le bon sens et de vous avoir amusé avec mes idées loufoques... Sans doute une résurgence d'un "Orphée aux enfers" monté avec des lycéens pour un spectacle de fin d'années où, avec des amis, nous avions pris un plaisir fou à faire les choeurs.

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